Satan dans la cité

 

Conversations entre un Sociologue et un Théologien

sur le Diabolisme Politique et Social

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marcel de LA BIGNE DE VILLENEUVE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DILECTISSIMAE DULCISSIMAEOUE

MEMORIA

CONJUGIS

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

 

 

Dans les dernières années, la Démonologie paraît avoir connu une activité grandissante et suscité un renouveau de curiosité. Théologiens, médecins, philosophes, sociologues y ont apporté d’intéressantes contributions. Souvent, chez les uns et chez les autres, les préjugés et les partis pris se sont atténués et l’on rencontre en général plus d’objectivité et d’impartialité qu’au siècle précédent. Ils se montrent plus respectueux des faits et les savants férus de positivisme eux-mêmes ne rejettent plus a priori comme antiscientifique tout mystère d’apparence inexplicable. Aussi voit-on en bien des cas d’anciens adversaires réaliser des ententes sur des points déterminés et adopter des positions communes. On dirait qu’un certain nombre de notions se dégagent et s’imposent et conduisent les chercheurs aux mêmes solutions.

Si l’on me permet un exemple personnel, je puis citer de cette convergence un cas particulier assez curieux : après avoir mis au point et rédigé des notes assez abondantes sur les phénomènes d’ordre démoniaque qui m’intéressaient, j’ai eu l’agréable surprise de me trouver en accord très fréquent, non pas seulement pour le fond, mais jusque pour les termes de vocabulaire que je croyais bien être le premier à employer, avec le beau livre documenté, véhément et emporté que Jacques d’Arnoux a intitulé « L’Heure des Héros », dont, au cours de mon travail, j’avais ignoré même l’existence. Il sera facile de s’en convaincre par une rapide comparaison, car je n’ai pas cru devoir modifier mon texte. Le fait, qui me cause une satisfaction légitime, valait d’être signalé.

De la littérature démonologique contemporaine, l’une des pièces principales est sans doute le gros recueil consacré à Satan par la collection des Études Carmélitaines. Excellente initiative, et très opportune, que cette enquête menée auprès d’écrivains et de penseurs qualifiés. À prime abord, devant la masse et le poids du volume, on pourrait croire que l’on se trouve en présence d’une véritable « Somme » du Satanisme. Malheureusement, la réalité ne répond pas à l’apparence autant qu’on l’aurait souhaité. Ce n’est pas ici le lieu de se livrer à une critique approfondie et de distribuer l’éloge et le blâme. Il faudrait pour cela, d’ailleurs, une compétence que je ne crois nullement posséder. Du moins est-il permis de dire, car c’est là une constatation à la portée de tout lecteur un peu averti, que l’œuvre n’est pas sans faiblesse et se manifeste en particulier à la fois lacunaire et pléthorique. Dès le premier contact, on est un peu choqué par le souci puéril qui a fixé le nombre des pages du livre au chiffre apocalyptique de la Bête, c’est-à-dire 666. On n’aime guère non plus le caractère de compilation qui amène fatalement à juxtaposer des contributions de valeur très inégale, assemblées, vaille que vaille, par une couture très artificielle, sans que cette hétérogénéité soit atténuée par un plan assez rigoureux. Le défaut d’unité s’accompagne et s’aggrave de fâcheuses déficiences sur des points d’importance capitale et des digression parfois démesurées sur des à-côtés sans intérêt doctrinal ou théologique suffisant. C’est ainsi que près d’un quart du volume est consacré au Diabolisme dans la littérature, et spécialement dans les romans de Gogol, de Dostoïevski, de Balzac ou de Bernanos. Le point de vue aurait pu sans doute être indiqué, mais ce luxe de commentaires ne paraît point justifié par la valeur de l’apport dû à ces assembleurs de fictions dans l’étude de Lucifer. Par contre, le problème de l’action diabolique dans la société contemporaine est à peu près totalement esquivé, et c’est pour la curiosité légitime du lecteur la pire peut-être des déceptions. Je veux que le distingué Religieux qui a colligé les réponses ait nettement déclaré dès le début qu’en un sujet aussi vaste, il n’avait ni l’intention, ni la possibilité d’être complet et avait voulu se borner à un essai. Tout de même, on n’aurait pas cru qu’il consentît à justifier à ce point son assertion.

Mais laissons ces chicanes à quelques-unes desquelles l’un des buts de ce petit livre est précisément d’apporter un remède ou un palliatif. La justice oblige en revanche à reconnaître le service rendu par « Satan » en attirant l’attention du public et des hommes réfléchis sur un ordre de choses encore trop ignoré ou trop méconnu et qui ouvre à l’esprit des horizons très curieux et très larges, des horizons terrifiants, bien faits pour provoquer un retour sur nous-mêmes. Si j’en puis juger par mon propre cas, il semble qu’apparaissent dans cette voie la possibilité éventuelle d’explication et de solutions pour certains faits et problèmes de grave conséquence et qui, sans cela, demeurent bien obscurs et impénétrables.

Bien entendu, il ne faudrait pas se laisser aller inconsidérément à imputer au Diable, comme le font les esprits simplistes, la responsabilité de tout le mal réel ou apparent qui nous blesse en ce monde. Le procédé est trop facile et trop sommaire pour n’avoir pas quelque chose de vain, ou même de ridicule. Faut-il ajouter d’anachronique et de périmé ? Certains le pensent. Chaque jour davantage, disent-ils, la science positive nous ouvre des aperçus lumineux où s’évanouissent nombreux les phantasmes d’antan. Un jeune ami féru de technique que j’entretenais l’autre jour, à la suite de ma lecture, de l’influence possible de Satan sur les hommes, me répondait avec un sourire de condescendance apitoyée : « Pourquoi donc aller chercher si loin et si haut – ou si bas ? L’alcoolisme, les maladies vénériennes et autres faits de constatation aussi facile et aussi claire suffisent à nous donner la clef des maux et des décadences actuels. Le Diable n’a même pas besoin de s’en mêler. »

– « Voire ! » répliquai-je à cet adolescent réaliste. « Si l’on réfléchit un peu, on se rend compte que les explications positives, si probantes qu’elles paraissent, ne font souvent que reculer la difficulté sans la résoudre. Elles nous font saisir les causes, mais non pas, semble-t-il, les causes profondes, les causae causarum. Et, dans ce recul, est-ce que ne reparaissent point, ironiques et mystérieux, les pieds fourchus, les cornes et la queue du vieux Diable dont le Moyen Âge n’avait sans doute pas tellement tort de soupçonner la permanente présence en ce monde. Qu’il soit excessif ou même absurde de le charger de toutes les iniquités d’Israël – ceci étant dit sans la moindre intention antisémitique ! – c’est, ma foi, bien probable et j’y consens volontiers. Mais n’est-ce pas tomber dans un autre excès tout aussi blâmable, tout aussi irréfléchi, que de l’exclure complètement de nos raisonnements et de nos hypothèses explicatives ? Rappelons-nous ici la boutade de Baudelaire, deux ou trois fois citée avec juste raison par les Études Carmélitaines et qu’il n’est pas superflu de reproduire encore : « La plus belle ruse du Diable est de faire croire qu’il n’existe pas. »

– « Reste à savoir », grommelle mon interlocuteur, « si, pour reprendre une comparaison célèbre, votre hypothèse explicative n’est pas purement imaginaire et ne ressemble pas à ces crampons peints sur un mur auxquels les abstracteurs de quintessence prétendent accrocher leurs systèmes, lesquels, bien entendu, ne manquent pas de s’effondrer. »

Je ne suis nullement convaincu, mais je me rends compte que ma compétence et mon autorité sont fort insuffisantes en aussi grave et obscure matière. Et, pour terminer l’escarmouche en me ménageant la possibilité d’une attaque en forces plus massives, je romps le contact en invoquant à peu près La Fontaine :

 

– « Or ça, sans plaider davantage,

« Rapportons-nous, mon cher, à notre ami Multi !... »

 

– « Fort bien », conclut le sceptique. « Vous me ferez part de sa consultation. Mais souffrez que je ne veuille jouer le rôle ni de la belette, ni du petit lapin... »

Et c’est ainsi que, le lendemain, je suis allé seul sonner à la porte de l’abbé Multi.

 

 

 

 

Marcel de LA BIGNE DE VILLENEUVE, Satan dans la cité,

Éditions du Cèdre, 1951.

 

 

 

 

 

 

 

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