Satan dans la cité

 

Conversations entre un Sociologue et un Théologien

sur le Diabolisme Politique et Social

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Marcel de LA BIGNE DE VILLENEUVE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SEPTIÈME SOIRÉE, 1re PARTIE

 

 

– « En orientant mes pensées vers les manifestations du Satanisme dans les Sociétés contemporaines, comme vous le faites depuis une semaine, vous êtes cause que mes nuits sont peuplées de cauchemars », me reproche amicalement l’abbé Multi en m’ouvrant sa porte. Et il ajoute avec mélancolie : « Encore n’est-ce pas fini et même la traite de ce soir va être la plus longue et la plus cruelle à parcourir. »

Il est toujours affable et courtois. Mais je le sens au fond nerveux, irritable. Et je me dis, in petto, qu’il sera bon de m’abstenir aujourd’hui de toute contradiction et de le laisser transformer décidément à son profit le dialogue en soliloque, comme il y tend toujours.

Le voici qui feuillette ses fiches.

– « Je n’ai pas besoin de vous redire toutes les condamnations pontificales réitérées qui ont frappé la doctrine diabolique de la Révolution et très spécialement les deux erreurs démocratiques fondamentales sur lesquelles nous venons d’insister. Cependant, il n’est pas superflu d’en rappeler quelques-unes parmi les plus explicites, car la tactique constante de nos adversaires est de jeter sur elles le voile du silence ; ils n’en parlent jamais ; ils n’y font jamais allusion, espérant, grâce à ce mutisme, les faire tomber dans l’oubli. Cette stratégie ne semble pas si mauvaise ; elle a certainement contribué à développer la stupéfiante ignorance de la quasi-totalité des catholiques contemporains. Malheureusement, il faut bien constater que par timidité, entraînement, inconscience, beaucoup d’hommes d’intentions droites, mais d’intelligence peu cultivée et de formation religieuse trop rudimentaire, coopèrent à cet étouffement. À leur insu, ils font ainsi le jeu du Diable. C’est pourquoi j’aime mieux revenir même sur des actes qui devraient être connus de tous les fidèles sans exception.

« Vous savez que les avertissements pressants et solennels n’ont pas manqué. Je vous ai cité les premières réactions de Pie VI. Rappelez-vous l’Encyclique Mirari vos de Grégoire XVI, en 1832, contre Lamennais et l’École de l’Avenir, qui est la première monition dirigée contre le Libéralisme. Pie IX a repris et développé inlassablement les condamnations promulguées par son prédécesseur. Il s’est spécialement attaché à poursuivre Satan sous tous les déguisements plus ou moins ingénieux que l’infernal Frégoli a pu successivement revêtir : Naturalisme, Rationalisme, Indifférentisme, Latitudinarisme, Américanisme, Libéralisme proprement dit ont été tour à tour démasqués et stigmatisés. Le Pape a poussé la sollicitude jusqu’à joindre à l’Encyclique Quanta cura, pour plus de clarté et de commodité, ce catalogue, appelé Syllabus, dans lequel il énumère 80 propositions entachées d’hérésies ou de graves erreurs visées par des actes pontificaux antérieurs. Retenons seulement, pour notre sujet, la proposition condamnée sous le N° 60 : « L’autorité n’est autre chose que la somme du nombre et des forces matérielles. » Par là se trouve directement frappée la Souveraineté du Peuple, sous son aspect pratique de suffrage universel – ce suffrage que le Pape qualifiait de « mensonge universel », – lequel est évidemment destiné à établir et à consacrer l’autorité absolue du nombre. Condamnée également la 80e et dernière proposition : « Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne. » La forme générale et absolue sous laquelle elle est rédigée a été visiblement choisie pour piquer et frapper davantage les esprits et les forcer à réfléchir, car il va de soi que le Pape ne condamne point dans le progrès et la civilisation moderne les conquêtes de la science, mais seulement la conception matérielle et antichrétienne selon laquelle on prétend les utiliser.

« D’autre part, l’Encyclique Quanta cura stigmatise formellement l’assertion en vertu de laquelle “la volonté du Peuple, manifestée par ce que certains appellent l’opinion publique, ou de toute autre manière, constituerait la loi suprême, indépendamment de tout droit divin et humain”.

« Pie IX a spécialement veillé à déjouer les efforts et les ruses de ces esprits férus de conciliation à tout prix qui rêvent d’un mariage contre nature entre le oui et le non et s’acharnent à rétablir un apparent accord entre l’hérésie et l’orthodoxie. Aussi s’est-il explicitement élevé contre le système hybride baptisé par ses protagonistes du nom de Libéralisme catholique. Il y voit la plus audacieuse et la plus effrontée des ruses diaboliques et ne se prive pas de le dire avec insistance. Par exemple, recevant une délégation française pour le 25e anniversaire de son pontificat, il dénonce hautement « la mixtion de principes » opposés que tels et tels s’obstinent à réaliser et il n’hésite pas à dire, sous une forme rude et cinglante qui ne lui est pas habituelle : “Il y a en France un mal plus redoutable que la Révolution, que tous les misérables de la Commune, sorte de démons échappés de l’enfer, c’est le Libéralisme catholique. Je l’ai dit plus de quarante fois, je le répète à cause de l’amour que je vous porte.”

« Mais voici qu’un Pape réputé plus politicante que zelante monte à la chaire de saint Pierre. Les esprits de tendance libérale sentent renaître leurs espoirs de combinazioni. Les anticléricaux rêvent de manœuvrer le nouveau Pontife. Gambetta, qui le juge encore plus “diplomate” que “prêtre”, et le qualifie d’“opportuniste sacré”, envisage déjà l’éventualité d’un “mariage de raison” entre la Démocratie et l’Église. Vaine attente ! Léon XIII montrera dans sa doctrine la même rigueur que son devancier. Dans l’Encyclique Inscrutabili Dei, où il réitère expressément les condamnations portées par Pie IX et confirme le Syllabus, il reproche aux tenants du dogme révolutionnaire d’avoir “par une impiété toute nouvelle et que les païens eux-mêmes n’ont pas connue” éliminé Dieu du gouvernement et “proclamé que l’autorité publique ne prenait pas de Lui le principe, la majesté, la force de commander, mais de la multitude du peuple, laquelle, se croyant dégagée de toute sanction divine, n’a plus souffert d’être soumise à d’autres lois que celles qu’elle aurait portées elle-même conformément à son caprice”. Dans l’Encyclique Immortale Dei, qui se réfère également au Syllabus, il déclare “que la souveraineté du peuple que, sans tenir aucun compte de Dieu, l’on dit résider de droit naturel dans le peuple” et les autres principes révolutionnaires de Liberté et d’Égalité constituent des doctrines “que la raison humaine réprouve” et que le Saint-Siège n’a jamais souffert de voir impunément émises. Dans l’Encyclique Diuturnum illud, il insiste à nouveau : “En faisant dépendre la puissance publique de la volonté (perpétuellement révocable) du peuple”, écrit-il, “on commet d’abord une erreur de principe et en outre, on ne donne à l’autorité qu’un fondement fragile et sans consistance”.  Et il ajoute encore : “C’est de l’hérésie (de la Réforme) que naquirent... le droit moderne et la Souveraineté du Peuple et cette licence sans frein en dehors de laquelle beaucoup ne savent plus voir de véritable liberté.” L’Encyclique Humanum genus oppose à la trilogie révolutionnaire, une fois de plus stigmatisée, la notion chrétienne de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité. Et l’Encyclique Libertas praestantissimum renouvelle explicitement le blâme contre la théorie selon laquelle l’origine de la communauté civile doit être cherchée dans la libre volonté de chacun et “la puissance politique émane de la multitude comme de sa source première”. Si bien que l’ex-abbé Charbonnel se plaint que “jamais nul Pape, plus que Léon XIII, Pape libéral, n’ait autant anathématisé les théories démocratiques et révolutionnaires”.

« Vingt autres textes, s’il le fallait, pourraient être joints à ceux-là, provenant tant de Léon XIII lui-même que de ses successeurs. Notons seulement que Pie X, dans la Lettre Notre charge apostolique sur le Sillon qualifie d’“idéal condamné” la doctrine qui “place l’autorité dans le Peuple”, prétend réaliser le “nivellement des classes” et veut que “l’autorité monte d’en bas pour aller en haut”. Le Sillon, dit-il, “rêve un genre de Démocratie dont les doctrines sont erronées”. Et il défend de “faire entre l’Évangile et la Révolution des rapprochements blasphématoires” du type de ceux dont je citerai tout à l’heure quelques exemples. L’Encyclique contre le Modernisme frappe le dernier en date des avatars de ce Libéralisme que, peu après, Pie XI va nous montrer “frayant la voie au communisme athée”. Et si Pie XII, après Léon XIII, se prête, comme nous le verrons, à certaines concessions de vocabulaire, il ne cède pas un iota, et bien au contraire, sur les principes et reprend exactement, en face des conceptions révolutionnaires, l’attitude des Pontifes antérieurs. Non, il faut perdre toute espérance de voir jamais le Saint-Siège revenir sur une doctrine si minutieusement définie et si expressément promulguée. Elle est entrée dans le trésor définitif des vérités acquises qu’il ne serait même plus possible, sans renier la tradition apostolique et consommer la plus éclatante des faillites morales, d’atténuer ou de modifier.

« On pourrait penser que, sous ces coups réitérés, pour reprendre l’image de saint Jean, la Bête démocratique avait été frappée de blessure mortelle. De fait, si les instructions données par le Saint-Siège avaient été observées, l’offensive diabolique eût dû s’avouer vaincue. Mais, naturellement, Satan s’est ingénié à trouver la parade à l’action dirigée contre lui. Sa stratégie a été singulièrement habile, ainsi qu’il fallait s’y attendre, et lui a permis de réparer ses pertes et bien au delà. Retraite tactique et résistance silencieuse d’une part. Recours, d’autre part, au mensonge à haute dose, au mensonge cynique ou subtil, effronté ou doucereux, au mensonge universel érigé en règle de vie politique et en système d’organisation sociale.

« Tout d’abord, au lieu de mobiliser toutes ses forces et de susciter à grand fracas une rébellion générale, au lieu de se lancer immédiatement dans un combat décisif d’ensemble, où il eût couru de graves risques d’être totalement vaincu, comme dans sa première révolte, Satan a préféré établir une résistance élastique et passive, en réduisant les oppositions ouvertes à quelques manifestations sporadiques, suffisantes pour affirmer et maintenir les dogmes destructeurs, mais pas assez graves en apparence pour faire présager une large désagrégation. Dans la grande majorité des cas, il “encaisse” les coups à la muette et sans protester. Ainsi, le Saint-Siège, lorsqu’il fulmine les condamnations dont je vous ai cité quelques exemples, a presque toujours devant lui une obéissance apparente, mais superficielle et molle, sans adhésion vraiment filiale et profonde, un écho extérieurement docile, mais pas une collaboration réelle des esprits et des cœurs. Trop souvent même, ses monitions ont été reçues avec “l’âme fuyante” que diagnostiquait Pie X chez certains éléments du Sillon. On s’inclinait pour la forme en témoignant au besoin des réserves discrètes et plus ou moins respectueuses, une sorte de scepticisme teinté de commisération pour l’intransigeance et la maladresse du Saint-Siège, sinon de sympathie à l’égard des victimes, et un espoir à peine indiqué dans les revanches possibles de l’avenir. Et l’on continuait à professer in petto, de façon plus ou moins explicite, l’erreur censurée, en invoquant les nécessités de l’opportunité et les exigences de l’hypothèse. Ou, en tous cas, l’on n’organisait point contre elle la lutte patiente, tenace, assortie des sanctions adéquates et de la surveillance ininterrompue qui eût été indispensable. De sorte que, dans l’oubli bientôt venu, la doctrine condamnée reprenait peu à peu sa vigueur, recrutait de nouveaux partisans et, rajeunie, maquillée, transformée, recommençait à gagner du terrain. Au bout de quelques années, la masse et même la plus grande partie des cadres avaient perdu la notion et le souvenir précis des interventions pontificales et tout était à reprendre sur nouveaux frais.

« Grâce à ces adroites manœuvres, des progrès effrayants ont été réalisés par l’Esprit du Mal. Solidement installé, nous l’avons vu, sur les deux positions maîtresses de la théorie révolutionnaire, la Souveraineté du Peuple et le Libéralisme que l’offensive pontificale, malgré ses coups réitérés n’a pu réussir à démanteler, jouant en virtuose de l’orgueil humain, il a multiplié ses infiltrations et ses invasions dans l’organisation et la vie sociales, avec des progrès tantôt sporadiques, tantôt massifs et foudroyants, sans presque jamais subir de sérieux et durables reculs. L’infestation diabolique se manifeste et s’affirme partout, multiforme et incessante. Aux yeux avertis, elle se manifeste par un signe irrécusable, infailliblement caractéristique de celui “qui est menteur dès le principe” et qui “n’a point de vérité en lui”. Déjà, l’attitude que nous venons de décrire implique dissimulation et hypocrisie. Mais ce point de vue partiel doit être infiniment généralisé.

« En effet, c’est à un degré anormal, exceptionnel, presque incroyable que le Prince de la Fourberie et de la Fraude est parvenu à faire régner dans le monde contemporain la confusion et le mensonge qui est son essentiel, son plus précieux moyen d’action. Il en joue en maître et Simone Weil a raison de remarquer, par exemple, que “Dieu ayant produit du bien pur, le Diable y a mélangé du mal, de telle manière que Dieu ne puisse plus les séparer, sinon en détruisant les deux... Le Diable est vraiment très fort 1”. En cette ténèbre, comme le voit si bien Blanc de Saint-Bonnet, toutes les bases solides de la vie publique, toute l’intégrité de l’âme sociale ont disparu, et partout, elles ont été remplacées par de faux-semblants. La duplicité est universelle, elle nous aveugle, nous étouffe, nous égare, pourrit et dissout tous nos points d’appui. Notre époque et notre esprit sont tellement gangrenés de mensonge qu’ils contaminent presque immanquablement même les institutions et les hommes qui voudraient en rester indemnes et les conduit à recourir, faute de mieux, au mensonge pour lutter contre le mensonge. Mensonge dans la philosophie politique qui prétend subrepticement remplacer l’esprit par la matière, la qualité par la quantité, le Créateur par la créature, la raison par une aveugle arithmétique. Mensonge du langage politique et spécialement du jargon parlementaire devenu amphibologique et presque hermétique et dont pas un mot, remarquait justement Péguy, n’a conservé sa signification naturelle. Mensonge dans les institutions politiques, bâties en porte à faux sur des fondements instables et ruineux. Mensonge en particulier, nous l’avons vu, dans la Souveraineté du Peuple qui défigure l’autorité, dont elle fait une esclave, et le commandement dont elle fait une dépouille. Mensonge dans la Justice qui se rend la servante docile de l’iniquité triomphante, sans même se soucier de l’évidence, se prostitue aux puissants du jour et prétend impassiblement transformer la culpabilité en innocence et l’innocence en culpabilité. Mensonge dans la police qui pervertit la moralité publique que sa mission est de défendre. Mensonge dans la répression et dans la vengeance qui se cachent sous le masque de la légalité et dans l’ombre des cachots. Mensonge dans l’interprétation du Bien commun et de l’Intérêt général, qui ne sont plus invoqués désormais que pour servir des intérêts de partis, ou que l’on ravale à une conception sordide, bassement utilitaire, que l’on confond volontairement avec le bien-être, les commodités matérielles et les satisfactions données aux instincts jouisseurs des foules. Mensonge de la Loi qui n’est plus l’ordre rationnel, imposé par le bien de tous, mais la simple expression, camouflée en droit formel, de la volonté du plus fort et livrée ainsi à une perpétuelle instabilité, à une permanente injustice. Mensonge dans la Liberté, où l’on ne veut plus voir ce qu’elle est, à savoir une lente et pénible conquête et la faculté sublime d’être cause, mais un don gratuit, congénital et que l’on transforme en pourvoyeuse du mal, en dissolvant de l’autorité, en négation de la responsabilité. Mensonge dans l’Égalité, au nom de laquelle on prétend stupidement donner à tous les hommes des droits, un statut et des satisfactions uniformes. Mensonge dans la Fraternité qui se vante de rendre inutile la Charité et n’aboutit qu’à renouveler incessamment le drame de Caïn et d’Abel. Mensonge dans la morale privée de sa base et de son but et devenue purement fictive. Mensonge dans l’hymne universellement entonné à l’apothéose de la Personne humaine, dont la dignité n’a jamais été aussi méconnue et outragée. Mensonge dans l’éducation qui n’est plus qu’un gavage sans action formatrice et cesse par conséquent de mériter le nom qu’on lui attribue. Mensonge dans le Crédit que l’État confond ouvertement avec la spoliation et le vol. Mensonge dans la monnaie dont la valeur réelle est en déséquilibre de plus en plus complet avec la valeur apparente et tend irrésistiblement vers zéro. Mensonge dans la vertu et l’honnêteté trop généralement réduites à n’être plus que des masques trompeurs. Mensonge dans le langage où l’on contraint les mots à dire le contraire de ce qu’ils veulent signifier. Mensonge, dirai-je, jusque dans les prières que certains politiciens, qui se réclament de la religion, adressent publiquement au Ciel pour le salut d’un État qui est la négation et la violation permanente des droits divins, car, selon le grand mot de Bossuet, Dieu se rit des supplications que l’on élève vers Lui pour détourner les malheurs publics quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer.

« Mensonge, pour couronner le tout, dans le comportement des meilleurs qui jugent, soi-disant pour éviter un mal pire, devoir pactiser avec le faux, arborer des opinions qui ne sont point les leurs et se donner pour ce qu’ils ne sont pas. Mensonge, hélas ! dans la vérité, à laquelle on incorpore systématiquement une part d’erreur, mensonge dans l’erreur à laquelle on incorpore systématiquement une part de vérité, affolant ainsi l’esprit des hommes, si bien qu’aux yeux d’un grand nombre, elles deviennent pratiquement indiscernables, interchangeables. Perversion et confusion devenues telles que, plus cynique que Ponce Pilate, un parlementaire français a pu, sans susciter nulle réprobation, proclamer : “Mieux vaut se réunir dans l’erreur que de se diviser dans la vérité.”

« Je le répète : il n’est point d’indice plus révélateur, il n’en est point de plus redoutable non plus de l’emprise diabolique sur notre patrie et l’univers entier que ce discrédit absolu et général dans lequel est tombée la vérité, que l’indifférence et le calme mépris dont font preuve envers elle nos contemporains aveuglés. Rien ne fait mieux constater la déformation, l’intoxication des caractères par les prestiges infernaux que cette conviction affichée par chacun que la vérité, c’est ce qui lui plaît ; il y a encore à cette conception des oppositions personnelles, il n’y a plus dans la Société civile d’institution protectrice contre un pareil état d’esprit. Bien au contraire, toute l’organisation politique de la Cité tend à le développer, à le renforcer. Rien de plus sinistre que la quiétude, la béatitude même qu’elle semble éprouver dans cette atmosphère, d’autant plus complètes qu’elles se sont saturées de tromperies, de faussetés et de parjures. On pourrait presque dire que c’est avec ostentation, avec enthousiasme, avec orgueil qu’elle pratique la dissimulation et l’hypocrisie. Et, bien entendu, Satan prévient toute amélioration et tout repentir. Embusqué dans les dogmes révolutionnaires, il lance sur le monde, comme des nappes de gaz délétères, ses nuages corrosifs d’impostures.

« Quel triomphe pour le Père du Mensonge d’avoir ainsi abusé de décevants phantasmes la crédulité du peuple souverain, qui, rêvant de paix, de bonheur et de trésors, se réveille, horrifié, de temps à autre, pour contempler les feuilles sèches et les venimeux reptiles qu’il a entre les mains ! »

Je ne peux retenir un geste d’approbation. Mais l’abbé Multi est si absorbé qu’il ne me voit même pas. Et il continue :

– « Admirez comment, après avoir ainsi perverti et corrompu les intelligences, entretenu dans l’erreur l’esprit des hommes, le “Singe de Dieu” a pu couronner sa besogne par un chef-d’œuvre tout à la fois de duplicité et d’insolence. Nous le voyons acharné sur tous les points du globe, et tout particulièrement chez nous, à copier l’œuvre divine, en la dénaturant, en la caricaturant de la façon la plus odieuse pour mieux la détruire. Il substitue sournoisement doctrine à doctrine, mystique à mystique, Credo à Credo. Il donne à la Révolution démocratique les traits d’une religion à rebours, pour capter les aspirations spirituelles des âmes, inversant tous les caractères du Catholicisme. Comme le Christ est venu rouvrir le chemin du Ciel à l’homme, il prétend donner à celui-ci l’accès libre aux jouissances de ce monde et transporter le Paradis sur cette terre. Il construit son fallacieux royaume à l’image du royaume céleste et sa malfaisante Église sur le modèle de l’Église véritable. À cette Contre-Église, qu’il s’évertue avec succès à rendre « catholique », au sens étymologique d’universelle, il a donné un Grand Fétiche, le Peuple déifié dans ses éléments et dans sa masse, le Peuple hypostasié par la doctrine révolutionnaire et notamment par Michelet, en une Idole douée d’une personnalité propre, infaillible et impeccable, créant ainsi une véritable idolâtrie démocratique, une véritable Démolâtrie. Il lui a donné un Symbole condensé dans la Déclaration des Droits. Il lui a donné une véritable théologie, avec des exégètes subtils, avec des Docteurs et des Pontifes qui officient dans les cénacles parlementaires ou les Comités politiques, avec des missionnaires qui sèment inlassablement par la parole et par la presse l’ivraie qui doit étouffer le bon grain. Elle a son catéchisme, composé de slogans très simples constamment répétés pour en mieux saturer les cerveaux et proposés sans relâche à la vénération des foules comme d’indiscutables axiomes. Elle a ses prestiges qui s’efforcent d’imiter les miracles mais se présentent comme exclusivement scientifiques. Elle a sa magie qui prétend opérer la transsubstantiation des ignorances, des impulsions frivoles, des bas intérêts, des opinions insanes en une Volonté Générale infaillible, “toujours droite, inaltérable et pure”. Elle a son culte et ses objets sacrés, figurés par les urnes électorales et les bulletins de vote. Elle a ses fidèles dont nous aurons à reparler tout à l’heure. Elle a même ses sacristains et ses bedeaux. Du haut en bas de cette Contre-Église circule une foi ardente et vive, échauffée par l’abondant octroi de grâces et d’avantages multiples, qui va souvent jusqu’au fanatisme le plus aveugle et qui prend soigneusement sur tous les points essentiels le contre-pied de la foi catholique. Sous le couvert de revendications politiques et sociales, le Prince de ce Monde établit progressivement son empire et, sous son action insidieuse, la Démocratie s’identifie de plus en plus avec la Démonocratie. Démos et Démon sont bien près l’un de l’autre, et Satan habite volontiers le nombre. Ne dit-il pas lui-même qu’il s’appelle Légion ?

« Cette occupation, tous les jours plus étendue et plus puissante, la masse, myope ou aveugle par nature, n’en distingue pas, bien entendu, le caractère infernal. Pipée par certaines apparences flatteuses, elle croit poursuivre son propre bien, l’amélioration de son sort, ou même un idéal plus parfait de justice, alors qu’elle tombe dans les filets du Tentateur. Pourtant, ses éléments les plus affinés commencent à sentir des inquiétudes en constatant le désordre grandissant, l’insécurité et l’instabilité générales qui se manifestent dans toutes les communautés nationales. Quant aux intelligences un peu perspicaces, voici longtemps qu’elles n’ont plus de doute. Si, d’ailleurs, il avait fallu une preuve supplémentaire de l’action infernale, Satan l’aurait donnée dans les cas où, dépassant les limites d’une infestation quotidienne habilement dissimulée, il révèle sa terrible puissance dans des phénomènes qui offrent tous les caractères d’une crise ouverte de possession collective. Je veux parler des bouleversements énormes, accompagnés de convulsions sociales tétaniques, telles qu’ont été, en Espagne, la récente Révolution rouge, et, chez nous, la Terreur jacobine et la Terreur, dite épuratrice, de 1944 et des années suivantes. Je ne comprends pas que l’on puisse méconnaître l’influence démoniaque dans ces évènements. Elle y est patente ; elle y éclate tant par l’explosion générale et paroxystique des instincts les plus pervers que par la volonté délibérée de corrompre et de pourrir toutes les notions les plus courantes et le langage lui-même, pour mieux désorienter et affoler les esprits, en substituant partout un sens nouveau, vicieux ou criminel, aux idées les plus vénérables et aux vocables les plus légitimement consacrés : ceux de Patrie, de Loi, de Religion, de Piété, de Liberté, d’Équité, par exemple.

« Mais surtout, elle fulgure dans l’orgie de sacrifices humains qui interrompent et bouleversent de temps à autre le lourd sommeil de Démos. Car Satan – et voici un second signe aussi révélateur, aussi probant que le premier de son intervention directe – n’oublie pas qu’il est non seulement menteur et père du mensonge, mais “homicide dès le principe”, ainsi que l’a déclaré Jésus. Non content d’“engeigner” ses dupes et de les frustrer des espoirs qu’il suscite en elles, il les soumet, à intervalles de plus en plus rapprochés, à d’épouvantables carnages que nul effort humain ne réussit à prévenir, ni même à faire cesser. Ici, duplicité et cruauté se conjuguent et s’affirment à la fois. Jamais on n’a plus pompeusement célébré le droit sacré à la vie et les imprescriptibles prérogatives de l’être humain que depuis la promulgation des dogmes démoniaques de la Révolution, mais jamais non plus de tels torrents de sang n’ont ruisselé sur le monde ; jamais en fait l’existence des hommes n’a été plus asservie et tyrannisée par des lois et des règlements arbitraires et impersonnels, plus méprisée, plus allègrement sacrifiée à des idéologies fumeuses et vaines ; jamais les immolations humaines n’avaient pris cette ampleur effroyable, telle que les pires cannibales n’en ont jamais rêvé de plus atroce. Fusillades et guillotinades de la Terreur de 93, guerres de la Révolution, guerres de l’Empire, guerres coloniales, guerre d’Orient, guerre franco-allemande et finalement – ou, du moins, en attendant mieux – guerres mondiales d’enfer, au feu desquelles nous avons vu de nos yeux fondre des générations entières et les soldats succomber par millions. Et voici que s’élargit le tourbillon sanglant, à mesure que s’affirme et s’étend la Souveraineté du Peuple et que le droit de vote est plus largement conféré, car, selon la juste remarque de Taine, le suffrage politique, universel et égalitaire, postule le service militaire universel et égalitaire et le bulletin de vote du citoyen ne se conçoit pas sans le fusil du soldat. Voyez : les femmes qui, un peu partout, bénéficient actuellement du premier, commencent à se voir imposer le second. Aussi les guerres sont-elles devenues des conflagrations de nations, puis de continents, au lieu de rester des rivalités de princes et de demeurer limitées aux armées de métier. C’est donc la population civile tout entière qui se voit désormais dans chaque camp exposée aux coups de la mort. Non seulement l’ennemi l’affame, la ruine et la massacre de son mieux. Non seulement les camps de concentration, de représailles, d’extermination dévorent des myriades de victimes innocentes. Mais la contagion du meurtre et l’évolution fatale de la guerre sont si impérieuses et développent une frénésie telle que les belligérants en viennent à exterminer en masse, sous prétexte de rendre possible les opérations militaires destinées à les délivrer, les populations alliées elles-mêmes, comme l’ont fait les escadrilles de bombardement anglaises et américaines sur les pays envahis par l’Allemagne. Et ce sanglant paradoxe paraît tout naturel ! Encore les survivants, à peine à l’abri de leurs persécuteurs et de leurs libérateurs, sont saisis d’une nouvelle crise de fureur fratricide et leur premier soin est de s’entre-tuer dans une orgie d’assassinats spontanés ou organisés et de se livrer à une répression aveugle.

« Ce sont là de véritables phénomènes d’occupation et de possession collectives. Naturellement, ils provoquent une éruption d’occupations ou même éventuellement de possessions individuelles, car le désordre de l’ambiance sociale rend plus accessible aux entreprises démoniaques l’âme de chacun de nous. J’ai noté le fait dans l’Espagne communiste, dans l’Allemagne hitlérienne. La France, hélas ! les avait devancées dans cette voie et, par un humiliant choc en retour, les a ensuite criminellement imitées. L’histoire de la Révolution fourmille d’atrocités commises par des monstres si dépourvus de tout sentiment humain qu’ils apparaissent évidemment, au moins à certaines heures, les dociles instruments du Maître de toute abomination. Ce Jean Bon Saint-André qui voulait, pour assurer la République, réduire la population française de moitié ! Cet Hébert qui prêchait chaque jour férocement la nécessité d’une “épuration” radicale ! Ce Geoffroy qui prétendait ramener à cinq millions le chiffre des habitants de la France ! Ce Carrier qui déclarait que mieux valait la transformer en cimetière que de ne pas la régénérer à la mode républicaine ! Combien d’autres je pourrais citer ? Et combien d’émules ils ont trouvé en province, combien d’assassins de moindre envergure ont sévi sur tous les points du territoire ! Mais il est trop de nos contemporains qui n’ont pas démérité de leurs Grands Ancêtres et se sont livrés à leur tour au démon homicide qui les avait inspirés. On commence à connaître quelques-uns des crimes affreux qui ont ensanglanté la France pendant la folle époque dite de l’Épuration : tortures sadiques avec raffinements de cruauté infligées sur les plus légers soupçons, ou même sans motif, aux adversaires politiques ; hécatombe de femmes et de vieillards ; assassinats d’enfants au berceau ; exécutions arbitraires sous de futiles prétextes et uniquement destinées à assouvir les instincts sanguinaires d’une horde de criminels déchaînés. Et tout cela avec l’approbation, avec la complicité de chefs dont plusieurs s’affirment catholiques et prétendent concilier le crime et la religion.

« Et les perspectives de demain sont encore plus terrifiantes. Déjà, les “progrès” de la technique scientifique mise au service de l’Enfer permettent de décupler, de centupler l’efficacité des moyens de destruction et de tuerie, d’anéantir d’un seul coup et pêle-mêle les existences humaines par dizaines et centaines de milliers, comme à Hiroshima et à Nagasaki. Il paraît même qu’un « perfectionnement » est en vue et l’on annonce un engin plus puissant dans ses effets que la bombe atomique. Si bien que les savants, épouvantés, dépassés par leur science diabolique, finissent par se demander si quelque mégalomane déchaîné ou quelque fou furieux ne serait pas bientôt capable de détruire la vie sur le globe tout entier...

« Ce qui serait évidemment la plus belle réplique de Satan à la création divine.

« Encore ne vous ai-je parlé que de l’homicide sous sa forme la plus simple, la plus visible et la plus matérielle, la destruction des corps. Mais ce n’est pas la face la plus importante et la plus tragique de la question. La véritable catastrophe, c’est que nous retombons, sans même nous en apercevoir, dans ce Royaume des Ténèbres dont Dieu nous avait arrachés, dit saint Paul, pour nous transporter à celui de la lumière 2. Voyez bien qu’en réalité, c’est plus encore à l’esprit, à la raison et à l’âme que s’attaque Satan dans le monde contemporain, c’est-à-dire qu’il vise à tuer dans l’homme ce qui fait véritablement l’homme. Il le tue intellectuellement, moralement, spirituellement. Le processus de ce meurtre est assez délicat et difficile à démontrer. Car il est, comme toujours, soigneusement enveloppé de mystère et camouflé au point de présenter comme un bienfait inestimable l’un des pires dangers qui menacent notre espèce. L’étude à faire serait très longue et très complexe ; elle a d’ailleurs déjà été amorcée de façon intéressante. Il m’est impossible de m’y attarder ici. Laissez-moi seulement vous souligner les faits principaux : cette progressive mécanisation de l’activité humaine par une technique que les forces spirituelles affaiblies et proscrites n’arrivent plus à éclairer, à diriger, à équilibrer ; cette civilisation des machines qui développe une atmosphère si suffocante, si délétère, si aveuglante, qui transforme l’être humain en robot et le place dans la servitude des moteurs et des pistons, de ces “esclaves techniques”, plus puissants que leurs prétendus maîtres et que nous dépeint si pittoresquement Virgil Gheorghiu. Civilisation des machines qui devient fatalement une “civilisation des imbéciles”, parce qu’elle aboutit à supprimer l’effort intellectuel chez les exécutants, à obnubiler le souci des réalités invisibles pour la quasi-totalité des hommes, les fait sombrer dans un état habituel de paresse et de torpeur mentales et réussit tout à la fois à les persuader qu’ils sont dans la voie unique du bonheur, à les plonger dans la pire misère et à les rendre incapables de comprendre cette misère et de s’en évader. Voyez-vous, voyez-vous, une fois de plus, la sinistre griffe, l’ironie cruelle et implacable du Prince du Mensonge et de l’Homicide dans cette atroce et douloureuse comédie, où l’homme est persuadé qu’il se surhumanise, tandis qu’il est en train de se déshumaniser.

« Mais c’est à peine si je puis vous signaler ce point de vue capital, car je vois tourner inexorablement l’aiguille de l’horloge et je voudrais à tout le moins mettre encore en relief une autre manifestation très redoutable de l’activité et de la duplicité de Satan à propos du recrutement, de la composition et du comportement de l’armée d’exécution qu’il a lancée sur le monde. C’est là un fait qui, lui aussi, mérite une très particulière attention.

« En gros, on peut dire que cette armée comprend deux catégories : nous avons en face de nous, d’une part, les fils légitimes de Lucifer et de la Révolution française ; d’autre part, la foule nombreuse et un peu hétéroclite de ceux que j’appellerai les bâtards de Satan. »

À cet énoncé original, une expression amusée a sans doute passé sur mon visage. M. Multi se fâche tout rouge.

– « Ne riez pas », me dit-il, « ne souriez même pas, car nous touchons ici au point le plus tragique de nos explications. Nous mettons le doigt sur la plaie la plus vive. Et nous ne savons pas si cette plaie ne sera pas mortelle. Ne vous laissez donc pas distraire par ce que peut avoir d’involontairement pittoresque un langage que je m’efforce seulement de rendre adéquat aux exigences de la vérité. Et associez-vous, s’il est possible, à toute la douleur que me cause mon exposé.

« Je devrais encore en ajourner la fin. Mais il devient si pénible que j’aime mieux faire l’effort de le terminer ce soir et vous imposer celui de m’écouter, s’il le faut, une partie de la nuit. Tenez ! laissez-moi me détendre et me recueillir quelques minutes avant d’aborder la dernière étape. »

 

 

 

Marcel de LA BIGNE DE VILLENEUVE,

Satan dans la cité, Éditions du Cèdre, 1951.

 

 

 

 

 

 

 


1 Simone WEIL : La Connaissance surnaturelle, p. 271.

2 Épître aux Colossiens, I, 13.

 

 

 

 

 

 

 

 

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