Scènes dans le paradis
par
Justin KLOTZ
I
LES COLOMBES
La scène se passe en Éden.
Adam, l’Adam primitif a considéré toutes les créatures et leur a donné le nom qu’elles portent. Puis, en se penchant sur l’onde, il a rencontré sa face, mais ne s’est point reconnu.
À présent, dans l’allée, un Ange est devant lui. Il contemple le Chérubin qui se tient immobile, frôlant le sable scintillant.
ADAM
Est-ce toi qui me regardais fixement dans l’eau, Entre les feuilles sombres ?
LE CHÉRUBIN
Non,
tes yeux seuls dans l’ombre se reflétaient,
Mais je lis en ton cœur : je ne suis point l’Épouse.
ADAM
Qui es-tu donc ?
LE CHÉRUBIN
L’Annonciateur.
ADAM
Comment te nomme-t-on ?
LE CHÉRUBIN
Les légions quand je m’envole murmurent :
Gabriel !
ADAM
Comme il vibre en mon cœur, comme il est doux, ton nom !
Ainsi qu’une rampe légère sous ma main,
Ton nom s’élance
jusques au ciel !
LE CHÉRUBIN
Et toi,
Comment t’appelles-tu ?
(Un sourire mystérieux erre sur ses lèvres.)
ADAM
Je ne sais pas.
Les animaux ne parlaient pas en passant devant moi.
Je sais leur nom à tous, sans qu’ils sachent le mien.
Des regards en foule
me caressent au passage,
Mais nulle bouche ne prononce mon nom.
Je suis celui
qui reçoit tout,
sans pouvoir rendre encore.
LE CHÉRUBIN
Que de trésors
accumulés !
Donne-les-moi.
ADAM
Si tu le veux, je le veux bien, mais vois...
Je n’ai rien...
mes mains sont vides...
(Il tend les mains vers Gabriel.
Se ravisant aussitôt.)
Ah ! si j’allais cueillir des fruits pour toi...
(Avec amour.)
pour toi !
Si tu savais comme ils sont beaux !
LE CHÉRUBIN, avec un respect infini.
Je mange un fruit de sang et d’eau,
Un fruit plus doux encor
que les fruits d’or
Mûris sous les rameaux.
ADAM, inquiet.
Quoi ! pas même un de ces fruits vermeils...
Tu ne désires rien ?
LE CHÉRUBIN
Rien
que la joie de savourer
Ton innocence – ce soleil – ô fruit plus précieux
Que celui de l’Arbre de Science.
Allons dans les allées ensemble...
Tu veux ?
au long des bois charmants,
Noyés dans le ciel bleu...
tous deux !
ADAM
Je vais où tu me prends ; ma langueur est passée.
Mon cœur bat doucement.
(Hésitant, puis précipitant ses paroles.)
Je voudrais
t’embrasser !
LE CHÉRUBIN, avec un regard tendre et profond.
Je sais un fruit,
Un fruit de sang et d’eau,
Plus enivrant que toutes lèvres
cependant.
ADAM
Que ne l’ai-je trouvé avant toi, ce fruit si beau !
Je te l’aurais donné.
(Des colombes viennent voler autour de sa tête.)
LE CHÉRUBIN, avec ravissement.
Adorable candeur !
Âme plus blanche encore que les ailes qui t’effleurent,
Suis les battements de leur vol.
(Adam tourne la tête et avance la main.
Les colombes s’enfuient, effarouchées.)
ADAM
Toutes,
toutes parties !
Hélas ! je n’ai plus rien à te donner.
(Les voyant disparaître.)
Où vont-elles ?
LE CHÉRUBIN
Parmi les fleurs aux brûlantes corolles.
ADAM
Loin d’ici ?
LE CHÉRUBIN
Vers l’Orient,
Là-bas, entre les branches agitées par le vent.
Vois, au delà des feuilles bruissantes,
déjà
Elles se posent
aux pelouses d’argent.
Vite approchons.
Il entraîne Adam par la main ; tous deux quittent l’allée, se glissent sous les ombrages et atteignent l’autre versant du bois.
Devant eux se déroule l’éblouissante prairie où s’ébattent les colombes. L’une d’elles plane immobile sur ses compagnes ; un nimbe l’entoure ; son chant rayonnant comme une pluie d’étoiles se fond au murmure lointain des flots. À l’horizon, derrière une ligne de rochers, la mer, nappe immense, apparaît ; elle semble de zone en zone remonter aux profondeurs du ciel, pour retomber en franges d’azur sur les prés éclatants.
ADAM, s’avançant.
Ô toi, la plus belle,
Toute roucoulante d’or...
(Il la saisit, joyeux.)
Je t’offre à Gabriel !
(Il présente à l’Ange l’oiseau palpitant.)
LE CHÉRUBIN, se voilant la face.
Enfant secret,
Enfant chéri,
enfant à qui tout est permis !
Que va-t-on dire au Paradis ?
Non, non, garde l’offrande.
J’ai pris ton âme avec joie ;
Mais, sans effroi, toucher à Dieu !
Quel privilège !
Ô innocence !
ADAM, étonné.
Pourquoi aurais-je peur ?
Son corps frémit de plaisir ;
tendres sont ses regards ;
Son chant me berce comme le silence.
LE CHÉRUBIN, se détournant.
Dieu ! que lui dirai-je ?
ADAM, avec insistance.
De quoi puis-je avoir peur ?
LE CHÉRUBIN, frissonnant.
Ne vois-tu pas
Que le soleil pâlit sous son œil torride ?
ADAM
Mon cœur pourtant ne brûle pas,
il est liquide.
LE CHÉRUBIN
Si tu savais Celle que tu tiens...
ADAM
J’ignore.
Sa douceur m’inonde.
Que faut-il de plus ?
LE CHÉRUBIN
Elle est la Gloire promise au monde,
Celle devant qui les Anges se voilent, éperdus.
(La Colombe s’échappe.
Adam, les doigts entrouverts,
jette au ciel un regard anxieux.)
ADAM
Elle monte,
elle monte
jusqu’aux étoiles...
LE CHÉRUBIN, avec mystère.
L’Esprit s’attarde où il veut,
Il se dérobe quand il veut.
Ne prend-il pas toutes les formes ?
ADAM
Jusqu’aux étoiles !
Cependant rien n’est changé :
Le ciel est calme,
La mer toujours est bleue ;
explique-moi...
Mais dans la clarté soudaine plus rien ne se distingue. L’entourage, comme l’Oiseau, s’est envolé.
Alors, voici qu’aux profondeurs, là-bas, par delà les roses de feu, se révèle un visage ineffablement saint, et puis un corps aux chairs pures comme celles des lis, vêtu d’azur, ceinturé d’astres. L’Annonciateur se tient devant la Vierge, le genou ployé, un doigt posé sur les lèvres. Elle, les bras en croix sur la poitrine, baisse humblement les yeux et semble être l’image de l’Attente éternelle. La Colombe s’est blottie dans son cœur. Et ce cœur s’embrase ; la flamme qui l’étreint se divise, se multiplie ; tout le ciel prend feu, déversant des langues brûlantes qui tombent en gerbes d’amour sur la terre d’enchantement.
Adam, transpercé, gît sur le sol comme mort, cependant qu’une main doucement touche son front. Il rouvre les paupières : Gabriel est là, près de lui...
LE CHÉRUBIN, l’attirant.
Enfant, lève-toi ;
allons sous les langues de feu !
II
LE CANTIQUE DU JOUR
La mer et les falaises bien en rang.
LES ROCHERS, à la brise qui souffle.
Ne vous éloignez pas, restez...
Restez là pour embaumer,
pour rafraîchir.
(Aux sables de la grève.)
Et vous, grains d’or, grains de saphir,
sortez,
Sortez en foule
pour qu’il vous foule...
LE CORTÈGE DES FLEURS,
accourues de la prairie, pleines d’impatience.
Hâtons-nous, hâtons-nous d’arriver.
Vite, refleurissons.
(Amoureusement.)
Qu’il nous contemple encore.
LES COLOMBES, voltigeant autour des fleurs.
Cachons-nous,
Cachons-nous dans les rochers,
pour nous lever à sa venue !
LES MONSTRES MARINS
Pour ne pas l’effrayer,
enfonçons-nous sous les flots.
LES PETITS POISSONS
Bondissons,
bondissons
entre les vagues !
Tendons nos ventres plaquetés d’argent neuf.
LA MER
En un milliard de parallèles,
Je fuis, joyeuse, et je reviens,
pour fêter son approche.
LES NUES, jalouses.
Fixons ses regards par nos métamorphoses.
Préparons,
Préparons des mirages
sur son passage.
LE GOLFE ENTIER
Préparons
de riantes images
pour l’enfant sage.
LES COQUILLAGES PROFONDS
Pour son oreille emprisonnons
le vent du large,
La voix du temps.
L’ÉCHO
Emprisonnons...
la voix...
du temps...
LA NACRE
Et pour ses yeux l’orangé rose,
l’or vert du firmament.
LES REFLETS DANS L’ONDE
...Vert...
firmament.
LE CIEL
Pour l’enfant innocent...
LES PERLES
Faisons notre orient plus pur,
notre forme plus ronde.
LES VAGUES
Sur nos arêtes vagabondes,
Qu’il voie surgir des diamants.
LES DIAMANTS
Sous le soleil, qu’il soit content
de nous voir rire,
Rire pour longtemps.
LE SOLEIL
Qu’il soit content dans notre empire...
LE JOUR
Soleil !...
LE SOLEIL
...Où l’on peut rire,
rire en chantant...
LE JOUR
Soleil !
cœur flamboyant...
LE SOLEIL
...éternellement.
LE JOUR
...Roule, roule aux plaines d’azur
Qui vont se reflétant en se plissant dans l’onde
La mer est bleue comme le temps,
Les flots s’irisent de plaques blondes,
les nues
Ont des desseins changeants :
Elles s’écroulent, elles s’allongent
Et vont se poursuivant
ainsi que des cavales
Qui follement ont rompu leurs longes.
Et la mer est profonde ;
La mer
aux arômes enivrants,
Sous les regards – par milliards – qui la sondent,
Songe en secret au noir néant.
Le ciel
s’arrondit comme un énorme dôme
D’où partent des appels de trompes.
Sonnez, sonnez, buccins étranges,
Et vous, chant rauque des conques,
fanfares vertes,
Appuyez les cuivres oranges.
Conques et trompes, sonnez
selon le rythme amer,
Selon le rythme doux
et clair
comme l’aurore.
LES CHOSES ADMIRABLES
Soleil ! darde sur nous tes rayons d’or ;
soleil,
Dévore
le firmament !
Nuées jalouses, voilées d’argent,
À l’horizon montez heureuses ;
Moires amoureuses, satins riants,
chantez,
Chantez le blanc cantique
Que soutient l’orgue titanique
Des falaises au front géant.
Chantez, chantez,
Roches rudes comme l’acier,
Roches sombres comme le fer.
Au long de l’immense mer
Épousant la courbe du port,
Roches altières,
chevauchez,
Chevauchez, entonnant le cantique des forts.
Ô Dieux !
faites crier les pierres
Et sur leurs pentes raboteuses,
par milliards,
Ouvrez des fleurs
miraculeuses ;
Qu’elles éclatent dans la splendeur.
LES FLEURS
Nous sommes par milliards
Des yeux
pleins de candeur, des yeux
Pleins de nectar,
des yeux pleins de fraîcheur ;
Ces yeux, que le jour baise de ses lèvres sans fard,
Ces yeux ont des regards
par milliards
Qui lui plaisent et qu’il aime.
LES FALAISES, au jour.
Plus que les gemmes
nous sommes dures,
Plus que l’ébène
nous sommes noires.
Mais toi, cristal pur,
amphore de gloire,
Sur nous tu verses sans mesure
L’or,
le lilas et la moire
Dont l’aile des Anges
est frangée.
Nos assises s’étendent sous les flots damassés
Et, quand la mer se retire,
on voit surgir
De noirs îlots
qu’enchâssent des lames de saphir.
La mer est bleue comme le temps.
Soleil, cœur flamboyant,
Darde sur nous tes flèches de feu !
LA MER
Dans mon sein ténébreux enfonce ton regard,
Lumière de mes yeux,
ô soleil,
Dans mon sein ténébreux enfonce tous tes dards.
Mes flots tumultueux,
de leurs prunelles,
par milliards,
En nappes d’étincelles
te rendront ton regard.
Ô splendeur qui ruisselles !
Du ciel
Je ne suis plus le miroir bleu ;
Je suis le reflet vermeil de ton œil fabuleux,
Ô soleil !
Et sur ma face, par milliards,
Les vagues ont des regards
qui prennent feu.
LES FLEURS
Nous sommes par milliards
des yeux
pleins de candeur,
Comme vous, ô vagues torrides,
Sœurs frémissantes qui cherchez nos regards.
LES ANGES
Nous sommes par milliards
des yeux pleins de nectar.
LES VAGUES
Nous sommes par milliards des yeux pleins de fraîcheur,
Comme vous, ô fleurs candides,
Sœurs odorantes que fascine la mer
au multiple regard.
LE JOUR
La mer !
regard unique dont vous êtes les yeux.
LES FLEURS
Ô mer,
regard unique qui incendies nos yeux !
LES VAGUES
Ô fleurs,
regard multiple qui rafraîchis nos yeux !
LES ANGES
Nous sommes par milliards des yeux remplis de joie,
Des yeux
remplis de feu.
LE SOLEIL
Je suis le royal ouvrier de mon Roi.
Voyez comme je plante des clous d’or
aux tentures des nues
Retombantes aux murs d’azur ;
et, pour cela,
Point n’est besoin d’un marteau d’acier : un rayon
Étiré de mon œil infini
suffit.
Heï-ha ! hardi donc !
D’autres rayons encor
Et les tentures lamées d’azur,
Constellées d’angles d’or,
par milliards,
Se changent en cascades d’argent
Où l’on voit luire des perles rares.
LES NUES
De nos balcons de satin blanc,
Où l’on se penche sans vertige,
De nos balcons éblouissants, on voit
la Terre promise.
Le golfe est comme un port empli d’une rumeur exquise.
Tandis que sous le ciel,
hors du temps,
Nos cascades ruissellent,
Les Anges y baignent leurs pieds charmants
En soulevant
leurs voiles frangés de ciel
Et, parfois, d’un coup d’aile,
pour s’amuser,
Font notre écume s’envoler
en subtiles parcelles.
Puis nos perles se changent
En un miroir clair et poli,
Où les Anges,
porteurs de palmes,
s’avancent
En immobiles théories,
Semant les roses blanches,
Les lis et les pervenches
pour Dimanche
Que Dieu prépare au Paradis.
Et graduellement les nues s’entrouvrent ; les légions, rangées en glorieux cercles d’un bord à l’autre du ciel, apparaissent. Au-dessous d’elles, dans la sérénité limpide du jour, le golfe adorable repose.
LA MER
Je suis bleue,
je suis calme.
LES FALAISES
Nous sommes toutes bien en rang.
LES NUES
Heureuses et riantes, nous reposons à l’horizon.
L’AIR
Je suis fluide.
Comme l’Esprit je me dérobe.
LE SOLEIL
Dans ma lumière vivez tous.
Je suis la joie,
je suis la fête.
LES ANGES
Riez et chantez...
LES CHOSES ADMIRABLES
Toutes,
nous sommes prêtes !
Justin KLOTZ.
Paru en 1926 dans Le Roseau d’or.