Satan dans la cité
Conversations entre un Sociologue et un Théologien
sur le Diabolisme Politique et Social
par
Marcel de LA BIGNE DE VILLENEUVE
SIXIÈME SOIRÉE
Sans préliminaire, l’abbé Multi renoue le fil de son exposé au point où il l’avait coupé hier.
– « Commençons, ainsi qu’on doit toujours le faire, par bien définir notre sujet. Tout d’abord, j’estime n’avoir pas à entrer ici dans les distinctions que la philosophie juridique opère entre Souveraineté nationale, attribuée indivisément à l’entité métaphysique Nation, et Souveraineté populaire, selon laquelle la suprême puissance serait fractionnée entre les citoyens pris individuellement. Vous connaissez la question mieux que moi et je ne voudrais pas me donner le ridicule de Gros Jean en remontrant à son Curé. De plus et surtout, il faut écarter cette division, parce que, comme vous l’avez dit, selle ne présente aucun intérêt réel, les deux théories – qui sont fausses l’une et l’autre – se ramenant pratiquement à un système commun, celui-là même qu’après beaucoup d’autres, précisait le ministre Augagneur, dans un discours à la Chambre des Députés : « Le droit et la loi ne sont autre chose que la volonté de la majorité régulièrement et librement exprimée. » Telle est l’orthodoxie démocratique. Si les premières équipes révolutionnaires ont essayé, pour des motifs intéressés et égoïstes, de s’y soustraire, elles ont été finalement contraintes de s’y conformer.
« Pour une raison analogue, je ne m’occuperai pas davantage de la distinction entre Souveraineté immédiate et Souveraineté médiate, Souveraineté constituée comme dépôt dans le peuple et Souveraineté propriété du peuple. Je ne méconnais nullement l’importance intrinsèque de la question. Mais en réalité, elle ne se pose pas non plus ici. Ce qui nous intéresse actuellement, c’est la conception que la doctrine révolutionnaire classique se fait de la Souveraineté et impose à ses adhérents. Or, nous le verrons, les formules employées et les institutions établies indiquent sans confusion ni contestation possibles que c’est la théorie de la Souveraineté immédiate, de la Souveraineté propriété du peuple qu’elle adopte et qu’elle applique. C’est donc exclusivement de celle-là que nous nous occuperons.
« Ainsi, la donnée sur laquelle nous devons raisonner peut être résumée comme suit :
« Tout individu est libre et souverain par nature et par essence, si bien qu’il ne peut renoncer à ce droit naturel ; sa volonté ne s’arrête qu’au point où elle porterait atteinte à la liberté corrélative d’autrui, comme le dit la Déclaration des Droits de l’Homme. La Souveraineté du peuple est l’addition, ou plus exactement la résultante de ces souverainetés individuelles ; elle participe à leur caractère d’illimitation : elle est la Volonté Générale, reine et maîtresse absolue et en dernier ressort de ses décisions en tout ce qui concerne la Cité. En bref, elle est l’omnipotence du Nombre. Il y a donc superposition, d’ailleurs parfaitement logique, de la Souveraineté de l’Homme et de la Souveraineté du Peuple, la première aboutissant nécessairement à la seconde.
« Là se trouve la base de la doctrine révolutionnaire et la conception démocratique de la Société. Là se trouve aussi le point essentiel de l’occupation et de l’infestation démoniaques. Je vais le prouver rapidement en insistant sur trois idées successives :
« la Souveraineté du Peuple s’oppose diamétralement à la notion chrétienne du Pouvoir ;
« elle aboutit nécessairement à l’élimination de Dieu qui est chassé de la Cité par la révolte de l’homme, inspiré de l’esprit infernal ;
« elle sape radicalement le dogme de la Chute originelle et prétend lui substituer un dogme tout contraire.
« Pour démontrer mon premier point, il suffit de dresser l’une en face de l’autre, la notion démocratique et la notion chrétienne de l’autorité, comme l’a fait, par exemple, l’abbé Charles Maignen, dans une excellente brochure intitulée : « La Souveraineté du Peuple est une hérésie », dont je vais utiliser quelques passages. Le Christianisme pose en principe premier et absolu, avec saint Pierre et saint Paul, que « tout pouvoir vient de Dieu » et doit, par conséquent, pour être légitime, être exercé conformément à Ses lois révélées ou établies, que la Volonté divine, seule indépendante, s’impose à la volonté subordonnée des individus et que nulle décision, émanât-elle de la majorité, de l’unanimité même de ceux-ci, ne présente aucune valeur ni aucune force obligatoire intrinsèque, si elle est en opposition avec les lois divines. Le mot d’ordre formel a été donné par les Apôtres et repris bien des fois par les Papes : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. »
« À ces exigences, la Révolution répond :
« Nous sommes souverains chacun de nous-mêmes et de nous seuls ; mettons en commun cette souveraineté ; désignons quelqu’un d’entre nous pour être le dépositaire de cette somme de souveraineté et l’exercer en notre nom, tant que nous lui en permettrons l’exercice ; de la sorte, quelqu’un dirigera la société vers sa fin, et cependant, en lui obéissant, chacun n’obéira qu’à soi-même. »
« On le voit, Dieu n’est pour rien en tout cela.
« Qui est gouverné ? le Peuple ;
« Oui gouverne ? le Peuple ;
« D’où vient l’autorité ? du Peuple 1. »
« On ne peut imaginer de contradiction plus complète.
« Pas de contradiction plus fondamentale non plus, étant donné l’importance capitale de l’objet sur lequel elle porte. Les théologiens disent en effet, dans une comparaison très juste : « L’autorité est à la Société ce que l’âme est à l’homme ; c’est elle qui lui donne l’être et la vie. » Toute prétention de laïciser, ou, plus exactement, de supprimer cette âme touche donc la communauté au point le plus vital qui soit.
« Et voici maintenant mon second point :
« Lorsque le Peuple a pris ainsi toute la place, il n’en reste plus logiquement aucune pour Dieu. Il n’est toléré que dans la mesure où le Peuple y consent. Et le Peuple n’y saurait longtemps consentir, car Dieu lui apparaît comme un usurpateur et un concurrent intolérable, disqualifié, puisque c’est lui, Peuple, qui, en reprenant ses droits de commandement, s’est légitimement substitué à Dieu, qui est devenu Dieu. Il n’y a plus de loi morale, imposée par la nature, plus de loi divine révélée par Dieu. L’homme n’a plus de devoirs, en dehors de ceux qu’il peut librement s’imposer ou se reconnaître à lui-même ; il n’a plus que des Droits ; c’est lui qui fait sa loi, et la loi n’est que l’expression de la volonté générale, puisque « la source de toute autorité », dit la Déclaration de 1789-1791, « réside essentiellement dans la Nation. »
« Aussi, dès que Dieu paraît dans le monde, dès que Son nom est prononcé quelque part, ou que Ses représentants élèvent la voix, la Révolution s’écrie : Voilà l’ennemi !
« La guerre est sans trêve et sans merci entre la Révolution et ceux qui sont restés fidèles à Dieu sur la terre, parce que la Révolution est une tentative d’organisation du monde sans Dieu et contre Dieu. C’est la plus formidable des erreurs. C’est l’hérésie totale 2. »
« Très spécialement sur le point que nous examinons, l’hérésie est flagrante et indubitable. Car la Souveraineté du Peuple est incompatible avec le dogme chrétien de la Chute originelle et de la souillure primitive de l’homme. Si en effet le mal existe dans l’homme dès sa naissance, si l’homme porte en lui des tendances mauvaises qui ne peuvent être combattues et réfrénées que par la grâce et une autorité éclairée, comme l’enseigne le Christianisme, il est absurde de proclamer l’homme inconditionnellement souverain et indépendant. Pourtant, le principe de la Souveraineté du Peuple exige que l’individu naisse bon, intelligent et libre. C’est ce qu’affirment très haut Jean-Jacques Rousseau et tous les philosophes ou doctrinaires de la Révolution. C’est ce qu’à leur suite reconnaissait tout récemment M. Édouard Herriot, comme un postulat fondamental : « La démocratie est fondée sur un grand acte de foi dans la bonté de la nature humaine. » Contre le dogme de la Chute originelle, la Souveraineté du Peuple érige donc celui de la bonté et de la rectitude natives, de l’« immaculée conception » de l’homme, selon l’expression célèbre de Blanc de Saint-Bonnet. Elle est même amenée inéluctablement, sans trop oser le dire, à y joindre celui de sa compétence infuse.
« Voyez-vous, saisissez-vous ici l’action diabolique ? La Souveraineté du Peuple permet à Lucifer de se dresser à nouveau contre l’ordre divin et de satisfaire à la fois son esprit de vengeance et son éternelle malice. Par la revendication de « l’immaculée conception » de l’homme, il prend sa revanche de la déchéance consécutive à la faute de nos premiers parents. Il fait mieux encore. Et le Tentateur éprouve certainement une satisfaction subtile à renouveler pour nous la chute primitive, tout en feignant de vouloir nous laver de ses conséquences et à nous faire trébucher, chacun et chaque jour, comme le premier père et pour le même motif. Car la cause et l’aiguillon de la Révolte originelle ont été l’orgueil : « Vous serez comme des dieux ! » L’affirmation de la Souveraineté individuelle et populaire procède de la même tendance ; elle est marquée intrinsèquement du même vice : on ne saurait l’admettre et la pratiquer sans faire preuve d’une vanité à la fois criminelle et bouffonne et d’une insurrection délibérée contre l’ordre des choses tel qu’il a été établi par Dieu en punition de la faute et par conséquent sans encourir un nouveau châtiment.
« Pour insister un peu davantage et descendre dans quelque détail concret, constatez l’antagonisme que les positions fondamentales par elles prises développent entre la doctrine de la Démocratie numérique et la doctrine chrétienne. Rappelez-vous, par exemple, le soin avec lequel celle-ci nous met en garde contre la tendance excessive au jugement propre, si fréquente chez l’homme parce qu’elle est fort alléchante pour son orgueil instinctif. « Ne jugez point pour n’être pas jugés », dit Jésus-Christ lui-même. « Ne jugez point si vous ne voulez point vous tromper », répond en écho saint Augustin. Sans doute, ce précepte de modestie et de sagesse est avant tout d’ordre spirituel. Mais sa portée et sa valeur s’étendent très largement au domaine moral et par conséquent social et politique. Il doit à tout le moins nous inspirer une légitime réserve et l’emploi de précautions sérieuses dans l’usage de notre faculté de juger. A-t-on réfléchi à la contradiction foncière et insolente que lui oppose le dogme de la Souveraineté populaire ? Souveraineté qui consiste essentiellement à faire juger tout par tous, à faire du jugement individuel la règle obligatoire, permanente, quotidienne de la société, à s’en remettre en dernier ressort de toute question au jugement de chacun et, corrélativement, voyez le bien, à faire à chacun un devoir sans cesse renouvelé de porter un jugement non pas même seulement sur ce qu’il connaît plus ou moins bien, mais aussi sur ce qu’il ne connaît pas du tout ! À tout le moins, elle réclame de chacun de nous, à titre de service civique, cet acte suprêmement difficile qu’est le jugement sur la capacité, la compétence et l’honnêteté du délégué auquel il accorde son blanc-seing. Telle est, on ne saurait le nier, l’exigence fondamentale de la Démocratie. Et elle a la cynique audace d’ajouter d’abord que le jugement du peuple souverain est toujours droit et infaillible – ce qui ne peut manquer de gonfler outre mesure l’orgueil des individus composant le corps social et de les inciter à porter leur opinion tout à fait à la légère et selon leur caprice ou leur intérêt personnel du moment. Et ensuite, elle fait en sorte qu’aux yeux de chaque électeur pris individuellement, la conscience de la responsabilité propre, contrepoids possible du jugement propre, s’atténue et s’évanouisse, parce qu’il la sent diluée à l’infini et presque insignifiante dans le verdict de la masse.
« À la double mise en garde du précepte chrétien : « Ne jugez point pour n’être pas jugé » et « Ne jugez pas si vous ne voulez pas vous tromper », le système démocratique répond donc par deux prescriptions diamétralement contraires : « Jugez, parce que vous êtes le seul et irremplaçable souverain » et « Jugez hardiment parce que vous ne pouvez pas vous tromper ». Dans cette rupture radicale avec la sagesse et la morale enseignées par l’Évangile et par l’Église, n’est-on pas fondé à discerner une intervention caractéristique et révélatrice de l’éternel contradicteur, de l’ennemi perpétuel du genre humain, du Démon ?
« Et peu de perspectives sont plus effrayantes que celles qui nous sont ouvertes par cette multiplication frénétique et cette perversion consécutive du jugement propre. Car n’oubliez pas que le Seigneur ajoute : « Vous serez jugé comme vous aurez jugé. On se servira pour vous de la mesure dont vous vous êtes servis, pour les autres. »
« Je me résume :
« La Souveraineté du Peuple est satanique en ce qu’elle entend expulser Dieu de la Société et proclamer contre Lui les soi-disant Droits de l’Homme exactement comme Lucifer prétendait se substituer à Dieu dans le Ciel et proclamer contre Lui les soi-disant Droits des Anges révoltés.
« Elle est satanique en ce qu’elle nie explicitement ou insidieusement deux dogmes essentiels de la Foi chrétienne, à savoir celui de la Chute originelle et de la souillure foncière de l’homme et celui que toute autorité reconnaît sa source exclusive, sa règle et ses limites en Dieu.
« Elle est satanique, par conséquent, en ce qu’elle fonde toute l’organisation politique et sociale sur l’insubordination et sur l’orgueil et fait de ce péché, père et source de tous les vices, le ressort essentiel de toute l’activité des nations.
« Elle est « l’hérésie de notre temps », disait le cardinal Gousset, qui se montra bon prophète, « elle sera aussi dangereuse et aussi difficile à extirper que le jansénisme ». Elle le sera même bien davantage, car elle en dépasse immensément la malice et l’extension. »
M. Multi fait une pause. Il me regarde d’un air interrogateur qui signifie clairement : Êtes-vous convaincu, ou dois-je insister encore davantage ?
– « Vraiment », dis-je tout songeur, « la démonstration est suggestive et impressionnante. Et le système raisonnable de présomptions concordantes que je réclamais l’autre jour me paraît solidement construit. »
– « Laissez-moi le fortifier encore en prenant la question sous un aspect complémentaire », insiste mon interlocuteur. « Je vous ai dit hier que l’on ne pouvait pas traiter, si succinct que puisse être l’exposé, de la Souveraineté du Peuple sans parler du Libéralisme ; il lui est congénital. En effet, l’homme ne peut être souverain, individuellement et collectivement, s’il n’est pas indépendant et libre. Aussi, les Docteurs de la Révolution ont-ils mis à la base de leur édifice cet axiome, aujourd’hui presque incontesté, hélas ! que « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Eh bien ! vous allez retrouver ici l’action intelligente et subtile de la même puissance mauvaise, la même hypocrisie et la même superbe que nous dénoncions tout à l’heure et constater jusqu’à quel point elle a pu corrompre aussi la notion de Liberté.
« Au lieu d’y voir ce qu’elle est réellement chez l’homme, c’est-à-dire une conception relative et non un absolu, la source de nos responsabilités et de nos mérites, le « sublime pouvoir d’être cause », pour citer une fois de plus Blanc de Saint-Bonnet, et la faculté de discerner le bien et de l’accomplir, la Révolution, tout comme la Réforme, dont elle est d’ailleurs la fille, ne veut trouver dans le libre arbitre de l’homme, toujours considéré comme maître souverain de ses décisions et de ses actes, que le droit de libre examen. Elle déduit du droit de libre examen le droit de libre choix et définit la Liberté le droit pour l’individu de faire tout ce qui lui plaît, à la seule condition de ne pas heurter la liberté corrélative de ses semblables. L’homme reçoit ainsi pleine et officielle puissance de faire, si je puis dire, légitimement, le mal tout comme le bien, ou, si l’on veut, de se tromper, fût-ce délibérément, et d’imposer son erreur et son vice comme une vérité et comme une vertu, s’il peut entraîner avec lui la majorité, puisque c’est le Nombre seul qui décide souverainement du juste et de l’injuste, du bon et du mauvais. Ainsi faussement entendue, la Liberté est promue au rang de principe premier et absolu d’organisation sociale, de critère selon lequel tout doit s’apprécier en droit et se juger en fait ; elle donne naissance à un système : le Libéralisme.
« Vous avez fait, en vous inspirant d’immortelles pages de Charles Maurras, la critique politique et juridique de cette acception de la Liberté. À vos conclusions, je souscris pleinement. Mais si je n’ai rien d’essentiel à ajouter à vos études de sociologie positive, par contre, je saisis avec empressement l’occasion qui s’offre de les compléter par quelques remarques importantes dans l’ordre théologique et religieux. Il est d’autant plus indispensable d’insister sur cette face des choses que plus nombreux sont ceux, aveugles, renégats ou complices, qui ne distinguent point la réalité de l’action satanique et s’efforcent de la voiler ou de la maquiller.
« Heureusement, il ne manque point non plus d’esprits qui ont su la découvrir et qui la dénoncent avec une persuasive énergie. Voici l’une des démonstrations les plus claires et les plus facilement accessibles : l’alerte et écrasante brochure du théologien espagnol dom Sarda y Salvany, dont nous avons une traduction française approuvée par l’auteur. Il y va franc jeu et se refuse absolument à moucheter son fleuret. Après avoir, comme nous venons de le faire, montré la racine du libéralisme dans l’orgueilleuse conviction de l’infaillibilité rationnelle de l’homme, il pose en thème que « Le Libéralisme est un péché » – c’est le titre même de son livre –, qu’on le considère dans l’ordre des doctrines ou dans celui des faits.
« Péché dans l’ordre des doctrines, comme la Souveraineté du Peuple dont il est logiquement inséparable, et pour les mêmes motifs. Parce qu’il « affirme ou suppose l’indépendance absolue de la raison individuelle dans l’individu et de la raison sociale... dans la société ». Parce qu’il nie de ce fait, implicitement ou explicitement tous les dogmes du Christianisme : révélation et juridiction divines, magistère de l’Église, foi au baptême, sainteté du mariage, indépendance du Saint-Siège.
« Péché dans l’ordre des faits, parce qu’il y représente l’immoralité radicale en tant qu’il détruit le principe même de toute moralité, consacre la notion absurde de la morale indépendante, parce qu’il est intrinsèquement « l’infraction universelle et radicale de la loi de Dieu » dont il autorise et sanctionne toutes les infractions.
« Par conséquent, et toujours comme la Souveraineté du Peuple et pour des raisons identiques, il est « l’hérésie radicale et universelle, parce qu’il comprend toutes les hérésies ». Il est « dans l’ordre des idées l’erreur absolue et, dans l’ordre des faits, l’absolu désordre. Par suite, dans les deux cas, il est péché de sa nature, ex genere suo, péché extrêmement grave, péché mortel. »
« Et comme certains affectent l’incrédulité, ou même le scandale et la dérision :
« Non pas seulement péché extrêmement grave, insiste l’auteur avec véhémence. Mais péché d’une gravité telle qu’il dépasse presque tous les autres, parce qu’il est essentiellement et intrinsèquement péché contre la foi, hérésie. « Il contient toute la malice de l’infidélité, plus une protestation expresse contre un enseignement de la foi, ou l’adhésion expresse à un enseignement qui est, comme faux et erroné, condamné par la foi elle-même. Il ajoute au péché très grave contre la foi l’endurcissement, l’opiniâtreté et une orgueilleuse préférence de la raison propre à la raison de Dieu.
« Par conséquent, le libéralisme, qui est une hérésie, et les œuvres libérales qui sont œuvres hérétiques sont les plus grands péchés que connaisse le Code de la loi chrétienne » et « le fait d’être libéral constitue un péché plus grand que celui du blasphème, du vol, de l’adultère, de l’homicide et de toute autre chose défendue par la loi de Dieu et châtiée par sa justice infinie 3. »
« Et comme la puissance de Satan prend une extension proportionnelle au péché des hommes, vous voyez quelle formidable emprise peuvent lui donner sur l’organisation et la vie des nations l’adoption officielle et la pratique générale du dogme de la Souveraineté du Peuple et des principes du Libéralisme. »
– « Hé ! Hé ! » dis-je, « dom Sarda y va fort, comme on jargonne de nos jours. Je pense bien qu’il a soulevé des colères furieuses et a été assailli du reproche d’exagération et de fanatisme. »
– « Vous ne vous trompez point », sourit M. Multi. « Ses ennemis sont même allés plus loin et, se flattant de rencontrer un accueil favorable auprès du Pape Léon XIII, chez lequel certains croyaient trouver moins d’intransigeance que chez ses prédécesseurs, ils prétendirent découvrir dans l’ouvrage de dom Sarda non seulement de fâcheuses outrances, mais même des erreurs théologiques caractérisées. Non contents de multiplier les libelles contre sa thèse, ils la déférèrent au tribunal de l’Index. L’évènement tourna contre leur attente, car, bien loin d’infliger nul blâme au courageux écrivain, la Congrégation loua officiellement son zèle et son orthodoxie. Et ce fut le livre de son principal contradicteur qu’elle censura.
« D’ailleurs, dom Sarda sait faire très judicieusement les distinctions nécessaires et ne conteste point qu’il y ait de nombreux degrés dans le péché de Libéralisme ; il explique notamment que la bonne foi et, dans une certaine mesure, l’ignorance, pourvu qu’elle ne soit pas volontaire ou inexcusable, et l’irréflexion peuvent en atténuer la gravité. Du moins, qu’on ne s’y trompe pas : même s’il comporte excuse, le Libéralisme demeure toujours une faute. Et c’est une illusion condamnable et absurde que d’espérer baptiser l’hérésie, transformer le péché en vertu et convertir le diable, en s’efforçant tant bien que mal, comme l’ont fait nombre d’écervelés ou d’égarés, d’amalgamer les principes libéraux et les dogmes de la foi en je ne sais quel étrange et inacceptable composé. »
« Souveraineté immédiate et illimitée et liberté absolue du Peuple nous offrent, par leur conjonction, l’expression mère du principe démocratique dans son orthodoxie pure ; ces deux notions constituent la démocratie au sens révolutionnaire, logique et complet du terme. Admirez au passage à quel point Blanc de Saint-Bonnet a raison lorsqu’il écrit que nos erreurs politiques ne sont que des erreurs théologiques réalisées. Vous avez remarqué combien les deux points de vue se commandent, s’imbriquent et s’entremêlent. Le dogme politique de la Démocratie, répétons-le, sort de la négation du principe chrétien de la Chute originelle et il est, dans cette mesure et à cet égard, hérésie et péché. Aussi constatons-nous que les conséquences, différentes mais connexes, de l’aberration démocratique, se produisent concurremment dans les deux domaines. Au point de vue religieux, le Libéralisme catholique et toute une série foisonnante d’autres conceptions hétérodoxes dont nous parlerons demain vont en surgir avec une inépuisable fécondité. Au point de vue politique, elle va engendrer l’Égalitarisme, le règne de l’impéritie, l’orgueil de l’incompétence, la lutte perpétuelle des factions, le suffrage universel inorganique et tyrannique et toute cette ataxie, cette hébétude du corps social qui a perdu sa base fondamentale et tout critère de conduite et de jugement.
« Qu’à la racine de cet épanouissement de malfaisantes chimères, de cette éruption quasi universelle d’hérésies et d’erreurs proliférant autour d’un abcès central, il faille induire une cause, et une cause dont la puissance soit proportionnée aux effets, je crois que vous êtes d’accord sur ce point. Ou alors, il faut renoncer à rien expliquer et faire un acte de foi dans je ne sais quel aveugle hasard. Au contraire, quiconque croit à l’action de l’Esprit du Mal voit s’éclairer à ses yeux tout l’imbroglio apparent dans lequel nous sommes plongés et comprend la nécessité, si nous voulons revenir à la santé politique, aussi bien qu’à la haute dignité de notre nature spirituelle, de réagir de façon complète et radicale contre les ruses de Satan, au lieu de consentir à pactiser avec lui sur tels et tels points qui lui assurent l’emprise nécessaire à sa détestable besogne. »
J’acquiesce très sincèrement à la conclusion de M. Multi et m’apprête à me retirer. Mais mon interlocuteur ne bouge pas. Il semble absorbé dans une méditation profonde. Et soudain, avec une imperceptible hésitation dans la voix, il reprend :
– Avant de finir, je ne crois pas inutile de vous amener à un poste d’observation plus haut et plus large encore, de découvrir devant vous de nouveaux horizons. Je vous ferai donc part d’une supposition qui s’est imposée depuis longtemps à ma réflexion et qui ne cesse de me hanter. En face du spectacle dont je viens de vous décrire quelques-uns des aspects, je me demande si nous n’assistons pas à certains des phénomènes majeurs de décomposition et d’apostasie générale prévus et annoncés pour l’un des temps extrêmes du monde. Pour concrétiser exactement ma pensée, vous rappelez-vous les Chapitres XIII et XIV de l’Apocalypse ? »
– « Sans doute. Il s’agit, n’est-ce pas ? des fameux passages consacrés aux deux Bêtes. Mais je vous préviens tout net, Monsieur l’abbé, que c’est avec la plus grande répugnance que je vous accompagnerais éventuellement dans une excursion sur le terrain de la Révélation de Saint Jean. »
– « Et pourquoi donc, mon cher ami ? » demande M. Multi avec surprise.
– « Oh ! tout simplement parce que le mystère impénétrable dans lequel elle s’enveloppe prête à trop d’interprétations utopiques et de suppositions hasardeuses et fallacieuses et qu’à tous les âges on en a abusé pour en tirer sans scrupule les applications les plus discutables aux évènements du jour. Dans le doute irréductible, je préférerais m’abstenir. »
– « Je ne conteste nullement que beaucoup aient utilisé avec imprudence et légèreté la prophétie johannique. Cependant, vous conviendrez bien que si l’Église l’a placée au rang des livres inspirés, c’est qu’elle pensait que nous avions des enseignements utiles à en tirer. Et si l’amour-propre et la vanité humaines ont souvent essayé de l’adapter à des faits trop localisés ou trop éphémères pour mériter le rapprochement, cela ne veut point dire qu’il ne puisse être justifié en d’autres époques. »
– « Et vous pensez naturellement que ce n’est pas surestimer la nôtre que de lui faire ce peu enviable honneur ?... »
– « Libre à vous d’ironiser. Il y a cependant quelques sérieux et tristes motifs de croire qu’on peut le supposer sans déraison et même avec quelque vraisemblance. Souvenez-vous que tout à l’heure vous conveniez avec moi que la Révolution, par sa doctrine universelle, par sa malice intrinsèque, par son opposition radicale aux vérités chrétiennes, par les intenses déformations intellectuelles et morales qu’elle a produites, par l’ampleur de son extension, marque un tournant très grave dans l’histoire du monde. »
– « Cependant, quel rapport pouvez-vous voir entre la Bête de la Mer et les dogmes révolutionnaires ? »
– « N’oubliez pas que les interprètes admettent que la Mer, ou l’Abîme, est seulement une image pour désigner les agitations et les bouleversements des peuples. À leur avis également, la Bête johannique, par référence aux quatre Bêtes de Daniel, qui représentent chacune un empire et dont elle apparaît la synthèse, signifie la puissance politique mise au service du Dragon. Et ce Dragon, saint Jean nous dit explicitement, d’une part, qu’il est « le serpent ancien, le Diable et Satan » et, d’autre part, qu’il donne à la Bête son trône et son autorité. Par conséquent, la Bête apocalyptique est la figure d’une collectivité politique sous l’influence démoniaque. Telle est l’opinion du R. P. Allo. Quant au R. P. Féret, il y voit « la puissance diabolique d’égarement des collectivités humaines », ce qui revient à peu près au même. »
– « Je vous vois venir, Monsieur l’abbé. Les prémisses ainsi posées, vous allez ajouter triomphalement : Or, nous avons reconnu que les postulats révolutionnaires fondamentaux sont d’essence satanique ; donc la Bête apocalyptique est la figure prophétique de la Révolution. »
– « Le syllogisme ne serait pas si mal construit. Il me paraît en outre corroboré par le fait que la Bête constitue un excellent symbole pour désigner une doctrine par nature stupide et absurde, digne d’être figurée par une brute, puisqu’elle comporte négation de tout élément spirituel et divin, élimine la raison, ou du moins la soumet à l’aveugle quantité et prétend trouver la compétence dans l’incompétence et établir l’ordre par l’anarchie. La Boétie, jadis, et tout récemment Simone Weil ne parlent-ils pas, dans le même sens, le premier du « gros populas », la seconde du « gros animal » ? »
– « Mais voyons... je croyais les commentateurs à peu près unanimes pour dire que la Bête de saint Jean est l’allégorie prudemment camouflée de l’empereur Néron. Cette Bête, malgré la multiplicité de ses incarnations, n’est tout de même pas le Phénix pour que vous la fassiez ressusciter arbitrairement à la fin du XVIIIe siècle !... »
– « Vous ne tenez pas compte de l’idée développée par les commentateurs les plus autorisés que, dans la littérature prophétique, la valeur d’un symbole n’est pas nécessairement épuisée par une seule application. Le genre apocalyptique pratique le plurisymbolisme simultané ou successif ; en termes peut-être plus expressifs, les symboles sont polyvalents. On peut donc admettre sans difficulté que la Bête johannique présente une possibilité de réviviscence historique perpétuelle. En particulier, elle peut fort bien désigner tout à la fois le féroce Ahénobarbe et la Démocratie de notre temps. Entre ces deux formes de tyrannie, il y a d’ailleurs nombre de ressemblances et de points de contact... »
– « Je ne doutais pas que vous fussiez d’esprit subtil, Monsieur l’abbé. Et vous le prouvez bien !... Cependant, je m’étais laissé dire que l’identification entre la Bête et Néron avait pu être faite de façon quasi sûre parce que le chiffre 666 que saint Jean attribue au monstre apocalyptique correspond, en caractères hébraïques, à la graphie : NERO CESAR. Vous n’allez tout de même pas soutenir que la même coïncidence se produise pour la Démocratie ? »
– « Je ne soutiendrai pas ce point précis », concède M. Mufti, « parce que je n’en sais rien, n’étant pas assez familiarisé avec l’hébreu pour en juger. Mais ce que je sais bien, c’est que la « gématrie » antique, la science abstruse du langage chiffré basée sur l’idée que les lettres ont une valeur numérique en certaines langues, notamment en grec et en hébreu, cette « gématrie » dans laquelle vous faites une excursion peut-être téméraire, va fournir à mon hypothèse des arguments assez curieux. »
« Elle professe en effet, vous le savez sans doute, que six est nombre imparfait par excellence, par opposition à sept qui marque une plénitude, une perfection. Six, écrit le R. P. Allo, « est un sept manqué 4 » ; il signifie ce qui est tronqué, ce qui manque d’un élément essentiel pour réaliser sa complétude, tout en faisant preuve d’une ridicule présomption pour y arriver. La signification est encore accentuée lorsque le chiffre est répété, comme c’est notre cas. Aussi, Albert le Grand et Bède le Vénérable ont cru qu’il symbolisait la création purement matérielle et l’homme sans religion. Par une interprétation voisine, on a le droit de penser qu’il signifie surtout la Quantité pure, la Quantité grossière et indéfinie, sans nul principe supérieur pour l’organiser et l’animer. Ce qui est précisément le dogme central de la Démocratie.
« Poursuivons cette analyse des chiffres, puisque vous avez voulu vous y engager. La Bête nous est présentée avec sept têtes. Cette multiplicité pour un seul corps me paraît également très significative du régime populaire. Car sept, ne l’oublions pas, est, lui, un nombre parfait. Il indique donc illimitation des chefs possibles de la communauté. Les dix cornes et les dix diadèmes confirment cette interprétation et semblent bien vouloir nous faire comprendre que la puissance suprême est l’attribut de la multitude, cette puissance présentant toutefois un certain caractère fictif et dérisoire, selon la signification gématrique assez défavorable du chiffre dix. On s’explique immédiatement aussi pourquoi les cornes (c’est-à-dire l’insigne même du pouvoir) portent des noms de blasphème et pourquoi la bouche ne profère que des outrages à la divinité. La Démocratie révolutionnaire n’est-elle pas intrinsèquement négation de l’autorité spirituelle et ne comporte-t-elle pas offense permanente et guerre à Dieu ?
« Toutes les autres allégories secondaires me paraissent trouver une explication aussi aisée et aussi claire. Nous verrons demain comment la Bête révolutionnaire, la « Bête écarlate » s’est guérie de la blessure, en apparence mortelle, que lui avait portée la Papauté. Si bien qu’elle a pu vaincre l’opposition des esprits les plus justes et des cœurs les plus vaillants, des « Saints », et assurer sa domination pour la longue période symbolisée par quarante-deux mois. Il lui a été donné « autorité sur toute tribu, tout peuple, toute langue et toute nation », ainsi que nous le voyons aujourd’hui. Et, par l’intermédiaire de la Bête de la Terre qui, à mon sens, symbolise les gouvernements établis pour exercer effectivement le pouvoir et réaliser les volontés de la première, elle reçoit les hommages du monde entier, saisi d’admiration et qui se prosterne devant le Dragon et qui adore la Bête, en disant : « Qui est semblable à la Bête et qui peut combattre contre elle ? » Voyons, franchement, cela n’évoque-t-il pas irrésistiblement dans votre esprit la prétention insolente des Démocraties actuelles à la domination de l’univers ? Et lorsque le Voyant de Patmos écrit que chacun dut recevoir une marque sur la main droite ou sur le front, afin que nul ne pût acheter, ni vendre s’il n’avait pas la marque du nom de la Bête ou le nombre de son nom, n’êtes-vous pas frappé du souvenir tout récent et du spectacle actuel des efforts prodigués par toute forme de Démocratie, y compris la nôtre, pour arracher par ruse, par force ou par voie juridique les droits élémentaires de citoyens à tous ceux qui refusent de s’incliner devant l’idéologie satanique, aujourd’hui victorieuse ? »
– « Peut-être », dis-je en me levant. « Il y a là des coïncidences assez curieuses. Toutefois, jusqu’à plus ample informé, je ne vois guère dans votre adroit tableau et dans vos rapprochements ingénieux qu’un jeu habile de votre esprit. »
– « En y réfléchissant ; vous y trouverez peut-être plus que cela », dit M. Multi. « Cependant, je ne songe point à vous imposer mon interprétation, si suggestive qu’elle puisse me paraître, en une matière où les opinions demeurent parfaitement libres et où le fil directeur, je le reconnais, est difficile à trouver. Aussi, après vous avoir proposé ce troublant sujet de méditations, je regagnerai demain un terrain plus positif. »
Et je prends congé. Mais à peine ai-je fermé la porte que je me surprends à murmurer :
– « Tout de même, le point de vue de l’abbé mérite bien quelque réflexion... »
Marcel de LA BIGNE DE VILLENEUVE,
Satan dans la cité, Éditions du Cèdre, 1951.