Le Val-Obscur

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Alexandre LACOSTE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL EST dans la campagne de Nice une gorge profonde, étroite, sinueuse, qui passe à juste titre pour une des plus remarquables curiosités naturelles du pays.

Le jour éclaire avec regret cette galerie formée par les deux portions d’une montagne qui furent jadis séparées par un mouvement plutonien. Son sol inégal est jonché de pierres roulées par le déluge. Mais les parois verticales de ses murailles géantes sont tapissées de lichens et de capillaires, ces plantes amies de l’ombre et de la solitude. De leurs crêtes couronnées d’oliviers séculaires, les lierres et les ronces se confondent en inextricables enlacements comme pour défendre aux humains l’approche de ce lieu que se réserve la nature sauvage.

Un mince ruisseau alimenté par la cascade voisine entretient dans la partie septentrionale une continuelle fraîcheur. L’eau suinte de toutes parts en minces filets ou perle en gouttelettes transparentes à la pointe des herbes. On dirait la demeure mystérieuse de quelque fabuleuse beauté.

Ce lieu privilégié de la solitude s’appelle le Val-Obscur...

 

 

Après avoir gémi durant deux siècles sous l’exécrable domination des Barbares, les Alpes-Maritimes avaient spontanément accepté la suzeraineté des rois de France. Nice aurait pu dès lors entrer dans une nouvelle ère de prospérité si d’autres ennemis redoutables n’étaient venus troubler son repos.

Les Sarrasins, refoulés de l’autre côté des Pyrénées par la puissante épée de Charles Martel, conservaient quelques positions importantes sur la côte de la Méditerranée. Leurs principales forteresses étaient le Grand-Fraxinet dans la montagne des Maures, au fond du golfe de Saint-Tropez, et le Petit-Fraxinet, à la pointe de la presqu’île de Villefranche. De ces points inexpugnables, ils pouvaient impunément recevoir des renforts de leur pays et régner, depuis l’Esterel jusqu’à Vintimille, sur tout le littoral, se livrant à d’atroces brigandages.

Telle était la situation quand Charlemagne visita Nice pour la première fois, en l’an 777.

 

 

Le roi franc revenait de Rome, où l’avait appelé le pape Adrien menacé par les Lombards. Il se rendait en Espagne pour accomplir cette mémorable campagne qui s’acheva par le désastre de Roncevaux et la mort de Roland. Le fils de Pépin le Bref s’était fait une mission divine de délivrer les contrées ibériques du joug pesant des Sarrasins et de purger la Provence de ce fléau de Dieu.

Il profita donc de son séjour à Nice pour y préparer les esprits à la guerre sainte et prendre certaines mesures défensives. Guido Guerra de Vintimille fut chargé de veiller à la sécurité de la contrée, et son fils Odon, autre vaillant capitaine, reçut le commandement de la tour Bellanda qui défendait le port Saint-Lambert.

Pendant que Charlemagne, logé à l’abbaye de Saint-Pons, s’occupait de divers soins, l’armée franque campait hors des murs.

Or, un soir, alors que sous la tente Guido Guerra donnait aux douze pairs et aux nobles niçois un festin d’apparat, une troupe de funambules prétendant arriver d’Égypte sollicita l’honneur de paraître devant les convives. Guido y consentit volontiers pour divertir ses hôtes.

Ces bohémiens exécutèrent une foule de tours d’équilibre, de jeux de force et d’adresse, de danses bizarres au son d’une musique plus bizarre encore. Après quoi, l’un d’eux offrit de régaler l’assistance avec une chanson de geste écrite en langue d’oc et que, disait-il, il avait apprise en Provence même, lorsque, captif des pirates turcs, il naviguait de côte en côte.

C’était une longue mélopée que l’étrange troubadour débitait selon le mode ancien, sur un rythme lent et mélancolique, en se servant pour marquer la cadence des vers d’un grossier instrument à cordes. Comme dans presque toutes les compositions de ce genre poétique, le merveilleux y tenait une grande place. Il s’agissait d’une belle et infortunée princesse qu’un méchant Génie avait enchaînée avec ses propres cheveux, au centre de la terre, dans une caverne profonde, dont nul ne connaissait la place. Pour qu’elle fût délivrée, il fallait qu’un noble chevalier se frayât un chemin, à l’aide d’un talisman, jusqu’à son cachot.

Les paladins étaient fort attentifs à ce récit, quand soudain un bruit confus, entremêlé de clameurs sauvages, retentit autour du camp. Les Sarrasins attaquaient.

Les chevaliers se précipitèrent, le fougueux Roland à leur tête, en poussant leur cri de guerre :

« Montjoie et Charlemagne. »

Comme Roland allait franchir le seuil de la tente, une masse noire surgissant de l’ombre se dressa soudain devant lui et il se sentit porter à la poitrine un violent coup d’estoc. Sa chemise de mailles arrêta l’arme homicide. Le preux avait eu à peine le temps de se reconnaître que le chanteur égyptien tombait à ses pieds, le crâne fendu par la francisque d’Olivier.

Les bohémiens n’étaient autres en effet que des Sarrasins déguisés, qui essayaient d’investir le camp. Cette audace leur coûta cher. À la lueur de quelques arbres incendiés, les Francs repoussèrent l’ennemi avec une telle furie que celui-ci, déconcerté, ne tarda pas à se retirer en désordre, abandonnant sur la place un grand nombre de morts et de blessés.

Roland était un des plus acharnés à la poursuite des fuyards. Le dernier soldat sarrasin disparu dans l’ombre, il s’aperçut qu’il était tout à fait séparé de ses compagnons. Olivier lui-même n’avait pu le suivre à travers la campagne inconnue. Las, épuisé de fatigue, ne sachant de quel côté diriger ses pas pour rentrer au camp, il remit Durandal au fourreau et s’allongea sur l’herbe, résolu à attendre le jour.

Le sommeil abaissait à peine ses paupières qu’une voix, qu’il lui sembla reconnaître, troubla le silence de la nuit. Il se redressa, tendit l’oreille, et quel ne fut pas son étonnement en entendant l’écho lui renvoyer de façon très nette le refrain de la chanson du faux bohémien :

 

            Dedans sa prison souterraine

            Iseult la belle se morfond.

            Bon chevalier, finis sa peine,

            Amour et gloire en sortiront.

 

Moins brave que Roland se serait effrayé, car il était évidemment le jouet d’un sortilège.

« Je crois, pensa-t-il, que le diable veut m’effaroucher avec quelque vilain tour de sa façon. Mais j’ai là une amie qui saura me protéger de ses machinations infernales et autres embûches sataniques. »

La voix, quoique distincte, paraissait sortir des entrailles de la terre. Roland saisit son épée merveilleuse et la fit tournoyer au-dessus de sa tête. L’arme étincelante décrivit une sorte d’auréole lumineuse qui permit au chevalier de reconnaître les environs.

Une petite montagne, détachée de la chaîne principale par deux profonds ravins, se dressait devant lui. S’en étant approché, il crut comprendre que la voix venait du côté opposé à cette sombre masse.

Alors, il essaya de faire le tour de la montagne. En vain. La main d’un invincible géant semblait la manier ; elle se déplaçait continuellement et lui barrait le chemin. Et, pendant qu’il s’épuisait en tentatives inutiles, la voix, la voix implacable ne cessait de répéter l’agaçant refrain qui résonnait comme une ironique et provocante bravade.

Exaspéré à la fin, fou de rage et d’impuissance, Roland saisit à deux mains sa large épée et l’exhortant comme si elle fût vivante, en assena un formidable coup de tranchant sur la base de la montagne.

Un éclair déchira subitement la nue, la terre trembla et les rugissements du tonnerre firent gémir les Alpes jusque dans leurs profondeurs. Mais, si terrible que fût le déchaînement de la foudre, Roland put entendre les craquements saccadés de la montagne se disloquant dans toute sa hauteur, et comme un immense cri de délivrance qui s’élevait en même temps de la cavité ainsi formée.

Une espèce de galerie souterraine, éclairée par une incompréhensible phosphorescence, s’ouvrait en effet devant le preux chevalier. Il y pénétra hardiment.

Sous ses pieds, il sentit des bêtes immondes grouiller dans une bave infecte. Il vit des reptiles affreux ramper et se tordre le long des parois. Des oiseaux sans nom voletaient lourdement autour de lui et le frappaient au visage avec leurs ailes glacées. Mais rien ne pouvait amollir son courage.

Tout à coup, la lueur singulière qui éclairait ce corridor enchanté s’éteignit et, dans l’obscurité, Roland se sentit comprimer peu à peu entre les flancs de la montagne qui se resserraient sur lui. En même temps, une grêle de pierres et une pluie de flèches l’enveloppaient.

« Les Sarrasins ! hurla Roland. Ah ! sorciers maudits, que ne sommes-nous face à face ! Vous n’auriez pas si facilement raison de moi. »

Puis, se radoucissant, il ajouta :

« Seigneur, puisque vous ordonnez que je meure sans combattre, que votre volonté soit faite. Daignez du moins recevoir mon âme en votre glorieux paradis, car, acheva-t-il en se signant, je crois en vous ! »

Alors il se laissa glisser sur les genoux en pressant Durandal sur sa poitrine, et attendit patiemment la mort.

La mort ne vint pas. Le signe du Rédempteur avait rompu le charme. Les flancs de la montagne avaient repris l’immobilité qu’ils conservent depuis onze siècles et plus...

Roland fut réveillé le lendemain par le son du cor. C’était Olivier qui le cherchait. Il narra l’étrange aventure à son compagnon d’armes, et voulut lui montrer le fantastique défilé. Mais, à sa grande stupéfaction, là où il n’avait vu que reptiles hideux et monstres repoussants, ne s’apercevaient plus que les touffes gracieuses de cette plante délicate nommée capillaire par les savants et cheveux de Vénus par les poètes !

 

 

Alexandre LACOSTE,

Nice et Monaco à travers les âges, 1884.

 

Recueilli dans Histoires et légendes de la Provence mystérieuse,

textes recueillis et présentés par Jean-Paul Clébert,

Tchou, 1968.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net