Conte populaire
par
Charles LABERGE
PARIS ne s’est pas fait en un jour, Terrebonne non plus. Or, donc, Terrebonne qui est aujourd’hui un beau et grand village, étendu de tout son long sur la côte de la rivière Jésus, n’était, au dernier siècle, qu’un tout petit enfant qui s’essayait en jouant à grimper sur la côte. Il y avait dans ce petit village une petite maison, dont l’emplacement se trouve aujourd’hui au pied de la côte, au beau milieu de Terrebonne. Cette maison se trouvait à la fourche de quatre chemins, circonstance importante quand on sait que c’est toujours là que se fait cet effrayant contrat : la vente de la poule noire. Le ciel était beau mais la terre bien triste. L’automne l’avait jonchée de feuilles mortes, et les pluies l’avaient recouverte d’une hideuse couche de boue. Pourtant, il n’y a pas de mauvais temps, quand il s’agit de chômer une de ces fêtes canadiennes aussi vieilles que la première croix plantée sur notre sol. Or, c’était la Sainte- Catherine, ce jour de réjouissances nationales ; c’était la fête de cette sainte dont le nom seul apporte le sourire sur les lèvres des Canadiens. Terrebonne était alors, comme il l’est encore, essentiellement français, de sorte que tout ce qu’il y avait de gai s’était donné rendez-vous à la fourche des quatre chemins. La toilette était au grand complet ; de beaux grands garçons à la tournure cavalière, et des jeunes filles charmantes (comme il y en a encore à Terrebonne).
Quand tout ce jeune monde fut disposé dans un local de vingt pieds carrés, c’était charmant à voir : toutes ces têtes qui s’agitaient, ces pieds qui trépignaient, ces sourires, ces œillades, ces petits mots jetés négligemment dans l’oreille d’une voisine en passant, tout cela formait le plus joli coup d’œil.
Après qu’on se fut donné force poignées de main, et peut-être quelques baisers,... ce dont la chronique toujours discrète ne dit rien ;... quand les jeunes filles eurent bien babillé, et se furent débarrassées de leurs manteaux, quelque chose frappa d’abord tous les jeunes gens à leur en faire venir l’eau à la bouche : une forte odeur de sucre était répandue dans la maison. Dans un coin, il y avait une cheminée que réchauffait un bon feu ; sur ce feu étaient disposées méthodiquement deux grandes poêles à frire qui contenaient ce que tout le monde a deviné, de la mélasse ; car que faire à la Sainte-Catherine si l’on ne fait pas de la tire ? La liqueur s’élevait à gros bouillons au-dessus des poêles pour annoncer que tout serait bientôt prêt. Tous les yeux étincelèrent de joie. Après quelques minutes d’attente, employées à se prémunir contre les dangers qu’allait courir la toilette, le sucre fut apporté dans l’appartement. Il n’y a pas besoin de dire que ce fut une fureur ; tout le monde se jetait dessus, en arrachait les morceaux des mains de ses voisins, avec des éclats de rire fous ; tout l’appartement fut métamorphosé en une manufacture de tire. Il y en avait partout, au plancher d’en haut comme à celui d’en bas ; l’appartement en était saturé. Puis, les lignes se formèrent, on joua à la seine avec de longues cordes de tire qui pêchaient les gens par le visage, chacun se permettait de dorer la figure de son voisin ; tout le monde était sucré, barbouillé, tatoué, de la façon la plus pittoresque. C’était un brouhaha dans la maison à ne plus entendre, un tintamarre à devenir sourd.
Une seule chose pouvait ralentir l’entrain et, pour un instant du moins, donner un peu de répit, c’était la musique, ce charme qui entraîne tous les êtres vivants, quelque grossiers que soient ses accords. Mais ici le roi des instruments venait de résonner. Un jeune blondin, à figure prétentieuse, assis dans un coin, promenait à tour de bras son archet sur son violon, en battant la mesure à grands coups de pied. Tout le monde se mit à fredonner et à sautiller : la tire était vaincue. Les souliers volent d’un bout à l’autre de la chambre sans qu’on les voie partir, les gilets en font autant : c’était un enchantement, un sort. Deux couples entrent en danse, et entament une gigue furieuse, chacun de leur côté. Les sauts, les gambades, les saluts, les demi-tours à droite et à gauche, c’était un vrai tourbillon, c’était comme la chanson : sens dessus dessous, sens devant derrière. À la gigue succédèrent la contredanse, la plongeuse, le triomphe, toutes danses animées, vives et gaies. Tout le monde était transporté. Danseurs et danseuses, hors d’eux-mêmes, sautaient, frottaient, piétinaient à en perdre la tête.
Au moment où la danse était le plus animée, on entend tout à coup frapper à la porte : ta, ta, ta.
– Ouvrez, dit un des danseurs.
Un monsieur, vêtu en noir des pieds jusqu’à la tête, à la figure belle et intéressante, à la tournure distinguée, entre dans la maison. Chacun des assistants, avec cette politesse hospitalière, caractère national des Canadiens, s’empresse autour du nouveau venu ; mille politesses lui sont prodiguées, et on lui présente un siège qu’il accepte. Les gens furent un peu surpris ; mais la politesse, l’hospitalité vraie et cordiale est si naturelle chez nos habitants, fait tellement partie de leurs mœurs, que l’étonnement fut de courte durée. La danse recommença comme de plus belle. L’étranger émerveillé regardait avec intérêt cette gaîté franche, si naïve, si expansive.
Après quelques minutes, le monsieur étranger fut poliment invité à danser ; il ne se le fit pas répéter et accepta l’offre de la meilleure grâce du monde. Il choisit parmi les jeunes filles une des plus jolies, et la promena tambour battant dans tout l’appartement. Tout le monde admirait les grâces et la bonhomie de l’étranger, quand tout à coup la danseuse pousse un cri qui fait tressaillir tous les assistants et s’évanouit. La main de son partner avait violemment pressé la sienne. On la transporte dans une chambre, où les soins lui sont prodigués. La danse fut interrompue, tous les assistants commencèrent à regarder le monsieur avec soupçon. Le plaisir avait fait place à l’inquiétude. Un des jeunes gens s’avance vers l’étranger et lui demande son nom. Pas de réponse. Tout le monde se regarde avec étonnement : quel est cet homme singulier ? La demande réitérée ne reçoit pas plus de réponse, même mutisme. L’étranger paraissait cloué à son siège, sans mouvement aucun ; seulement, ses yeux commençaient à devenir plus brillants. Les jeunes gens tinrent conseil, et on résolut de le faire sortir. L’un d’eux lui dit tranquillement :
– Monsieur, nommez-vous, ou sortez.
Pas de réponse.
Les jeunes filles effrayées se retirèrent dans un coin de l’appartement, attendant avec anxiété le dénouement de cette scène extraordinaire.
– Nommez-vous, ou sortez, répéta un des jeunes gens.
Pas de réponse.
Un silence morne régna pendant quelques secondes. Tous restaient indécis, presque terrifiés, en voyant cet homme impassible qui ne bougeait pas. Un des plus résolus dit aux autres :
– C’est la dernière fois, il faut qu’il sorte.
Chacun hésite à s’approcher le premier. L’étranger ne bouge pas davantage ; seulement ses yeux deviennent de plus en plus brillants et lancent des éclairs ; tous les assistants en sont éblouis ; personne ne peut soutenir son regard de feu.
– Sortez, sortez.
Pas de réponse.
– Eh bien ! il faut le sortir, dit l’un d’entre eux.
Plusieurs s’approchent de lui en même temps, et le saisissent, l’un par les bras, l’autre par les revers de son habit. Ils font un violent mais inutile effort ; il reste ferme et inébranlable sur sa chaise, comme une masse de plomb. Ses yeux deviennent plus ardents, toute sa figure s’enflamme graduellement ; en même temps une violente commotion se fait sentir, la maison tremble.
– C’est le diable ! crie d’une voix perçante le joueur de violon, qui lance son instrument sur le parquet.
– C’est le diable ! c’est le diable ! répète tout le monde.
Impossible de peindre la frayeur, le trouble, la confusion ; portes, châssis, tout vole en éclats sous les coups des fuyards ; des cris déchirants se font entendre de tous côtés. Il n’y a pas assez d’ouvertures pour recevoir à la fois tout ce monde qui se heurte, se presse, s’étouffe. Les lambeaux de gilets et de robes restent accrochés aux portes et aux châssis. Les blessures, les meurtrissures font pousser des gémissements. À droite, à gauche, les jeunes filles tombent évanouies. Les plus alertes fuient à toutes jambes, en criant partout : le diable ! le diable ! et réveillent tout le village avec ces lugubres mots. Tous les habitants se lèvent ; on sort, on s’informe.
Quand le fort de la terreur fut passé, que quelques-uns eurent recouvré leurs esprits, ils racontent ce qu’ils ont vu.
– Allons trouver M. le curé, dit une voix.
– Allons le trouver, répètent les autres.
Ils arrivent au presbytère et trouvent le curé debout sur le seuil de sa porte, pâle, défait, ne sachant que penser. On lui raconte l’effrayant évènement dans tous ses détails.
– C’est le diable, lui dit-on, c’est le diable !
Quand le curé eut bien pris ses informations :
– J’y vais aller, dit-il, attendez-moi un instant.
Le curé rentre dans son presbytère, se dirige vers sa bibliothèque, et y prend un petit livre à reliure rouge, le petit livre mystérieux, le Petit-Albert. Il revient après quelques minutes, et tous se dirigent vers la maison, non sans trembler.
Le curé s’arrête à quelques pas, et fait signe à ses gens de ne plus avancer. Une clarté éblouissante était répandue dans la maison, on eût dit que l’incendie y exerçait ses ravages. Le curé regarde dans la maison, et aperçoit un homme de feu assis sur une chaise toujours à la même place, immobile. Surmontant la frayeur qui le gagnait malgré lui, il ouvre le Petit-Albert et en lit à haute voix quelques passages... L’homme de feu ne bouge pas. Il recommence à lire, accompagnant sa lecture de signes mystérieux, l’homme de feu s’agite violemment sur son siège. Le curé lit encore quelques mots, puis il dit à haute et intelligible voix :
– Au nom du Christ, sortez d’ici !
Tout à coup la maison reçoit une violente secousse, le sol tremble sous leurs pas. Un tourbillon de feu passa à travers un pignon de la maison. Tous s’enfuirent en poussant des cris effrayants.
Le diable était parti, emportant avec lui un des pans de la maison, que l’on n’a jamais pu retrouver. Le curé s’en retourna tranquillement à son presbytère, le Petit-Albert sous le bras.
Charles LABERGE, Conte populaire.
Paru dans L’Avenir en 1848.