Sainte Cécile

ou la puissance de la musique

 

LÉGENDE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Heinrich von KLEIST

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vers la fin du XVIe siècle, à l’époque sévissait dans les Pays-Bas la fameuse fureur iconoclaste, trois jeunes étudiants de Wittenberg retrouvèrent, dans la ville d’Aix-la-Chapelle, leur frère qui exerçait à Anvers les fonctions de pasteur. Ils étaient venus là pour recueillir un héritage qui leur était échu d’un vieil oncle, dont aucun n’avait entendu parler jusque-là, et comme ils n’avaient personne dans cette ville chez qui frapper, ils descendirent à l’auberge.

Après plusieurs jours passés à écouter les récits du pasteur sur les étranges incidents survenus récemment aux Pays-Bas, on apprit que les nonnes du couvent de Sainte-Cécile, situé à cette époque aux portes de la ville, s’apprêtaient justement à célébrer solennellement la Fête-Dieu ; de sorte que les quatre frères, échauffés par l’exaltation de la jeunesse autant que par l’exemple des Néerlandais, décidèrent de donner eux aussi à la ville d’Aix-la-Chapelle le spectacle d’un saccage d’images sacrées. Le pasteur, qui avait plus d’une fois conduit des entreprises de cette sorte, rassembla la veille un certain nombre de jeunes fils de marchands et d’étudiants acquis à la nouvelle doctrine, et tous passèrent la nuit dans l’auberge, à boire, à manger et à sacrer contre la papauté ; enfin, lorsque le jour se fut levé sur les créneaux de la ville, ils se munirent de haches et de toutes sortes d’outils de chantier, avant de se mettre à leur petite distraction. Emportés par leur bruyant enthousiasme, ils convinrent d’un signal auquel ils devraient commencer par briser les vitraux représentant des scènes bibliques ; et sûrs de trouver parmi le peuple un grand nombre d’adeptes, ils prirent, à l’heure les cloches sonnaient, le chemin de l’église, résolus à ne pas en laisser pierre sur pierre.

L’abbesse cependant, dès le point du jour, avait été avertie par un ami du danger qui planait sur le couvent ; soucieuse de sa protection, elle avait envoyé à plusieurs reprises un messager chez l’officier impérial, gouverneur de la ville, en le priant de lui accorder une garde, mais ce fut peine perdue : l’officier, lui-même ennemi de la papauté, et qui protégeait donc, au moins provisoirement, la nouvelle doctrine, s’abritant sous le diplomatique prétexte que l’abbesse avait des visions, et qu’il n’y avait pas l’ombre d’un danger pour son couvent, lui refusa la garde.

L’heure de célébrer la cérémonie approchait, et les religieuses angoissées se disposaient, parmi les prières et les lamentations devant ce qui se préparait, à entendre la messe. En tout et pour tout, leur défense était assurée par un vieux concierge septuagénaire, qui se posta avec quelques valets armés à la porte de l’église.

Dans les couvents de nonnes, les religieuses, qui pratiquent des instruments de toutes sortes, jouent elles-mêmes, on le sait, quantité de compositions musicales en y montrant une précision, une intelligence et une sensibilité qu’on n’observe guère dans les orchestres d’hommes, en raison sans doute de la nature spécifiquement féminine de cet art mystérieux. Or il se trouva, pour porter la panique à son comble, que sœur Antonia, maîtresse de chapelle affectée à la direction de l’ensemble musical, était tombée gravement malade quelques jours plus tôt, en proie à une attaque de fièvre nerveuse ; si bien que, sans même compter les quatre frères impies que l’on pouvait voir, drapés dans leurs manteaux, sous la colonnade de l’église, les nonnes se trouvaient déjà dans les conditions les moins favorables pour jouer comme il aurait fallu. La veille au soir, l’abbesse avait ordonné que l’on se préparât à interpréter une messe italienne fort ancienne, d’un maître inconnu, mais particulièrement recueillie et majestueuse, et qui avait déjà plus d’une fois permis à la chapelle d’obtenir les effets les plus grandioses ; persistant plus que jamais dans sa résolution, elle venait d’envoyer encore une fois prendre des nouvelles de sœur Antonia, mais la religieuse chargée de la commission revint en disant que la sœur était au lit, sans connaissance, et qu’il n’était donc pas question de lui faire diriger l’œuvre musicale qu’on avait projeté de donner.

Cependant, plus de cent gredins de toutes conditions et de tous âges, pourvus de cognées et de pinces-monseigneurs, s’étaient peu à peu rassemblés dans l’église s’étaient déjà produits des incidents on ne peut plus préoccupants : on s’en était pris de la façon la plus inconvenante à quelques valets postés aux portails et on s’était permis les propos les plus effrontés et les plus impudents sur les nonnes à chaque fois que l’une d’entre elles se laissait apercevoir dans le sanctuaire, absorbée à de pieuses occupations ; si bien que le concierge se rendit à la sacristie, et supplia à deux genoux l’abbesse de décommander la fête et de gagner la ville, pour se mettre sous la protection du gouverneur. Mais la supérieure ne se laissa pas fléchir : il fallait que la fête organisée en l’honneur du Très-Haut fût célébrée ; quant à lui, il avait le devoir, même au prix de sa vie, de protéger la messe et la procession solennelle qui allait se dérouler dans l’église. Et comme la cloche se mettait en branle, elle ordonna aux nonnes qui l’entouraient, tremblantes et angoissées, de prendre le premier oratorio qui leur tomberait sous la main et de l’interpréter sans tarder pour ouvrir la cérémonie.

Installées à la tribune d’orgue, les nonnes se disposaient à obéir ; les partitions d’une œuvre déjà souvent jouée furent distribuées, et l’on essayait les instruments pour accorder bois et cordes, lorsque, soudain, sœur Antonia, fraîche et dispose, quoique un peu pâle, apparut au bas de l’escalier, portant sous le bras la partition de l’antique messe italienne que l’abbesse prenait tellement à cœur d’entendre exécuter. Comme les nonnes, étonnées, lui demandaient d’où elle venait et comment elle s’était si subitement rétablie, elle répondit :

Peu importe, mes amies, peu importe !

Elle distribua la musique qu’elle avait apportée et, rayonnante d’enthousiasme, s’assit elle-même à l’orgue pour diriger de l’instrument l’œuvre magnifique. Alors, par une sorte de miracle, un calme angélique envahit le cœur des pieuses femmes : elles s’installèrent sans plus attendre à leurs pupitres avec leurs instruments, leur angoisse même contribuant à soulever leurs âmes, comme sur des ailes, à travers les célestes sphères de l’harmonie. Le cantique fut exécuté avec une sublime et souveraine maîtrise ; pendant toute l’interprétation, il n’y eut pas un souffle sous les voûtes et dans les travées ; surtout au moment du Salve Regina et plus encore au Gloria in excelsis, ce fut comme s’il n’y avait plus âme qui vive dans l’assistance. De sorte que, malgré les quatre frères maudits et leurs hommes de sac et de corde, on respecta jusqu’à la poussière du sol ; quant au couvent, il subsista jusqu’à la fin de la guerre de Trente Ans, date à laquelle, en vertu d’une clause du traité de Westphalie, il fut néanmoins sécularisé.

 

 

Six ans plus tard, alors que l’on avait depuis longtemps oublié l’évènement, la mère des quatre jeunes gens arriva de La Haye et, mettant en avant sa consternation d’avoir entièrement perdu leur trace, elle demanda au magistrat d’Aix-la-Chapelle de bien vouloir ouvrir une enquête judiciaire pour savoir quel chemin ils avaient pu prendre en quittant cette ville. Les dernières nouvelles que l’on avait reçues d’eux aux Pays-Bas, d’où ils étaient, on s’en souvient, originaires, venaient aux dires de la mère d’une lettre adressée par le pasteur à l’un de ses amis, maître d’école à Anvers, mais antérieure à l’époque en question : écrite en effet à la veille d’une Fête-Dieu, elle racontait en quatre pages serrées, sur le ton de la gaieté, pour ne pas dire de l’espièglerie, le simple projet d’une expédition dirigée contre le couvent de Sainte-Cécile ; quant au détail de l’affaire elle-même, la mère ne voulut pas donner davantage de précisions.

Après bien des efforts, mais en pure perte, pour retrouver les personnes que cherchait cette femme affligée, on se rappela enfin qu’il y avait justement à l’asile d’aliénés de la ville, fondé depuis peu par les soins de l’empereur, quatre hommes jeunes, dont on ne connaissait ni la patrie ni l’origine et que les dates coïncidaient à peu de chose près. Mais comme ils souffraient d’un délire à contenu religieux et que, à ce que le tribunal croyait vaguement avoir entendu dire, leur comportement était fort déprimé et mélancolique, la mère pensa que tout ceci ne s’accordait guère avec ce qu’hélas ! elle savait trop bien du caractère de ses fils ; et puis quand le bruit courut qu’il s’agissait de catholiques, la piste l’intéressa d’autant moins. Malgré tout, elle ne laissa pas d’être troublée par quelques traits distinctifs de leur description, au point qu’avec un homme de justice assermenté, elle se rendit un jour à l’asile et pria les directeurs d’être assez obligeants pour lui permettre de tirer l’affaire au clair en accédant auprès des quatre malheureux à l’esprit égaré que l’on gardait en ces lieux.

Mais qui peut décrire l’horreur de la pauvre femme qui, dès le seuil et du premier regard, reconnut ses fils ? Ils portaient de longues simarres noires et sur la table, devant eux, se dressait un crucifix que, ainsi accoudés et les mains jointes, ils semblaient adorer silencieusement. N’ayant plus que la force de se laisser tomber sur une chaise, la femme demanda ce qu’ils faisaient là ; les directeurs lui répondirent qu’ils étaient simplement en train de glorifier le Sauveur, car ils étaient mieux désignés que d’autres, à ce qu’ils prétendaient en tout cas, pour saisir sa nature de Fils du Dieu unique. Voilà six ans, ajoutèrent les directeurs, que les jeunes gens menaient cette existence spectrale ; ils dormaient peu, mangeaient et buvaient peu, et aucun son jamais ne sortait de leurs lèvres ; seulement à la minuit, ils se mettaient soudain debout et alors, d’une voix à casser les vitres, ils entonnaient le Gloria in excelsis. Pour finir, ils assurèrent que les jeunes gens, physiquement, allaient très bien, qu’on devait même leur reconnaître une sérénité certaine, quoique empreinte de quelque chose de grave et de solennel : lorsqu’on les disait fous, ils haussaient les épaules, compatissants, et plus d’une fois on les avait entendus affirmer que si les bonnes gens d’Aix-la-Chapelle étaient, comme eux, au fait des choses, on verrait assurément le commerce perdre de son importance et tout le monde venir chanter le Gloria autour de la Croix du Seigneur.

La femme était incapable de supporter l’atroce spectacle de ces infortunés ; ses genoux se dérobaient et elle n’avait pas tardé à se faire reconduire. Le lendemain pourtant, afin d’être éclairée sur les circonstances qui se trouvaient à l’origine de toutes ces horreurs, elle se rendit chez maître Veit Gotthelf, célèbre marchand de drap de la place ; car la lettre du pasteur faisait mention de cet homme, qu’elle désignait pour avoir pris une part active au projet de détruire le couvent de Sainte-Cécile le jour de la Fête-Dieu.

Veit Gotthelf, le marchand de drap, qui entre temps s’était marié, avait eu plusieurs enfants et pris la suite de son père dans son important négoce, reçut l’étrangère fort courtoisement, et une fois mis au courant de l’objet de sa visite, il ferma soigneusement la porte, força la femme à s’asseoir et fit la déclaration suivante :

– Chère Madame ! J’ai noué, il y a six ans de cela, d’étroites relations avec vos fils, et si vous ne voulez pas en tirer argument pour m’impliquer dans une enquête, je vous l’avouerai sans détour et sans réticence : la lettre dit vrai sur notre intention ! Quant à savoir ce qui a pu faire échouer ce projet, agencé dans ses moindres détails avec une perspicacité vraiment démoniaque, voilà qui m’échappe totalement : le ciel lui-même semblait avoir pris le couvent des pieuses femmes en sa sainte protection. Sachez en effet que, en guise d’entrées avant des morceaux plus consistants, vos fils s’étaient déjà permis plusieurs farces destinées à troubler l’office divin : pourvus de haches et de fil de poix bien tressé, plus de trois cents voyous, ramassés dans l’enceinte de notre ville alors fourvoyée, n’attendaient plus que le signe du pasteur pour raser l’église. Au lieu de quoi, dès les premières mesures, nous voyons vos fils, à notre stupéfaction à tous, enlever soudain leurs chapeaux d’un même geste, puis en proie à une indicible et profonde émotion, incliner la tête dans leurs mains, tandis que le pasteur, qui avait observé un silence impressionnant, se retournait vers nous pour nous enjoindre, d’une voix forte et aux accents redoutables, de nous découvrir comme eux. Ils perdent leur temps, les quelques compagnons qui lui chuchotent, en le poussant du coude de donner le signal qu’on attend pour passer au saccage : au lieu de leur répondre, le pasteur tombe à genoux, les mains en croix sur la poitrine, tout en accompagnant de ses lèvres et dans la même posture ses frères qui, le front dans la poussière, récitent l’une après l’autre toutes les prières dont quelques instants auparavant ils se moquaient encore. Ce spectacle achève d’affoler le pitoyable peloton des fanatiques privés de chefs et désormais incapables de bouger ni pied ni main jusqu’à la fin du splendide cantique, qui les envahit de ses ondes sonores ; et comme au même instant le gouverneur de la place fait procéder à plusieurs arrestations et que quelques fauteurs de désordre se voient chassés par la garde, la misérable troupe n’a plus guère qu’à quitter sans demander son reste la maison de Dieu en se faufilant dans la foule qui fait retraite.

« Le soir, vos fils n’ayant toujours pas regagné l’auberge, je ne cessais de demander ce qu’ils étaient devenus, et comme mes questions restaient sans réponse, je repars pour le couvent avec quelques amis, fou d’inquiétude, afin d’interroger les valets des portails qui avaient prêté main-forte à la garde impériale. Mais comment vous dépeindre mon horreur, noble dame, à la vue de ces quatre hommes, étendus encore comme lors du service, mains croisées, fronts et poitrines contre terre, pétrifiés et brûlant de ferveur, devant l’autel de l’église ? Le concierge du couvent, qui justement arrive, les tire par le manteau, leur secoue le bras, les prie de quitter l’église devenue déjà toute sombre et maintenant déserte, rien n’y fait : ils se relèvent un peu, comme perdus dans leur rêve, sans l’entendre ; et le concierge finit par dire aux valets de les prendre par le bras pour les mener jusqu’à la porte, ils finissent par nous suivre vers la ville, avec force soupirs et en se retournant mille fois pour jeter des regards à fendre le cœur sur cette cathédrale qui, derrière nous, offre sa splendeur étincelante dans les derniers feux du soleil.

« Tout en marchant, mes amis et moi, nous leur demandons avec insistance, mais gentiment et sans les brusquer, ce qui leur était arrivé de si effrayant et qui avait pu, que diable, les mettre ainsi sens dessus dessous jusqu’aux tréfonds de leur être ; ils nous pressent les mains, en nous regardant amicalement, baissent pensivement les yeux à terre et, de temps à autre, essuient leurs pleurs avec une expression, oh ! qui encore aujourd’hui me déchire. Puis, une fois dans leur chambre, ils s’ingénient à se fabriquer, à l’aide de brindilles de bouleau, une jolie croix, qu’ils plantent sur un monticule de cire, au beau milieu de la grande table qui occupe le centre de la pièce, entre les deux chandelles que venait d’apporter la servante ; et tandis que les amis, plus nombreux d’heure en heure, se tiennent à l’écart, se tordant les mains, et que, répandus dans la chambre, muets de désespoir, ils observent le manège silencieux de ces figures fantomatiques, eux s’asseyent autour de la table et, ayant pour ainsi dire obturé leur faculté de percevoir par les sens quoi que ce soit d’autre, ils s’abîment, les mains jointes, dans la contemplation. Ils ne réclament pas le repas que la servante apporte pour traiter leurs compagnons, et qu’ils avaient pourtant commandé le matin même ; pas davantage, et bien que la nuit tombe, ils ne réclament le lit que, les voyant fatigués, elle leur a préparé dans la pièce voisine ; et à la fin, pour cesser d’encourir les foudres de l’aubergiste déconcerté par leur comportement, ils doivent s’asseoir à une table dressée un peu plus loin, garnie avec opulence, et absorber, avec pour condiment l’âpre sel de leurs pleurs, les mets préparés pour cette nombreuse société.

« Mais voici que soudain sonne minuit ; après avoir un instant tendu l’oreille pour écouter le son lourd de la cloche, vos quatre fils, d’un même mouvement, se lèvent brusquement ; et tandis que, posant nos serviettes, nous les regardons, tout angoissés, à nous demander ce que présagent des débuts aussi étranges et inquiétants, ils se mettent à entonner le Gloria in excelsis, d’une voix atroce et hideuse. Loups et léopards, probablement, ne font pas entendre un autre son lorsque, au cœur du glacial hiver, ils hurlent à la lune ; les piliers de la maison, je vous assure, tremblèrent, et les vitres, au souffle visible de leurs poumons, résonnèrent, menaçant de voler en éclats, comme si on y avait jeté à pleines mains du gravier.

« La scène est épouvantable et nous renverse, l’égarement nous fait dresser les cheveux sur la tête ; abandonnant manteaux et chapeaux, nous nous dispersons à travers les rues voisines où, en peu de temps, étaient accourues nous remplacer plus de cent personnes réveillées en sursaut ; la foule force l’entrée, monte l’escalier, se presse vers la salle pour chercher d’où vient ce rugissement glaçant l’âme de terreur, et qu’on pourrait prendre pour une rumeur d’éternels damnés criant leur lamentation du fond de la fournaise infernale et la lançant aux oreilles de Dieu pour implorer Sa miséricorde. À la fin, la cloche sonnant le coup d’une heure du matin, ils referment la bouche, sans avoir rien entendu ni de la fureur de l’aubergiste, ni des mouvements variés de la foule bouleversée qui les entoure ; à l’aide d’un linge, ils essuient de leur front la sueur qui, à grosses gouttes, leur tombe sur le menton et la poitrine ; puis ils étendent leurs manteaux et, pour se refaire un peu de forces après une heure d’un tel martyre, ils s’allongent sur le plancher. L’aubergiste ne les contrarie pas et fait sur eux, dès qu’il les voit s’assoupir, un signe de croix ; heureux d’en avoir pour le moment fini avec cette calamité, il affirme que l’aube apportera peut-être un changement salutaire, et obtient du petit groupe encore présent, se déroule à voix basse un mystérieux conciliabule, qu’il quitte la pièce.

« Mais hélas ! au premier cri du coq, les malheureux se relèvent pour reprendre face à la croix qui se trouve sur la table la même vie spectrale, faite de vide et de contemplation, que l’épuisement seul les avait contraints d’interrompre un instant. Ils refusent tout, aide ou exhortation, venant de l’aubergiste qui, le cœur fendu, les trouve bien pitoyables ; ils le prient seulement d’éconduire courtoisement les amis qui jusque-là avaient coutume de se réunir régulièrement chez eux chaque matin ; ils ne lui demandent rien que de l’eau, du pain et, si c’est possible, un peu de paille pour la nuit ; ainsi cet homme qui avait commencé par tirer bénéfice de leur humeur enjouée se vit contraint de porter toute l’affaire devant la justice, à qui il demandait d’expulser de chez lui ces quatre personnages le malin avait, sans aucun doute possible, élu domicile. Sur ce, le magistrat ordonna une expertise médicale qui, comme vous savez, conclut à la folie, et on les interna dans les locaux de l’institution fondée dans notre ville même pour le bien de cette sorte d’infortunés, par la grâce de feu l’empereur. »

Voilà en substance ce que rapporta le drapier Veit Gotthelf, parmi d’autres détails inutiles à mentionner et qui n’ajouteraient rien, croyons-nous, à la compréhension du fond de l’affaire ; il répéta cependant à la femme de prendre bien garde, en cas de réouverture du dossier, à ne l’impliquer aucunement.

Touchée par ce récit jusqu’au fond du cœur, la femme, trois jours plus tard, alla se promener au bras d’une amie, car le temps justement s’y prêtait, en se fixant comme but nostalgique de sa randonnée le couvent de Sainte-Cécile : ce lieu redoutable Dieu, de ses foudres invisibles, avait réduit ses fils à néant. Les deux femmes trouvèrent l’église abbatiale en chantier et son entrée bloquée par des palissades, si bien que par les claires-voies, même en se redressant, elles ne pouvaient guère apercevoir à l’intérieur que la rosace, splendide et étincelante, tout au fond de l’église. Plusieurs centaines d’ouvriers chantaient gaiement, occupés, sur les hauts treillis de leurs échafaudages, à rehausser d’un bon tiers les tours et les plates-formes dont les toits, jusque-là en ardoise, seraient désormais recouverts d’un cuivre massif et brillant, capable de réfléchir les rayons du soleil. L’édifice, juste à cet instant, se détachait sur un fond de ciel orageux, les nuages d’un noir intense apparaissaient comme bordés d’or ; l’orage avait éclaté un moment plus tôt sur la région d’Aix-la-Chapelle et, après avoir encore lancé quelques derniers éclairs en direction de l’église, il s’enfonçait en brumeuses nuées vers l’est avec des grondements mélancoliques. Tandis que les femmes, du haut de l’escalier du vaste cloître, contemplaient ce double spectacle, absorbées dans mille pensées, une sœur qui passait apprit par hasard qui était la femme debout sous le portail : aussi l’abbesse, déjà informée d’une lettre que cette dernière aurait eue par-devers elle et où il aurait été fait état de la procession de la Fête-Dieu, envoya-t-elle la sœur auprès de la Hollandaise afin de la faire monter. Celle-ci, tout d’abord quelque peu surprise, n’hésita cependant pas davantage à s’exécuter respectueusement ; et la nonne ayant installé sa compagne dans un cabinet près de l’entrée en la priant de bien vouloir les laisser un moment, on fit prendre à l’étrangère l’escalier et l’on ouvrit pour elle les portes à deux battants d’une pièce en galerie, à l’architecture richement travaillée.

C’est là qu’elle trouva l’abbesse, une noble femme au port de reine ; elle occupait un fauteuil, le pied appuyé sur un tabouret orné de pattes de dragon ; à côté d’elle, un pupitre portait une partition. Après avoir ordonné à l’étrangère d’approcher une chaise, elle lui révéla que le bourgmestre lui avait déjà appris son arrivée dans la ville ; et lui ayant fort poliment demandé des nouvelles de ses malheureux enfants, elle l’encouragea à se ressaisir de son mieux devant le destin qui les avait frappés, attendu qu’on n’y pouvait rien ; elle lui manifesta enfin le désir de voir la lettre du pasteur à son ami le maître d’école d’Anvers. La femme, qui connaissait suffisamment la vie pour mesurer les conséquences d’un tel geste, commença par éprouver quelque embarras, puis voyant que le respectable visage de l’abbesse n’inspirait rien d’autre qu’une confiance sans bornes, et qu’il n’y avait aucun lieu de la croire capable d’user officiellement du contenu de cette lettre, elle sortit, sans se poser plus de questions, le billet de son corsage et le tendit à la noble personne, en lui baisant la main avec ferveur. Pendant que l’abbesse parcourait la lettre, la visiteuse jeta un coup d’œil sur la partition négligemment ouverte sur le pupitre ; et comme le récit du drapier l’avait conduite à penser que ce pouvait bien être la force de la musique qui, en ce jour redoutable, avait dérangé jusqu’à l’égarement l’esprit de ses pauvres fils, elle demanda d’une voix timide à la sœur qui se tenait derrière sa chaise si ce qu’elle avait sous les yeux n’était pas la musique de l’œuvre interprétée dans l’église, il y avait six ans de cela, à l’office du matin de la Fête-Dieu, en ce jour mémorable. On lui répondit par l’affirmative : la jeune sœur se souvenait avoir entendu parler de l’œuvre en question, qu’on laissait depuis, quand on n’avait pas à la jouer, dans la chambre de la Révérende Mère. La femme se leva alors, vivement émue, et vint se placer, agitée de mille pensées, devant le pupitre. Elle se plongea dans ces mystérieux signes magiques qu’un esprit terrifiant semblait avoir secrètement choisis pour s’y abriter, et pensa descendre au sépulcre lorsqu’elle trouva précisément la partition ouverte au Gloria in excelsis. C’était comme si au-dessus de sa tête roulait le bruit abasourdissant de toute cette musique qui avait terrorisé et anéanti ses fils ; à la simple vue de cette page, elle pensa perdre l’esprit, et après qu’un élan sans bornes, fait d’humilité et de soumission infinie à la toute-puissance de la Providence, lui eut fait baiser la feuille, elle regagna sa chaise. L’abbesse cependant avait terminé la lecture de la lettre :

Dieu lui-même, dit-elle en la repliant, en ce jour merveilleux, a protégé le couvent contre les débordements graves et inconsidérés de vos fils. Quelles voies il a choisi, cela sans doute vous est indifférent, puisque vous êtes protestante ; du reste vous auriez du mal à comprendre ce que je pourrais vous en dire. Toutefois sachez une chose : tout le monde ignore qui, dans la terreur où nous étreignait cette heure-là, le saccage nous menaçait, oui, qui donc a tranquillement pris place à l’orgue pour diriger le morceau dont vous voyez ici la partition ouverte ! Une attestation, rédigée le lendemain matin en présence du concierge et de plusieurs autres hommes, et déposée depuis dans nos archives, témoigne que sœur Antonia, la seule qui pût diriger l’œuvre, était effectivement malade à l’heure l’on exécutait le cantique et gardait le lit dans un coin de sa cellule, n’ayant ni sa conscience ni l’usage de ses membres ; une sœur, qui en tant que parente avait la charge de s’occuper à son chevet de ses soins corporels, n’a pas quitté ce service de toute la matinée de la célébration de la Fête-Dieu en notre église. Sœur Antonia elle-même n’aurait pas manqué de certifier, sans qu’il y ait de doute possible, que ce n’était pas elle qui apparut alors d’une façon si singulière et si déconcertante à la tribune d’orgue, si le coma elle était n’avait pas empêché qu’on lui posât la question, et si la malade, le soir même, n’avait pas succombé à la fièvre nerveuse qui la tenait alitée, et jusque-là qui ne paraissait pas en mesure de mettre ses jours en danger. L’archevêque de Trêves lui-même, à qui fut rapporté cet évènement, a déjà prononcé le mot qui seul l’explique : c’est sainte Cécile elle-même qui a accompli ce miracle à la fois terrifiant et sublime ; et je viens de recevoir du pape un bref qui le confirme.

Puis, elle rendit à la femme la lettre qu’elle ne lui avait réclamée que pour avoir, sur ce qu’elle savait déjà, davantage de détails, tout en lui renouvelant son engagement de ne pas en faire usage ; elle lui demanda encore s’il n’y avait pas d’espoir que ses fils se rétablissent et si elle ne pouvait à cet effet lui apporter quelque assistance soit argent, soit quelque autre secours –, ce que, au milieu de ses larmes, la visiteuse refusa, en baisant la robe de la sainte femme ; l’abbesse alors la salua aimablement d’un signe de la main, et mit fin à l’entrevue.

Ainsi finit la légende. La femme, dont la présence à Aix-la-Chapelle n’avait plus d’objet, regagna La Haye après avoir laissé un petit capital qu’elle remit aux tribunaux pour le bien de ses pauvres fils ; un an plus tard, profondément bouleversée par cette aventure, elle retourna dans le sein de l’Église catholique ; quant à ses fils, ils connurent dans un âge avancé une mort calme et heureuse, après avoir une dernière fois, selon leur habitude, chanté le Gloria in excelsis.

 

 

 

Heinrich von KLEIST, Sainte Cécile ou la puissance de la musique,

texte français par Armel Guerne, Phébus, 1983.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net