Le gouffre

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Michel KLIMO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Près de Szatmar (Hongrie du Nord-Est), à quelques pas du rivage de la Szamos, il y a dans le sol une enfonçure profonde qu’on appelle « gouffre » tout court. Personne n’ignore la légende qui s’y rattache.

Il y a longtemps, bien longtemps, deux hommes vivaient dans le village voisin. L’un était riche, orgueilleux et avide du bien d’autrui. Jamais on ne lui a vu donner l’aumône à personne. L’autre au contraire était pauvre, mais il vivait selon Dieu, et était aimé de tout le monde. Ils étaient voisins, et avaient chacun de grands enfants.

Or, un jour le riche apprit que la fortune avait souri à son voisin dont le fils avait réussi à obtenir pour fiancée la plus vertueuse et la plus belle fille du village.

Le méchant voisin crevait de dépit, et n’eut, à partir de ce moment, qu’une seule préoccupation : celle d’éblouir par son or la mère de la jeune fille, de faire échouer le mariage, et de fiancer la jeune fille avec son fils à lui. Il y réussit. Et tandis que, dans sa joie maligne, il jubilait de son triomphe, deux cœurs aimants mouraient secrètement de chagrin.

Mais sa méchanceté ne s’arrêta point là. On était au mois de juillet. La moisson terminée, tout le monde engrangeait son blé. Le riche s’était dépêché d’être le premier à engranger le sien. Le lendemain, le pauvre se rendit dans son petit champ avoisinant celui du riche pour engranger, lui aussi, le fruit de ses sueurs. Mais quel ne fut pas son effroi lorsque, au lieu de ses gerbes soigneusement entassées, il ne trouva que quelques poignées de blé éparses dans le champ !

« C’est mon voisin qui a fait le coup, se dit-il, et j’aurais beau porter plainte, sa raison serait la meilleure. Mais le Bon Dieu ne m’abandonnera pas », conclut-il en soupirant.

Le temps du labourage arriva. Le pauvre homme mit ses deux bœufs devant la charrue, et s’en alla labourer son petit champ.

Au moment qu’il y arriva, le riche venait de finir de labourer.

Pour le coup, le pauvre ne put plus se contenir :

– Misérable ! s’écria-t-il ; non content d’avoir rendu malheureux à jamais mon fils chéri, et de m’avoir insolemment enlevé le pain de cette année, tu viens me voler le petit champ qui me nourrit.

– Tu déraisonnes, mon ami, répliqua l’autre. Je veux à jamais être disgracié du ciel, si je tai enlevé une seule gerbe. Et quant à cette terre, il y a folie à prétendre qu’elle est à toi, et je veux être englouti par la terre, si ce champ ne m’appartient pas.

À peine eut-il proféré ces paroles, que le sol s’ouvrit et les engloutit, lui, son fils, ses bœufs et sa charrue.

Cette légende se raconte de père en fils comme un avertissement salutaire.

 

 

Michel KLIMO,

Contes et légendes de Hongrie,

1898.

 

 

 

 

 

 

 

 

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