La fête de Lucie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jeanne de LACROUSILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À six heures et demie, comme tous les matins, après avoir coiffé son chapeau tyrolien et endossé son vieux pardessus, jadis couleur marron, dont le col de velours fané et les boutonnières fatiguées annonçaient de nombreux services d’hiver, M. Hébert ouvrit la porte de son appartement au cinquième et se disposa à descendre.

M. Hébert a ouvert doucement, tout doucement la porte, afin de ne pas réveiller sa fille, sa chère petite Lucie qui dort douillettement enfoncée sous ses couvertures, pendant que son père se rend, malgré la pluie, malgré la neige, malgré le vent, à l’autre bout du quartier, chez Quentin, le riche banquier.

Il s’y rend pour gagner de l’argent. De l’argent qu’il eût dédaigné pour lui-même, mais qu’il ambitionne pour faire à sa fille une douce et heureuse vie.

Il a tort, M. Hébert, de prendre tant de précautions pour ne pas éveiller sa fille ; car, il y a déjà longtemps que Lucie guette le moment de son départ.

Dès qu’elle l’entend ouvrir la porte, elle se plie à la hâte dans son peignoir de flanelle, et les cheveux emmêlés, la figure encore brouillée de sommeil, elle se précipite vers son père.

Elle entoure son vieux cou ridé de ses bras d’enfant, et cachant sous sa rude barbe grise sa jolie frimousse rose, elle lui glisse entre deux baisers :

– Tu sais, petit père, c’est la Sainte-Lucie, aujourd’hui, c’est ma fête, il ne faut pas l’oublier.

M. Hébert l’éloigne en la grondant doucement.

– Fi ! la petite vilaine, qui ne s’est même pas chaussée et qui va prendre du mal. Veux-tu bien te recoucher ! Comme si c’était la peine de se lever, pour me rappeler une chose pareille, comme si j’oubliais jamais la Sainte-Lucie !

Puis l’embrassant tendrement :

– Allons, adieu fillette, je serais en retard.

Et, rapidement, il descend l’escalier.

Au moment, où arrivé au rez-de-chaussée, il passe devant la porte de la concierge, il s’entend appeler... C’est encore Lucie.

– Sois bien exact ce soir, père. Je ferai une crème en l’honneur de Sainte-Lucie...

M. Hébert lève la tête ; mais la petite espiègle s’est déjà sauvée ; et il n’aperçoit qu’un bout du peignoir bleu qui disparaît bientôt.

Dans la rue, comme M. Hébert se retourne une dernière fois, il voit encore sa fille à la fenêtre, et elle lui envoie un baiser.

Puis la petite main rose s’agite en signe d’adieu dans le vide ; enfin la fenêtre se referme. Tout disparaît et M. Hébert commence sa course de son pas trottinant de vieux bureaucrate.

Il s’en va la tête pleine de la pensée de sa petite Lucie. Voyons, que lui donnera-t-il pour sa fête ?

Ah ! il n’hésite pas. Il lui donnera un bébé incassable, une de ces belles poupées qu’elle ne lui a jamais demandées, mais que ses yeux bleus regardent avec tant d’envie, lorsque le dimanche il l’amène sur les boulevards devant les devantures des riches marchands de jouets.

Oui, mais pour acheter une de ces belles poupées ; il faut être riche. Or, M. Hébert ne l’est pas ; mais, comme il aime ardemment Lucie, pour lui payer une jolie fête, il a demandé à plusieurs maisons de petite importance de le prendre le soir pour tenir leurs livres, on l’a refusé. Alors il a fait une chose qu’il n’a jamais faite, il a écrit hier un petit billet à M. Quentin le priant de lui avancer 30 fr. sur son mois. Au mois de janvier il n’aura pas de fête à payer ; puis, d’ici là, il trouvera peut-être un emploi pour ses soirées ; du reste, il confie l’avenir à Dieu. Il ne veut pas s’inquiéter de l’avenir, tout entier au présent qui lui semble couleur de rose. Et il se met à rêver tout éveillé.

M. Quentin n’est pas très tendre et son premier mouvement, en lisant le billet de son employé, sera de froncer le sourcil, puis il sonnera.

– Faites monter M. Hébert, dira-t-il à l’employé accouru à son premier appel.

Hébert montera.

– M. Hébert, dira sévèrement le richissime banquier, M. Hébert, voilà douze ans bientôt que vous faites partie de notre maison, et vous ne nous avez pas encore demandé d’avances sur votre traitement. Voyons, à quoi pensez-vous ? pourquoi avez-vous renoncé à cette sage habitude ? avez-vous des dettes ? avez-vous joué ?

– Non, M. Quentin, répondra ce bon père, je n’ai pas de dettes, je n’ai pas joué, mais j’ai une petite fille, elle s’appelle Lucie, c’est la Sainte-Lucie aujourd’hui, c’est sa fête, et c’est pour lui faire un cadeau de fête que j’ai pris la liberté de vous demander une avance.

Alors le banquier sourira.

– M. Hébert, je comprends, puisque c’est pour votre fille, c’est différent. Et je vais donner l’ordre..., ou plutôt, non, voilà bientôt le premier janvier ; depuis douze ans que vous êtes mon caissier, je n’ai jamais eu de reproche à vous faire. Je veux faire quelque chose pour vous. Voilà 50 fr., cher Monsieur, prenez-les à titre de gratification, et bonne fête à votre petite Lucie.

M. Hébert se précipitera vers son patron, et les yeux pleins de larmes, il murmurera :

– Merci ! Ah ! merci !

Le pauvre rêveur a prononcé tout haut ces derniers mots, emporté par son imagination. Les passants le regardent avec inquiétude croyant que c’est un fou. Et les sergents de ville se retournent d’un air soupçonneux.

Quant à lui, ne s’apercevant de rien, il entre sous une porte cochère, et poussant une petite porte à droite, il pénètre dans son bureau.

Il ôte son pardessus marron, et l’accroche à son portemanteau, celui dont il se sert tous les hivers, pour accrocher son pardessus, depuis douze ans. Puis, après avoir salué d’un signe de tête ses collègues, il s’assied sur son fauteuil de cuir, devant son bureau d’acajou, met des manches de lustrine pour préserver les manches usées de sa vieille redingote et après avoir compté l’or dont il dispose pour sa journée, il prend un gros livre et aligne des chiffres.

Il y a douze ans que, forçat du travail, il additionne des fortunes ; il y a douze ans qu’il palpe des millions. Le plus clair de l’or de Paris a passé par ses mains débiles, et de toute cette manipulation, il n’a rien gardé pour lui, rien qu’un peu de poussière luisante, qui l’empêche de tendre la main pour élever sa Lucie, juste de quoi ne pas mourir de faim dans la capitale, 200 fr. par mois que M. Quentin lui donne !

Mais, tout cela va finir, M. Quentin va le faire appeler, et il sera si éloquent que, non seulement il obtiendra une gratification, mais encore en doublera ses appointements.

Au même moment, le téléphone siffle bruyamment ; on écoute, et voici ce qu’on entend : c’est M. Quentin qui parle.

– Faites monter M. Hébert.

M. Hébert a fermé sa caisse, et il se précipite dans l’escalier ; cependant, arrivé au premier il est intimidé par tout le luxe criard qui s’affiche, il foule le tapis qui couvre le sol, avec respect, et, c’est en tremblant qu’il frappe à la porte du cabinet du riche financier.

– Entrez, dit une voix sèche.

Et Hébert se trouve en face de son chef.

M. Quentin est un homme grand, sec, maigre, au regard dur et perçant, il est aussi froid qu’un chiffre. Le billet pourtant bien humble d’Hébert a soulevé en lui une tempête ; on lui demande 30 fr. avant l’échéance ; c’est comme si on lui demandait de faire cadeau des intérêts de 30 fr. à 5 % pendant quinze jours. M. Quentin ne veut faire de cadeau à personne. Est-ce qu’il en reçoit, lui, des cadeaux ?

Puis, parce qu’il gagne 30.000 fr. par an, est-ce une raison pour perdre ? Non ! non ! Ensuite, cela est une très mauvaise note quand un employé a besoin d’argent ; cela prouve qu’il fait des dépenses au-dessus de sa condition ; M. Quentin serait coupable d’encourager un seul de ses employés dans cette voie funeste ; il ne s’agit plus d’une question personnelle, c’est un devoir pour ce millionnaire de refuser à son fidèle et intègre employé ces 30 fr. qu’il lui doit. M. Quentin a toujours accompli son devoir ; il l’accomplira encore.

– Monsieur Hébert, dit-il, je suis très fâché que vous m’ayez écrit pour une demande d’argent, très fâché, car ma conscience me commande de vous refuser. Voyons, vous êtes endetté, vous avez fait des dépenses au-dessus de votre position, vous...

– Ah ! Monsieur, pouvez-vous croire ; c’est pour ma fille, uniquement pour elle, c’est sa fête, elle a huit ans, et je voudrais tant lui donner une belle poupée.

– Là, j’en étais sûr, une poupée, un objet de luxe, comme si la fille d’un modeste employé à 200 fr. par mois avait besoin d’une poupée.

– Monsieur, pourtant vous avez une fille, vous aussi ; ne me refusez pas.

– J’ai une fille, Monsieur Hébert, et je lui fais des cadeaux, parce que je suis riche ; si j’étais pauvre, je ne lui en ferais pas ; n’insistez pas, vous deviendriez insolent ; choisissez, ou je vais vous régler tout de suite et vous congédier ou vous allez renoncer à la demande que vous m’avez faite. Vous renoncez, n’est-ce pas ? – Allons, c’est bien, et maintenant, allez vite à votre besogne, vous avez beaucoup de paiements à effectuer aujourd’hui.

Pendant une minute, le sang afflua au cerveau du caissier, et il fut sur le point de se précipiter vers son patron et de lui jeter à la face mille injures.

Une lueur de raison le retint ; il se vit chassé de sa place et refusé partout, pendant que sa pauvre Lucie mourait de faim. Par un effort de volonté surhumain, il revint dans son bureau et, calme en apparence, il reprit son travail.

Le soir à six heures, il posa ses manches de lustrine, de nouveau il endossa son pardessus marron et il sortit. Il erra, au hasard, ne voulant à aucun prix rentrer chez lui les mains vides ; mais où trouver de l’argent à emprunter ? Et il marchait, il marchait, il marchait.

Soudain il butta contre quelque chose ; il se baissa et ramassa vivement un portefeuille. Il se retourna, il regarda autour de lui, il était seul, bien seul, dans une rue déserte, mal éclairée. S’il y avait de l’or, là-dedans, il pouvait le garder, nul ne saurait jamais qu’il avait volé.

Et il s’en alla sournoisement, rasant les murs comme un voleur qu’il était.

Arrivé sous un réverbère, il ouvrit le portefeuille ; il conterait 20.000 fr. en billets de banque et une carte de visite ainsi libellée :

 

M. BERNARD RUDEAU

Fabricant de jouets

125, Faubourg Saint-Honoré.

 

20.000 fr., il avait 20.000 fr. en sa possession ; le repos pour lui, le bonheur pour Lucie. Pourquoi ne les garderait-il pas puisqu’on l’exploitait ; du reste il les placerait avantageusement ; il les ferait fructifier, et plus tard, il les rendrait, oui, plus tard.

Un pas retentit ; alors il referma le portefeuille, l’enfouit dans la poche de son pardessus et il s’en alla.

Il allait d’abord acheter une belle poupée, puis une jolie robe pour Lucie, puis un gâteau, puis... Puis, toute sa vie il serait un voleur, et le nom de sa fille, le seul héritage qu’il ait à lui léguer, ce nom serait déshonoré. Une lutte courte, mais terrible, se livra dans son cœur. D’un côté il vit le boulet de misère qu’il aurait continuellement à traîner, la lutte de chaque jour pour gagner son pain ; il se vit mal habillé, mal logé, mal nourri ; mais il se vit honnête, ayant la conscience pure, et pouvant regarder son enfant sans rougir. D’un autre côté, il voyait une vie facile, de beaux vêtements, un joli appartement, une nourriture ne donnant aucune peine à gagner. Oui, mais il aurait un cœur bourrelé de remords, une crainte continuelle de voir sa faute découverte, et plus jamais il n’oserait regarder sans rougir son enfant qu’il aurait déshonorée.

Alors, au pas de course, il se dirigea vers le faubourg Saint-Honoré.

Il n’eut pas de peine à reconnaître la maison qu’il cherchait. Au-dessus d’une devanture où souriait des poupées de toutes tailles et de tous pays, se détachait, en lettres d’or, l’enseigne :

 

À la Corne d’Abondance.

RUDEAU, marchand de jouets.

 

Il entra. Un commis se précipita :

– Monsieur désire ?

– Je veux voir M. Rudeau.

– Bien, Monsieur, donnez-vous la peine d’entrer.

Et lui faisant traverser dans toute sa longueur le magnifique magasin, il l’introduisit dans le bureau.

Ce bureau ressemblait au bureau de M. Quentin, au bureau où Hébert avait tant souffert le matin même. Devant le feu, M. Rudeau était assis, la tête dans ses mains ; il ne bougeait pas ; il n’avait pas entendu entrer Hébert.

Celui-ci toussa discrètement pour annoncer sa présence.

D’un coup, M. Rudeau se retourna :

– Qui est là ? dit-il.

Hébert resta stupéfait ; cet homme pleurait.

– Monsieur, dit-il, je vous rapporte un portefeuille que j’ai trouvé, je...

M. Rudeau ne le laissa pas achever.

– Un portefeuille, 20.000 fr., ah ! vous me sauvez la vie, vous êtes un honnête homme, permettez-moi de vous embrasser.

Et il se précipita sur Hébert, l’embrassa avec effusion ; puis il prit le portefeuille, compta les billets, les recompta. Pas un ne manquait.

Fou de joie, il parlait, disait des mots sans suite.

– Quand je me suis aperçu de la disparition des 20.000 fr., je suis allé à la police, mais on m’a dit que je n’avais aucune chance... et je suis revenu, et je me suis enfermé là, et j’ai pleuré ; car, si je n’avais pas retrouvé ces 20.000 fr. avant demain, je ne pouvais effectuer un paiement et j’étais failli, j’étais déshonoré ; et, Monsieur, plutôt que de voir les huissiers dans mon magasin, je ne sais pas ce que j’aurais fait ; oui, vous me sauvez, non seulement l’honneur, mais encore vous me sauvez peut-être la vie.

Hébert aussi s’était mis à pleurer. Ah ! quel n’eût pas été son remords, lorsqu’il aurait lu dans les journaux le suicide de Rudeau et sa cause. Ainsi il eût été, non seulement voleur, mais encore assassin !

Cependant M. Rudeau se calmait.

– Monsieur, disait-il, comment vous remercier ?

Aux vêtements d’Hébert, il avait compris qu’il était pauvre. Et prenant un billet :

– Voulez-vous me permettre de vous offrir en souvenir de moi, ce...

Mais Hébert s’était reculé, comme mordu par un serpent. Cet or, qui l’avait tenté, était pour lui un or maudit ; il n’en voulait pas.

M. Rudeau s’excusait, craignant l’avoir froissé.

Alors Hébert lui dit :

– Monsieur, voulez-vous me faire plaisir ; permettez-moi d’emporter en souvenir de vous une poupée pour ma petite fille dont c’est la fête aujourd’hui.

– Vous avez une fille, Monsieur, une fille qui aime les poupées. Ah ! que je suis heureux.

Et, ouvrant la porte de son magasin :

– Choisissez, je vous en prie, choisissez.

Mais Hébert n’osait pas ; cependant, il regardait une magnifique poupée, grande comme une petite fille, elle avait de jolis yeux bleus, des cheveux bouclés, elle ressemblait à Lucie.

M. Rudeau comprit.

– Auguste, dit-il à un employé, enveloppe cette poupée, porte-la chez Monsieur.

– Oh ! disait Hébert, c’est trop beau, comme ma Lucie va être contente !

– Monsieur, reprit M. Rudeau, votre adresse, je vous en prie ?

– Hébert, caissier, rue...

– Caissier, vous êtes caissier ; mais, je cherche un caissier ; dites, voulez-vous entrer à mon service ? Combien gagnez-vous ?

– 200 fr. par mois.

– Moi, je vous en donne 300, vous entendez ; et si vous acceptez, c’est encore moi qui serai votre obligé ; car, avec vous, je n’aurai rien à craindre ; je serai complètement tranquille ; vous acceptez, n’est-ce pas ?

– Oh ! de grand cœur, s’écria Hébert, 300 fr. par mois, pour moi, c’est la fortune.

Et Hébert sortit, suivi d’Auguste qui portait la magnifique poupée.

Au même moment, toutes les cloches sonnaient, annonçant l’approche de la Noël.

Et il semblait à Hébert qu’elles carillonnaient le triomphe qu’il avait remporté sur une des plus terribles passions, la passion de l’or. Il lui semblait aussi qu’elles chantaient son bonheur futur.

Ah ! la délicieuse fête que la Sainte-Lucie. Hébert ne l’oublia jamais.

 

 

Jeanne de LACROUSILLE, Larmes et sourires, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

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