Journal d’une mère
par
Madame de KRÜDENER
TU es sur mon sein, tu existes, mon fils, toi que révèrent mes orgueilleuses espérances ; toute mon âme suffit à peine à ce bonheur de la maternité ! et ces jours si purs, si beaux, d’une heureuse union, sont devenus encore plus purs, encore plus beaux. Ô femmes ! que votre destinée est belle ! L’univers entier, n’est pas assez vaste pour les hommes ; ils y portent leurs désirs inquiets ; ils veulent le remplir de leur nom ; ils fatiguent leurs jours ; ils prodiguent la vie ; elle est toujours hors d’eux-mêmes. Et nous, qu’elle est belle notre destinée ignorée, qui ne cherche que les regards du ciel ! Comme il a doué nos cœurs, à la fois courageux et sensibles ! ce cœur qui brave la douleur et la mort et se rend à un sourire. Puissance divine ! tu nous laissas l’amour ; et l’amour, sous mille formes, enchante nos jours ! nous aimons en ouvrant les yeux à la lumière, et nous donnons toute notre âme d’abord à une mère, ensuite à une amie, toujours aux malheureux ; ainsi de plaisirs en plaisirs nous arrivons à l’enchantement d’un autre amour ; et tout cela n’a fait que nous apprendre mieux le devoir pour lequel nous fûmes créées. Délice de ma vie, cher Gustave, je suis donc aussi mère ! mes yeux ne peuvent se lasser de te regarder ; mille espérances se succèdent et occupent toute ma journée, et mes rêves mêmes. J’attends ton premier regard ; quand tu t’éveilles, j’épie ton premier sourire.
Je rêve déjà à ce temps où tu me connaîtras, où mêlant ensemble toutes tes petites idées, tes besoins, tes affections, ton choix, tout te portera vers moi...
Je t’ai porté à l’église, Gustave ; j’ai remercié le dieu de l’univers qui te donna à moi : j’ai juré, non, j’ai promis et jamais promesse ne fut faite avec cette chaleur, j’ai promis de remplir mes devoirs envers toi. Je te tenais dans mes bras ; j’étais fière et humble, j’étais mère. J’étais si riche ! Comment ne pas sentir ce cœur qui s’enorgueillissait de toi, mon Gustave ! mais j’étais humble aussi. Qu’avais-je fait pour mériter ce bonheur si grand ? Je t’ai déposé sur cet autel où l’église bénit mon union avec ton père : je suis revenue au château, environnée de nos vassaux ; leurs regards te bénissaient, car ils aiment ton père, et je promis pour toi que tu les aimerais un jour.
Et quand j’ai été seule, je suis allée avec toi dans la longue galerie où sont les portraits de tes aïeux ; et, faible encore, car il n’y a que quelques semaines depuis ce jour où je souffris et où j’oubliai si délicieusement mes douleurs, je m’assis près d’un faisceau d’armes. Ton noble grand-père les avait illustrées dans des guerres pour la patrie. Autrefois elles me faisaient peur ; mais aujourd’hui je pensais que le jour viendrait où tes jeunes mains les soulèveraient aussi, et où un ardent et sublime courage t’animerait. Puis je parcourus cette galerie, te montrant avec ivresse à tes ancêtres, comme s’ils me voyaient ; et je m’arrêtais devant celui dont tu es aussi le descendant, qui servit si bien son Dieu et ses rois ; et, te soulevant avec fierté, je dis au héros : « Regarde mon Gustave, il tâchera de te ressembler. »
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Aujourd’hui tu as eu deux ans, cher Gustave. Ton père absent depuis plusieurs mois, est revenu hier de Stockholm ; avec quel bonheur nous nous sommes revus ! Il a demandé à te voir ; je lui ai dit que tu dormais, et je l’ai entraîné dans le salon. J’ai cherché à l’occuper un instant ; mais je ne pouvais cacher mon inquiète joie et mon attente ; je regardais vingt fois la porte. Nous étions assis près du grand poète dont tu aimes à voir les antiques peintures. Enfin la porte s’est ouverte, et tu es entré habillé, pour la première fois, des habits de ton sexe, et ce costume de notre nation, qui est si beau, t’allait à ravir. Tu as hésité en entrant si tu avancerais, tu croyais qu’il y avait un étranger. J’ai eu peur pour toi ; puis tu as fait quelques pas et la joie m’est revenue. Cette distance à parcourir, qui devait montrer à ton père que tu savais marcher, je la mesurais avec des battements de cœur, comme si c’était toute la carrière de la vie ; je tremblai pour toi ; j’avais tout fait ôter sous tes pas ; je t’encourageais de mon sourire ; je t’appelais. J’avais caché à moitié, derrière ma robe, de nouveaux joujoux ; tu les a vus, tu as redoublé d’efforts. Ton père ne se contenait qu’avec peine ; il voulait toujours s’élancer vers toi ; je le retenais : enfin tu as presque couru, et, près de nous, tu l’as regardé du haut en bas, et tu t’es jeté dans mes bras. Ô moment ravissant ! Tous trois, toi, ton père et moi, une seule étreinte nous confondait, et ses larmes coulaient, et tu passais de l’un à l’autre comme une aimable promesse de nous aimer toujours. Ô mon fils ! que j’ai eu de bonheur à sentir, à l’écrire ! Je le relirai souvent et je te le ferai relire.
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Aujourd’hui à dîner, on a parlé d’un trait touchant, arrivé pendant je ne sais quelle guerre d’Allemagne. Le magistrat d’une ville assiégée et sur le point d’être livrée au pillage, fait assembler toutes les mères à l’hôtel-de-ville, et leur ordonne d’amener tous leurs enfants, depuis l’âge de sept jusqu’à douze ans, et de les revêtir d’habits de deuil. Cette touchante cohorte de jeunes citoyens, et peut-être de victimes, devait aller implorer l’ennemi. Le désespoir de ces mères, le tumulte des armes, les cris des ennemis, tout se peignait sur tes traits, Gustave ; ta jeune imagination te montrait tout. Enfin tu te lèves de table, tu cours dans mes bras, et me regardant avec fierté et tendresse, tu me dis : « Maman, j’ai sept ans ; j’aurais été aussi à l’ennemi, et je l’aurais prié pour toi. » Gustave ! est-il une plus heureuse mère ?
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Gustave, tu as fait aujourd’hui une action héroïque ; et tu n’as que douze ans !
Un pauvre enfant du village, en jouant près de la rivière a été entraîné par le courant. Gustave se promenait dans les environs ; il venait d’être malade ; il était faible et savait à peine nager. Il accourt, s’élance et saisit l’enfant au moment où il reparaissait sur l’eau ; mais manquant de force et ne voulant pas l’abandonner, il appelait du secours... Heureusement on l’avait vu. Ô mon Dieu ! que serais-je devenue sans cela ? On les a ramenés tous deux ; Gustave a eu un long évanouissement. En ouvrant les yeux, son premier cri a été pour l’enfant ; il a pleuré de joie ; il l’a embrassé, et lui a donné ce qu’il avait pour le porter à sa mère : il n’y est pas allé lui-même, il avait la pudeur de son bienfait.
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Qu’elle est intéressante l’amitié qui unit Gustave à Ernest ! les belles âmes seules aiment ainsi. Nous étions assis au bord du grand étang ; les deux amis étaient sous un arbre, et lisaient ensemble Homère. Leurs jeunes cœurs s’enflammaient. Il y avait un charme inspirant dans cette scène ; ces riches tableaux d’une imagination si forte ; ces sentiments qui sont de tous les âges et de tous les temps, et qui frappaient sur ces cœurs si purs, les transportaient tour à tour sous le ciel de l’Orient, et les ramenaient dans le cercle enchanté de leurs affections.
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Ernest et Gustave se livrent à la botanique avec ardeur. Je crois que si Linné n’avait pas été Suédois, ils aimeraient moins cette étude. Qu’ils sont heureux ! Qu’il est beau cet âge poétique de la vie, où l’on fait des appels de bonheur à tout ce qui existe, et où tout vous répond ? Cependant, il y a quelque chose de passionné dans le caractère de Gustave qui m’alarme quelquefois.
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Gustave a quinze ans. Je le regardais avec la tendresse qui devine tout, et j’ai éprouvé une espèce de frayeur. Je ne sais sur quoi elle se fonde. Gustave, doué par le ciel de toutes les vertus généreuses ; Gustave, aimé de tous ; Gustave, enfin, qui reçut en partage les biens de la nature et ceux de l’opinion, n’avait-il pas tout ce qui promet le bonheur ? Et pourtant je sens que son âme est une de celles qui ne passent pas sur la terre sans y connaître ces grands orages qui ne laissent trop souvent que des débris. Quelque chose de si tendre, de si mélancolique, semble errer autour de ses grands yeux noirs, de ses longs cils abattus quelquefois ! Il n’a plus cette inquiète mobilité de l’enfance ; il a abandonné ses chevaux, les fleurs de son herbier ; il se promène souvent seul, beaucoup avec Ossian, qu’il sait presque par cœur. Un mélange singulier d’exaltation guerrière et d’une indolence abandonnée aux longues rêveries le fait passer tour à tour d’une vivacité extrême à une tristesse qui lui fait répandre des larmes.
Hier, il revenait d’une de ses promenades solitaires. Je l’ai appelé. « Gustave, lui ai-je dit, tu es trop souvent seul à présent. – Non, ma mère, jamais je n’ai été moins seul ; et il a rougi. – Avec qui es-tu donc, mon fils, dans tes courses solitaires ? » Il a tiré Ossian, et d’un air passionné il a dit : « Avec les héros, la nature, et... – Et qui ? mon fils. » Il a hésité ; je l’ai embrassé. « Ai-je perdu ta confiance ? » Il m’a embrassée avec transport. « Non, non ! » Puis il a ajouté, en baissant la voix : « J’ai été avec un être idéal, charmant ; je ne l’ai jamais vu, et le vois pourtant ; mon cœur bat, mes joues brûlent ; je l’appelle ; elle est timide et jeune comme moi, mais elle est bien meilleure. – Mon fils, ai-je dit avec une inflexion tendre et grave, il ne faut pas t’abandonner ainsi à ces rêves qui préparent à l’amour, et ôtent la force de le combattre. Pense combien il se passera de temps avant que tu puisses te permettre d’aimer, de choisir une compagne ; et qui sait si jamais tu vivras pour l’amour heureux ! – Eh bien, ma mère, ne m’avez-vous pas appris à aimer la vertu ? » J’ai souri et j’ai secoué la tête comme pour lui dire : « Cela n’est pas aussi facile que tu penses ! »
« Oui, ma belle maman, la vertu ne m’effraie plus depuis qu’elle a pris vos traits. Vous réalisez pour moi l’idée de Platon, qui pensait que si la vertu se rendait visible on ne pourrait plus lui résister. Il faudra que la femme qui sera ma compagne vous ressemble, pour qu’elle ait toute mon âme. » J’ai encore souri. « Oh ! comme je saurais aimer ! bien, bien au delà de la vie ; et je la forcerais à m’aimer de même : on ne résiste pas à ce que j’ai là dans le cœur ; quelque chose de si passionné », a-t-il dit en soupirant et frémissant ; puis, après un moment de silence, il a ajouté : « Un de nos hommes les plus étonnants, les plus excellents, Swedenborg, croyait que des êtres qui s’étaient bien, bien aimés ici-bas, se confondaient après leur mort, et ne formaient ensemble qu’un ange : c’est une belle idée, n’est-ce pas, maman ? »
Mme de KRÜDENER.
Paru dans les Annales romantiques en 1826.