Les fées de la mer

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alphonse KARR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un jeune homme était assis dans un coin d’une salle d’auberge, et avait devant lui un excellent souper auquel il ne touchait pas, tant il était préoccupé. Un autre homme, dans un autre coin, aurait volontiers donné toute son attention à un bon repas, mais l’aubergiste ne lui apportait rien.

Tout à coup il regarda le jeune homme qui soupait, eut l’air de le reconnaître, se leva et échangea avec lui quelques paroles qui n’excitèrent pas l’attention des autres convives, jusqu’au moment où le jeune homme qui avait à souper et n’avait pas faim dit à celui qui avait faim et qui n’avait pas à souper : « Hélas ! mon cher monsieur, chacun a ses chagrins ; et si, comme moi, vous aviez votre amante changée en poisson rouge... »

Mais ce récit peut sembler obscur, et je vais le reprendre de plus loin.

Il y avait une fois, sur les côtes de Normandie, au bord de la mer, une pauvre cabane couverte de chaume. Cette cabane appartenait à un pêcheur qui l’habitait avec sa femme et son fils. L’ameublement n’en était pas somptueux : les lits étaient faits de fougère arrachée sur la lisière des bois. Le père Laurent, le pêcheur, était habile dans son métier ; personne ne faisait et ne raccommodait mieux les filets ; personne ne disait mieux, au coucher du soleil, quel temps il devait faire le lendemain. Malheureusement il n’était plus jeune, et les fatigues et la misère l’avaient affaibli. Son fils André était fort et courageux, il avait un cœur excellent ; c’était pour ses pauvres parents l’espoir et la sécurité de leur vieillesse. Un matin, André, qui était allé chercher des homards sous les rochers, revint avec une petite fille qu’il avait trouvée couchée et endormie sur un lit d’herbes marines. Elle était si petite qu’elle ne parlait pas encore. Marthe, la mère d’André, chercha longtemps à qui pouvait appartenir ce pauvre enfant abandonné ; elle fit dire dans tout le pays qu’on avait trouvé un enfant ; mais personne ne se présentant pour le réclamer, Marthe dit : « C’est Dieu qui me l’envoie » ; et, de ce jour, la petite fille devint l’enfant de la maison. On l’appela Marie, doux et charmant nom fait avec les lettres du mot aimer. Elle grandit avec eux, appelant André son frère, et le père Laurent et sa femme son père et sa mère.

Cependant, les jours et les années se succédaient. On n’était pas bien riche dans la cabane couverte de chaume. On avait quelquefois bien du mal à gagner le pain nécessaire ; mais on s’aimait bien, on était uni. André aidait son père, et promettait d’être un jour un bon pêcheur. On était heureux.

Un jour que la pêche avait tout à fait manqué, et qu’André et son père revenaient à terre sans avoir pris un seul poisson, ils aperçurent, posée sur la mer, une mouette semblable à une colombe, qui s’efforçait en vain de s’envoler et de s’enfuir à leur approche ; ils dirigèrent leur bateau sur elle et la prirent facilement ; elle avait été blessée par un chasseur. « Par ma foi, dit le père Laurent, c’est le ciel qui nous envoie à souper », et il l’enferma dans un panier. Quand ils furent arrivés à terre, Laurent chargea son fils de remonter le bateau sur la grève et d’apporter à la maison la petite mouette qui était venue si à propos. Pour lui, il rentra. Marthe fut de bien mauvaise humeur quand elle sut qu’on n’avait pas pris un seul poisson :

– Heureusement, dit Laurent, que nous avons trouvé une mouette qui nous donnera à souper.

– Une mouette ! dit Marthe, ça n’est pas trop bon ; c’est une viande coriace.

– Tu la feras cuire plus longtemps, avec des oignons et un peu de beurre ; nous aurons une excellente soupe.

– Une soupe, dis-tu ? ce n’est pas une soupe que je veux faire, je veux faire un ragoût ; et, si on me laisse faire à ma guise, ça ne sera pas mauvais.

– Fais plutôt une soupe.

Marthe insista pour le ragoût, Laurent pour la soupe, et ils finirent par se quereller. On tomba d’accord cependant qu’il fallait provisoirement plumer la mouette, et on envoya Marie la demander à André.

Elle trouva André assis au bord de la mer et plongé dans une profonde rêverie.

– André, lui dit-elle, donne-moi la mouette pour que je la porte à la maison.

– La mouette ? reprit André, elle est envolée.

– Ah ! mon Dieu ! comme tu vas être grondé ! maman qui a déjà épluché les oignons pour la faire cuire.

– Ah ! dit André, si tu savais ce qui m’est arrivé !

– Raconte-moi cela.

– Voici ce que c’est : j’allais revenir à la maison, je tenais dans les mains ce pauvre oiseau qui tremblait ; je regardais son col blanc, ses ailes d’un gris si doux, ses petites pattes rouges et ses yeux noirs si brillants ; j’eus grande pitié en songeant qu’on allait le plumer et le manger : « Pauvre petite, dis-je, si tu n’étais pas blessée, je te laisserais partir. » En disant ces mots, j’ouvris les mains ; la mouette secoua ses plumes, agita ses ailes et... Sans doute elle n’avait été qu’étourdie par sa blessure, car elle s’envola et se perdit dans les nuées.

– Tu as bien fait, dit Marie ; mais que dire pour que maman ne te gronde pas, pour que papa ne te batte pas ?

– Ce n’est pas tout ; tu ne sais rien encore : comme je reprenais le chemin de notre cabane, j’entendis une toute petite voix qui m’appelait : « André ! André ! » Je cherchai en vain autour de moi, je crus m’être trompé, et je continuai mon chemin. Mais la voix appela encore « André », et j’aperçus une mouette qui voltigeait autour de ma tête : « André ! André ! » disait-elle.

– Eh quoi ! la mouette parlait ?

– Oui, elle parlait bien, va. « André ! disait-elle, attends un peu que je te remercie ; tu m’as sauvée d’une mort horrible dans une ignominieuse casserole, je veux te faire un petit présent, mais il faut que tu attendes là que je sois allée le chercher. » À ces mots elle plongea dans la mer, comme font les autres mouettes pour pêcher du poisson, mais elle revint bientôt, portant à son bec une petite sonnette que voici : « Écoute-moi bien, dit-elle, quand elle se fut posée sur mon épaule et que je l’eus débarrassée de son fardeau, cette sonnette est en or, le battant est une perle précieuse... C’est la perle... » Ici elle m’a dit quelque chose dont je sais bien les mots, mais dont je n’ai pas compris le sens, « ... c’est la perle que Cléopâtre crut dissoudre pour la boire ; mais elle fut enlevée par un génie qui ne souffrit pas la destruction d’une perle si parfaite, et rejetée dans le fond des mers...

« Quand tu agiteras cette sonnette, et que tu demanderas quelque chose, ce que tu demanderas te sera accordé à l’instant ; mais rappelle-toi bien ceci : après le troisième vœu accompli, la perle disparaîtra et retombera au fond du gouffre, où les gardiens des trésors de la mer la resserreront dans l’huître nacrée dans laquelle elle est née et qui lui sert d’écrin. Pense donc bien à ce que tu demanderas. »

« À ces mots, la mouette disparut, et moi, stupéfait, je restai anéanti à la place où tu m’as trouvé. »

Les deux jeunes gens regardèrent ensemble la sonnette.

Elle était grande comme un dé à coudre, et la perle grosse comme un gros pois, mais si ronde, si unie, qu’elle charmait les yeux.

– Maintenant, dit André, il s’agit de savoir si la mouette s’est moquée de moi ; je vais essayer la sonnette.

– Que vas-tu demander ?

– Quelque chose pour toi.

– Non, pour toi.

André arrêta la discussion en agitant la sonnette, qui fit entendre un son doux et limpide, puis il dit :

– Je veux une chaîne d’or pour Marie.

À ce moment, le soleil qui s’était couché avait laissé à l’horizon une riche teinte orangée. Un point noir se dessina sur l’orange, puis grossit, puis approcha, et on ne tarda pas à reconnaître un cormoran tout noir qui rasait la mer.

Mais, arrivé devant André et Marie, il passa au-dessus de leur tête, et laissa tomber une chaîne d’or si fine, si fine qu’elle aurait passé par le trou d’une aiguille, et si longue que quand André la passa au cou de Marie, elle en faisait six fois le tour.

Alors, une voix menaçante appela André, c’était celle du père Laurent.

Les oignons pour faire cuire avec la mouette étaient déjà dans le beurre depuis longtemps, et Marthe commençait à dire que son ragoût serait gâté et ne vaudrait rien.

– Voyons cet oiseau, dit Laurent.

– Il est envolé, dit André.

Laurent, furieux, prit André par une oreille et le traîna jusqu’à la maison, malgré les pleurs et les supplications de Marie ; ce n’est qu’arrivé à la cabane qu’il put s’expliquer et raconter ce qui lui était arrivé. D’abord, on refusa de le croire ; la vue de la sonnette et de la chaîne de Marie ébranla un peu l’incrédulité. Mais peut-être elles n’étaient pas en or ; peut-être André les avait trouvées ; peut-être...

– Malheureux, s’écria le père Laurent, si tu les avais volées... je te tuerais !

– Écoutez, dit André, il est bien facile de vous convaincre et de réparer le tort que je vous ai fait en laissant échapper la mouette. Je vais agiter la sonnette et demander un bon souper.

– Eh bien, voyons, dit le père Laurent, qu’est-ce qu’on pourrait manger de bon.

On chercha quelque temps ; mais l’heure du souper était déjà passée, et on tomba d’accord qu’un souper somptueux, le meilleur souper qu’il fût donné à des gens riches de faire, c’était incontestablement des choux au lard.

André fit carillonner sa sonnette et dit :

– Je veux des choux au lard.

Puis il regarda par la porte s’il voyait le cormoran apporter des choux au lard ; mais il ne vint pas de cormoran.

– Vois-tu, disait le père Laurent, que tu as menti, ou que ta mouette s’est moquée de toi !

Cependant une odeur se répandit dans la maison.

– C’est singulier, dit Marthe, comme ça sent bon.

– Ça sent, ma foi, les choux, dit Laurent.

– Ça part du côté de la cheminée, dit Marie.

– Il n’y a, dit Marthe, devant le feu que ce grand pot couvert dans lequel je voulais faire cuire la mouette. Cependant l’odeur vient de là, c’est sûr.

Elle découvrit le pot qui était devant le feu, et je vous laisse à penser quelle fut sa surprise quand elle le trouva rempli de choux et de lard tout fumants. On s’empressa de mettre la table, et l’on fit un souper comme la famille Laurent n’en avait jamais fait de sa vie.

Marie la première pensa que sur trois vœux qu’André avait à faire il ne lui en restait plus qu’un. On convint qu’il fallait le réserver pour quelque nécessité imprévue, et on ne tarda pas à reprendre ses anciennes habitudes de travail et de pauvreté. À quelque temps de là, un jour que le père Laurent était parti seul pour la pêche, parce qu’André avait des filets à raccommoder à la maison, Marie, de son côté, était allée pêcher des crevettes sur le bord de la mer. Marthe dit à son fils :

– Regarde donc, André, comme le temps se gâte ; je voudrais que ton père fût rentré.

– C’est vrai, dit André, voici des nuages qui montent contre le vent, nous allons avoir une tempête.

Et il sortit de la maison pour aller au bord de la mer.

La mer grondait sourdement et devenait noire. Le vent soufflait par rafales et soulevait les vagues, qui ne tardèrent pas à devenir effrayantes.

– Oh ! mon Dieu, dit André, quel temps nous allons avoir ! voilà là-bas un grand navire qui serre toutes ses voiles ; le vent doit être terrible où il est. Si mon père tarde à rentrer, il est perdu. Ah ! c’est lui, sans doute, que je vois venir vers la terre. Mais la mer est maintenant furieuse, il ne pourra pas aborder.

Et à chaque instant la tempête se faisait plus effroyable ; par moments on voyait sur le sommet d’une lame le petit bateau que montait le père Laurent, puis il disparaissait et on le croyait englouti et perdu.

Marthe et son fils, le cœur serré, les mains jointes, interrogeaient l’horizon du regard :

– Ah ! le voilà qui reparaît, il approche ; mais c’est près de la côte que la mer est le plus en fureur.

À ce moment ils furent distraits de leur terreur par une autre et aussi grande épouvante ; Marie, surprise par la mer, s’était réfugiée sur un rocher que l’eau n’avait pas tardé à entourer ; les lames qui se brisaient en mugissant contre le rocher, et qui couvraient d’écume la malheureuse enfant, allaient l’engloutir au premier instant. André se jeta à l’eau pour aller à son secours ; mais la mer en colère le roula et le repoussa à plusieurs reprises brisé par les rochers.

Marie à genoux, les bras levés au ciel, appelait à son secours, et André ne pouvait arriver jusqu’à elle.

– André, criait la mère, ton père va être perdu !

– Et Marie, la pauvre Marie ! criait André en pleurant.

– André, dit la mère, ta sonnette !

– Ah ! c’est vrai, ma sonnette, et il la tira précipitamment de son sein où il la tenait cachée. Mais, ma mère, je n’ai plus qu’un vœu à former, et je ne puis sauver qu’un des deux. Est-ce que mon père ne peut se sauver à la nage ?

– Hélas ! non, ses membres sont trop roides maintenant, et toi-même tu vois bien que tu ne peux triompher des lames. Cours sauver ton père ou il est perdu.

– André, criait Marie, à mon secours !

– Laisseras-tu périr ton père ? disait Marthe.

André agita la sonnette, en criant :

– Je veux sauver mon père !

Au même instant la perle qui formait le battant de la sonnette disparut, et André jeta la sonnette elle-même ; aussitôt une lame puissante enleva le bateau du père Laurent et vint le poser doucement sur le sable du rivage. Mais la même lame avait couvert le rocher qui servait d’asile à Marie et avait emporté la malheureuse jeune fille.

André s’était jeté à la mer dans l’espoir d’atteindre Marie, mais il avait encore été rejeté tout meurtri sur le rivage. Alors il ne dit rien, il ne pleura pas ; mais la nuit arrivée et la mer calmée, il vint sur le rocher où il avait vu Marie pour la dernière fois. Il se mit à genoux, fit une courte prière, puis les bras croisés sur sa poitrine, il dit :

– J’ai sauvé mon père, mais je vais mourir avec Marie.

Puis il se précipita et disparut sous les flots.

Dans un des gouffres les plus profonds de la mer est une immense caverne toute composée de coquilles nacrées, de coraux et de madrépores de toutes sortes. Toutes les magnificences de la mer y ont été rassemblées avec un soin remarquable ; les algues, les varechs, les plantes marines de cent espèces en tapissent le fond ; aux alentours est le trésor de la mer, composé non seulement de ce qu’elle produit de plus merveilleux, et qu’il n’est permis de connaître ni à l’avidité du commerce ni à l’avidité de la science, tel que des perles grosses comme des citrouilles, mais aussi de tout ce que les naufrages ont pris aux hommes, de tout ce que l’Océan a englouti. En quelque pays, sous quelque ciel que le naufrage ait eu lieu, tout a été transporté fidèlement dans cet endroit auprès duquel les plus grands fonds connus ne sont que des gués ; car la mer a là vingt-cinq lieues de profondeur. On ne saurait croire, depuis que les hommes ont tenté la fortune sur la mer, tout ce qu’elle a dévoré de richesses. Au milieu du trésor dont nous parlions, il y a deux montagnes : chacune a neuf lieues de hauteur ; toutes deux sont composées d’espèces monnayées, l’une est de pièces d’argent, l’autre de pièces d’or. C’est dans ce trésor que fut rapportée par les génies de la mer la perle de Cléopâtre, au moment où elle s’échappa de la sonnette d’André. C’est là aussi que fut apporté le corps inanimé d’André, après qu’il se fut jeté à la mer pour ne pas survivre à Marie qu’il n’avait pu sauver.

En effet, tous les noyés sont là couchés sur des lits d’herbes marines, entourés d’horribles crabes qui voudraient les dévorer, mais qui ne le peuvent, parce que l’âme encore captive dans sa prison de chair les oblige à respecter le corps.

Mais sur la terre ceux qui ont aimé les morts, ceux qui ont longtemps prié pour leur heureux retour, ceux dont la joie est morte avec eux, ceux-là prient pour la délivrance de leur âme, et à mesure qu’une prière ardente sort du cœur d’une fille, d’une épouse, d’une amante ou d’une sœur, une âme s’élance radieuse, et des abîmes de l’Océan monte avec la rapidité de la pensée dans les profondeurs du ciel où elle est reçue par les anges.

Mais André n’était pas mort, et bientôt il revint à lui, étendu sur un lit magnifique, formé du plus fin duvet des mouettes, de celui qu’elles s’arrachent elles-mêmes pour faire leur nid et réchauffer leurs petits. Ce lit était placé dans une grotte de nacre, de perles et de corail. Ce n’est que plus tard qu’il vit toutes ces magnificences. Ses regards furent d’abord occupés par deux belles filles qui avaient veillé sur lui pendant son sommeil ; elles étaient vêtues de longues robes vertes, et leurs cheveux étaient attachés avec des nœuds de perles fines.

– Où suis-je ? s’écria-t-il ; suis-je donc mort, et est-ce ici l’autre monde ? Pourquoi alors est-ce que je n’y trouve pas Marie ? Je n’ai voulu y venir que pour la rejoindre.

– André, dit la plus âgée des deux belles filles qui pouvait bien avoir vingt ans, vous n’êtes pas mort, et l’endroit où vous êtes, pour être un monde fort différent de celui que vous habitiez, n’est cependant pas ce que les hommes appellent l’autre monde. Vous êtes dans l’empire de la mer ; ces profondeurs d’eau qu’il vous a fallu traverser pour venir jusqu’ici sont notre ciel. Vous avez fait là-haut des actions qui vous donnent droit à la reconnaissance de toutes les fées de la mer. Mais la fée Smaragdine, devant laquelle vous allez bientôt paraître, répondra mieux que nous à vos questions. Si vous voulez nous suivre, nous vous conduirons au pied de son trône.

André se leva et fit signe qu’il était prêt. Alors la plus jeune des deux fées prit une coquille rose attachée à sa ceinture, et en soufflant dedans fit entendre trois sons d’une ravissante douceur. À ce signal accourut un hippopotame, magnifique cheval marin à crinière verte, qui offrit son dos à André ; il voulut poliment faire monter avant lui les deux belles filles, mais elles lui dirent qu’elles n’en avaient aucun besoin. En effet elles se mirent à la nage, et escortèrent en se jouant André qui ne tarda pas à voir son hippopotame s’arrêter devant une caverne cent fois plus magnifique encore que celle où il s’était éveillé. La jeune fée fit entendre deux sons de sa conque rose, et toutes deux précédant André lui ordonnèrent de les suivre. La grotte était formée des plus rares coquillages et des madrépores les plus extraordinaires ; le corail rouge et blanc, la nacre, les perles y étaient disposés avec un art infini. Mais ce qui éblouit surtout les yeux d’André, ce fut une femme d’une si grande beauté qu’il la trouva un moment plus belle que Marie ; comme ses compagnes, elle avait une robe verte, et ses cheveux blonds étaient constellés de perles noires qui en faisaient ressortir la suave couleur.

André s’inclina devant elle ; mais elle le prit par la main, et après l’avoir serré sur son cœur, elle le fit asseoir auprès d’elle :

– Je ne puis, dit-elle, mon cher André, m’empêcher de te témoigner toute ma tendresse, avant même de t’en avoir raconté la cause. Je dois te dire, avant tout, que Marie n’est pas morte, mais que ton amour et ton courage peuvent seuls la sauver et qu’elle court les plus grands dangers.

– Ô madame ! s’écria André, dites-moi où sont ces dangers !

– Je ne le sais pas encore moi-même ; Protée seul, ce vieux dieu si connu par les thèmes et par les versions du collège, peut nous instruire du sort de Marie. Il est vrai qu’il est maintenant empaillé ; mais cependant il rend encore parfois des oracles, et c’est aujourd’hui un de ses jours. Pendant que tu vas faire un modeste repas, je te conterai tout ce que tu dois savoir ; puis nous irons au muséum de la mer où l’on conserve une foule de vieilles choses autrefois vivantes et redoutées, aujourd’hui devenues de simples curiosités.

– Qu’ai-je besoin de manger, madame ? dit André avec véhémence...

– André, dit la fée avec sévérité, auriez-vous donc lu de mauvais livres, de ces livres de contes où les chevaliers ne mangent, ne boivent ni ne dorment ? Vous aurez besoin peut-être de toute la force de votre âme et de toute celle de votre corps pour sauver Marie.

– Je vous obéirai, madame, répondit André ; vous m’inspirez un respect pareil à celui que j’ai pour ma mère, avec un mélange de la tendresse que j’ai pour Marie ; et, oserai-je vous le dire ? madame, il me semble que vous ressemblez un peu à Marie. Je vous obéirai dans tout ce que vous voudrez m’ordonner.

Alors les jeunes fées servirent à André un repas composé de poissons et de coquillages ; mais d’un goût à la fois si exquis et si différent du goût de ceux qu’il avait mangés jusque-là, qu’il ne put s’empêcher d’en manifester son étonnement.

– Il est certains poissons, dit Smaragdine en souriant, auxquels nous ne permettons pas de s’exposer aux hameçons et aux filets des pêcheurs, et que nous réservons pour nous. Personne de nous ne voudrait manger de ces poissons fades dont les hommes font leurs festins les plus délicats. Mais je vais te dire pourquoi tu partages nos privilèges, entre autres celui de respirer dans l’eau, et pourquoi tu peux commander ici comme moi-même.

» Quoique fort étendue, notre puissance a des bornes ; par exemple, une fois par an, sous la figure qu’il nous plaît de choisir, nous devons passer un mois exposées à toutes les chances bonnes et mauvaises de la créature dont nous avons choisi la forme.

» Étant fort jeune, je fus curieuse de voir ce qu’on faisait sur la terre, et avec une jeune fée de mes compagnes nous revêtîmes une forme humaine et nous parûmes à la cour du prince Gulifiah. C’était l’homme le plus beau et le plus vertueux qu’ait jamais possédé la terre. Il se montra sensible à mes faibles attraits, et je l’épousai. C’était une faute, et je l’ai payée bien cher. D’abord la fée Langouste, ma compagne, qui n’avait rien négligé pour attirer l’attention du prince Gulifiah, conçut contre moi une haine immortelle à laquelle le conseil supérieur des fées m’a laissée exposée pour punir mon imprudence.

» En effet, ces alliances avec les habitants de la terre sont la cause d’une race éternellement malheureuse ; les enfants qui en proviennent ont sur les autres hommes une supériorité qu’on ne leur pardonne jamais, et qui les rend toute leur vie exposés à la jalousie sous laquelle ils finissent toujours par succomber.

» De plus, je ne pouvais ignorer que je serais forcée de quitter mon époux au bout de quelques jours et que je le laisserais livré au désespoir. Je voulus en vain l’avertir de ce qui allait arriver, lui persuader que chaque année je passerais un mois auprès de lui ; il me crut folle, et quand, au terme fatal, je dus me replonger dans la mer, il me pensa tout simplement noyée, me fit faire de magnifiques obsèques et se tua sur ma tombe vide.

» Hélas ! s’il avait comme toi songé à se jeter à la mer, j’aurais pu le sauver comme toi.

» Marie fut le fruit de cette triste union, et elle naquit ici-même où nous sommes.

André se leva vivement, se jeta aux genoux de Smaragdine et couvrit ses mains de baisers. La fée lui ordonna par un signe de se relever et d’écouter la suite de son récit.

– Je savais que toute la haine de la barbare Langouste se tournerait contre cette innocente créature que je venais de mettre au monde, et que Marie ne serait à l’abri de ses perfidies que si elle atteignait l’âge de quinze ans sans que Langouste pût s’emparer d’elle. Notre conduite à Langouste et à moi, pendant le mois que nous avions passé à la cour du prince Gulifiah, avait été jugée légère par nos anciennes, et il nous avait été défendu de ne plus nous rencontrer à l’avenir parmi les humains sous notre figure réelle. J’imaginai de faire porter Marie sur la terre aussitôt après sa naissance par les deux jeunes fées qui t’ont conduit ici, aimant mieux la livrer à la compassion douteuse des hommes qu’à la haine de ma rivale, qui, ne pouvant pas plus que moi reparaître sur la terre avec sa forme et sa puissance, ne pourrait poursuivre ma pauvre petite fille.

 » C’est toi qui trouvas Marie ; tu la portas à tes parents, et tu pris de son enfance un soin bien touchant. Quand arrivait le moment où je devais changer de figure, je prenais la forme d’un oiseau de mer ; cette forme nous expose beaucoup plus, mais elle me permettait de voir ma petite Marie. Une fois un chasseur me tira un coup de fusil et me cassa une aile, qui était mon bras, et je revins ici mourante, après être restée cachée dans une fente de rocher jusqu’au jour, qui me permettait de rentrer dans la mer. Dans un trou voisin se cachait Langouste. Sous la forme d’un cormoran, elle avait voulu aveugler Marie...

– Ah ! je me souviens, dit André ; je me souviens de ce méchant cormoran, que j’atteignis si heureusement d’un coup de pierre.

– Le plus grand danger que j’ai couru, continua la fée, est lorsque ton père me prit à la mer ; déjà les oignons étaient épluchés et ma sauce était faite, lorsque tu me rendis la liberté et la vie. Sous prétexte de te remercier, je te donnai un talisman qui, j’en étais sûre, te servirait à protéger Marie. Le ciel en ordonna autrement. Langouste s’empara de Marie, que tu crus noyée, et à laquelle tu ne voulus pas survivre.

» Juge maintenant combien je dois t’aimer, et quelle place tu occupes dans mon cœur avec ma chère enfant. Réunissons nos efforts, notre courage, notre amour, et Marie nous sera rendue. Je n’ai fait que lui donner une vie, hélas ! bien malheureuse ; c’est toi qui l’as protégée. Marie est à nous deux et nous appartient également.

Sur l’ordre de Smaragdine, on ramena l’hippopotame, sur le dos duquel elle prit place avec André. Le cheval ne tarda pas à les mener au musée où ils devaient trouver Protée, qui ne rendait plus des oracles qu’à de rares intervalles depuis qu’il était empaillé.

La fée, en traversant les longues galeries du musée, fit remarquer à André les principales curiosités qu’on y avait rassemblées.

– Voici, dit-elle, la baleine qui avala Jonas ; voici le homard rouge que vit dans la mer un écrivain moderne ; voici une sirène empaillée, et un triton dans l’esprit-de-vin ; voici le grand serpent de mer que rencontrent les journaux une fois par an ; voici une néréide et un dauphin ; le dernier est mort de peur ; c’est celui-ci, un jour qu’un jeune et immense pianiste voulut renouveler le miracle d’Arion, qui attirait les poissons ; voici le poisson qui manqua et qui fut cause de la mort du célèbre cuisinier Vatel, qui ne put survivre à son déshonneur, en voyant qu’il lui faudrait servir un dîner sans poisson ; voici le frère du poisson qui rapporta la bague qu’un tyran avait jetée à la mer, pour expier un bonheur dont la durée lui causait une juste épouvante, et le père du turbot dont le sénat romain discuta la sauce : la sauce blanche fut décidée à une majorité de quarante-six voix ; voici le fameux cachalot que les journaux de Paris ont vu dans les jetées du port de Cherbourg. Mais silence... voici Protée ; il a déjà répondu à diverses personnes. Approchons-nous.

» Protée, à qui le ciel ne cache aucun secret.

» Protée, dis à une malheureuse mère ce qu’est devenue sa fille ; dis à un malheureux amant ce qu’il doit faire pour retrouver celle qu’il aime.

Protée répondit d’une voix faible, comme il convient à un dieu empaillé :

– Ta fille, ô Smaragdine ! est au pouvoir de la fée Langouste, ton ancienne compagne de coquetterie à la cour de l’infortuné prince Gulifiah. Langouste l’a changée en poisson rouge, et elle a été pêchée ce matin même à l’embouchure de la Seine ; elle n’est pas frite, comme tu pourrais le craindre, mais elle est continuellement en danger de l’être.

» Pour toi, André, cherche à reconnaître ta fiancée parmi les poissons rouges que tu pourras rencontrer ; mais pour la rendre à sa forme première, il faut que tu redeviennes possesseur de la sonnette d’or et de la perle de Cléopâtre. Ton nom veut dire « homme de courage » ; continue à te montrer digne de ton nom.

À ces mots, Protée retomba dans la torpeur.

Smaragdine se livra au plus profond désespoir.

– Ô ma fille ! dit-elle, peut-être en ce moment on met sur le feu la poêle où tu dois être frite. Ô barbare Langouste ! Ô destin trop cruel !

– Pardon, chère mère, si je vous interromps, dit André ; mais je crois que le plus pressé est de me mettre à la recherche de Marie. Aidez-moi à retrouver ma chère sonnette, et renvoyez-moi sur la terre, puisque Marie a été pêchée ce matin.

– Pourvu qu’on l’ait mise dans l’eau ! s’écria la fée. Tu as raison, André ; la sonnette est dans ma poche ; elle m’a été rapportée au moment où tu l’as jetée. Mais la perle appartenait au trésor de la mer, et elle est rentrée dans l’huître qui lui sert d’écrin, et qui est défendue par une garde formidable de monstres marins. Si tu triomphes des monstres et si tu pénètres au milieu du trésor, tu reconnaîtras facilement cette huître : elle est nacrée en dehors comme en dedans.

» Malheureusement, je ne puis t’aider dans le combat que tu vas avoir à livrer. Ton courage seul et ton amour peuvent te protéger. L’hippopotame te conduira jusqu’au trésor où est gardée l’huître ; mais là, lui aussi sera forcé de t’abandonner. Si tu succombes dans ton entreprise, privée à jamais de tout ce que j’ai aimé, je saurai bien me débarrasser d’une triste immortalité, et à la première occasion, lorsque je devrai choisir une figure, je me ferai poisson et je rechercherai les filets avec plus de soin que les autres poissons ne les évitent. Si tu es vainqueur, l’hippopotame te remettra sur la terre. Puis, si tu retrouves Marie, tu jetteras ta sonnette dans la mer, et elle me sera rapportée. Jusque-là nous ne nous reverrons pas.

Smaragdine embrassa André, lui rappela que la sonnette d’or n’obéissait que trois fois, lui donna une bague en corail, qui deviendrait blanche chaque fois qu’elle toucherait une personne ou un objet qui, par suite d’un enchantement, n’aurait pas sa figure naturelle ; puis un poignard à deux lames dont la poignée était au milieu. Ensuite elle le regarda partir, emporté par l’hippopotame, et rentra se renfermer dans sa grotte.

André se laissa conduire par l’hippopotame. Au bout d’une heure de marche, le cheval marin ralentit son allure. André crut d’abord qu’il était fatigué ; mais bientôt il s’aperçut qu’il tremblait et refusait d’aller plus loin ; il vit bien qu’on était arrivé. Il descendit de cheval, mit le poignard à la main et s’avança résolument dans la direction où l’hippopotame avait marché jusqu’alors. Bientôt il vit les deux montagnes d’or et d’argent ; il fit encore quelques pas, et il se trouva en face d’un énorme requin qui, l’ayant aperçu, s’était déjà couché pour l’engloutir. André prononça le nom de Marie, marcha droit à lui, et lui présenta son bras armé du poignard. Le requin fit claquer sa triple rangée de dents, et, ouvrant une gueule immense, la referma pour trancher le bras de l’insensé ; mais ses deux mâchoires, en se rapprochant, furent percées par les deux lames du poignard. Il rouvrit la gueule et prit la fuite, en répandant un sang noir et épais. Au requin succédèrent les hôtes les plus hideux de la mer, d’énormes crabes, des chatouilles, des seiches, répandant des flots d’encre, des méduses, dont le contact est venimeux. André triompha du dégoût comme il avait triomphé de l’horreur. Il s’ouvrit un chemin avec son poignard et se dirigea vers l’endroit que ces animaux paraissaient défendre avec le plus d’acharnement. En effet, il ne tarda pas à apercevoir une huître énorme et éclatante. En vain les seiches troublèrent la limpidité de la mer, il se saisit de l’huître, et malgré qu’elle serrât convulsivement ses deux valves, il les entrouvrit avec la lame de son poignard et prit la perle qui y était cachée. Approchée de la sonnette, elle s’y adapta elle-même ; et André, après avoir remercié Dieu, retourna à l’endroit où il avait laissé son cheval, qu’il retrouva encore tout tremblant.

Il se remit en selle, et l’hippopotame prit un galop rapide, traversant des montagnes, passant sur des rochers. Bientôt André, voyant le ciel à travers les eaux limpides, pensa que la mer était moins profonde ; puis sa tête sortit de l’eau, puis l’hippopotame le déposa sur la plage de Trouville, qui était couverte de baigneurs. Il fut accueilli par des cris d’horreur, parce que l’hippopotame l’avait déposé sur la partie de la plage destinée aux femmes. Il se hâta d’aller à terre et de s’asseoir sur le sable pour se réchauffer au soleil et songer à ce qu’il allait faire.

Il est vrai que la sonnette d’or, dont il était devenu possesseur, lui devait être d’un grand secours ; mais il pensa qu’elle ne lui serait soumise que trois fois ; qu’il fallait qu’elle servît à rendre à Marie sa première forme ; qu’il pouvait se tromper ; que prudemment il ne devait user qu’une fois pour lui-même du pouvoir de la sonnette. Il réfléchit longtemps, car il ne voulait pas faire comme la première fois qu’il avait eu entre les mains ce précieux talisman.

Il pensa d’abord qu’il aurait sans doute beaucoup à voyager, et il eut envie de demander un bon cheval ; mais ce cheval se fatiguerait, et d’ailleurs il faudrait le nourrir ; puis il lui faudrait à lui-même des vêtements. Il ne connaissait personne au monde que ses parents et Marie. Il faillit demander un ami pour l’aider dans ses recherches, pour lui faire paraître les nuits moins froides, la route moins longue, l’insuccès moins décourageant. Je ne sais quelle bonne influence le réveilla de ce rêve, car, à coup sûr, ses propres réflexions ne lui auraient servi de rien. Il était à l’âge heureux où l’on croit à l’amitié ; il ne pouvait savoir encore qu’à la fin de la vie ceux-là seuls vous ont réellement fait du mal que vous avez beaucoup aimés, et cela dans la proportion de la tendresse que vous avez eue pour eux.

Il se décida à demander une bourse avec cinq pièces d’or qui se renouvelleraient à mesure qu’il les dépenserait. À peine eut-il prononcé ce vœu, en agitant la sonnette, qu’il sentit la bourse dans une de ses poches.

Quelques personnes cependant, qui l’avaient vu sortir de l’eau tout habillé, s’étaient approchées pour le regarder. Un jeune homme l’aborda et lui demanda d’où il venait.

– Je viens de loin, répondit André.

– Que faites-vous ?

– Je suis pêcheur.

– Où allez-vous ?

– Je n’en sais rien.

– Vous moquez-vous de moi ?

– Non, certes, je cherche des poissons rouges, et j’irai partout où je croirai en rencontrer. Si vous en connaissez, vous me ferez plaisir de me les indiquer.

– Je ne sais, répondit le jeune homme, que le célèbre pacha Sha-ha-ba-am qui ait des poissons rouges.

Les personnes qui entouraient André et son interlocuteur se mirent à rire, parce qu’elles connaissaient l’Ours et le Pacha, pièce jouée aux Variétés autrefois par Potier, Vernet et Odry, pièce dans laquelle le pacha Sha-ha-ba-am est dit regarder des poissons rouges pendant deux heures de suite. Mais André, qui n’en savait pas si long, demanda où demeurait ce M. Sha-ha-ba-am.

Le jeune homme qui mystifiait André se crut mystifié à son tour par le sang-froid du pêcheur, et lui tourna le dos sans répondre. Pour André, il avait faim ; il entra dans une auberge et se fit servir à dîner. Il se trouva à côté d’un commis voyageur, auquel il demanda :

– Est-il vrai, monsieur, que le pacha Sha-ha-ba-am ait des poissons rouges ?

Le commis voyageur le regarda avec étonnement ; puis, se remettant bien vite et jetant autour de la table un regard d’intelligence aux autres convives :

– Et d’où venez-vous donc, dit-il à André, que vous ne connaissiez pas le pacha Sha-ha-ba-am, ses poissons rouges et ses deux ours ?

– Je m’inquiète peu des ours, répondit André ; mais s’il a réellement des poissons rouges, je voudrais savoir où il demeure.

– En Turquie, sans doute, en sa qualité de pacha ; je ne sais ni la rue ni le numéro ; mais quand vous serez en Turquie, vous n’aurez qu’à le demander au premier commissionnaire ; tout le monde le connaît.

– Et vous êtes sûr qu’il a des poissons rouges ?

– Je ne puis dire précisément que je les ai vus, mais j’ai entendu dire vingt fois qu’il passait deux heures par jour à regarder ses poissons rouges tourner dans un bocal.

– Est-ce qu’il y a loin d’ici en Turquie ?

– Cela dépend de l’argent que vous avez.

– J’en ai autant que je veux.

Le commis voyageur crut à son tour que décidément André était fou, et il se leva de table.

André ne parla plus de poissons rouges, mais il annonça à son hôte qu’il voulait aller en Turquie. Comme André payait sans marchander, l’hôte vit bien qu’il avait beaucoup d’argent. On respecte la folie des gens qui ont beaucoup d’argent ; cela s’appelle alors aimable originalité. L’hôte lui dit qu’il fallait qu’il s’en allât au Havre, où un bateau à vapeur le mènerait d’abord en Russie, et que de là il achèverait facilement son voyage. André fit ce qu’on lui disait : mais, arrivé au Havre, il apprit que le bateau ne partait que dans une semaine. Un soir qu’il était au spectacle, il ne fut pas peu surpris d’entendre prononcer le nom du grand Sha-ha-ba-am ; il écouta de toutes ses oreilles et regarda de tous ses yeux. Bientôt il entendit l’illustre Marecot dire :

– Sa Hautesse est occupée à regarder ses poissons rouges ; elle en a pour deux petites heures.

André alors comprit qu’on s’était moqué de lui et que le pacha Sha-ha-ba-am n’était qu’un personnage de comédie.

– Mais, pensa-t-il aussitôt, qu’est-ce que cela me fait ? Puisque Sha-ha-ba-am regarde des poissons rouges, que ce soit un pacha ou un acteur, cela m’importe peu. Il n’est pas nécessaire que ce soit en Turquie ; je vais voir les poissons rouges.

Il sortit du théâtre et demanda comment on allait sur la scène. On lui montra la porte des acteurs ; il se présenta, et le portier lui dit :

– On n’entre pas.

Mais André, qui depuis quelques jours seulement qu’il avait de l’argent commençait déjà à en comprendre la puissance, répondit froidement :

– Vous vous trompez, car voilà vingt francs.

Le portier reconnut qu’il se trompait en effet, mit les vingt francs dans sa poche et laissa monter André au théâtre.

André demanda à parler à l’acteur qui jouait le rôle de Sha-ha-ba-am.

– C’est moi, monsieur, dit un Turc qui passait.

– Est-ce que vous seriez assez bon pour me faire voir vos poissons rouges ?

– Mes poissons rouges ? dit le Turc, je n’en ai pas vu ici ; peut-être les réserve-t-on pour le souper.

– Est-ce que vous les mangeriez ? dit André.

– Pourquoi pas ? répondit le Turc.

– Je vous le défends bien, s’écria André en lui sautant à la gorge.

Le Turc cria, les garçons de théâtre se saisirent d’André et le jetèrent à la porte.

Le hasard fit que le soir, comme il soupait tristement dans un coin, il fut reconnu par Sha-ha-ba-am, qui ne soupait pas, dans un autre coin. Sha-ha-ba-am s’approcha de lui et lui dit :

– Monsieur, je suis réellement fâché de vous avoir fait mettre à la porte du théâtre ; mais vous m’auriez fait manquer mon entrée, et le public n’était déjà pas trop content... Après tout, cela me serait bien égal, je suis décidé à rompre mon engagement et à retourner à Paris ; je suis trop malheureux dans cette maudite ville.

– Hélas ! mon cher monsieur, dit André, chacun a ses chagrins ; et si, comme moi, vous aviez la femme que vous aimez changée en poisson rouge...

– C’est un grand malheur sans doute, dit le comédien.

Voilà où nous en étions quand j’ai cru devoir reprendre mon récit de plus loin.

– C’est un grand malheur sans doute, dit le comédien ; mais pour le moment il m’est impossible d’en supposer un plus grand que celui de ne pas souper.

– Je ne vois pas ce qui peut vous exposer à ce malheur.

– Est-ce dire que vous m’engagez à partager votre souper ?

– Sans doute ; du même coup cela vous donnera à souper et me donnera de l’appétit.

Le comédien se mit à table vis-à-vis de son amphitryon, et ne tarda pas à faire honneur aux mets et aux vins. Il commença même bientôt à trouver la vie une chose en général très douce et très riante, et Le Havre une ville particulièrement agréable.

– Vous disiez tout à l’heure, dit André, que vous alliez aller à Paris.

– À Paris ou ailleurs, répondit Sha-ha-ba-am, à moins que je ne reste ici ; car pour le vrai sage, la vie peut être aussi charmante dans un lieu que dans un autre.

– Est-ce qu’il y a à Paris beaucoup de poissons rouges ? demanda André.

– À Paris, répliqua le comédien, il y a beaucoup et même un peu trop de tout, et j’y connais énormément de poissons rouges. Il y a des poissons rouges dans les bassins des Tuileries et dans les bassins du Luxembourg ; il y en a chez tous les charcutiers et chez presque tous les pâtissiers. Il est rare d’en voir dans d’autres boutiques, excepté dans les boutiques de ceux qui en vendent. On ne sait pas d’où vient cette affinité entre les pâtissiers, les charcutiers et les poissons rouges. Les savetiers ont des pies, les portières ont des serins, quelques bourgeois ont aussi des poissons rouges, mais il y a dix contre un à parier qu’ils ont été autrefois charcutiers ou pâtissiers.

– Voulez-vous que j’aille à Paris avec vous ? demanda André ; vous m’aiderez dans mes recherches. J’ai de l’argent, beaucoup d’argent ; vous me semblez avoir plus d’esprit que moi, ou peut-être plus d’usage ; vous êtes gai... quand vous avez soupé... Vous me dirigerez et vous m’empêcherez de tomber dans le découragement. Nous vivrons assez doucement, tout en cherchant ma pauvre Marie, et si la barbare Langouste nous tombe sous la main...

– Je vous avouerai, dit le comédien, que je ne partage pas votre opinion sur la langouste, et que jamais je ne l’ai entendu traiter de la sorte. On lui reproche quelquefois d’être indigeste... mais voici la première fois que je l’entends appeler barbare.

– J’aurai toujours l’air de débiter des logogriphes, répliqua André, tant que je ne vous aurai pas raconté mon histoire.

– Je l’écouterais volontiers en fumant un cigare et en buvant un verre de punch.

André fit servir du punch et des cigares, et raconta à Sha-ha-ba-am l’histoire que nous savons déjà.

L’histoire intéressa vivement le comédien, qui jura de ne pas quitter André qu’il n’eût retrouvé Marie. Une diligence passait pendant la nuit ; les deux nouveaux amis montèrent dedans et arrivèrent à Paris le lendemain matin.

Là, André ne cessa pas de songer à Marie, malgré son ami Sha-ha-ba-am, qui lui annonçait des poissons rouges partout où il croyait trouver quelques plaisirs, et tâchait, par tous les moyens, de le distraire de sa douleur. André était entré chez tous les marchands de faïence qui vendent des poissons rouges, chez tous les charcutiers et chez presque tous les pâtissiers.

La bague de corail était restée du plus beau rouge.

Tous les poissons qu’il avait vus n’avaient jamais été autre chose.

En vain le comédien s’efforçait de lui faire prendre goût aux plaisirs.

André ne voulait que Marie.

Un jour que les deux amis dînaient ensemble, André avoua qu’il commençait à se désespérer.

– Parbleu ! s’écria Sha-ha-ba-am, il est un poisson rouge que je connais et que nous n’avons pas visité ; il appartient à une femme de lettres de mes amies. Si vous le voulez, je vous présenterai chez elle ce soir. Ce poisson rouge ne m’a jamais paru un poisson ordinaire ; il est l’objet de trop de soins.

André voulait partir tout de suite.

– Je n’ai pas le courage de faire de bons dîners, disait-il, quand je songe que depuis si longtemps Marie ne mange que des pains à cacheter.

Ainsi que la chose était convenue, le comédien mena André chez la femme de lettres ; mais il n’y avait plus sur sa cheminée qu’un bocal vide avec cette épitaphe qu’un ami galant avait collée sur le bocal :

 

            Aucun sujet ne bouge

            Sous ton aimable loi.

            Même ton poisson rouge

            Est mort d’amour pour toi.

 

– Hélas ! s’écria André, pourvu que ce ne soit pas Marie ! Mais, après de nombreuses explications, il fut évident que le poisson rouge de la femme de lettres lui avait appartenu longtemps avant la métamorphose de l’infortunée Marie, et que par conséquent ce ne pouvait être elle.

Il y avait à peu près un mois que le comédien tenait fidèle compagnie à André, lorsqu’il disparut tout à coup. André le fit chercher partout, sans obtenir même de ses nouvelles. Une chose l’étonna encore au milieu de cet étonnement, c’est que dans un gilet oublié par Sha-ha-ba-am il trouva une bague de corail semblable à la sienne. Il la mit au doigt où il en avait déjà une, et cette seconde bague devint toute blanche.

– Quoi ! dit-il, cette seconde bague a-t-elle donc la vertu de la mienne ? et la mienne n’a-t-elle cette forme que par suite d’un enchantement ?

De raisonnements en raisonnements, il en vint à être si curieux de pénétrer ce mystère que, saisissant sa sonnette, il souhaita que la bague reprît son ancienne forme. Alors il se vit deux bagues au doigt, l’une de corail et redevenue rouge comme devant, l’autre formée d’un brin de paille. André fut bien désolé de n’avoir pas su réprimer sa curiosité. Il n’avait plus qu’un vœu à former, et il se rappela qu’il avait ainsi déjà une fois perdu Marie. Il jeta l’anneau de paille au feu et soupçonna un peu que Sha-ha-ba-am lui avait volé la véritable bague de corail et lui en avait mis une autre à la place. Mais dans quelle intention ? Il ne pouvait en trouver une seule raison qui ne fût pas absurde.

À quelques jours de là, comme André était à je ne sais quel théâtre, il s’écria tout à coup :

– Ah ! mon Dieu !

Ses voisins se retournèrent et lui imposèrent silence par des chut ! multipliés. André venait de reconnaître Sha-ha-ba-am sur la scène. Il attendit l’entracte et se fit conduire à la loge du comédien, qui changeait de costume.

– Mon cher ami, dit-il en entrant, il me semble que vous auriez pu me quitter avec un peu plus d’égards, et, au moins, me dire adieu.

– Pardon, monsieur...

– Vous n’avez pas besoin de mon pardon ; je sais que les gens de votre profession regrettent toujours le théâtre et finissent par y remonter tôt ou tard ; mais au moins vous auriez pu ne pas me donner d’inquiétude et me dire que vous vous en alliez.

– Mais, monsieur, dit le comédien, il y a ici quelque méprise... Je ne me rappelle pas avoir eu jamais l’honneur de vous voir... cependant... Ah ! oui... c’est bien vous... c’est vous qui avez un soir voulu m’étrangler dans les coulisses du théâtre du Havre.

– Oui, et c’est moi qui le soir même, après la représentation, vous ai invité à souper, vous ai conté mon histoire et vous ai amené à Paris, où, sans reproche, je crois vous avoir procuré une existence assez agréable depuis un mois.

– Je vous assure, monsieur, que depuis le jour où vous avez voulu m’étrangler à propos de je ne sais quels poissons...

– Des poissons rouges.

– Oui, des poissons rouges... Eh bien, depuis ce temps, je ne vous ai jamais rencontré, et je ne vous cache pas que nos premières relations ne m’en inspiraient pas le désir.

– Allons, mon cher ami, si vous ne voulez plus me voir, vous en êtes le maître ; mais cessez de vous moquer de moi, ou je me fâcherai...

– Eh quoi ! monsieur, allez-vous encore m’étrangler ?

– Non ; mais je ne devais pas m’attendre à un pareil procédé de votre part.

Le comédien appela quelques-uns de ses camarades, qui tous affirmèrent à André qu’il n’était arrivé à Paris que depuis trois jours. On montra à André le bulletin de la diligence qui l’avait apporté.

– Eh bien, messieurs, dit André, si vous voulez, après la représentation, me faire le plaisir de venir tous ensemble souper avec moi, vous verrez que je ne suis pas aussi fou que vous avez l’air de le supposer, et pour que vous ne pensiez pas que je donne des ordres aux gens de mon auberge, je n’y rentrerai qu’avec vous.

L’invitation d’André fut acceptée avec d’autant plus d’empressement par les comédiens, qu’ils comptaient bien s’amuser aux dépens d’André ; mais ce fut leur tour d’être étonnés. En effet, du plus loin que l’aubergiste aperçut le comédien :

– Ah ! vous voilà donc retrouvé, monsieur le coureur, dit-il ; vous nous avez donné bien de l’inquiétude ; moi, je pensais que vous n’étiez pas parti pour toujours, car vous aviez laissé à peine entamée une bouteille de ce vin de Beaune que vous aimez tant.

– Vraiment, mon ami, dit le comédien, est-ce que vous me reconnaissez ?

– Si je vous reconnais ? Depuis huit jours que vous êtes parti, vous n’êtes pas assez changé pour que je ne vous reconnaisse pas.

Tous les domestiques de l’auberge reconnurent Sha-ha-ba-am ; celui qui servait à table lui mit devant lui une bouteille de vin de Beaune entamée et une serviette roulée dans un rond de fer-blanc.

André, qui ne savait plus que penser, fit cependant changer la bouteille et surtout la serviette.

Après le souper, le comédien essaya le gilet oublié ; il lui allait si parfaitement qu’il oublia de l’ôter et le garda. Il fallut finir par mettre la chose sur le compte de ces ressemblances extraordinaires, ou sur une de ces puissances de transformation qu’ont possédée certains acteurs, tels que Garrick, par exemple, qui posa pour le portrait d’un de ses amis, portrait qui fut très ressemblant.

Pour nous, nous pouvons expliquer à nos lecteurs ce qui semblait avec raison si inexplicable à André et à ses convives.

Le Sha-ha-ba-am avec lequel André avait soupé et était venu à Paris n’était autre que la fée Langouste qui, profitant du mois qu’elle devait passer sous une autre figure que la sienne, avait pris celle du comédien pour se lier avec André et le déranger dans ses projets. En effet, sous cette forme et ayant l’air de le diriger dans ses courses et ses recherches, Langouste, qui savait fort bien où était Marie, avait toujours conduit André le plus loin possible ; de plus, elle lui avait dérobé l’anneau de corail qui devait lui servir à reconnaître les métamorphoses, et elle l’avait remplacé par un anneau de paille qu’elle avait enchanté. Tant qu’André avait été possesseur de son anneau, Langouste avait évité de lui donner la main, malgré la familiarité qui régnait entre eux, parce que l’anneau serait devenu blanc et aurait averti André que Sha-ha-ba-am n’était pas ce qu’il paraissait être. Elle avait par tous les moyens tenté d’amener André à ses désirs, qui ne pouvaient être satisfaits qu’au moyen de sa sonnette ; mais André avait toujours résisté.

Mais le mois expiré, Langouste était forcée de rentrer dans l’empire des mers et de reprendre sa forme naturelle. Elle s’enfuit donc avec tant de précipitation, qu’elle oublia dans un gilet l’anneau sans lequel les recherches d’André eussent été inutiles.

Mais ce qu’elle n’avait pas oublié, c’était de lui voler sa bourse, cette fameuse bourse dans laquelle renaissaient toujours des pièces d’or à mesure qu’on les en retirait. André fut assez longtemps sans s’apercevoir de ce malheur, parce que, dans la crainte précisément de perdre cette bourse, il ne la portait pas sur lui, parce que aussi, depuis le départ du comédien, les occasions de dépenses étaient bien diminuées, et que les cinq louis qu’il avait mis dans sa poche la veille de la disparition de Sha-ha-ba-am avaient suffi à ses dépenses imprévues pendant une quinzaine de jours ; mais après de nouvelles tentatives toujours infructueuses, il résolut de retourner auprès de ses parents et demanda son compte à l’aubergiste. Ce fut alors seulement qu’il ne trouva plus la bourse. L’aubergiste furieux voulut lui prendre sa sonnette ; mais André vendit tous ses habits et n’en garda qu’un extrêmement simple. Certes il n’avait qu’à secouer sa sonnette pour avoir des millions ; mais c’était le seul moyen de rendre à Marie sa charmante figure, s’il était jamais assez heureux pour la rencontrer. André était fort et courageux, mais il ne savait pas d’autre état que son état de pêcheur ; il se fit commissionnaire pour porter des fardeaux. Au commencement, il se coucha plus d’un soir sans souper ; mais il ne lui vint pas une fois à l’esprit d’avoir recours à sa sonnette. André devait subir toutes les épreuves : il tomba malade. Un porteur d’eau, pauvre comme lui, qui avait un logement dans la même maison, le soigna avec l’aide de sa femme et l’arracha à la mort. André fut quelque temps sans travailler. Le porteur d’eau et sa femme partagèrent avec lui le peu qu’ils avaient. Il se rétablit assez promptement. Mais ce fut le porteur d’eau à son tour qui fit une chute et fut obligé de rester au lit. André prit le tonneau et le traîna par les rues, montant dans les maisons pour ne pas perdre les pratiques du porteur d’eau. Mais avant d’avoir un tonneau à lui, le porteur d’eau avait longtemps possédé seulement deux seaux, qu’il fallait retourner remplir à la fontaine chaque fois qu’il en avait vidé le contenu. Ce n’est qu’après plusieurs années de travail et d’économie qu’il avait amassé la moitié du prix d’un tonneau ; il avait fait des billets pour le reste ; il espérait achever de payer le tonneau au bout d’un an ; puis alors il espérait amasser de quoi acheter un âne. Ce n’est que dans un avenir lointain et après un bon souper qu’il entrevoyait la possibilité d’avoir un jour à lui un grand tonneau avec un cheval.

Malgré l’aide d’André, la maladie de Pierre avait nui à la recette. Les billets vinrent à échoir ; Pierre ne put pas payer. On le mit en prison. Cette fois André prit un moment la sonnette ; mais il s’arrêta en pensant au triste sort de Marie, au désespoir de Smaragdine, et aussi un peu à lui-même qui n’avait pas d’autre bonheur que l’espoir de retrouver un jour sa sœur chérie. Il se mit à travailler le jour et la moitié de la nuit. Sur le produit de son travail, il nourrissait la femme et l’enfant de Pierre, et lui portait à lui-même un peu d’argent pour qu’il pût se donner quelques douceurs dans la prison. Puis chaque semaine on mettait de côté ce qu’on avait pu amasser. Au bout de six mois, la somme s’était déjà considérablement accrue. André était exténué, mais il pensait qu’encore deux ou trois mois, et il aurait rendu à la liberté celui qui l’avait rendu à la vie. Mais un soir, comme il voulait ajouter une pièce d’argent au petit trésor, il pria la femme de Pierre de le lui apporter ; mais après quelques instants, elle jeta un grand cri et revint pâle et les yeux hagards dire que l’argent n’y était plus, qu’on l’avait volé. André fut quelque temps sans pouvoir parler, puis cédant au découragement il se mit à pleurer. On devait le lendemain aller voir Pierre à la prison. La femme annonça qu’elle n’oserait jamais lui annoncer ce nouveau malheur. André se chargea de le lui apprendre.

– Est-ce donc bientôt, lui dit Pierre, que je sortirai d’ici ? Tu m’as parlé de deux mois, c’est bien long ; mais si ça devait se prolonger encore je me tuerais. J’ai autant de prison que j’en peux supporter.

André s’en retourna sans oser lui dire que tout était à recommencer et qu’il faudrait sans doute que Pierre restât encore sous les verrous huit ou dix mois. Il rentra et dit à la femme :

– Je n’ai pas osé ; travaillons toujours, Pierre a encore pour deux mois de patience ; d’ici là le bon Dieu aura sans doute pitié de nous.

Mais ces deux mois se passèrent sans qu’il arrivât rien de nouveau, sinon qu’on avait recommencé à amasser un peu d’argent. Et Pierre comptait les heures avec tant d’impatience et tant de joie, qu’André n’y put plus tenir et revint un jour à la maison avec mille francs.

– Il ne faut rien dire à Pierre, recommanda-t-il à la femme.

– Mais, dit-elle, d’où avez-vous cet argent ?

– Vous le saurez plus tard. Le lendemain Pierre était libre. Comme tout lui parut beau dans sa pauvre maison ! comme il se trouva bien sur sa chaise ! Le surlendemain on se remit à travailler. Le dimanche arriva ; la femme de Pierre mit le pot-au-feu ; on voulait célébrer la délivrance de Pierre. Mais André, qui chaque jour avait paru plus triste, fut surpris par la femme les larmes aux yeux.

– Qu’avez-vous donc, André ? lui dit-elle ; vous qui avez tant contribué à notre bonheur, est-ce que vous ne le partagez pas avec nous ?

– Si vraiment, dit André, mais je ne souperai pas ce soir avec vous.

– Voulez-vous bien vous taire ? moi qui ai acheté deux bouteilles de vin.

– C’est égal... Écoutez, je vais vous dire la vérité... mais il ne faut pas que Pierre le sache. Je suis soldat, j’ai reçu ma feuille de route, il faut que je sois demain dès le jour à Saint-Denis, pour de là être dirigé sur mon corps.

– Mais comment se fait-il que vous soyez soldat, André ?

– Je me suis vendu, ma bonne Marguerite.

– Ah ! je comprends tout. Oh ! mon pauvre André ! voilà donc l’origine de ces mille francs. Je cours le dire à Pierre.

– À quoi cela servirait-il ? Pierre n’y pourrait rien faire, pas plus que vous ; cela le tourmenterait, il a la tête un peu faible depuis son emprisonnement. Il vaut mieux ne rien dire. Je suis jeune ; sept ans sont bientôt passés ; d’ailleurs je n’ai aucun éloignement pour l’état militaire ; seulement j’aurais voulu ne pas me vendre ; j’ai peur que mes camarades ne m’estiment pas.

– Vous leur direz votre belle action, André, et ils vous honoreront.

– Écoutez, Marguerite, pour que Pierre ne soupçonne rien, je souperai ce soir avec vous, et cette nuit je partirai sans rien dire... J’arriverai à temps à Saint-Denis. Demain, vous lui direz que j’ai reçu une lettre de mes parents, pauvres parents ! et que je reviendrai bientôt. Plus tard il n’y pensera plus.

– Oh ! non, plus tard je lui dirai tout ; ne faut-il pas qu’il prie aussi pour vous dans le danger, et n’est-ce pas un bonheur que d’avoir des raisons d’aimer ses amis ? Je ne veux pas l’en priver.

– Chut ! Marguerite, voilà Pierre ; il faut que nous achevions notre journée comme d’habitude.

Et un peu après, André et Pierre traînaient le tonneau par les rues en criant :

– À l’eau ! à l’eau !

Quelquefois André oubliait de crier, car malgré lui il était triste, et Pierre lui disait en riant :

– Tu ménages ta voix, André, il paraît que tu as quelque belle chanson à nous chanter ce soir.

Comme ils passaient dans la rue***, un portier dit :

– Hé ! porteurs d’eau, montez une voie au cinquième au fond du corridor.

– J’y vais, dit André, qui craignait toujours que Pierre ne devinât sa préoccupation. Il emplit ses deux seaux et gravit les cinq étages indiqués. Il y a certes tel canton de la Suisse qui ne possède pas autant d’habitants que Paris ayant le droit de s’intituler montagnards ; chaque maison est en effet une petite montagne pour ceux qui en habitent le sommet.

Le sommet de cette montagne était occupé par deux chalets ou chambres. L’une de ces chambres appartenait à M. Émile Meunot ; c’était un pauvre diable de musicien qui ne savait pas encore bien lui-même s’il avait du talent : cependant il faisait déjà pas mal de bruit sur son piano. Mais il n’avait pas encore rencontré la circonstance ou la protection qui devait faire passer ce bruit à l’état de musique. Aucun journal ne l’avait encore appelé immense pianiste. Il donnait quelques pauvres leçons qu’on lui payait pauvrement. L’hiver il jouait dans quelques maisons un grand morceau qu’on applaudissait à condition qu’il jouerait des contredanses pendant le reste de la nuit. On ne le payait pas pour cela ; on avait même l’air de lui faire un grand honneur. Mais outre qu’il attrapait par-ci par-là quelques gâteaux et quelques verres de punch, que les domestiques ne lui laissaient prendre qu’après une vigoureuse résistance, il attendait ses gens au carême ; là il donnait ou un concert, ou une soirée, ou une matinée musicale, selon le nombre des billets qu’il espérait placer. Les matinées économisent l’éclairage. Il envoyait vingt-cinq billets à dix francs à chaque maîtresse de maison dans laquelle il avait joué des contredanses pendant l’hiver, en les priant par une lettre obséquieuse d’accepter un de ces billets et de lui placer les autres. La maîtresse de maison en faisait prendre une dizaine par les hommes de sa société, en disant que le musicien était un jeune homme d’un grand talent auquel elle s’intéressait et qui ne tarderait pas à être compté parmi les premiers de son art. Cette phrase était toute sa part dans la contribution ; elle renvoyait les billets qu’elle n’avait pas placés : de sorte que tout le monde avait payé la musique de ses bals, excepté elle, et que l’on avait dansé en pique-nique. Le revenu de ce concert consistait en ce qu’il recrutait quelquefois un ou deux élèves pour remplacer ceux qu’il perdait. Puis il remplaçait aussi son habit noir qui avait péniblement passé l’hiver.

Au moment où nous le trouvons il était furieux ; depuis deux ans il donnait des leçons aux deux enfants du propriétaire de la maison qu’il habitait, ces leçons payaient le loyer, l’inexorable loyer ; en outre on l’invitait aux soirées. Ce jour-là il y avait un grand dîner. Les préparatifs occupaient toute la maison depuis la veille. Il s’en était aperçu en donnant sa leçon, et s’attendait bien à une invitation. Elle serait venue d’autant plus à propos que sa bourse était pour le moment complètement à sec ; mais il attendit en vain, la leçon eut beau traîner en longueur, l’invitation ne vint pas. Il sortit pensant que le propriétaire, qui demeurait juste au-dessous de lui, monterait le matin pour y mettre plus de politesse ; mais la matinée se passa et il ne fut question de rien. Vers quatre heures, il était allé demander s’il n’avait pas par hasard oublié son portefeuille. On répondit qu’on n’avait pas vu de portefeuille ; mais du dîner pas un mot. Il remonta chez lui, et entendit tous les préparatifs, sentit toutes les fumées ; le pâtissier, qui apportait une tourte de poissons et des petits pâtés chauds, se trompa d’étage et frappa à sa porte. Il eut un moment envie de les intercepter, mais il pensa qu’il faudrait peut-être les payer. Il entendit successivement sonner tous les convives.

– Il est dur, pensait-il, d’avoir à faire à la fumée de ce festin le plus mauvais dîner que j’aie fait de ma vie, un morceau de pain et un peu de beurre. Mais pourquoi diable ne m’a-t-on pas invité ? Les ladres ! je suis sûr que l’on ne doit pas danser, qu’on lira quelque tragédie. Ils ont tort... j’écoute admirablement les tragédies. Cette maudite odeur de dinde truffée monte par la cheminée. C’est égal, il faut que je mette mon couvert aussi.

Il prit un morceau de pain, un couteau et un peu de beurre et commença à manger à la fenêtre, pour échapper à ce fumet provocateur. À la fenêtre au-dessous appartenant au propriétaire, étaient deux pots de fleurs et un bocal contenant quatre poissons rouges. Sans trop penser à ce qu’il faisait, Émile Meunot faisait des boulettes de mie de pain et essayait de les jeter dans le bocal. Une boulette finit par y tomber et fut à l’instant engloutie par un des poissons.

– Je suis encore bien bon, dit-il, je nourris les poissons de cet affreux avare. Du tout, j’aime mieux donner mes miettes aux moineaux. Il paraît qu’il ne les nourrit guère bien, ses poissons, ils ont l’air affamé... Oh ! mais, oh ! mais, s’écria-t-il tout à coup, nous allons rire et dîner, qui plus est. J’ai du beurre, j’ai un poêlon ; attention !

Il remit le beurre sur l’assiette, rassembla quelques braises éparses dans l’âtre, les plaça sur un mauvais fourneau de terre, battit le briquet, les alluma en soufflant dessus avec la bouche, puis mit son beurre dans le poêlon.

– Nous le mettrons sur le feu plus tard, pensa-t-il.

Il ouvrit une armoire, en tira une petite pelote qui renfermait du fil et des aiguilles. Il attacha une épingle recourbée au bout du fil qu’il attacha bout à bout. Le dernier fut fixé à sa canne. Il cacha l’épingle dans une boulette de pain, et fit descendre cette ligne improvisée dans le bocal du propriétaire. Le musicien ne se possédait pas de joie, son cœur battait à peine. Il mord, il mord. En effet un des poissons venait de happer la boulette de pain et en même temps l’épingle qui le tenait accroché par le menton. Meunot le tira hors du bocal et le hissa jusque dans sa chambre ; là, en trépignant de plaisir, il le décrocha et le plaça sur une assiette, où le poisson se mit à gigoter de son mieux.

– Et d’un, dit Meunot.

Il amorça de nouveau sa ligne et recommença sa pêche. Un second poisson suivit le premier ; le troisième suivit le second :

– Je crois qu’il est temps de mettre ma friture sur le feu, dit le pêcheur.

En effet, il mit son poêlon sur le feu et le beurre dans le poêlon ; et comme le beurre commençait à chanter :

– Au quatrième, maintenant, dit-il, et friture complète !

À ce moment on frappa à sa porte :

– Ah ! mon Dieu, pensa-t-il, peut-être ils se sont trouvés treize à table, et on vient me chercher pour conjurer le triste présage...

Mais cet espoir ne fut pas de longue durée ; c’était André qui montait les deux seaux d’eau d’après l’invitation du portier.

– Entrez ! cria Meunot.

– Monsieur, dit André, c’est le porteur d’eau.

– Et que me veut le porteur d’eau ?

– Le portier m’a dit de monter une voie au cinquième.

– Je n’en ai pas demandé ; c’est sans doute au fond du corridor, chez ma voisine.

– J’ai frappé et on ne m’a pas répondu.

– C’est qu’elle est sortie.

– Il faut donc que je redescende mon eau ?

– Ce serait peu amusant. Regardez s’il y a de la place dans ma fontaine.

Et comme André allait lever le couvercle de la fontaine, Meunot lui faisant signe de la main :

– Chut ! ne bougez pas, ça mord.

– Et qui est-ce qui mord ?

André, en faisant cette question, s’approcha et vit avec un affreux serrement de cœur trois poissons rouges sur une assiette ; un seul remuait encore. Il les toucha de son anneau, mais l’anneau resta rouge.

– Ah ! dit Meunot, avec l’accent du triomphe, le voici.

Et il tira sa ligne, à laquelle pendait le quatrième poisson ; mais il se débattait tellement que Meunot, ne pouvant mettre la main dessus, s’écria :

– Hé ! porteur d’eau, à vous, prenez-le.

André prit le poisson dans la main ; mais il devint pâle, repoussa Meunot qui venait pour le lui ôter, décrocha délicatement le poisson et le jeta dans un de ses seaux où il se remit à nager.

– Allons, allons, dit Meunot, pas de plaisanterie, ma friture va brûler.

Mais André, haletant, éperdu, ne pouvait parler et se contentait de repousser le musicien qui voulait s’emparer du poisson. Après quelques instants cependant il revint à lui, et tirant de son sein la sonnette d’or, il l’agita en disant :

– Je veux que Marie reprenne la forme sous laquelle je l’ai connue et aimée.

À ce moment le seau fut renversé, et une fille charmante parut au milieu de la chambre. C’était elle, c’était Marie ! Meunot était devenu aussi pâle qu’André.

André était aux genoux de Marie et lui baisait les mains. Marie, comme si elle sortait d’un long sommeil, promenait ses regards autour d’elle ; puis elle reconnut André, poussa un grand cri et se jeta dans ses bras.

En ce moment on frappa à la porte. C’était Pierre qui, inquiet de ne pas voir revenir André qu’il attendait depuis un quart d’heure dans la rue, avait fini par monter. Il resta stupéfait à la porte.

André étanchait un peu de sang d’une piqûre que l’hameçon avait faite à la lèvre de Marie ; il riait, il pleurait.

Tout à coup il s’écria :

– Eh ! la mère ! la mère !

Il prit la sonnette dont le battant avait disparu et la jeta elle-même par la fenêtre en disant :

– À Smaragdine.

– Dis donc, André, dit Pierre, je prie cette dame et ce monsieur d’excuser, mais il se fait tard et on nous attend pour souper.

À ce moment, un bel oiseau blanc et gris entra par la fenêtre du musicien restée ouverte : c’était une mouette ; et André s’écria :

– Smaragdine !

Elle tenait au bec la bourse que Langouste avait dérobée à André ; elle la déposa entre ses mains, puis se posa sur Marie à laquelle elle fit mille caresses.

– Marie, dit André, soigne bien ce bel oiseau, tu sauras bientôt combien il doit t’être cher ; sache seulement que c’est à lui que tu dois de ne plus être poisson rouge, ou plutôt de ne pas être dans le poêlon de monsieur.

– Ah ! mon Dieu, dit Meunot, et ma friture, elle est calcinée.

– Et notre souper, dit Pierre.

– Laissez votre friture et votre souper, c’est moi qui me charge du souper, dit André ; me voilà redevenu riche et heureux, ajouta-t-il en regardant Marie. Allons chercher ta femme et ton enfant. Nous allons faire un souper terrible. Vous en êtes, monsieur le musicien, vous êtes un brave garçon, vous m’achetiez une voie d’eau pour que je ne la redescendisse pas. Et ma voie d’eau, qu’en faisons-nous ?

– Ce que nous en faisons ? dit le musicien, nous allons en arroser les deux géraniums de mon propriétaire.

Et il jeta les deux seaux d’eau sur la fenêtre d’en bas.

On descendit dans la rue ; on appela un fiacre qui passait ; il passait aussi un porteur d’eau avec deux seaux.

– Hé ! l’ami, dit André, veux-tu un bon petit tonneau ? celui-ci est à toi.

Et il lui donna le tonneau de Pierre stupéfait, auquel il dit :

– Est-ce que je ne t’ai pas dit que j’étais riche ? Voudrais-tu m’humilier en restant porteur d’eau ? Voudrais-tu me priver du bonheur de partager avec toi à mon tour ?

On alla chercher madame Pierre, puis on fit un souper terrible, comme l’avait annoncé André. André raconta alors son histoire ; puis il puisa pendant un quart d’heure dans la bourse aux cinq louis et donna au musicien ce qu’il en tira, c’est-à-dire à peu près cent mille francs.

Puis il dit à Pierre et à sa femme :

– Veux-tu de l’argent ?

– C’est la mouette qui nous conduira.

On dit adieu au musicien, puis on partit dans une voiture attelée de cinq chevaux. Les postillons payés à un louis par guides allaient comme le vent. Marie tenait la mouette dans ses bras et sur son sein. La mouette becquetait sans cesse Marie. Quand on approcha de la demeure des parents d’André, la mouette s’échappa, plongea dans la mer et disparut. André apprit alors que ses parents avaient quitté le pays depuis deux jours. Un bateau richement pavoisé flottait sur la mer. La mouette agitait ses ailes sur le haut du mât ; André y fit monter ses compagnons ; la mouette alors prit son vol, mais doucement, pour montrer la route. André, qui n’avait pas oublié son ancien métier, dirigea habilement la barque, qui allait beaucoup plus vite qu’aucune barque ait jamais marché. Enfin, elle aborda dans l’île la plus riante qu’on puisse imaginer ; elle était couverte de citronniers en fleur ; les plus beaux oiseaux y faisaient entendre des chants ravissants ; deux vieillards sur la plage attendaient les arrivants : c’était le père et la mère d’André. Je ne vous dirai pas quelle fut leur joie en revoyant André et Marie. Pierre, la femme et l’enfant, quand on sut leur conduite envers André, passèrent vieux amis pour commencer. L’île était un séjour enchanteur. Smaragdine, qui avait obtenu du conseil des fées la permission de se montrer encore une fois sous sa figure naturelle, apparut resplendissante de beauté ; elle annonça que l’île était la dot de Marie, et on fixa jour pour le mariage.

Le jour si désiré arriva enfin. Il n’y avait au dîner que les parents, les mariés, Pierre, sa femme et l’enfant ; néanmoins rien ne manqua au festin, pas même Langouste, qui y figurait comme plat du milieu et qui fut mangée en mayonnaise.

Au sein de leurs familles, au milieu de leurs amis, André et Marie vécurent longtemps heureux et n’eurent pas trop d’enfants.

 

 

 

Alphonse KARR, 1851.

 

Recueilli dans Si les fées m’étaient conté...,

textes choisis et présentés par

Francis Lacassin, Omnibus 2003.

 

 

 

 

 

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