La pauvre Koethe
par
Gustave KAHN
LE pasteur Pieter Hogstra se plaisait dans sa petite ville de Schulbourg. Le matin, quand vêtu de sa redingote noire un peu défraîchie, coiffé de sa casquette noire un peu usée, il regardait la place tranquille, gazonnée, que décoraient les rangées de tilleuls bien taillés, le petit Hôtel de Ville face à lui, à côté, la maison d’école d’où s’échappait parfois un marmonnement clair et enfantin qui ne faisait que donner du prix à tant de silence et de quiétude humaine, il ne regrettait point d’avoir été transplanté de sa Drenthe natale, pour cette petite ville frontière. Il se rappelait à peine y avoir trouvé, lors des premiers jours, quelque atmosphère de tristesse que semblait projeter sur le pays l’ombre voisine des hautes tours, et des clochers catholiques, dans les villes mortes et pleines de couvents des Flandres voisines. Évidemment d’autres pasteurs avaient un troupeau plus uni, de petites villes plus soumises à leur entière influence ; ils ne voyaient pas, le dimanche matin, cependant que tout fiers de leurs beaux habits les calmes paysans et, raides sous l’empois de leurs bonnets et dans le ballonnement de leurs jupes, les bonnes femmes s’en allaient vers le temple, partir vers l’église du village voisin un essaim de femmes catholiques coiffées de leurs chapeaux à fleurs ou de marmottes sales en lainage épais. Mais enfin la vie était douce, et la lente horloge de la vieille tour, privée de son clocher lors des guerres de religion, sonnait des heures calmes. Puis toute sa population était bien dans sa main et ses rapports avec tous étaient doux.
Quand Picter Hogstra avait salué le matin, et causé un peu avec les petites fillettes, trop jeunes encore pour grimper à l’arbre de la science, et qui en attendant, jouaient avec des fleurettes, des morceaux de bois, des poupées gauches sur les marches de l’Hôtel de Ville, il se chaussait, se couvrait d’un chapeau de soie très élevé, et commençait son tour de ville ; le vieil apothicaire quasi centenaire, aux yeux presque morts sous ses lunettes, l’attendait sur le pas de sa porte, pour le mettre au courant de la santé de la petite ville ; le médecin qu’il croisait échangeait avec lui quelques propos ; le notaire l’arrêtait au coin de la rue et ils devisaient un instant des affaires de la commune, puis Pieter Hogstra s’en allait jeter un coup d’œil sur les maisons des pauvres, où la paroisse hospitalisait, chacun chez eux, les vieilles femmes qui avaient trop filé et les vieux journaliers cassés sur le travail de la terre. Il se distrayait à voir la propreté du fourneau de fonte à large tuyau horizontal semblable à une table étroite, et le blanc scintillement des tasses de faïence. Il participait à la joie des bonnes gens qui avaient pu accrocher à leurs murs quelques petites affiches en couleurs que les fabricants de tabac ou de genièvre répandaient avec largesse dans le pays ; il s’assombrissait un peu à la vue de l’affiche trop tentante et trop écoutée des Compagnies de navigation. Car ce n’était point pour l’Insulinde, où ils retrouvent soldats, pasteurs ou fonctionnaires, leurs frères de Néerlande, que la Compagnie de navigation emmenait les Zélandais de ce côté de Schulbourg. Une habitude s’était créée là, d’aller sur les côtes d’Amérique du Nord, et d’y travailler âprement, avec acharnement, pour y conquérir un pécule et revenir vivre à Schulbourg. Combien étaient partis, combien peu étaient revenus ; et c’était une des tristesses de Hogstra, car il avait trouvé ce départ déjà quasi traditionnel à Schulbourg et ses conseils de demeurer au pays ou de chercher la fortune dans les colonies patriales prévalaient rarement contre les promesses alléchantes des prospectus et les commentaires aux vastes horizons d’espoir des agents de la Compagnie de navigation.
Schulbourg était trop à l’aise dans une ceinture d’anciens remparts, qu’on avait plantés d’arbres pour en faire une promenade ; sur les talus et les glacis des anciennes fortifications, des vaches superbes tondaient l’herbe grasse ; des potagers partaient de cette ancienne enceinte pour expirer où les rues de la ville commençaient à diriger vers le marché et vers la place la file de leurs petites maisons, aux portes bleues ou vertes. Là, derrière des écrans bleuâtres comme un morceau de crépuscule, des femmes cousaient ; le pasteur passait par là, échangeant des bonjours, traversant toute la petite ville et s’arrêtant à la porte du Nord que toujours escaladait pour brouter l’herbe abondante à son faîte quelque génisse qui de là braquait ses yeux vagues sur les longues routes rectilignes de la campagne. Dans un retrait de pierre, quelque ancien corps de garde, vivait une femme, qui était la tristesse même d’Hogstra, car toutes les bonnes mesures de la paroisse et sa persuasion échouaient a lui rendre la vie plus douce ; et en passant devant ce retrait Hogstra pensait avec une peine plus profonde aux Compagnies de navigation, aux départs vers les terres lointaines et le travail des grandes usines, car si Koethe, la pauvre femme qui gisait là, était plus qu’à demi folle quoiqu’inoffensive, c’était parce que son fiancé Jacob était parti sur le grand steamer qui, un beau matin d’août, avait ébroué de son hélice les vagues vertes du port de Flessingue, et s’était aminci et dispersé dans la brume rose de la mer du Nord. Koethe avait agité son mouchoir sur le quai ; elle était revenue mi-triste, mi-joyeuse ; la mélancolie de son adieu sur la digue se teintait de l’or des promesses ; Jacob devait revenir de là-bas riche en peu de temps, assez pour ouvrir à Schulbourg un magasin où l’on vendrait de tout, des poteries, des mouchoirs de couleurs, des boîtes de cigares, des pipes blanches, du genièvre, des conserves ; elle, qui suivait les leçons de l’école de couture, se perfectionnerait en son art, et aiderait à la vie commune. D’abord Jacob, selon l’usage, avait envoyé sa photographie ; ce n’était déjà plus le joyeux gars de Schulbourg, qui travaillait à la terre toute la semaine, et le dimanche jouait de l’accordéon et chantait comme un pinson. Ses traits étaient hâves et tirés ; puis il avait envoyé une montre en or, signe de sa prospérité et puis après on n’avait plus su, on n’avait plus reçu de nouvelles. Enfin on avait appris que là-bas Jacob avait eu le mal du pays, qu’il avait voulu l’oublier dans les tavernes, que son humeur s’était aigrie, et qu’il s’était pendu un beau jour dans un accès violent de mélancolie. Alors Koethe s’était désespérée, et elle avait négligé les soins du corps et ceux de l’esprit ; elle avait pleuré ; elle avait cessé de travailler, elle avait erré par les chemins, et par les routes, le soir, et elle avait fait, passé la frontière, de mauvaises rencontres. Elle avait eu un enfant dont on ne connaissait pas le père, et qui mourut en quelques jours. La défaveur était tombée sur elle ; le prédécesseur d’Hogstra, homme un peu dur, avait flétri, au lieu de guérir, et on n’avait pas secouru ni hospitalisé la pauvre Koethe. Quand Pieter Hogstra était venu dans le pays, il était trop tard pour lui porter aide ; il avait essayé de la faire vivre en commun avec une des indigentes de sa paroisse, et bien inutilement, car souvent Koethe partait dès l’aube, furtivement, et s’éloignait en courant de Schulbourg, où elle revenait plusieurs jours passés, harassée, salie, avec des traces de coups des mariniers flamands qui là-bas, au lointain des lignes d’arbres, travaillent dur, boivent ferme, et cognent lourdement après les dimanches de bière et d’alcool. Aussi Hogstra la laissait-il dans son trou de pierres, veillant à ce qu’elle y reçut sa subsistance, car il ne voulait point de pauvres à Schulbourg.
Or un matin qu’Hogstra était entré dans le retrait, il vit la pauvre Koethe étendue à terre, la figure salie et tuméfiée, la jupe boueuse, sa redingote déchirée et de la paille dans ses cheveux. Mais elle avait au cou, autour de la tête, autour des poignets, des rubans de couleurs variées, rouges, bleus et jaunes, et à terre à côté d’elle des cents de billon, et Hogstra comprit qu’elle avait trouvé de l’argent, sans doute en mendiant, et que la coquetterie entrait en elle comme un mauvais instinct, et cela l’ennuyait pour le bon ordre de sa paroisse. Il s’en alla et revint chez lui, en méditant. Envoyer dans un hospice cette pauvre fille inoffensive lui répugnait, et son amour-propre en souffrait ; d’un autre côté les débordements qu’il prévoyait lui déplaisaient ; il se méfiait de l’instinct de Koethe à retrouver la route de perdition et à ramener le scandale dans la petite ville. Il était rentré chez lui, en proie à ces soucis, avait préparé son allocution du dimanche, car il avait coutume de développer à ses fidèles quelque point de morale généreuse et auxiliatrice, lorsque du bruit l’attira à sa fenêtre. Devant les gamins du village, ahuris et presqu’effrayés, Koethe se promenait toute pavoisée de ses rubans de couleur, et dansait légèrement. Le contraste de l’agilité jeune de ses mouvements et de sa face ridée et vieillie, sous des paquets de cheveux encore noirs, saisissait désagréablement ; alors elle s’arrêta, fit un rond de jupes, et s’arrêta et pleura toutes les larmes de son corps, ce qui fut plus désagréable encore à Hogstra ; car il savait combien facilement, sous ce ciel du Nord, parmi ces plaines opulentes, sous le sourire pale du soleil, se propage rapidement une sorte de nostalgie sans cause, qui s’abat sur les plus vifs el désenchante filles et garçons. Il n’est point rare alors que des gars robustes, aux bras forts, aux mains pleines, et qu’attend en des fiançailles de bon espoir un bonheur tranquille, s’aillent délier de leur âme à la branche forte des saules creux de la route, et une fois qu’un matin les garçons en allant aux champs ont vu un corps se balancer, des hésitations les prennent devant la vie : cette mélancolie sans cause se répand comme une contagion, et plusieurs suicides se suivent, sans que rien puisse expliquer les pourquois de ces désespérances, et comment aussi ces sortes d’épidémies d’appétit de la mort prennent fin. Hogstra était persuadé qu’il ne fallait point surtout qu’elles commençassent et les danses sans raison comme les larmes sans cause de Koethe l’inquiétaient comme un prodrome morbide pour la vie de sa petite ville. Il sortit, et appela la folle. Elle vint, car il avait toujours été bon pour elle ; il lui donna un paquet de vieilles images ; il la fit asseoir sur le seuil de sa porte, elle se tranquillisa, et se prit à considérer avec un grand intérêt les naïves enluminures qu’on venait de lui donner. Après qu’elle eut repris du calme, il appela une voisine, qui voulut bien par égard pour lui, et quoiqu’elle eut peur, un peu, de la folle, la reconduire à son trou de pierre, mais Hogstra fut attristé d’apprendre qu’une fois là, elle avait jeté les images dans un coin, et s’était reprise à pleurer, accroupie.
Vers le soir, Pieter Hogstra se dirigea vers le logis de la folle ; il avait acheté chez le mercier de petites pièces de rubans multicolores, une petite glace à main et quelques grossières images. Il les donna à Koethe et s’assit sur un escabeau boiteux, unique meuble de ce taudis ; la folle s’était mise à croupetons, et tout en chantant des bribes de chansons, elle s’ajustait, s’ajustait, et racontait à Hogstra de longues et inintelligibles histoires. Elle répétait souvent comment Jacob, fatigué de la vie d’Amérique, lui avait écrit qu’il allait revenir à pied de là-bas, et Hogstra comprit qu’elle espérait bien un soir le voir revenir, marchant sur la mer, marchant sur les canaux les mains pleines de colliers et de rubans, pour consoler la pauvre Koethe. Il quitta la place quand il la vit s’accroupir, mais pourtant ce qu’il avait aperçu au fond des fantaisies incohérentes de Koethe ne laissait point de l’inquiéter, et au lieu de rentrer se coucher, il se promena encore un peu sur la place et dans les rues, cherchant le remède que le médecin ne pouvait pas donner, et comment guérir cette âme pauvrement vacillante et exténuée de misère et de rêves d’or irréalisés. C’était un soir clair d’été hollandais, on eut pu lire sous la clarté lunaire qui jouait à faire des têtes lointaines des arbres immobiles, des horizons de parc de rêve. Dans l’absolu silence, des lumières filtraient des maisons par les cœurs ouverts dans les volets, et on eut dit des pâtisseries éclairées en dedans, comme on en voit pour les jours de Noël dans les boutiques des grandes villes ; le canal miroitait au lointain comme du marbre noir sur lequel passaient des glissements blancs de cygnes lents. Au lointain, seule lumière, avec le disque d’or vert de la lune, l’œil rouge d’un bateau remontait lentement le canal, adoptait un instant la nervure noire d’un bouquet d’arbres, se dissimulait à un coude, reparaissait plus large et plus seul dans la lividité nocturne. Hogstra, gagné par cette paix claire, par cette majesté du silence et du soir, savourait la solitude, et le brin d’orgueil de l’homme qui veille et qui rêve, cependant que les autres dorment ou fument dans la passivité heureuse de la journée de travail finie. Inconsciemment, quelque enorgueillissement lui montait de sa vie cérébrale et de sa puissance calme de docteur de sagesse et de protecteur des âmes, lorsque non loin de lui un bruit le fit tressaillir légèrement. Il se recula un peu et vit arriver, dansant légèrement sur le bord du talus, et si près que sa chute semblait à tout moment certaine, une forme humaine, et il discerna bientôt que c’était Koethe. Elle s’approcha ; des mèches folles de cheveux sautaient sur ses épaules, pêle-mêle avec des petits rubans qu’elle y avait tressés. Elle appelait, elle appelait à grands gestes silencieux la lumière du bateau ; tout à coup elle se mit à pleurer, comme un enfant mécontent, et murmura : « Il n’arrivera pas, il n’arrivera pas » ; et elle étendit les bras et elle allait se précipiter lorsque Hogstra la retint à bras le corps. Elle se débattait, elle se débattait d’une rage forcenée et silencieuse ; elle griffait ; elle se mit à crier, et il fallut à Hogstra toute sa force pour l’écarter du bord du canal ; il l’entraînait, malgré qu’elle piétinait à l’inverse, les bras tendus vers le bateau, appelant à voix basse et comme brisée : « Jacob, Jacob » et tout à coup se rejetait en arrière, essayant de frapper du pied et de griffer encore, en disant à voix toujours basse : « Le méchant qui veut m’empêcher d’attendre Jacob. » Hogstra finit tout de même par la ramener vers le village, grâce à la rencontre qu’il fit de deux gendarmes de ronde, et on la mena chez le médecin qui administra un fort calmant, qu’on dut lui faire boire de force dans un gobelet d’étain, car dans sa colère elle eût broyé le verre sous ses dents. Quant elle eut bu, le médecin assura qu’on pouvait la reconduire à son taudis et qu’elle dormirait. Quand les gendarmes l’eurent emmenée, le médecin retint le pasteur à causer auprès d’une tasse de thé, et lui dit gravement :
– Bientôt ni vous, ni moi, ne pourrons plus rien, et le mieux est de l’envoyer à l’hospice des fous.
– Mais elle est inoffensive, dit Hogstra, et n’est-ce point un tort de retrancher une créature du Seigneur qui souffre d’un malheur immérité ?
– Ne souffrons-nous pas tous de malheurs immérités ?... Mais un mal qu’on connaît est un mal contre lequel on peut lutter. Si vous avez la patience de lui faire prendre tous les soirs des calmants, de gré ou de force, vous obtiendrez qu’elle ne courre plus le long du canal, mais encore, je vous le dis, il n’y a point de chance de guérison...
– Et si j’essayais...
– Vous en serez pour votre peine.
– On ne peut pas pourtant enfermer une créature humaine.
– Essayez, mais vous verrez que nous serons forcés d’y venir.
De longs soirs Pieter Hogstra eut la patience d’aller vers le retrait de pierre. Il aidait Koethe à s’attifer, il lui présentait le miroir ; alors, lorsqu’elle était contente, lorsqu’elle lui expliquait qu’elle se parait pour aller attendre Jacob qui allait arriver, en marchant sur le canal, éclairé par une grosse lanterne rouge, ce qui était le signal d’arrivée qu’il lui avait donné par lettre, le pasteur lui versait le calmant dans un gobelet, et avec de douces paroles, la décidait à le boire. Alors Koethe, assoupie, allait d’elle-même s’étendre sur un matelas de varech que la paroisse lui faisait tenir, et s’endormait parmi ses bardes et ses rubans.
Mais il est probable qu’à force de servir, la force du remède s’était émoussée ; car un matin on vint prévenir Pieter Hogstra qu’on avait arrêté un corps qui filait au long du canal. Pieter Hogstra se hâta, et il vit que sur le talus les mariniers avaient déposé Koethe ; des rubans pendaient de ses cheveux ; à sa ceinture elle avait pendu son miroir, des colifichets de cuivre, des bouts de verroterie, et elle était plus pâle que les nénuphars qui montraient leurs fleurs et se balançaient imperceptiblement sous le souffle de vent qui ridait à peine le canal. Elle avait dû se réveiller, et courir dans la nuit, et danser, et appeler à voix basse, de ses bras étendus, quelque fanal de bateau, ou peut-être un long reflet d’étoile, et s’était noyée, et était partie au fil de l’eau, sur le chemin par où devait revenir Jacob les mains pleines de cadeaux de bienvenue, et de parures pour sa fiancée.
Et en revenant Pieter Hogstra disait au médecin :
– J’ai péché par fausse bonté ; j’ai accumulé le remords sur moi ; je n’étais pas de force à guérir cette âme.
Et le médecin, après avoir hésité une minute, lui répondit :
– Mais, il n’en faut rien dire, il n’en faut pas parler au prêche ; il faut affecter de considérer cette mort comme la crise nécessaire d’une maladie inguérissable ; il faut aussi organiser quelque fête, bientôt, où nos jeunes gens et nos jeunes filles puissent chanter et danser, car la kermesse est encore lointaine. Rappelez-vous, mon cher pasteur, que notre souci ici est cette mélancolie sans cause qui les saisit et qui leur fait rejeter la vie. Allons, avant huit jours, il nous faut de la musique, des danses, et des lumières de gaieté sur le canal. C’est nécessaire. Le médecin le demande au pasteur.
Et ainsi fut fait, et ainsi fut noyé dans la joie le souvenir de la pauvre Koethe.
Gustave KAHN, Contes hollandais, 1903.