Abbadona

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Friedrich Gottlieb KLOPSTOCK

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SOUS les marches du trône infernal, seul, sombre et chagrin, était Abdiel-Abbadona. Ses réflexions sur le passé et sur l’avenir portaient l’angoisse dans son cœur. Sa vue obscurcie par les ténèbres de l’affliction, et voilée par la pesante mélancolie, ne voyait que tourments sur tourments entassés pour l’éternité. Il se rappelle avec amertume son innocence, son amitié pour le sublime Abdiel, qui déserta noblement la révolte, pour se ranger du côté de Dieu. Abbadona, suivant le séraphin magnanime, était déjà loin des rebelles, hors de la portée de leurs regards ; mais le char orgueilleux de Satan qui roulait autour d’eux pour les ramener en triomphe à son parti, le son de la trompette guerrière qui les appelait impérieusement, l’appareil d’une troupe brillante enivrée de sa divinité, maîtrisèrent le cœur du faible, et il fut violemment emporté vers eux. Son ami chercha à le ramener d’un regard plein de cette affection qui menace avec des pleurs ; mais ébloui de l’espoir d’être un dieu à son tour, Abbadona méconnut le regard autrefois si puissant de son ami, et il revint à Satan.

Il ne pense qu’avec des larmes et une douleur concentrée à cet événement, à l’aurore de sa création, et à sa brillante jeunesse. Le ciel avait vu naître en même temps ces deux anges, Abdiel et Abbadona. Ils s’aimèrent en se voyant. Des nuées argentées les soulevèrent tous deux en même temps jusqu’à l’Éternel. Ils le virent ensemble et l’appelèrent Créateur. Ces souvenirs martyrisaient l’apostat ; et des flots de larmes découlaient de ses yeux, comme le sang des innocents des montagnes de Bethléem.

 

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Étranger au dernier complot de Satan contre le Messie, Abbadona, inébranlable, n’avait point partagé l’agitation des conjurés, et il les suivait de loin, ou pour les retenir dans leurs projets ou pour être témoin de la fin de ces monstres. Il s’approcha ensuite à pas lents des anges qui gardaient la porte infernale. Que devins-tu, Abbadona, en y reconnaissant l’invincible Abdiel ! Il baisse les yeux en soupirant ; il veut reculer en arrière, avancer, puis fuir dans l’immensité déserte ; cependant, absorbé dans une douleur craintive, il reste immobile. Enfin recueillant ses esprits, il s’avance tout à coup vers Abdiel. – Son cœur palpitait avec violence ou voyait sur son visage qu’il pleurait intérieurement. De tous les replis de son cœur s’élevait une angoisse inconnue même aux mourants, qui atterrait sa marche. Cependant le regard tranquillement lumineux d’Abdiel se porte vers le monde du Créateur, auquel il est resté fidèle, et non vers son ancien ami. Le séraphin brillait de l’éclat du printemps, de l’éclat d’un soleil nouvellement créé, qui jette ses rayons sur un globe naissant. Abbadona n’avait vu que son ami, et non pas sa splendeur, et il se retira, disant d’une voix entrecoupée de soupirs : « Abdiel ! mon frère ! Tu veux donc t’arracher éternellement à moi ! me délaisser toujours dans un abandon solitaire ! Pleurez, enfants de lumière, pleurez sur moi : il ne m’aime plus ! Il ne m’aimera plus jamais ! Abdiel, mon frère, n’existe plus pour moi ; pleurez ! »

Ainsi en se détournant, gémissait Abbadona. Lorsqu’il entra dans les espaces où circulent les globes, il fut effrayé par le bruit des ailes du tonnerre, par l’éclat que semblaient lancer contre lui les étoiles mouvantes d’Orion. Toujours absorbé par sa mélancolie, enfoncé dans la solitude, il n’avait pas vu les mondes depuis bien des siècles. Inspiré par la méditation, il s’écria : Avenue sacrée ! ah si j’osais pénétrer par toi dans les mondes du Créateur, pour ne retourner jamais dans le sombre empire de la réprobation ! Soleils, enfants innombrables de la création ! N’étais-je pas plus brillant que vous, lorsqu’à la voix de l’Éternel, vous sortîtes, lumineux, des entrailles fécondées du chaos ! Et maintenant réprouvé, éclipsé, je suis en horreur à ce magnifique univers ! Et toi, ô ciel ! c’est en te regardant que je commence surtout à tressaillir. Ce fut là que je devins pécheur ! là que je me soulevai contre l’Éternel ! Repos inaltérable, mon compagnon dans ces vallées de paix, qu’êtes-vous devenu ? Hélas ! à peine mon juge me laisse-t-il la capacité d’un triste étonnement devant ses ouvrages. Ah ! si j’osais, en me prosternant, l’appeler Créateur ; je ne songerais pas à usurper le bonheur de l’appeler mon Père, comme le nomment filialement les fidèles. Hélas ! juge de l’univers, je n’ose pas seulement t’implorer, renégat que je suis, pour que tu jettes un seul regard sur moi dans l’abîme. Pensée terrible ! Source de tourments et de désespoir. Oh ! comme il me torture avec férocité, le désespoir ! Que je suis malheureux ! Pourquoi suis-je né, pourquoi devais-je exister ! Maudit le jour où le créant a dit : Sois ! Oui je te maudis, jour fatal, où les nouveaux immortels s’écrièrent : Voici un nouveau frère ! Et ce frère, pourquoi l’as-tu fait naître, éternité, mère de supplices sans fin et sans mesure ? Et s’il devait exister, que n’a-t-il toujours été sombre et triste, semblable à la nuit éternelle, qui gonflée par l’orage et la mort, marche comme la malédiction divine à travers les tourbillons effrayés de la matière viable... Contre qui te soulèves-tu, blasphémateur ! Ici, aux regards de toute la création, soleils, tombez sur moi ! Étoiles, couvrez-moi, en vous écroulant, du courroux de mon juge ; écrasez-moi des vengeances dont il m’épouvante comme juge et comme ennemi. Ô toi qui es inflexible et implacable dans tes jugements, n’y a-t-il donc pas dans toute ton éternité un reste d’espérance pour moi ? Créateur ! Père miséricordieux !... Et maintenant je désespère de nouveau, car j’ai blasphémé Jéhovah ! Je le blasphème en l’invoquant. Je souille, en les prononçant, tous ses saints noms de mon crime... Payons... fuyons... un tonnerre inévitable et tout-puissant va m’atteindre dans l’immensité. Mais où fuir ? s’écriait-il en fuyant. – Bientôt il regarde avec vertige dans l’abîme du vide. Dieu destructeur ! Dieu terrible dans tes arrêts ! Ne peux-tu faire jaillir du néant quelque flamme exterminatrice, qui consume l’immortalité ! Mais il l’implore en vain, l’incendie exterminateur ne vient pas. Alors retournant en arrière, il revole vers les mondes. Il s’arrête fatigué sur un soleil élevé, d’où il regarde dans les profondeurs. De là il voit les étoiles se pressant l’une l’autre, comme des lacs de phosphore. Un globe errant s’avançait déjà fumant et mûri pour son jugement. Abbadona s’y précipite pour périr avec lui ; cependant il n’y périt pas. Il s’abat lentement vers la terre ; engourdi par sa continuelle affliction, il n’y descend pas, il y tombe, comme une montagne, antique champ de carnage, une montagne toute blanche d’ossements, qui s’éboule dans un tremblement de terre.

 

 

Friedrich Gottlieb KLOPSTOCK.

 

(Traduction anonyme.)

 

Paru dans Leçons de littérature allemande,

Jules Le Fèvre-Deumier.

 

 

 

 

 

 

 

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