Julia Poppeïa

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Isabelle KAISER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand Publius Clodius entra dans l’arène du cirque, une tempête de cris monta : huées et acclamations.

Il y avait là Rome tout entière, depuis la plèbe de la Subara jusqu’aux Césars du mont Palatin.

On l’acclamait pour sa hardiesse : il avait eu l’audace de pénétrer dans la maison d’un consul romain pendant que les femmes y célébraient la fête de la Bonne-Déesse.

On le huait pour son horrible sacrilège : les femmes avaient dû cesser les cérémonies et voiler les choses sacrées.

Or, il allait expier son crime d’amour. Et, crânement, il marchait au-devant de la mort comme d’autres vont à la victoire ; il avait dompté la vie, violenté la destinée : il avait aimé Julia Poppeïa. En passant le seuil de l’arène, son premier regard avait été pour elle ; il ne vit que sa petite tête fauve aux cheveux d’ambre poudrés d’or, et comme ses yeux le regardaient, il marcha d’un pas élastique, comme porté par des nuées en une ascension lente au pays de la béatitude.

Il ne vit qu’elle et la salua d’un Salve Domina ! qui plana sur la houle des cris du peuple.

Elle ! ce n’était pas une esclave d’Illyrie, ni l’affranchie Phebé, ni Tertia la Patricienne, ni même l’une des vestales ; il avait placé son amour au faîte des ambitions humaines, d’un coup d’aile hardi son cœur avait touché la cime : Julia Poppeïa, la fille des Césars !

Elle était là-haut, dans la loge impériale, sur sa chaise d’ivoire, et, près d’elle, le visage serein, la tête rasée ceinte d’une couronne de laurier attachée avec une bandelette blanche, son père, Auguste. Il y avait dans les yeux clairs de l’Empereur une force divine qui éblouissait comme le soleil.

Publius Clodius dédaigna l’Ave Cesar ! du gladiateur qui va mourir. Il avait abdiqué la vie et ses vanités ; il n’y avait plus à cette heure ni dieux, ni Césars : une femme seule existait.

Il mesura du regard cette foule haletante de plaisir qui venait se repaître de son agonie.

Il y avait là des Gaulois, des Germains, les Syriens des rives de l’Oronte, des Grecs d’Hellas. Les sénateurs avec la toge et le laticlave, les chevaliers, les proconsuls, les décemvirs et les tribuns militaires ; il y avait les Vestales, les prêtres d’Isis et de Cybèle porteurs de touffes d’épis, des danseurs d’Orient coiffés d’une mitre écarlate, des trafiqueurs et des larrons, des magiciens de Chaldée et des vendeurs d’amulettes, un troupeau d’esclaves aux longs cheveux et aux oreilles percées, et les enfants en robe prétexte avec, dans les yeux, des férocités de jeunes louveteaux.

Cette foule haletait dans l’attente de l’émouvant spectacle : un homme, un patricien, ce Publius Clodius, distingué par ses richesses et son éloquence, allait mourir pour leur bon plaisir et pour les yeux d’une femme.

Mourrait-il ? L’incertitude palpitait sur cette masse. Le condamné était lui-même l’arbitre de sa destinée. Et tous les yeux guettaient les pas de cet homme, qui erraient entre la vie et la mort. Ce spectacle les passionnait plus qu’une joute d’athlètes au Champ de Mars, qu’un combat naval sur le Tibre, plus qu’une course de chariots dans le cirque, plus que les Jeux troyens célébrés par la jeunesse romaine, plus encore qu’une pyrrhique dansée par les enfants des princes d’Asie.

C’était un supplice d’un genre nouveau. Deux portes donnaient sur l’arène du cirque. L’une s’ouvrait sur un couloir profond et aboutissait à l’antre où deux tigres de Tartarie, affamés par un long jeûne, guettaient la proie ; l’autre s’ouvrait sur la cellule d’une vierge patricienne, vêtue du voile des épousées.

Ces deux portes étaient pareilles, hermétiquement closes et muettes, ne trahissant rien des mugissements des fauves, ou des chants de la jeune fille. Le condamné n’avait qu’à se recommander aux dieux et se laisser guider par les voix intérieures. Il avait le choix des portes : la honte et la mort ou l’amour et la vie ; le choix entre les dents de la tigresse et les bras de la vierge.

Et Publius Clodius ne regardait même pas ces portes : il regardait Poppeïa ; c’est dans ses yeux qu’il voulait lire sa sentence. Elle seule, la fille des Césars connaissait le secret des souterrains de l’arène : le fauve ici, la femme là ! elle seule pouvait sauver ou condamner d’un battement de sa paupière, d’un geste de son doigt rose. Et Publius attendait ce geste.

Il se sentit comme enveloppé par le désir cruel de la foule bestiale qui l’hypnotisait de sa volonté. Car le peuple venait là pour la tragédie, non pour l’idylle ; il lui fallait du sang, non des roses !

Publius regardait Poppeïa et se souvenait...

Entraîné par sa passion, il avait pénétré dans le palais à la faveur d’un déguisement de ménétrière ; car il était imberbe et son corps avait une grâce d’Éphèbe. Abra, l’esclave de Poppeïa, l’avait introduit auprès de sa maîtresse, sous les tentes couvertes de branches de vigne, près du dragon sacré dressé au pied de la statue de la Bonne-Déesse.

Le lendemain, le Sénat ordonna une information de sacrilège. Les centurions étaient venus frapper à sa porte et l’avaient arraché à sa couche de bois de cyprès. Dans l’Atrium ses esclaves se lamentaient, lui souhaitant d’être le muletier des Monts Albanais plutôt que le patricien Publius Clodius que l’on conduirait aux gémonies, la corde au cou.

Lui marchait sur les nuées de son ivresse d’amour, trouvant clémente la vie qu’il pouvait jeter comme une dépouille de guerre aux pieds de la Bien-aimée.

Il entra dans l’arène, souriant aux statues de la Victoire, sentant la vie et la mort en son pouvoir et les dédaignant également.

On venait de donner le signal du supplice.

Publius regarda Poppeïa.

Énigmatique dans sa pose immobile de sphynge inquiétante, la fille des Césars voyait ce regard et comprenait sa confiante injonction. Elle méditait sa réponse.

Que se passa-t-il dans l’âme de cette femme : âme de courtisane dans un corps royal. Elle avait eu du goût pour cet homme réputé noble et beau ; à l’idée que d’autres femmes plieraient leur nuque sur les bras de Publius, elle sentit la jalousie fauve ouvrir à deux battants la porte des tigres affamés...

Mais soudain elle eut la vision nette de ce corps de jeune dieu, couché sur le sable, en proie aux bêtes, elle vit le regard mourant qui l’aimerait uniquement, le reproche tendre des yeux agonisants... la porte de la pitié s’entr’ouvrit dans son âme, et la vierge blanche, la vierge qui sauve, parut.

... Pourtant cet homme avait eu l’audace de se faire aimer d’elle, il l’avait vaincue... le baiser de la fille des Césars devait être noyé par un flot de sang. Cette bouche d’homme qui pouvait la trahir devait s’emplir de sable et de silence ; ces bras qui l’avaient étreinte devaient se raidir dans le grand sommeil avant d’esquisser le geste qui accuse ; ces pieds qui avaient marché au-devant de Poppeïa devaient fouler la prairie d’asphodèle.

Impassible, elle vit Publius marcher vers les portes, traverser l’arène d’un pas lent et dominateur.

Sur lui, le silence haletant d’une foule planait.

Le souffle de tout ce peuple avide d’un spectacle sanglant le poussait vers la porte des fauves... Mille mains impatientes de désir ouvraient devant lui la cage, le livraient aux tigres avec une ferveur de pensée sauvage...

Il marchait devant lui en regardant Poрреїа.

La majesté de la mort proche était sur son front. Il n’y avait pas à cette heure, dans Rome entière, un homme qui pût lui être comparé. Dans ses yeux, Poppeïa vit se refermer les paradis entrevus. Qu’il meure ou qu’il vive, il l’aimerait uniquement. Est-ce que Julia Poppeïa pouvait craindre une rivale ?...

Elle fit un geste, perceptible pour lui seul ; sa petite tête sentence. Sa petite tête fauve se pencha légèrement à gauche, et le regard coulé entre ses longs cils fut comme un fil conducteur glissé entre les doigts du condamné.

Publius tressaillit de joie... Il était sauvé !

Il marcha vers la porte de gauche, il avait compris : la Bien-aimée lui offrait la vie... Et il marcha vers elle.

Devant la porte close il s’arrêta net. En une minute décisive son esprit fit le tour de sa vie et « vit » l’avenir.

S’il frappait là, la vierge inconnue, l’étrangère viendrait au-devant de lui, et pour cet homme absorbé par un amour absolu, les autres femmes n’existaient plus. S’il frappait là, ce serait pour vivre une vie sans joie, sans lumière, car Julia Poppeïa était à jamais perdue pour lui ; il savait que la fille de César Auguste était promise à Tibère qui, pour l’épouser, venait de répudier Agrippine. Et sa rage jalouse lui lacéra le cœur mieux que des crocs de tigre plantés dans la chair vive.

Il avait abdiqué la vie, la perspective d’y rentrer soudain le décourageait comme une route poudreuse s’étendant à perte de vue sous un ciel implacable...

Non ! cent fois non... plutôt une mort héroïque qu’une vie sans dignité ! La Bien-aimée était généreuse, elle lui faisait le don royal de la vie. Il serait plus généreux qu’elle. La vie ! c’est lui qui la donnera pour elle. La félicité d’avoir été aimé d’elle ne sera pas trop chèrement payée par une brève heure d’agonie, et les dieux d’Éros et de Psyché devaient avoir des asiles de joie pour les victimes du mal d’aimer. Soudain, il rebroussa chemin, traversa l’arène et, devant la loge impériale, il éleva les mains et jeta dans le silence formidable ces deux mots d’adieu frémissant : « Vale carissima ! » et ses yeux, dardés sur elle, criaient : « Bénie soit la mort qui me délivre d’une vie que je devrais vivre sans toi ! »

Tout le peuple entendit ce cri, tout le peuple comprit que cet homme offrait sa vie en holocauste pour l’audace de son aveu d’amour et que, pour aimer une reine, il voulait mourir royalement.

Alors, entraîné par le fanatisme de sa passion, sans regarder derrière lui, il marcha, il s’élança vers la porte... de droite... y frappa, et attendit la mort... la tête dressée, les bras en croix, les yeux clos...

La herse s’abattit.

Une clameur surgit dans la formidable attente... Le cirque parut crouler dans une avalanche de cris.

Le sort avait parlé : Publius Clodius était jugé.

 

Il ouvrit les yeux, et eut cette vision presque irréelle : dans l’étroit couloir sombre une apparition blanche comme un cierge en ses longs voiles s’avançait lentement, lui portant des lys et des roses...

Il souffrit comme si l’un des fauves lui sautait à la gorge. Il regarda vers Julia Poppeïa... et ses yeux dessillés par l’affreuse trahison virent clair.

Et la mort descendit en lui, la mort de son grand amour. La petite tête fauve de l’impériale fille était blanche de rage déçue, il vit sa vénalité, son égoïsme féroce...

Dans la caverne de gauche les tigres trompés dans l’attente de leur proie, rugirent...

Publius vit Poppeïa telle qu’elle était : digne épouse d’un Tibère.

Et sa passion tomba ; il ensevelit le passé au glas ironique d’un second Vale carissima ! qu’il cria dans l’arène, en éclatant de rire...

La foule l’acclamait, versatile, indulgente à tous les vainqueurs.

Il se tourna lentement vers la vierge qui lui tendait les roses. Elle écarta son voile : elle était pure et belle comme la colombe d’un temple. Sur son front levé vers lui il vit monter une aube d’amour, et dans ses yeux d’enfant de Judée, contemporaine de Jésus, Publius Clodius vit luire un reflet de l’Étoile de Nazareth.

Il prit sa main, et marcha vers la vie nouvelle...

 

 

Isabelle KAISER.

 

Paru dans La Semaine littéraire le 25 mars 1899.

 

 

 

 

 

 

 

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