Berthe et Rodolphe
par
Alphonse KARR
UN soir, le jeune musicien Rodolphe Arnheim et Berthe, la plus jolie des filles de Mayence, se trouvaient seuls. Rodolphe et Berthe étaient promis, et cependant ils allaient être séparés le lendemain. Rodolphe partait pour une province éloignée. Pendant deux ans, il devait y prendre des leçons d’un maître habile ; puis à son retour le père de Berthe lui résignerait ses fonctions de maître de chapelle et lui donnerait sa fille.
« Berthe, dit Rodolphe, jouons encore une fois ensemble cet air que tu aimes tant. Quand nous serons séparés, à la fin du jour, heure des pensées graves, nous jouerons chacun notre partie et cela nous rapprochera. »
Berthe prit sa harpe, Rodolphe l’accompagna avec sa flûte, et ils jouèrent plusieurs fois l’air favori de Berthe. À la fin, ils se prirent à pleurer et s’embrassèrent : Rodolphe partit.
Tous deux furent fidèles à leur promesse. Chaque soir, à l’heure où ils s’étaient vus pour la dernière fois, Berthe se mettait à sa harpe, Rodolphe prenait sa flûte, et ils jouaient chacun leur partie. Cette heure du soir est solennelle et mystérieuse, elle dispose invinciblement à la rêverie ; dans les vapeurs qui montent rougeâtres à l’horizon, il semble que l’on voit apparaître vivants et animés tous ses souvenirs, toutes ses journées, les unes riantes et couronnées de roses, les autres pâles et voilées d’un crêpe.
À cette heure, le dernier frémissement du vent dans les feuilles semble moduler les airs auxquels nous rattachons de doux ou de tristes souvenirs : la musique est la voix de l’âme.
Rodolphe par moments s’arrêtait ; il lui semblait entendre se mêler aux sons de sa flûte les vibrations de la harpe de Berthe. Deux ans se passèrent ainsi.
Un soir, Berthe se trouvait avec son père sous la tonnelle de leur petit jardin. Cette tonnelle était fermée par cinq acacias, qui mêlaient dans le haut leur feuillage et leurs grappes blanches et parfumées ; entre les acacias, des lilas d’un vert sombre fermaient les espaces vides de leur feuillée épaisse ; trois ou quatre chèvrefeuilles grimpaient autour des acacias, et laissaient pendre de longues guirlandes fleuries.
À travers l’entrée étroite laissée à la tonnelle, on voyait à l’horizon une bande de pourpre produite par les reflets du soleil couchant. C’était l’heure consacrée aux souvenirs : Berthe joua sur la harpe son air favori, mais tout à coup elle s’arrêta pour écouter.
Tout était silence ; le vent même à cette heure cesse d’agiter le feuillage. Berthe recommença l’air et elle entendit encore la flûte de Rodolphe l’accompagner.
C’était Rodolphe qui revenait.
Deux ans après, Rodolphe et Berthe possédaient une charmante petite fille, fruit chéri d’une union que le père de Berthe avait bénie avant de mourir. Rodolphe était maître de chapelle et le revenu de sa place donnait aux jeunes gens une aisance suffisante.
Rodolphe venait d’acheter une jolie petite maison. Derrière se trouvait un épais couvert de tilleuls ; devant, une verte pelouse sur laquelle se roulait l’enfant. Les murailles blanches étaient tapissées par de grands rosiers du Bengale ; et puis tout cela fermait si bien, il n’y avait pas la moindre fente aux portes par laquelle pût pénétrer un regard de dehors : les gens heureux sont d’un accès difficile.
Alors mourut l’enfant, et Berthe mourut de chagrin quelques mois après.
Quand elle sentit sa fin approcher, elle dit à Rodolphe :
« En vain, je veux me rattacher à la vie par mes prières ; il faut que j’aille rejoindre notre enfant, que je t’abandonne et que j’aille t’attendre dans une vie meilleure. Si la puissance reste aux morts de reparaître sur la terre, tu me reverras ; mon ombre errera autour de toi, car mon ciel, c’est le lieu où est Rodolphe. Quand le jour sera venu où nous pourrons nous réunir, je viendrai te chercher, et nos deux âmes confondues s’élèveront pour ne plus redescendre sur une terre où elles n’auront plus aucun lien. Chaque année, au jour de ma naissance, heureux ou malheureux, aimé ou abandonné, triste ou gai, à l’heure où le soleil se couche, à l’heure où les prières montent au ciel avec les sons de la cloche du soir et le parfum qu’exhalent les fleurs avant de fermer leur calice, tu joueras cet air qui a si longtemps pour nous charmé les douleurs de l’absence, seule consolation qui te restera dans une bien longue absence. Cette musique sera plus harmonieuse à mon âme que les concerts des séraphins. »
Puis elle l’embrassa et mourut.
Rodolphe devint fou. On le fit voyager quelque temps. À son retour, sa tête était plus calme, mais une sombre mélancolie s’empara de lui et ne le quitta plus. Il se renferma dans sa maison sans y vouloir recevoir personne, sans vouloir sortir et aller nulle part. Il laissa la chambre de Berthe telle qu’elle se trouvait au moment de sa mort, le lit encore défait, la harpe dans un coin.
Quand arriva le jour de la naissance de Berthe, il se para, ce qui ne lui était pas encore arrivé. Il remplit la chambre de fleurs ; et lorsque vint le soir, il s’enferma et joua sur la flûte l’air qu’ils avaient si souvent joué ensemble.
Le lendemain, on le trouva raide étendu sur le plancher. Quand il reprit ses sens, il était devenu fou ; il fallut encore le faire voyager. Au bout d’une année, il revint dans sa maison ; son cerveau paraissait rétabli, seulement il était triste et silencieux.
Arriva encore le jour de la naissance de Berthe, il remplit la chambre de fleurs fraîches, et, vers le soir, il s’enferma, paré comme au jour de ses noces ; puis il joua sur sa flûte toujours le même air.
Le lendemain, on le trouva encore étendu par terre.
Mais quand on voulut l’emmener, il dit froidement que si on ne le laissait pas dans la maison où était morte sa femme, il se tuerait. On crut devoir lui céder, d’autant que sa raison ne paraissait pas ébranlée de ce nouvel accident.
Voici ce qui lui était arrivé.
Au premier anniversaire, dès qu’il avait joué, les cordes de la harpe avaient vibré, et d’elles-mêmes accompagné la flûte.
Quand il s’arrêtait, les sons de la harpe s’arrêtaient de leur côté.
Au second anniversaire, pensant qu’il avait été victime d’une illusion, il recommença, et la harpe joua sa partie ; il cessa, et les sons de la harpe cessèrent ; il porta la main sur les cordes, et sa main sentit les dernières vibrations de ces cordes.
Aux deux fois, il était tombé frappé de terreur, et avait passé la nuit dans un profond évanouissement.
Mais il finissait par s’habituer à cette violente émotion, et par n’y trouver qu’une sorte de plaisir poignant.
Toutes ses soirées et la plus grande partie de ses nuits se passaient ainsi. Ses joues se creusaient ; ses yeux seuls paraissaient vivants au fond de leur orbite, et brillaient d’un éclat surnaturel : il n’avait plus de vie que précisément de quoi sentir et souffrir.
Un ami que le hasard ou une fatuité de constance lui avait conservé dans son malheur s’alarma et voulut savoir ce que Rodolphe faisait dans cette chambre. Il dit qu’il jouait de la flûte et que l’ombre de Berthe jouait de la harpe ; que la mort était bien réellement le commencement d’une autre vie ; qu’à mesure qu’il se sentait mourir, il se sentait vivre plus intimement avec sa femme qu’il avait tant aimée ; que pendant cette mystérieuse harmonie qu’il entendait tous les soirs, il lui semblait voir Berthe à sa harpe ; qu’il se trouvait heureux, qu’il ne désirait rien de plus, et ne demandait rien de plus au ciel ni aux hommes.
C’était le troisième anniversaire de la naissance de Berthe. Rodolphe remplit encore la chambre de fleurs ; lui-même était paré d’un bouquet. Il avait jonché le lit de la morte de roses effeuillées.
Puis, au soleil couchant, il prit sa flûte et joua l’air de Berthe.
L’ami s’était caché derrière une draperie ; il frissonna en entendant les sons de la harpe se mêler à ceux de la flûte. Rodolphe se mit à genoux et pria.
La harpe alors continua seule ; on voyait les cordes vibrer, sans qu’aucune main les touchât. Elle joua une musique céleste que personne n’avait jamais entendue, et que personne n’entendra jamais. Puis elle reprit l’air de Berthe ; et quand il fut fini, tout à coup toutes les cordes de la harpe se brisèrent, et Rodolphe tomba sur le parquet.
L’ami resta quelque temps aussi immobile que son ami ; puis quand il alla pour le relever, Rodolphe était mort.
Alphonse KARR, Berthe et Rodolphe.
Paru dans Contes et nouvelles, 1852.
Recueilli dans Les maîtres de l’étrange et de la peur,
de l’abbé Prévost à Guillaume Apollinaire,
Édition établie par Francis Lacassin,
Éditions Robert Laffont, 2000.