La bataille de Koulikov
par
Nicolas-Michaïlovitch KARAMSINE
MAMAÏ frémissait de rage et d’impatience de se venger sur Dmitri de la défaite de ses troupes près des rives de la Voya. Cependant, comme les Russes ne tremblaient plus au nom des Mogols, qu’ils étaient bien résolus d’opposer la force à la force, il sut contenir son ressentiment. Il consacra ce silence de la colère à rassembler ses forces : Tatars, Polovtsis, Tcherkesses, Bourtaniens ou juifs du Caucase, Arméniens et même les Génirs de la Crimée, vinrent grossir son armée. Fier de l’innombrable quantité de ces guerriers, dont les uns le servaient comme sujets, les autres comme auxiliaires, Mamaï convoqua tous les princes de la horde, et leur déclara solennellement, dans un conseil, qu’il était décidé à suivre les traces de Bâti, et que son intention était d’anéantir la Russie. « Punissons les esprits rebelles, dit-il dans sa colère ; réduisons en cendres leurs villes, leurs villages et toutes les églises chrétiennes ; enrichissons nos États de tout l’or du peuple russe... »
La première idée de Dmitri, dans un péril aussi pressant, fut d’aller à l’église Notre-Dame pour implorer la protection du Très Haut contre ses ennemis. Son cœur une fois soulagé par l’expansion de ses sentiments religieux, il expédia ses courriers dans toutes les provinces de la grande principauté, avec ordre de rassembler des troupes et de les amener sans délai à Moscou. Il fut obéi avec enthousiasme : quelques jours suffirent pour armer des villes entières ; et, de toutes parts, des masses de soldats se précipitaient vers la capitale.
Les princes de Rostof, de Biélosorsk, de Yaroslavle, avec leurs gardes : les boyards de Vladimir, de Serezdal, de Périusluvle de Kostroma, Mourom, Dmitrof, Mojaïsk, Ivinigorod, Ouglitch, Serpoukhof, avec leurs troupes, s’empressèrent de former de nombreux bataillons, qui firent successivement leur entrée dans le Kremlin. Le bruit des armes retentissait de tous côtés dans la ville, et le peuple ne pouvait regarder sans attendrissement tant de braves guerriers prêts à mourir pour la patrie. Il semblait qu’une force surnaturelle eût réveillé les Russes d’un profond sommeil, et qu’elle eût tout à coup arraché à leurs cœurs la crainte que depuis si longtemps leur inspirait le nom tatar.
Surpris de la honteuse soumission de leurs ancêtres, ils rappelaient à leurs souvenirs les rives de la Voya, témoins de la fuite de leurs ennemis ; ils faisaient l’énumération de tous les maux dont les avaient accablés les Barbares pendant un siècle et demi. Princes et boyards, citoyens, laboureurs, tous brûlaient du même zèle ; car, depuis le trône jusqu’à la cabane du pauvre, tout avait été exposé à la férocité des Koens. Jamais prince n’eut le bonheur de tirer son épée pour une cause plus juste, ni de se voir servi par des efforts si unanimes. Jusqu’au temps de Kalita et de Siméon, le peuple, terrassé par la violence des Mogols, gémissait dans la misère et le désespoir sans oser songer à la liberté ; mais, après avoir respiré sous le sage gouvernement des princes de Moscou, il se rappela l’antique indépendance des Russes, et le joug étranger, devenu plus insupportable, lui inspira l’idée de le secouer entièrement. Loin de nous faire aimer l’esclavage en diminuant le poids de nos fers, la tyrannie augmente au contraire en nous le désir de les briser.
Ceux qui ne pouvaient offrir leurs bras à la patrie tâchèrent du moins de lui être utiles par des prières et des œuvres de charité chrétienne ; pendant que les armes des guerriers brillaient dans les rues de Moscou, les femmes et les vieillards se prosternaient dans les temples ; les riches, touchés par l’exemple de la tendre et sensible épouse de Dmitri, distribuaient d’abondantes aumônes aux pauvres. Après avoir fait tous ses préparatifs, le prince, avant d’entrer en campagne, se rendit avec son cousin Vladimir, tous les princes et voïvodes, au monastère de la Trinité, pour y recevoir la bénédiction de Serge, abbé de ce couvent, si célèbre déjà par les vertus de son fondateur. Au milieu de la retraite, ce vénérable vieillard, oubliant le monde, aimait encore la Russie ; il voulait sa gloire et sa prospérité. « Vous triompherez, dit-il à Dmitri, mais après un carnage horrible ; vous échapperez au fer des ennemis, mais vos lauriers seront teints du sang d’un grand nombre de héros chrétiens. Il engagea le prince à dîner au monastère, bénit tous les chefs qui étaient avec lui, et leur donna pour compagnons de leur expédition deux moines, nommés Alexandre Peresvat et Osluitre, dont le premier, jadis boyard de Briansk, s’était distingué par sa valeur. Serge fit le signe de la croix sur leurs bonnets, et leur dit : « Voilà une arme qui ne périt jamais ; qu’elle vous tienne lieu de casques. » Dmitri sortit du monastère, rempli plus que jamais de confiance et d’espoir dans la protection du Ciel.
Au moment où les troupes, accompagnées des prêtres qui portaient la croix et les images, passèrent avec leurs enseignes déployées les portes du Kremlin, le grand prince alla prier dans l’église de Saint-Michel Archange, sur le tombeau de ses ancêtres les princes de Moscou, afin de retracer plus vivement leurs exploits et leurs vertus ; il embrassa tendrement son épouse en disant : « Dieu est notre défenseur ! » et monta à cheval au milieu d’une foule de peuple. Les femmes seules versaient des larmes. Le peuple se précipita sur les pas de l’armée, et les airs retentirent longtemps des vœux ardents que l’on adressait au Ciel pour qu’il daignât couronner de succès une entreprise aussi glorieuse. Le jour était calme, serein, et semblait l’heureux présage de la victoire : le voïvode Féodor resta dans Moscou, pour garder la capitale et la famille du prince.
Le 6 septembre, l’armée s’approcha du Don ; les princes et les boyards délibérèrent s’ils attendraient les Mogols, ou s’ils poursuivraient leur marche. Les avis furent partagés : les fils d’Olgird, princes lithuaniens, prétendirent qu’il fallait laisser le fleuve derrière soi, afin de couper toute retraite aux lâches ; ils alléguèrent l’exemple de Yaroslaf le Grand, qui avait, par ce moyen, remporté la victoire sur Sviatopolk ; celui d’Alexandre Newsky, qui avait de la sorte battu les Suédois. Mais ce qu’ils avançaient surtout à l’appui de cet avis, c’était d’empêcher la jonction de Mamaï et de Jagellon. Le grand prince prit ce dernier parti : son courage fut soutenu par une lettre qu’il reçut de Serge, dans laquelle ce saint abbé lui donnait sa bénédiction pour le combat, et lui commandait surtout de ne pas perdre un instant. Il apprit en même temps que Mamaï s’avançait vers le Don, et qu’il y attendait toujours Jagellon. Déjà de légers détachements de notre armée avaient rencontré quelques partisans tatars et les avaient culbutés. Dmitri rassembla ses voïvodes, et leur dit : « L’heure du jugement de Dieu est sonnée. » Il ordonna ensuite de chercher un gué pour la cavalerie, et de jeter des ponts pour faire passer l’infanterie. Le lendemain, il s’éleva un brouillard très épais qui se dissipa bientôt. L’armée traversa le Don et s’arrêta sur les bords de la Népriadva, où Dmitri rangea ses troupes en bataille...
Dmitri monta sur un tertre élevé pour contempler cette multitude d’hommes rassemblés pour la défense de la patrie. L’aspect de ces innombrables bataillons rangés dans le plus bel ordre, ces milliers de drapeaux légèrement agités par le vent, ces armes étincelantes des rayons du soleil d’automne, les cris mille fois répétés : « Grand Dieu ! donne la victoire à notre souverain », pouvaient remplir le cœur de Dmitri de quelques sentiments de fierté ; mais, à l’idée que dans quelques heures la plupart de ces héros allaient périr victimes de leur zèle pour leur patrie, Dmitri ne put retenir ses larmes ; il mit un genou en terre, tendit les bras vers l’image de notre Sauveur, qui brillait au loin sur le drapeau noir du grand prince, et, pour la dernière fois, il pria pour les chrétiens et pour la Russie. Il monte à cheval, parcourt tous les rangs, adresse la parole à chacun en particulier, et leur dit enfin à tous pour animer leur courage : « Mes frères bien-aimés, mes fidèles compagnons d’armes, c’est par vos exploits de ce jour que vous vivrez à jamais dans la mémoire des hommes, et qu’au delà du tombeau vous trouverez la couronne des martyrs. »
L’armée s’ébranla, et à cinq heures on aperçut l’ennemi au milieu du vaste champ de Koulikof. Les chefs des deux armées s’observaient l’un l’autre, et s’avançaient lentement, afin de mieux calculer la force de leur adversaire. Le nombre des Tatars surpassait celui de nos troupes. Le bouillant Dmitri, jaloux de donner l’exemple à tous ses guerriers, voulut combattre, à l’avant-garde ; mais ses fidèles boyards le conjurèrent de rester au milieu des rangs épais du principal corps d’armée et dans l’endroit le plus sûr. « Le devoir du prince, disaient-ils, est de voir le combat, d’être témoin des exploits de ses voïvodes et de récompenser chacun selon son mérite. Nous sommes tous prêts à mourir. Toi, monarque, vis, et fais passer notre mémoire aux siècles à venir ; sans toi, il n’est point de victoire. – Non, répondit Dmitri, vous me verrez partout où vous irez. Est-ce en me cachant que je pourrais vous crier : Mes frères, mourons pour la patrie ! Que mes actions répondent à mes paroles. Je suis votre chef, je serai votre guide, j’irai en avant, et si je tombe, c’est à vous de me venger ! » Il tint parole et sa grande âme ne se démentit pas. Après avoir lu à haute voix le psaume Dieu est notre refuge et notre force, il se précipite le premier sur les ennemis, combat avec autant de bravoure qu’un simple soldat, et ne se retire au centre de son armée que lorsque la bataille devient générale.
Sur un espace de dix verstes, la terre est rougie du sang des chrétiens et des infidèles. Les rangs se mêlent ; ici les Russes font plier les Mogols ; là les Mogols triomphent des Russes : de part et d’autre les braves mordent la poussière, et les traîtres tournent le dos ; plusieurs jeunes Moscovites sans expérience prennent la fuite, dans l’idée que tout est perdu. Déjà l’ennemi s’ouvre un chemin aux grands drapeaux ou drapeaux du prince ; déjà il va s’en emparer, lorsqu’il est repoussé par la valeureuse troupe préposée à la garde de ces étendards sacrés. Cependant le prince Vladimir Andréievitch, qui était placé en embuscade d’après le conseil de Dmitri de Volhynie, capitaine expérimenté, s’ennuyait d’une inaction qui le forçait à être simple témoin de la bataille. Il était huit heures lorsque le prince de Volhynie, qui observait avec attention tous les mouvements des deux armées, tire son épée et crie à Vladimir : « Ami, notre tour est venu ! » Aussitôt le corps de réserve sort de la forêt qui le cachait aux yeux des ennemis, et fond avec impétuosité sur les Mogols. Cette attaque imprévue décida la victoire. Les ennemis, étonnés, dispersés, ne peuvent résister au nouveau choc de ces dernières troupes fraîches et valeureuses, et Mamaï, qui regardait le combat du haut d’un tertre élevé, a la douleur de voir la défaite complète de ses troupes, qui prennent honteusement la fuite. Au comble de la rage et du désespoir, il s’écrie : « Le Dieu des chrétiens est puissant », et aussitôt il se mit à fuir avec les siens. Les Russes poursuivirent les Mogols jusqu’à la Metcha, qui fut le tombeau d’un grand nombre de ces derniers. On s’empara du camp de l’ennemi, où l’on trouva un immense butin, avec quantité de chariots, de chevaux et de chameaux, chargés des objets les plus précieux.
Nicolas-Michaïlovitch KARAMSINE.
Recueilli dans Les grands écrivains de toutes les littératures,
Cinquième série, Tome quatrième.