Les willis

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alphonse KARR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À la fin d’une journée d’automne, devant la maison du garde général Wilhem Gulf, des filles et des garçons valsaient joyeusement ; des jeunes gens jouaient, l’un du violon, l’autre du cor. La forêt devenait encore plus silencieuse ; un vent léger, qui faisait de temps en temps frissonner le feuillage, avait cessé d’agiter les arbres ; le soleil ne laissait plus à l’horizon qu’un reflet de pourpre, qui éclairait encore obliquement la clairière dans laquelle on dansait, et colorait d’une vive teinte rose les visages des danseurs.

Après une valse finie, Anna Gulf prit la parole :

– Il n’est pas juste, dit-elle, que le pauvre Henry passe toute la soirée à souffler dans son cor, sans valser au moins une fois. Conrad va jouer seul quelque temps, et Henry pourra prendre part à la danse.

– Et, pour le récompenser de la fatigue qu’il a prise à nous faire valser, ajouta la jolie Geneviève, nous déclarons qu’au mépris de tous les engagements pris d’avance, il a le droit de choisir celle de nous qui lui paraîtra la plus belle, et de valser avec elle deux fois de suite.

Anna Gulf devint toute tremblante ; elle devait épouser Henry ; c’était un projet dès longtemps formé entre les deux familles ; mais Henry, jusque-là, n’avait presque jamais paru distinguer la fille du garde général.

Anna Gulf aimait Henry. Qui ne l’eût aimé ? C’était le plus beau et le meilleur garçon du pays ; pas un chasseur n’était plus adroit ni plus audacieux, et le prince avait promis de l’élever au grade de garde général, que son beau-père lui devait résigner lors de son mariage.

De son coté, Anna était une bonne et jolie fille, qui, depuis la mort de sa mère, était à la tête de la maison du garde général, resté veuf avec deux enfants, Anna et Conrad. Pas une seule maison ne paraissait si propre et si bien tenue ; pas une, avec un revenu borné, n’offrait un tel aspect d’aisance et de bonheur. Anna était l’idole de son père et de son frère ; ils l’appelaient leur bon ange, et elle avait, en effet, quelque chose des anges : son corps élancé et flexible, sa jolie tête un peu pâle, ses longs cheveux noirs appliqués en bandeaux sur son front, et ses yeux d’un bleu sombre pleins de tendresse et de mélancolie, semblaient, par un instinct secret, faire pressentir qu’Anna Gulf, ange du Ciel, n’avait été que prêtée à la terre, et qu’après avoir, comme une bienfaisante rosée, donné à tout ce qui l’entourait de la vie et du bonheur, elle déploierait ses ailes et retournerait dans sa céleste patrie, laissant au cœur de ceux qui l’avaient aimée cette amertume qui semble être une condition nécessaire de tout bonheur humain.

Henry, sans hésiter, vint prendre la main d’Anna, dont le cœur battait à peine, tant elle était oppressée de crainte et de plaisir ; Conrad fit résonner l’archet, joua une valse composée par Henry, et les valseurs partirent.

Mais la lune commençait à monter derrière les arbres, et sa lueur blanche paraissait au-dessus de leurs cimes. Il y avait à cette heure tant de calme, tant de solennité dans le recueillement de la nature, que l’on cessa de valser, et que, rapprochés devant la porte de la maison, où le vieux Gulf fumait tranquillement en regardant les jeunes gens, tous les danseurs se laissèrent aller à une conversation plus grave et plus intime. Tout à coup, Henry et Anna, qui étaient restés en arrière, s’approchèrent du vieillard, et Henry lui dit :

– Mon père, nous nous aimons, donne-nous ta bénédiction.

Tous deux s’agenouillèrent. Wilhem Gulf les bénit et demanda pour eux au ciel de plus puissantes bénédictions. Conrad vint serrer la main de Henry ; Henry donna à Anna Gulf un bouquet de bruyères qu’il avait à la main ; Anna entra brusquement dans la maison et se réfugia dans sa chambre, où elle put donner un libre cours aux larmes de bonheur qui l’étouffaient. De ce jour, ils furent promis, et l’on s’occupa des préparatifs du mariage.

 

Mais, un jour, Henry arriva sombre et triste chez le garde général et lui montra une lettre qu’il avait toute froissée ; un oncle mourant à Mayence le priait de venir lui fermer les yeux.

Anna lui dit :

– Ne m’oubliez pas et revenez bien vite.

Elle ne dit pas un mot de plus, car elle l’eût prié de ne pas partir ; cette nouvelle lui avait serré le cœur ; les plus funestes pensées se présentaient en foule à son imagination ; le bonheur est une chose si fragile, il y en a si peu de réservé à l’homme, que ce qu’il en peut avoir lui semble toujours pris sur la part des autres, qu’il se cache comme un voleur pour en jouir, et n’ose être heureux que tout bas.

Le père Gulf reçut la nouvelle sans s’émouvoir ; il dit à Henry :

– Bon voyage, mon fils, et reviens auprès de moi aussitôt que tu te seras convenablement acquitté des devoirs que t’impose la nature. Quand pars-tu ?

– Je partirai cette nuit, dit Henry, pour joindre la voiture qui passe sur la route, à huit lieues d’ici, demain matin.

– Prends ta carabine, ajouta le vieillard.

Vers minuit, en effet, Henry se mit en route, le sac sur le dos et le fusil sous le bras ; il fit un détour ; car, avant de quitter le pays, il voulait voir encore une fois la maison d’Anna, et la lueur de la veilleuse qui brûlait dans sa chambre.

Comme il approchait, il cueillit quelques brins de bruyère blanche et en tressa une couronne pour l’appendre à la fenêtre de sa bien-aimée. Il écarta doucement les branches des coudriers qui entouraient la maison, et plaça sa couronne la veilleuse, à travers les rideaux, éclairait la petite chambre d’une lueur mystérieuse ; Henry rompit la branche de coudrier qui touchait de plus près la fenêtre, et l’emporta.

Puis il partit lentement, se retourna quelquefois, s’arrêta longtemps à l’endroit où le détour du sentier allait lui cacher la maison éclairée par la lune, et disparut.

Le lendemain matin, dès que le soleil glissa ses premiers rayons roses dans la petite chambre, Anna ouvrit sa fenêtre ; ses cheveux étaient en désordre et sa robe froissée ; elle avait pleuré tout le soir, et s’était endormie de lassitude sans se déshabiller ; elle trouva la couronne blanche, la porta à ses lèvres et la serra sur son cœur.

À chaque relais, Henry envoyait une lettre mais, quel que fût son chagrin, c’est pour celui qui reste que l’absence a le plus d’amertume et en peu de temps la pauvre Anna perdit la teinte rose de son visage ; il arriva un moment où les lettres devinrent plus rares, puis on n’en reçut plus du tout. Anna ne se plaignait pas, mais ses joues et ses yeux se creusaient et elle pleurait en silence dans sa chambre ; elle devenait sombre et farouche, et fuyait même la société de son père et de son frère Conrad.

Enfin elle devint tout à fait malade ; Conrad avait écrit quatre fois à Henry sans en recevoir de réponse. Un matin, il partit pour Mayence deux mois après, il revint sur un chariot, blessé ; pâle ; au bout, de quelques jours il mourut, tué par Henry.

 

Voici ce qui était survenu.

En arrivant à Mayence, l’oncle s’était trouvé moins malade que Henry ne s’y attendait ; sa ressemblance avec son père avait comblé de joie ce parent, qui attribua sa prochaine convalescence à l’arrivée de son neveu. Cet oncle était fort riche, et, de ses nombreux enfants, n’avait plus qu une fille très belle qu’il imagina de faire épouser à Henry. Celui-ci n’osa refuser tout d’abord, prit du temps pour demander le consentement de sa mère, et lui écrivit de le refuser ; mais, dans le temps que la réponse mit à venir, il s’était habitué à sa cousine et à la fortune, et il ne fut pas médiocrement enchanté, au lieu de la lettre qu’il avait demandée à sa mère, d’en recevoir une où elle lui peignait tous les avantages de l’union qu’il était à même de contracter.

Il en vint, au milieu des plaisirs d’une grande ville, à oublier Anna, et à regarder les engagements sacrés qu’il avait pris avec elle comme un jeu d’enfants auquel devait renoncer l’homme raisonnable.

Conrad était arrivé le jour du mariage de Henry avec sa cousine ; il avait fait de vifs reproches à son ancien ami, et, exaspéré de ne pouvoir le fléchir par la peinture de la tristesse et des souffrances de sa sœur, il l’avait insulté et provoqué en public ; ils s’étaient battus, et Henry lui avait donné un coup d’épée.

 

Anna ne pleura pas, mais ses larmes retombèrent sur son cœur et le brûlèrent. De ce moment, elle se consacra entièrement à soigner le père Gulf, bien abattu de la mort de son fils, et à prier. La prière est le refuge du malheureux ; c’est un dernier appui quand tous les appuis sont brisés ; c’est un lien sacré entre l’homme et la divinité.

Henry se trouva maître d’une grande fortune et époux de la plus jolie femme de la ville de Mayence ; tout était nouveau pour lui dans la vie de luxe et de plaisir qui se menait à la ville.

Un an après son mariage, cependant, son beau-père mourut, et sa femme, nouvellement mère, désira se retirer quelque temps à la campagne. Henry acheta un château à quelques lieues du séjour du père Gulf, et y passa toute la belle saison ; pendant ce temps, Anna acheva de s’éteindre et mourut sans douleurs apparentes ; on l’enterra avec la couronne blanche que Henry avait attachée à sa fenêtre la nuit de son départ.

Comme, un soir, Henry revenait d’une longue partie de chasse, il s’égara dans la forêt et n’imagina pas de meilleur moyen de retrouver sa route que de gagner la maison de sa mère ; de là, il devenait facile de s’orienter : la première moitié de sa vie s’était écoulée dans cette partie de la forêt, et pas un sentier, quelque petit qu’il pût être, ne lui en était inconnu. Il fallut passer devant la maison où le père Gulf restait seul avec une vieille servante. C’était encore une belle soirée d’automne, la lueur du soleil couchant éclairait encore obliquement la clairière. Henry soupira et doubla le pas ; il eût marché bien vite, s’il eût pu entendre dans la maison le pauvre vieillard qui veillait la nuit, priait pour son fils et pour sa fille, et disait :

– Henry, Henry, toi qui as tué mes deux enfants, sois maudit, sois maudit !

La forêt était plus silencieuse et plus mystérieuse que jamais ; dans le sentier que suivait Henry, elle devenait à chaque instant plus touffue et plus sombre ; la lune avait peine à glisser de temps en temps un pâle et furtif rayon à travers les branches ; en vain Henry voulait chasser les impressions pénibles qui se réveillaient dans son esprit, en vain il se rappelait sa femme, son enfant, tous les plaisirs qui l’entouraient : le souvenir d’Anna et des jours si heureux, si purs, de son amour, jetait un crêpe funèbre sur toutes ses autres pensées.

Par moments, un vent léger apportait de loin le parfum des chèvrefeuilles fleuris dans la forêt ; en marchant toujours, il lui sembla que ce vent apportait aussi par bouffées quelques mesures vagues et singulières d’un chant qui ne lui était pas inconnu.

Il s’avança, et s’arrêta tout à coup en frissonnant.

Il fallait quelque danger extraordinaire pour faire ainsi trembler Henry, le plus brave des chasseurs de cette forêt ; et cependant il n’arma pas son fusil, car ce qui l’effrayait n’avait rien d’humain : c’étaient quelques mesures bien distinctes de la valse qu’il avait autrefois composée et que jouait Conrad, le jour où le vieux Gulf avait béni Henry et sa fille ; il fit le signe de la croix et avança.

Puis il ne perdit plus rien des chants : c’étaient des voix de femmes, des voix pures, suaves, fugitives ; il s’arrêta et retint son haleine pour écouter. C’était toujours la valse qu’on chantait, et on entendait aussi un frôlement de pieds sur la mesure, mais si faible, si léger, qu’aucun pied humain n’en aurait pu produire un semblable. Ses cheveux se dressaient sur sa tête, ses jambes fléchissaient sous lui ; cependant, il avança et écouta encore ; on chantait des paroles : c’étaient des paroles qu’il se rappelait avoir faites lui-même sur cet air, dans la nuit où il s’était éloigné d’Anna ; il ne les avait jamais dites à personne, et cependant on les chantait :

 

          Quelques instants, et la forêt déserte

          Va pour moi seul être un palais riche et pompeux ;

          Le chêne épais forme une tente verte ;

          Et sous ce toit frais, parfumé, nous serons deux.

 

          Signe orgueilleux de grandeur souveraine,

          Rouge turban plissé sur la tête des rois,

          Non, tu n’as pas l’éclat de ces tresses d’ébène

          Qui couronnent son front et que nattent mes doigts.

 

          J’ai vu souvent, à des fêtes moins belles,

          Briller dans les cheveux d’une femme à l’œil noir

          Des diamants aux vives étincelles,

          Comme l’étoile bleue au ciel sombre le soir.

 

          Et j’aime mieux l’églantine séchée

          Dont ses cheveux tout un grand jour furent liés,

          Et j’aime mieux la mousse encore penchée

          Qui garde empreints, sur son velours, ses petits pieds.

 

Ces paroles, composées dans la forêt par Henry, pendant sa route, n’avaient jamais été écrites ; lui-même les avait presque oubliées, et il les entendait sans que la chanteuse se trompât d’un seul mot ; il fit encore quelques pas, et, au détour du sentier, il trouva une clairière tout entourée de hauts châtaigniers et mystérieusement éclairée par la lune.

Il se tapit dans un buisson, et put contempler un étrange spectacle. Des jeunes filles, vêtues de robes blanches et couronnées de fleurs, valsaient en chantant sur la mousse ; mais leurs robes blanches étaient plus blanches qu’aucune étoffe qu’on eût jamais vue, leurs couronnes de fleurs semblaient lumineuses ; leurs pas étaient si légers, qu’on ne savait s’ils touchaient réellement la terre ; leurs voix suaves et mystérieuses ne paraissaient nullement gênées par le mouvement de la valse ; leurs visages surtout étaient d’une effrayante pâleur.

Henry alors se rappela la tradition de la ronde des willis, jeunes filles abandonnées par leurs promis et mortes sans époux, qui, la nuit, dans les bois, dansent entre elles au clair de lune ; la valse s’arrêta un moment, et Henry entendait le bruit des battements de son cœur. Quelques instants se passèrent à rajuster les couronnes de fleurs, puis on reprit les chants, et c’était encore la valse de Henry que l’on chantait.

Les blanches filles s’enlacèrent deux à deux pour la valse ; une resta seule et jeta autour d’elle un long regard pour chercher une compagne ; sa taille était souple et élancée ; ses cheveux noirs étaient appliqués en bandeaux sur son front ; ses yeux d’un bleu sombre avaient un regard tendre et mélancolique ; elle était couronnée de bruyères blanches.

C’était Anna !

Henry crut qu’il allait mourir.

Anna s’avança vers le buisson qui cachait Henry, et le prit par la main ; la main d’Anna était froide comme un marbre.

Henry n’avait pas la force de la suivre ; mais une puissance surnaturelle le portait.

On chanta ; la valse recommença, et Henry, toujours entraîné malgré lui, valsa avec sa fiancée.

Puis un autre fantôme vint prendre Henry, et valsa avec lui à son tour ; à celui-ci succéda un troisième, puis un quatrième.

Henry était exténué ; une sueur froide coulait sur son front, et il était aussi pâle que les morts.

Une cinquième morte le vint prendre, puis une sixième, et l’on pressait toujours le mouvement de la valse. Henry, épuisé, demi-mort de fatigue autant que d’effroi, voulait se laisser tomber sur l’herbe et ne le pouvait : une force invincible l’entraînait, et il valsait toujours.

L’air ne pouvait plus entrer dans sa poitrine ni en sortir : il étouffait, il voulait crier et il n’avait pas de voix ; alors Anna le reprit à son tour, et l’on pressa encore le mouvement de la valse ; mais Henry sentit que la robe blanche n’était plus remplie que des os d’un squelette la main d’Anna, placée sur son épaule, entrait dans sa chair ; il la regarda : elle n’avait plus qu’une hideuse tête de mort, toujours couronnée de bruyères blanches.

Il se débattait et le fantôme l’étreignait dans ses bras et l’entraînait dans un mouvement de valse d’une rapidité dont rien ne peut donner l’idée.

Le lendemain, on retrouva dans la forêt le cadavre de Henry.

 

 

Alphonse KARR, Les willis.

 

Recueilli dans Contes fantastiques du XIXe siècle.

 

 

 

 

 

 

 

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