La comtesse de Tende

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Madame de LA FAYETTE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

MADEMOISELLE de Strozzi, fille du maréchal, et proche parente de Catherine de Médicis, épousa, la première année de la régence de cette reine, le comte de Tende, de la maison de Savoie, riche, bien fait, le seigneur de la cour qui vivait avec le plus d’éclat, et plus propre à se faire estimer qu’à plaire. Sa femme néanmoins l’aima d’abord avec passion ; elle était fort jeune ; il ne la regarda que comme un enfant, et il fût bientôt amoureux d’une autre. La comtesse de Tende, vive, et de race italienne, devint jalouse ; elle ne se donnait point de repos ; elle n’en laissait point à son mari ; il évita sa présence, et ne vécut plus avec elle comme l’on vit avec sa femme.

La beauté de la comtesse augmenta ; elle fit paraître beaucoup d’esprit ; le monde la regarda avec admiration ; elle fut occupée d’elle-même, et guérit insensiblement de sa jalousie et de sa passion.

Elle devint l’amie intime de la princesse de Neufchâtel, jeune, belle, et veuve du prince de ce nom, qui lui avait laissé en mourant cette souveraineté qui la rendait le parti de la cour le plus élevé et le plus brillant.

Le chevalier de Navarre, descendu des anciens souverains de ce royaume, était aussi alors jeune, beau, plein d’esprit et d’élévation ; mais la fortune ne lui avait donné d’autre bien que la naissance : il jeta les yeux sur la princesse de Neufchâtel, dont il connaissait l’esprit, comme sur une personne capable d’un attachement violent, et propre à faire la fortune d’un homme comme lui. Dans cette vue, il s’attacha à elle sans en être amoureux, et attira son inclination : il en fut tout fier ; mais il se trouva encore bien éloigné du succès qu’il désirait. Son dessein était ignoré de tout le monde ; un seul de ses amis en avait la confidence, et cet ami était aussi intime ami du comte de Tende : il fit consentir le chevalier de Navarre à confier son secret au comte, dans la vue qu’il l’obligerait à le servir auprès de la princesse de Neufchâtel. Le comte de Tende aimait déjà le chevalier de Navarre ; il en parla à sa femme, pour qui il commençait à avoir plus de considération, et l’obligea, en effet, de faire ce qu’on désirait.

La princesse de Neufchâtel lui avait déjà fait confidence de son inclination pour le chevalier de Navarre ; cette comtesse la fortifia. Le chevalier la vint voir, il prit des liaisons et des mesures avec elle ; mais, en la voyant, il prit aussi pour elle une passion violente ; il ne s’y abandonna pas d’abord ; il vit les obstacles que ces sentiments partagés entre l’amour et l’ambition apporteraient à son dessein : il résista ; mais, pour résister, il ne fallait pas voir souvent la comtesse de Tende, et il la voyait tous les jours, en cherchant la princesse de Neufchâtel ; ainsi il devint éperdument amoureux de la comtesse. Il ne put lui cacher entièrement sa passion : elle s’en aperçut ; son amour-propre en fut flatté, et elle se sentit un amour violent pour lui.

Un jour, comme elle lui parlait de la grande fortune d’épouser la princesse de Neufchâtel, il lui dit en la regardant d’un air où sa passion était entièrement déclarée : « Et croyez-vous, madame, qu’il n’y ait point de fortune que je préférasse à celle d’épouser cette princesse ? » La comtesse de Tende fut frappée des regards et des paroles du chevalier : elle le regarda des mêmes yeux dont il la regardait ; et il y eut un trouble et un silence entre eux plus parlant que les paroles. Depuis ce temps, la comtesse fut dans une agitation qui lui ôta le repos : elle sentit le remords d’ôter à son amie le cœur d’un homme qu’elle allait épouser uniquement pour en être aimée, qu’elle épousait avec l’improbation de tout le monde, et aux dépens de son élévation.

Cette trahison lui fit horreur ; la honte et les malheurs d’une galanterie se présentèrent à son esprit : elle vit l’abîme où elle se précipitait, et elle résolut de l’éviter.

Elle tint mal ses résolutions ; la princesse était presque déterminée à épouser le chevalier de Navarre : néanmoins elle n’était pas contente de la passion qu’il avait pour elle ; et, au travers de celle qu’elle avait pour lui, et du soin qu’il prenait de la tromper, elle démêlait la tiédeur de ses sentiments : elle s’en plaignit à la comtesse de Tende. Cette comtesse la rassura ; mais les plaintes de madame de Neufchâtel achevèrent de la troubler ; elles lui firent voir l’étendue de sa trahison, qui coûterait peut-être la fortune de son amant. La comtesse l’avertit des défiances de la princesse ; il lui témoigna de l’indifférence pour tout, hors d’être aimé d’elle ; néanmoins il se contraignit par ses ordres, et rassura si bien la princesse de Neufchâtel, qu’elle fit voir à la comtesse de Tende qu’elle était entièrement satisfaite du chevalier de Navarre.

La jalousie se saisit alors de la comtesse : elle craignit que son amant n’aimât véritablement la princesse : elle vit toutes les raisons qu’il avait de l’aimer ; leur mariage, qu’elle avait souhaité, lui fit horreur ; elle ne voulait pourtant pas qu’il le rompit, et elle se trouvait dans une cruelle incertitude : elle laissa voir au chevalier tous ses remords sur la princesse de Neufchâtel ; elle résolut seulement de lui cacher sa jalousie, et crut en effet la lui avoir cachée.

La passion de la princesse surmonta enfin toutes ses irrésolutions. Elle se détermina à son mariage, et se résolut de le faire secrètement, et de ne le déclarer que quand il serait fait.

La comtesse de Tende était prête à expirer de douleur. Le même jour qui fut pris pour la mariage il y avait une cérémonie publique ; son mari y assista ; elle y envoya toutes ses femmes ; elle fit dire qu’on ne la voyait pas, et s’enferma dans son cabinet, couchée sur son lit de repos, et abandonnée à tout ce que les remords, l’amour et la jalousie peuvent faire sentir de plus cruel.

Comme elle était dans cet état, elle entendit ouvrir une porte dérobée dans son cabinet, et vit paraître le chevalier de Navarre, paré, et d’une grâce au-dessus de ce qu’elle l’avait jamais vu.

« Chevalier, où allez-vous ? s’écria-t-elle, que cherchez-vous ? Avez-vous perdu la raison ? Qu’est devenu votre mariage, et songez-vous à ma réputation ?

– Soyez en repos de votre réputation, madame, lui répondit-il ; personne ne le peut savoir ; il n’est pas question de mon mariage ; il ne s’agit plus de ma fortune ; il ne s’agit que de votre cœur, madame, et d’être aimé de vous : je renonce à tout le reste. Vous m’avez laissé voir que vous ne me haïssiez pas ; mais vous m’avez voulu cacher que je suis assez heureux pour que mon mariage vous fasse de la peine ; je viens vous dire, madame, que j’y renonce ; que ce mariage me serait un supplice, et que je ne veux vivre que pour vous : on m’attend à l’heure que je vous parle : tout est prêt ; mais je vais tout rompre, si, en le rompant, je fais une chose qui vous soit agréable, et qui vous prouve ma passion. »

La comtesse se laissa tomber sur un lit de repos dont elle s’était relevée à demi, et regardant le chevalier avec des yeux pleins d’amour et de larmes :

« Vous voulez donc que je meure ? lui dit-elle ; croyez-vous qu’un cœur puisse contenir tout ce que vous me faites sentir ; quitter à cause de moi la fortune qui vous attend ! Je n’en puis seulement supporter la pensée : allez à madame la princesse de Neufchâtel, allez à la grandeur qui vous est destinée, vous aurez mon cœur en même temps. Je ferai de mes remords, de mes incertitudes, et de ma jalousie, puisqu’il faut vous l’avouer, tout ce que ma faible raison me conseillera ; mais je ne vous verrai jamais si vous n’allez tout à l’heure signer votre mariage ; allez, ne demeurez pas un moment ; mais, pour l’amour de moi, et pour l’amour de vous-même, renoncez à une passion aussi déraisonnable que celle que vous me témoignez, et qui nous conduira peut-être à d’horribles malheurs. »

Le chevalier fut d’abord transporté de joie de se voir si véritablement aimé de la comtesse de Tende ; mais l’horreur de se donner à une autre lui revint devant les yeux ; il pleura, il s’affligea, il lui promit tout ce qu’elle voulut, à condition qu’il la reverrait encore dans ce même lieu. Elle voulut savoir, avant qu’il sortit, comment il y était entré. Il lui dit qu’il s’était fié à un écuyer qui était à elle, et qui avait été à lui, qui l’avait fait passer par la cour des écuries où répondait le petit degré qui menait à ce cabinet, et qui répondait aussi à la chambre de l’écuyer.

Cependant, l’heure du mariage approchait, et le chevalier, pressé par la comtesse de Tende, fut enfin contraint de s’en aller. Mais il alla, comme au supplice, à la plus grande et à la plus agréable fortune où un cadet sans biens eût été jamais élevé. La comtesse de Tende passa la nuit, comme on se le peut imaginer, agitée par ses inquiétudes ; elle appela ses femmes sur le matin, et, peu de temps après que sa chambre fut ouverte, elle vit son écuyer s’approcher de son lit, et mettre une lettre dessus, sans que personne s’en aperçût. La vue de cette lettre la troubla, et parce qu’elle la reconnut être du chevalier de Navarre, et parce qu’il était si peu vraisemblable que, pendant cette nuit, qui devait être celle de ses noces, il eût eu le loisir de lui écrire, qu’elle craignit qu’il n’eût apporté, ou qu’il ne fût arrivé quelques obstacles à son mariage : elle ouvrit la lettre avec beaucoup d’émotion, et y trouva à peu près ces paroles :

« Je ne pense qu’à vous, madame : je ne suis occupé que de vous ; et, dans les premiers moments de la possession légitime du plus grand parti de France, à peine le jour commence à paraître, que je quitte la chambre où j’ai passé la nuit, pour vous dire que je me suis déjà repenti mille fois de vous avoir obéi, et de n’avoir pas tout donné pour ne vivre que pour vous. »

Cette lettre et les moments où elle était écrite touchèrent sensiblement la comtesse de Tende ; elle alla dîner chez la princesse de Neufchâtel, qui l’en avait priée. Son mariage était déclaré ; elle trouva un nombre infini de personnes dans la chambre ; mais, sitôt que cette princesse la vit, elle quitta tout le monde, et la pria de passer dans son cabinet. À peine étaient-elles assises, que le visage de la princesse se couvrit de larmes. La comtesse crut que c’était l’effet de la déclaration de son mariage, et qu’elle la trouvait plus difficile à supporter qu’elle ne l’avait imaginé : mais elle vit bientôt qu’elle se trompait.

« Ah ! madame, lui dit la princesse, qu’ai-je fait ? J’ai épousé un homme par passion ; j’ai fait un mariage inégal, désapprouvé, qui m’abaisse ; et celui que j’ai préféré à tout, en aime une autre ! »

La comtesse de Tende pensa s’évanouir à ces paroles : elle crut que la princesse ne pouvait avoir pénétré la passion de son mari, sans en avoir aussi démêlé la cause ; elle ne put répondre. La princesse de Navarre (on l’appela ainsi depuis son mariage) n’y prit pas garde, et continuant :

« M. le prince de Navarre, lui dit-elle, madame, bien loin d’avoir l’impatience que lui devait donner la conclusion de notre mariage, se fit attendre hier soir ; il vint sans joie, l’esprit occupé et embarrassé ; il est sorti de ma chambre à la pointe du jour, sur je ne sais quel prétexte. Mais il venait d’écrire ; je l’ai connu à ses mains. À qui pouvait-il écrire qu’à une maîtresse ? Pourquoi se faire attendre, et de quoi avait-il l’esprit embarrassé ? »

L’on vint dans le moment interrompre la conversation, parce que la princesse de Condé arrivait ; la princesse de Navarre alla la recevoir, et la comtesse de Tende demeura hors d’elle-même. Elle écrivit dès le soir au prince de Navarre pour lui donner avis des soupçons de sa femme, et pour l’obliger à se contraindre. Leur passion ne se ralentit pas par les périls et par les obstacles ; la comtesse de Tende n’avait point de repos, et le sommeil ne venait plus adoucir ses chagrins.

Un matin, après qu’elle eut appelé ses femmes, son écuyer s’approcha d’elle, et lui dit tout bas que le prince de Navarre était dans son cabinet, et qu’il la conjurait qu’il lui pût dire une chose qu’il était absolument nécessaire qu’elle sût. L’on cède aisément à ce qui plaît : la comtesse savait que son mari était sorti ; elle dit qu’elle voulait dormir, et dit à ses femmes de refermer ses portes, et de ne point revenir qu’elle ne les appelât.

Le prince de Navarre entra par ce cabinet, et se jeta à genoux devant son lit.

« Qu’avez-vous à me dire ? lui dit-elle.

– Que je vous aime, madame, que je vous adore, que je ne saurais vivre avec madame de Navarre ; le désir de vous voir s’est saisi de moi ce matin avec une telle violence, que je n’ai pu y résister. Je suis venu ici au hasard de tout ce qui pourrait en arriver, et sans espérer même de vous entretenir. »

La comtesse le gronda d’abord de la commettre si légèrement ; et ensuite leur passion les conduisit à une conversation si longue, que le comte de Tende revint de la ville. Il alla à l’appartement de sa femme ; on lui dit qu’elle n’était pas éveillée ; il était tard ; il ne laissa pas d’entrer dans sa chambre, et trouva le prince de Navarre à genoux devant son lit, comme il s’était mis d’abord. Jamais étonnement ne fut pareil à celui du comte de Tende, et jamais trouble n’égala celui de sa femme : le prince de Navarre conserva seul de la présence d’esprit, et, sans se troubler ni se lever de la place :

« Venez, venez, dit-il au comte de Tende, m’aider à obtenir une grâce que je demande à genoux, et que l’on me refuse. »

Le ton et l’air du prince de Navarre suspendirent l’étonnement du comte de Tende.

« Je ne sais, lui répondit-il du même ton qu’avait parlé le prince, si une grâce que vous demandez à genoux à ma femme, quand on dit qu’elle dort, et que je vous trouve seul avec elle, et sans carrosse à ma porte, sera de celles que je souhaiterais qu’elle vous accordât. »

Le prince de Navarre, rassuré et hors de l’embarras du premier moment, se leva, s’assit avec une liberté entière, et la comtesse de Tende, tremblante et éperdue, cacha son trouble par l’obscurité du lieu où elle était. Le prince de Navarre prit la parole :

« Vous m’allez blâmer ; mais il faut néanmoins me secourir : je suis amoureux et aimé de la plus aimable personne de la cour ; je me dérobai hier au soir de chez la princesse de Navarre et de tous mes gens pour aller à un rendez-vous où cette personne m’attendait. Ma femme, qui a déjà démêlé que je suis occupé d’autre chose que d’elle, et qui a de l’attention à ma conduite, a su par mes gens que je les avais quittés ; elle est dans une jalousie et un désespoir dont rien n’approche. Je lui ai dit que j’avais passé les heures qui lui donnaient de l’inquiétude chez la maréchale Saint-André qui est incommodée, et qui ne voit presque personne ; je lui ai dit que madame la comtesse de Tende y était seule, et qu’elle pouvait lui demander si elle ne m’y avait pas vu tout le soir. J’ai pris le parti de venir me confier à madame la comtesse. Je suis allé chez la Châtre, qui n’est qu’à trois pas d’ici, j’en suis sorti sans que mes gens m’aient vu, l’on m’a dit que madame était éveillée ; je n’ai trouvé personne dans son antichambre, et je suis entré hardiment. Elle me refuse de mentir en ma faveur ; elle dit qu’elle ne veut pas trahir son amie, et me fait des réprimandes très sages : je me les suis faites à moi-même inutilement. Il faut ôter à madame la princesse de Navarre l’inquiétude et la jalousie où elle est, et me tirer du mortel embarras de ses reproches. »

La comtesse de Tende ne fut guère moins surprise de la présence d’esprit du prince qu’elle l’avait été de la venue de son mari : elle se rassura, et il ne demeura pas le moindre doute au comte. Il se joignit à sa femme pour faire voir au prince l’abîme de malheurs où il s’allait plonger, et ce qu’il devait à cette princesse : la comtesse promit de lui dire tout ce que voulait son mari.

Comme il allait sortir, le comte l’arrêta :

« Pour récompense du service que nous vous allons rendre aux dépens de la vérité, apprenez-nous du moins quelle est cette aimable maîtresse ; il faut que ce ne soit pas une personne fort estimable de vous aimer, et conserver avec vous un commerce, vous voyant embarqué avec une personne aussi belle que madame la princesse de Navarre, vous la voyant épouser, et voyant ce que vous lui devez. Il faut que cette personne n’ait ni esprit, ni courage, ni délicatesse ; et, en vérité, elle ne mérite pas que vous troubliez un aussi grand bonheur que le vôtre, et que vous vous rendiez si ingrat et si coupable. »

Le prince ne sut que répondre ; il feignit d’avoir hâte. Le comte de Tende le fit sortir lui-même, afin qu’il ne fût pas vu.

La comtesse demeura éperdue du hasard qu’elle avait couru, des réflexions que lui faisaient faire les paroles de son mari, et de la vue des malheurs où sa passion l’exposait ; mais elle n’eut pas la force de s’en dégager. Elle continua son commerce avec le prince : elle le voyait quelquefois par l’entremise de La Lande son écuyer. Elle se trouvait et était en effet une des plus malheureuses personnes du monde : la princesse de Navarre lui faisait tous les jours confidence d’une jalousie dont elle était la cause ; cette jalousie la pénétrait de remords ; et, quand la princesse de Navarre était contente de son mari, elle-même était pénétrée de jalousie à son tour.

Il se joignit un nouveau tourment à ceux qu’elle avait déjà : le comte de Tende devint aussi amoureux d’elle, que si elle n’eût point été sa femme ; il ne la quittait plus, et voulait reprendre tous ses droits méprisés.

La comtesse s’y opposa avec une force et une aigreur qui allaient jusqu’au mépris ; prévenue pour le prince de Navarre, elle était offensée de toute autre passion que de la sienne. Le comte de Tende sentit son procédé dans toute sa dureté ; et, piqué jusqu’au vif, il l’assura qu’il ne l’importunerait de la vie ; et, en effet, il la laissa avec beaucoup de sécheresse.

La campagne s’approchait ; le prince de Navarre devait partir pour l’armée ; la comtesse de Tende commença à sentir les douleurs de son absence, et la crainte des périls où il serait exposé : elle résolut de se dérober à la contrainte de cacher son affliction, et prit le parti d’aller passer la belle saison dans une terre qu’elle avait à trente lieues de Paris.

Elle exécuta ce qu’elle avait projeté : leur adieu fut si douloureux, qu’ils en devaient tirer l’un et l’autre un mauvais augure. Le comte de Tende demeura auprès du roi, où il était attaché par sa charge.

La cour devait s’approcher de l’armée : la maison de madame de Tende n’en était pas bien loin : son mari lui dit qu’il y ferait un voyage d’une nuit seulement, pour des ouvrages qu’il avait commencés. Il ne voulut pas qu’elle pût croire que c’était pour la voir ; il avait contre elle tout le dépit que donnent les passions. Madame de Tende avait trouvé dans les commencements le prince de Navarre si plein de respect, et elle s’était senti tant de vertu, qu’elle ne s’était défiée ni de lui, ni d’elle-même ; mais le temps et les occasions avaient triomphé de sa vertu et du respect, et, peu de temps après qu’elle fut chez elle, elle s’aperçut qu’elle était grosse. Il ne faut que faire réflexion à la réputation qu’elle avait acquise et conservée, et à l’état où elle était avec son mari, pour juger de son désespoir. Elle fut prête plusieurs fois d’attenter à sa vie : cependant elle conçut quelque légère espérance sur le voyage que son mari devait faire auprès d’elle, et résolut d’en attendre le succès. Dans cet accablement, elle eut encore la douleur d’apprendre que La Lande, qu’elle avait laissé à Paris pour les lettres de son amant et les siennes, était mort en peu de jours, et elle se trouvait dénuée de tout secours, dans un temps où elle en avait tant de besoin.

Cependant l’armée avait entrepris un siège. Sa passion pour le prince de Navarre lui donnait de continuelles craintes, même au travers des mortelles horreurs dont elle était agitée.

Ses craintes ne se trouvèrent que trop bien fondées : elle reçut des lettres de l’armée. Elle y apprit la fin du siège ; mais elle apprit aussi que le prince de Navarre avait été tué le dernier jour : elle perdit connaissance et la raison ; elle fut plusieurs fois privée de l’une et de l’autre ; cet excès de malheur lui paraissait dans des moments une espèce de consolation ; elle ne craignait plus rien pour son repos, pour sa réputation, ni pour sa vie ; la mort seule lui paraissait désirable ; elle l’espérait de sa douleur, ou était résolue de se la donner. Un reste de honte l’obligea à dire qu’elle sentait des douleurs excessives, pour donner un prétexte à ses cris et à ses larmes. Si mille adversités la firent retourner sur elle-même, elle vit qu’elle les avait méritées ; et la nature et le christianisme la détournèrent d’être homicide d’elle-même, et suspendirent l’exécution de ce qu’elle avait résolu.

Il n’y avait pas longtemps qu’elle était dans ces violentes douleurs, lorsque le comte de Tende arriva : elle croyait connaître tous les sentiments que son malheureux état lui pouvait inspirer ; mais l’arrivée de son mari lui donna encore un trouble et une confusion qui lui furent nouveaux. Il sut en arrivant qu’elle était malade ; et, comme il avait toujours conservé des mesures d’honnêteté aux yeux du public et de son domestique, il vint d’abord dans sa chambre ; il la trouva comme une personne égarée, et elle ne put retenir ses larmes, qu’elle attribuait toujours aux douleurs qui la tourmentaient. Le comte de Tende, touché de l’état où il la voyait, s’attendrit pour elle ; et croyant faire quelque diversion à ses douleurs, il lui parla de la mort du prince de Navarre, et de l’affliction de sa femme.

Celle de madame de Tende ne put résister à ce discours ; ses larmes redoublèrent d’une telle sorte, que le comte de Tende en fut surpris, et presque éclairé : il sortit de sa chambre plein de trouble et d’agitation ; il lui sembla que sa femme n’était pas dans l’état que causent les douleurs du corps : ce redoublement de larmes, lorsqu’il lui avait parlé de la mort du prince de Navarre, l’avait frappé ; et, tout d’un coup, l’aventure de l’avoir trouvé à genoux devant son lit se présenta à son esprit : il se souvint du procédé qu’elle avait eu avec lui, lorsqu’il avait voulu retourner à elle, et enfin il crut voir la vérité ; mais il lui restait néanmoins ce doute que l’amour-propre nous laisse toujours pour les choses qui coûtent trop cher à croire.

Son désespoir fut extrême, et toutes ses pensées furent violentes ; mais, comme il était sage, il retint ses premiers mouvements, et résolut de partir le lendemain à la pointe du jour, sans voir sa femme, remettant au temps à lui donner plus de certitude, et à prendre ses résolutions.

Quelque abîmée que fût madame de Tende dans sa douleur, elle n’avait pas laissé de s’apercevoir du peu de pouvoir qu’elle avait eu sur elle-même, et de l’air dont son mari était sorti de sa chambre ; elle se douta d’une partie de la vérité ; et, n’ayant plus que de l’horreur pour la vie, elle résolut de la perdre d’une manière qui ne lui ôtât pas l’espérance de l’autre.

Après avoir examiné ce qu’elle allait faire, avec des agitations mortelles, pénétrée de ses malheurs et du repentir de sa faute, elle se détermina enfin à écrire ces mots à son mari :

« Cette lettre me va coûter la vie ; mais je mérite la mort, et je la désire. Je suis grosse ; celui qui est la cause de mon malheur n’est plus au monde, aussi bien que le seul homme qui savait notre commerce : le public ne l’a jamais soupçonné : j’avais résolu de finir ma vie par mes mains ; mais je l’offre à Dieu et à vous, pour l’expiation de mon crime. Je n’ai pas voulu me déshonorer aux yeux du monde, parce que ma réputation vous regarde ; conservez-la pour l’amour de vous : je vais faire paraître l’état où je suis ; cachez-en la honte, et faites-moi périr, quand vous voudrez, et comme vous le voudrez. »

Le jour commençait à paraître, lorsqu’elle eut écrit cette lettre, la plus difficile à écrire qui ait peut-être jamais été écrite : elle la cacheta, se mit à la fenêtre, et, comme elle vit le comte de Tende dans la cour, prêt à monter en carrosse, elle envoya une de ses femmes la lui porter, et lui dire qu’il n’y avait rien de pressé, et qu’il la lût à loisir. Le comte de Tende fut surpris de cette lettre ; elle lui donna une sorte de pressentiment, non pas de tout ce qu’il y devait trouver, mais de quelque chose qui avait rapport à ce qu’il avait pensé la veille. Il monta seul en carrosse, plein de trouble, et n’osant même ouvrir la lettre, quelque impatience qu’il eût de la lire : il la lut enfin, et apprit son malheur ; mais que ne pensa-t-il point après l’avoir lue ! S’il eût eu des témoins, le violent état où il était l’aurait fait croire privé de raison, ou prêt de perdre la vie. La jalousie et les soupçons bien fondés préparent d’ordinaire les maris à leurs malheurs ; ils ont même toujours quelques doutes : mais ils n’ont pas cette certitude que donne l’aveu, qui est au-dessus de nos lumières.

Le comte de Tende avait toujours trouvé sa femme très aimable, quoiqu’il ne l’eût pas également aimée ; mais elle lui avait toujours paru la plus estimable femme qu’il eût jamais vue : ainsi, il n’avait pas moins d’étonnement que de fureur ; et, au travers l’un de l’autre, il sentait encore, malgré lui, une douleur où la tendresse avait quelque part.

Il s’arrêta dans une maison qui se trouva sur son chemin, où il passa plusieurs jours, agité et affligé, comme on peut se l’imaginer : il pensa d’abord tout ce qu’il était naturel de penser en cette occasion ; il ne songea qu’à faire mourir sa femme ; mais la mort du prince de Navarre, et celle de La Lande, qu’il reconnut aisément pour le confident, ralentirent un peu sa fureur. Il ne douta pas que sa femme ne lui eût dit vrai, en lui disant que son commerce n’avait jamais été soupçonné ; il jugea que le mariage du prince de Navarre pouvait avoir trompé tout le monde, puisqu’il avait été trompé lui-même. Après une conviction si grande que celle qui s’était présentée à ses yeux, cette ignorance entière du public pour son malheur lui fut un adoucissement ; mais les circonstances, qui lui faisaient voir à quel point et de quelle manière il avait été trompé, lui perçaient le cœur, et il ne respirait que la vengeance : il pensa, néanmoins, que, s’il faisait mourir sa femme, et que l’on s’aperçut qu’elle était grosse, l’on soupçonnerait aisément la vérité. Comme il était l’homme du monde le plus glorieux, il prit le parti qui convenait le mieux à sa gloire, et résolut de ne rien laisser voir au public. Dans cette pensée, il envoya un gentilhomme à la comtesse de Tende, avec ce billet.

« Le désir d’empêcher l’éclat de ma honte l’emporte présentement sur ma vengeance ; je verrai, dans la suite, ce que j’ordonnerai de votre indigne destinée ; conduisez-vous comme si vous aviez toujours été ce que vous deviez être. »

La comtesse reçut ce billet avec joie ; elle le croyait l’arrêt de sa mort ; et, quand elle vit que son mari consentait qu’elle laissât paraître sa grossesse, elle sentit bien que la honte est la plus violente de toutes les passions : elle se trouva dans une sorte de calme de se croire assurée de mourir, et de voir sa réputation en sûreté ; elle ne songea plus qu’à se préparer à la mort ; et comme c’était une personne dont tous les sentiments étaient vifs, elle embrassa la vertu et la pénitence avec la même ardeur qu’elle avait suivi sa passion. Son âme était, d’ailleurs, détrompée et noyée dans l’affliction ; elle ne pouvait arrêter les yeux sur aucune chose de cette vie, qui ne lui fût plus rude que la mort même ; de sorte qu’elle ne voyait de remède à ses malheurs que par la fin de sa malheureuse vie. Elle passa quelque temps en cet état, paraissant plutôt une personne morte qu’une personne vivante : enfin, vers le sixième mois de sa grossesse, son corps succomba ; la fièvre continue lui prit, et elle accoucha par la violence de son mal ; elle eut la consolation de voir son enfant en vie, d’être assurée qu’il ne pouvait vivre, et qu’elle ne donnait pas un héritier illégitime à son mari : elle expira elle-même peu de jours après, et reçut la mort avec une joie que personne n’a jamais ressentie : elle chargea son confesseur d’aller porter à son mari la nouvelle de sa mort, de lui demander pardon de sa part, et de le supplier d’oublier sa mémoire, qui ne pouvait lui être qu’odieuse.

Le comte de Tende reçut cette nouvelle sans inhumanité, et même avec quelques sentiments de pitié, mais néanmoins avec joie. Quoiqu’il fût fort jeune, il ne voulut jamais se remarier et il a vécu jusqu’à un âge fort avancé.

 

 

 

Madame de LA FAYETTE, 1664.

 

 

 

 

 

 

 

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