La Forêt-Rouge

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Michel KLIMO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Forêt-Rouge est une de ces contrées pittoresques comme il y en a tant dans la Hongrie du Nord. Le sol entier de la forêt est teint de rouge, grâce à l’argile ferrugineuse. Au milieu de la Forêt-Rouge s’élèvent, en face l’un de l’autre, deux rochers escarpés dont l’un est surmonté d’une croix avec l’image du Christ.

Par une de ces terribles nuits d’hiver où les vents déchaînés, et la fureur de la nature en démence, nous font trembler malgré nous, l’ange de Dieu et le démon se rencontrèrent ; l’un assis au pied de la sainte croix, l’autre sur la cime du rocher qui se trouvait en face.

– Envoyé de l’enfer, dit l’ange de Dieu, que viens-tu faire ici ? Qu’as-tu à espionner sans cesse ? L’enfer ne se repose donc jamais ?

– Moi, fit ironiquement le démon, je n’ai pas besoin de repos ; mais frêle que tu es, c’est toi qui devrais mieux te soigner, et ne point t’exposer aux intempéries.

– J’ai ordre de répandre le règne de Dieu ici-bas, et de rassurer ceux qui chancellent dans leur foi.

– Et moi, j’ai ordre de tendre sans cesse des pièges aux hommes, et de les attirer sur la route fleurie du vice.

Ces mots firent frémir l’ange de Dieu.

– Malheureux ! dit-il, crois-moi : la joie maligne que tu ressens à la vue d’un homme tombé dans le péché n’est rien auprès de celle dont on jouit en faisant le bien. Soulager ceux qui souffrent, essuyer les larmes des malheureux, rendre heureux ceux qui ont perdu tout espoir, c’est là ce qui fait le bonheur. Écoute-moi, Satan ! Si tu es encore capable de penser à faire une bonne action, le bien que tu auras fait écrasera le ver rongeur qui te dévore ; les larmes que tu auras essuyées éteindront le feu éternel dont tu es consumé. Voyons, as-tu réfléchi ?

Satan eut un sourire infernal, puis feignant d’approuver ce qu’il venait d’entendre, il répondit :

– Ton langage m’a touché, et je suis prêt à faire le bien.

L’ange de Dieu, qui avait examiné attentivement son ennemi, lui dit :

– Vois-tu là-bas, dans l’éloignement, ces deux pauvres voyageurs qui ont tant de peine à avancer ? L’un meurt de faim et l’autre est tout transi de froid. Va vite sauver ces deux vies, avant qu’il soit trop tard. Voici deux paquets. Dans celui-ci, j’ai mis du pain pour l’homme qui a faim, dans celui-là, du feu pour celui qui a froid.

L’instant d’après Satan partit. Il eut bientôt rejoint le malheureux qui se traînait tout engourdi par le froid le long de la route, et lui jeta le pain ; repartant ensuite, comme le vent, il remit le feu à celui qui mourait de faim.

Revenu sur la cime du rocher, il éclata de rire, et s’écria d’un ton plein d’ironie :

– Vous voilà dupés tous les trois. Je viens de faire un coup de maître, qui, – j’en suis sûr, – me vaudra les félicitations les plus chaleureuses, et excitera la jalousie de tout l’enfer.

– Tout doux ! répliqua l’ange de Dieu, qui avait prévu la malice de son noir compagnon. J’ai changé les paquets, et ta main maudite a fait le bien sans le vouloir. Vois-tu là-bas ce feu, auquel les voyageurs épuisés se réchauffent ? Tous les deux sont sauvés.

Satan poussa un sifflement sinistre, et plein de fureur, se jeta sur l’ange de Dieu. Mais celui-ci embrassa la croix, et le démon resta impuissant.

Alors l’ange s’empara d’une branche d’arbre, qui fut aussitôt changée en un glaive flamboyant. Il poursuit le malin et l’accable de coups, si bien que la montagne ne tarde pas à être teinte tout entière du sang de Satan.

Selon la légende, le démon n’a jamais remis le pied dans cette contrée, il n’y peut revenir tant que le sol en sera teint de son sang.

 

 

 

Michel KLIMO,

Contes et légendes de Hongrie,

1898.

 

 

 

 

 

 

 

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