Le gnome ou ce qui cause nos malheurs
par
Michel KLIMO
Dans les sombres entrailles de la terre, entouré d’énormes tas d’or et d’argent, était assis le génie gardien de ces trésors.
« Que je suis malheureux ! disait-il d’une voix plaintive ; enfermé dans cette morne solitude, et sans espoir de pouvoir jamais sortir, me voilà depuis des milliers d’années, condamné à garder ce froid trésor, que j’échangerais volontiers contre un rayon de soleil, ou la petite fleur. »
En ce moment, des coups de se firent entendre au-dessus de sa tète.
« Encore des chercheurs de trésor, s’écria-t-il, des fainéants, qui ne pensent qu’aux plaisirs et aux biens terrestres ! Oh ! comme je les plains d’adorer ce vil métal, qui ne peut que les perdre à jamais ! Mais faisons un essai, et voyons quel usage ils feront de ce que je leur aurai donné. »
Et prenant l’herbe qui brise les montagnes, il eut bientôt pratiqué, grâce à elle, un passage souterrain à travers lequel il invita à entrer auprès de lui les chercheurs d’or, au nombre de trois. La vue des richesses immenses, fabuleuses, qu’ils avaient sous les yeux, éblouit ces derniers. Le gnome leur donna autant d’argent qu’ils purent en emporter ; puis, les ayant engagés à revenir, quand il leur en faudrait encore, il les congédia.
Bien plus tôt que le génie ne l’eût pensé, l’un d’entre eux reparut.
– Eh bien, lui dit l’esprit, le trésor que je t’ai remis, à quoi a-t-il passé ?
– L’argent que tu m’as donné, je l’ai encore, lui répondit son interlocuteur ; je n’y ai pas même touché. Un solide coffre-fort le renferme. J’eus, tout d’abord, l’idée d’employer cette somme à me vêtir et à me nourrir convenablement, à secourir les pauvres, à délivrer mon fils, esclave et maltraité au delà des mers. Heureusement je me suis ravisé, j’ai gardé tout l’argent, et je viens t’en demander encore.
Le gnome eut un sourire dédaigneux, et il répondit :
– Tu es un misérable ! Ce n’est pas à nourrir l’avarice que j’emploierai mon or. Hors d’ici, au plus vite, et n’essaie plus de reparaître en ma présence.
Au bout de quelque temps, le second arriva. Interrogé, à son tour, sur l’usage qu’il avait fait de ses richesses, il dit :
– Puissant esprit, je suis au bout de l’or que tu m’as prodigué. Je l’ai employé à mettre à l’épreuve les humains, ainsi que leurs vertus tant vantées, qui, j’ai fini par m’en convaincre, ne sont que des bulles de savon. Grâce à mon or, j’ai vu souffrir les justes, et triompher les méchants ; j’ai vu le frère tuer son frère, et se constituer faux témoin contre son père. J’ai vu des caractères tenus pour absolument sûrs se laisser corrompre, et des hommes qu’on citait pour leur patriotisme, devenir traîtres à leur pays ; j’ai vu l’amour se changer en haine ; partout enfin, grâce à mon argent, Je vice a triomphé. Et, bien qu’ayant répandu le mal à pleines mains, je n’en reste pas moins aimé et respecté. Mais je dois poursuivre et achever mon œuvre, car il m’est désormais impossible de m’arrêter ; je viens donc te demander de l’or, afin de pouvoir continuer...
– Monstre ! s’écria le gnome. Ôte-toi de devant mes yeux, et sois maudit, et dans cette vie, et dans l’autre.
Lorsque, plus tard, le troisième chercheur d’or entra auprès de lui, l’esprit, sans même le questionner, lui cria :
– Va-t’en, ou crains que je ne t’assomme. Je vois maintenant que l’argent est un bon serviteur mais le pire des maîtres.
– Aussi ne venais-je pas pour t’en demander, dit le chercheur de trésors. Au contraire, je te rapporte celui qui m’est resté. Pauvre, je vivais heureux ; riche, j’ai appris à détester le genre humain. En quittant ce lieu-ci, chargé de trésors, je jouissais d’avance du doux plaisir que j’aurais à faire du bien. Hélas ! que je me suis trompé ! Tous mes bienfaits n’ont fait que des ingrats ! Que de larmes j’ai essuyées, que de souffrances j’ai soulagées, que d’affamés j’ai rassasiés ! Et après cela, que m’est-il arrivé ? Ceux que j’avais secourus et consolés, aussitôt leurs souffrances passées, se sont détournés de moi, et m’ont payé de la plus noire ingratitude.
J’ai trouvé un petit enfant qu’on avait exposé. Je l’ai recueilli, élevé et aimé, comme si j’avais été son père : devenu homme, voilà qu’un jour, avide de ma fortune, il s’oublie jusqu’à empoisonner secrètement ma boisson.
J’ai donné des sommes énormes pour des œuvres de bienfaisance ; puis, un beau jour, on vient m’accuser en disant que l’origine de ma fortune était plus que suspecte. On m’arrête, on me fait subir toutes sortes de mauvais traitements et d’outrages ; on me jette blessé sur le bord du chemin, et l’hôpital que j’avais fondé, refuse d’accorder un asile à mon pauvre corps mutilé.
Et pour finir cette lugubre histoire, une veuve qui, sans moi, serait morte de faim avec ses sept enfants, au lieu de témoigner en faveur de mon innocence, dont elle était cependant convaincue, me laisse condamner à mort comme sacrilège.
– Voilà assez d’horreurs, s’écria le gnome. À l’avenir, je le jure, j’empêcherai à tout jamais les hommes de se servir de mon or pour faire le mal.
L’instant d’après, la terre engloutit le génie et toutes ses richesses, qui désormais furent inaccessibles aux chercheurs de trésors.
Michel KLIMO,
Contes et légendes de Hongrie,
1898.