La chapelle de Farnière

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marcellin LA GARDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quant à ce qu’il vous faut sur ce chapitre croire,

Juger n’est pas mon fait ; je narre et voilà tout.

CH. LAFONT.               

 

« Messire Maure de Rosister vit un jour, en revenant de la chasse, un spectacle qui le laissa ébaubi au point qu’il se demanda s’il était bien éveillé. »

C’est par ces paroles que le père Mathias de Malmédy, moine d’Orval, ancien hermite de Farnière, mort en 1540, auteur, entre autres, d’une chronique des comtes de Chiny, – commence le récit naïf, dont j’ai entrepris de donner ici un aperçu.

Mais il faut, avant tout, faire connaissance avec les lieux.

Les hauteurs qui s’étendent le long de la rive gauche de la Salm sont généralement revêtues de beaux bois qui forment avec les prairies, les rochers, les champs cultivés, les hameaux aux maisons blanches ou grises, un contraste fait pour ravir l’œil. Dans un de ces bois, non loin du Petit-Halleux, se dressaient, il y a plusieurs siècles, les tourelles du château de Rosister et le modeste campanile de la chapelle de Farnière. La demeure féodale a disparu, c’est à peine s’il en reste quelques traces au milieu d’un épais taillis. Le temple rustique existe encore, abrité par un hêtre plusieurs fois séculaire, et reçoit chaque année de nombreux pèlerins. Il réalise complétement le type de ces petits édifices religieux, perdus au sein d’une profonde solitude et dont les poëtes ont si souvent chanté la simplicité touchante, la délicieuse situation, le calme et le recueillement que l’âme y trouve.

Maintenant revenons à notre histoire, et disons ce qui surprit si fort Messire Maure de Rosister.

C’était un soir de septembre, à l’heure du crépuscule ; les pâtres reconduisaient leurs troupeaux à l’étable ; les laboureurs déposaient la bêche et la charrue. Messire Maure suivait un sentier qui dominait un chemin creux, entre Mont et Becharpré. Il était accompagné de son chasseur et de ses chiens.

Tout à coup il s’aperçut que ceux-ci avaient cessé de le suivre. S’étant retourné pour les appeler, il les vit arrêtés dans une attitude si singulière qu’il se dirigea vers eux à grands pas.

Ils étaient tous placés sur la même ligne et agenouillés...

Mais qu’on juge de la surprise du seigneur, lorsque ayant jeté les yeux sur un pré situé en face, il vit un troupeau de vaches, dans la même attitude. – Comme il en faisait la remarque à son compagnon, celui-ci lui montra, dans la pâture qu’ils longeaient, un troupeau de moutons qui tous étaient également à genoux.

Maure, sentant bien qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans le chemin creux, s’avança vers le bord du talus : il ne vit qu’un vieux mendiant à demi aveugle qui lui était bien connu. Comme il allait porter ses regards ailleurs, il s’aperçut que le vieillard serrait sur sa poitrine, au moyen de son bras gauche, un objet dont la forme ne lui apparaissait que vaguement. Il s’approcha et vit que c’était une image de la vierge, en pierre, haute d’un pied environ.

Le mendiant, interrogé sur la possession de cet objet, raconta ce qui suit :

Il s’était assis non loin de là, au pied d’un hêtre, pour se reposer quelques instants. Il avait fini par s’endormir. Dans son sommeil il avait rêvé que, poussé par une voix harmonieuse qui sortait de dessous la terre, il avait fouillé celle-ci avec son bâton et avait mis au jour une image de la mère du Christ. À son réveil il s’était aperçu que son rêve était une réalité, car, en effet, le sol était remué auprès de lui, et la statuette était à ses pieds. Il l’avait recueillie pour aller la porter au curé de Grand-Halleux, sa paroisse, et lui dire ce qui s’était passé.

Maure de Rosister, entendant cela, désira aussitôt posséder cette image, évidemment miraculeuse. Sous prétexte qu’elle avait été trouvée sur son domaine et qu’ainsi elle lui appartenait, il se la fit livrer par le mendiant, qu’il récompensa du reste largement, et il se hâta de la déposer dans la chapelle du château.

 

Le lendemain matin, son premier soin fut d’aller la visiter. Elle avait disparu. Comme le prodige qui s’était passé la veille avait eu plusieurs témoins, et que le bruit s’en était répandu immédiatement dans tous les villages voisins, le seigneur de Rosister crut d’abord à un vol. Cependant l’examen des lieux lui démontra l’impossibilité du fait. À force de réfléchir il arriva à supposer que la statue pouvait fort bien être retournée à l’endroit d’où elle provenait. Il s’y rendit et l’y trouva effectivement. Il la réintégra dans la niche qu’il lui avait destinée. Mais elle n’y resta pas plus longtemps que la première fois. Elle avait regagné encore sa place au pied du hêtre de la forêt. Ces deux faits étaient clairs, et Messire Maure les eût fort bien compris quand même son chapelain n’eût pas été là pour les lui expliquer.

Il s’empressa donc de faire bâtir une chapelle au lieu en question, pour servir désormais d’asile à la sainte et merveilleuse image. Il voulut que le petit temple portât son nom, mais le peuple persista à lui donner celui du vieux mendiant, auteur de la précieuse trouvaille : Farnière.

 La célébrité de la vierge de Farnière ne tarda pas à s’étendre au loin ; elle était surtout invoquée contre les maladies du bétail, ce qui s’expliquait par ce qui s’était passé lorsqu’elle avait été mise au jour. Cette circonstance ayant attiré à Messire de Rosister des plaisanteries de la part de certains seigneurs du voisinage qui le jalousaient, il n’osa plus montrer la même ferveur envers celle qu’il appelait sa dame. Il allait à l’origine lui dire une prière chaque matin ; il n’y alla plus que le dimanche et il finit par la négliger tout à fait.

Le seigneur de Rosister, qui avait vingt-cinq ans à peine et avait perdu ses parents très-jeune, n’avait jamais quitté son château. Il lui prit fantaisie de voir le monde, et un beau jour il partit avec un écuyer pour visiter les Pays-Bas, l’Allemagne et la France.

Il resta absent quatre années pendant lesquelles il dépensa des sommes considérables. Il avait emporté tout l’argent qu’il lui avait été possible de réaliser ; cet argent épuisé il s’en était fait envoyer par son intendant à qui il avait fini par donner carte blanche pour engager ou vendre ce qu’il pourrait ; en outre il ne s’était fait faute de recourir à l’occasion à la bourse de ses amis et connaissances. Aussi, à son retour, il se vit dans de grands embarras : son patrimoine était fort réduit, il se trouvait considérablement endetté et pour comble de malheurs il avait contracté des habitudes de plaisirs, des goûts dispendieux, qu’il ne pourrait plus satisfaire.

 Après un hiver qu’il passa fort tristement, il se trouva possédé du désir de voyager de nouveau ; mais les ressources nécessaires lui manquaient absolument, et il dut se résigner à vivre dans ce qu’il appelait sa tanière, depuis qu’il avait vu tant de pays. Il songea à se marier, mais l’état de ses affaires était trop connu pour qu’il pût avoir quelque chance de faire un bon parti ; et il était décidé à ne prendre femme que pour rétablir sa fortune.

Pour faire diversion à son existence monotone, il s’était mis à lire de vieux manuscrits qu’il avait jusque-là dédaignés. La plupart renfermaient des récits de fêtes, de combats, d’aventures qui ne firent qu’aggraver l’état maladif de son âme. Un d’eux cependant était d’un caractère tout différent : il ne renfermait que des histoires dont le diable était le héros, et où on le voyait plusieurs fois venir au secours de gens ayant petite bourse et grande ambition.

Ces dernières lectures agirent sur le jeune seigneur à tel point qu’il alla jusqu’à dire un jour à son vieux chapelain qu’il vendrait volontiers son âme pour pouvoir jouir pendant vingt ans d’une vie comme celle qu’il avait menée durant ses voyages. Le religieux, qui connaissait sa position, essaya de le ramener à d’autres idées et de lui montrer qu’en s’adressant avec ferveur à Jésus-Christ et à sa sainte mère, il avait à espérer d’en obtenir des grâces sans compromettre son salut. Il lui parla surtout de la vierge de Farnière qui ne pouvait manquer de devenir sa protectrice, s’il plaçait sa confiance en elle et l’honorait comme il l’avait fait jadis. Messire Maure suivit ce conseil pendant quelque temps. Il passait une partie de sa journée en oraison devant l’image sacrée, lui demandant sans cesse de lui envoyer de quoi racheter les terres qu’il avait dû vendre, payer ses dettes et lui permettre de bien s’amuser. Au bout de six mois, comme il n’obtenait rien, il cessa ses prières et la chapelle ne le vit plus. Il alla même jusqu’à regretter l’argent qu’il avait dépensé pour la construire, qualifiant d’ingrate celle qui l’habitait. « Puisque la reine de lumière, se dit-il, ne vient pas à mon aide, tournons-nous décidément vers le prince des ténèbres. »

Par un soir orageux du mois d’août, après avoir longtemps couru les bois, dans un état de grande agitation et de mauvaise humeur, il s’arrêta au pied d’un vieux chêne étêté, d’une grosseur énorme, et qui se trouvait entièrement vide à l’intérieur. La vue de cet arbre le fit penser à une histoire qu’il avait lue et où le diable avait rempli d’or un arbre semblable en faveur d’un chevalier besogneux comme lui. « Ah ! dit-il, si pareille aubaine pouvait m’être octroyée avec vingt années de bonne et joyeuse vie... Au diable le reste ! »

Maure était depuis trop longtemps guetté par l’esprit du mal pour que celui-ci ne fût pas juste là à point, tout disposé à profiter de l’occasion.

À la suite d’une entrevue sur laquelle il est bon de jeter un voile, le sire de Rosister obtint donc cent mille écus d’or, à l’effigie de l’empereur, en échange de quoi il abandonna un contrat dûment signé et scellé, par lequel il s’engageait non-seulement à se livrer vingt ans après, heure pour heure, mais au cas où il prendrait femme et aurait des enfants, à les livrer en même temps que lui. Sans cette dernière condition il ne recevait que la moitié de la somme qui lui était accordée. Il l’avait acceptée avec d’autant moins d’hésitation qu’il s’était toujours promis de rester garçon.

Le sire de Rosister, au grand étonnement de tout le monde, agrandit considérablement son domaine par des acquisitions faites à tout prix, se libéra envers tous ceux à qui il devait de l’argent et mena un train à rendre jaloux même son voisin le comte de Salm. Il faisait de nombreuses absences, laissant à tout le monde, dans les villes qu’il traversait, l’idée qu’il n’était autre qu’un prince puissant, tant il y déployait de magnificence.

Les bonnes gens du pays attribuaient ce changement subit dans sa fortune à la protection spéciale de la vierge de Farnière, et leur dévotion à celle-ci n’en devint que plus grande. Le vieux chapelain seul avait deviné la vérité ; mais il ne disait rien ; il se bornait à invoquer la miséricorde divine pour le malheureux que l’orgueil et l’amour des biens terrestres avaient conduit à la perdition. Il mourut peu après en se promettant bien, si Dieu l’admettait dans son paradis, de ne rien négliger pour racheter la pauvre et chère âme dévolue à l’enfer.

Quinze années s’écoulèrent pendant lesquelles Maure de Rosister vécut dans un incessant tourbillon, vidant presque jusqu’à la lie la coupe des plaisirs mondains, sans jamais avoir éprouvé ceux que procurent les douces affections du cœur. Il était arrivé à l’âge de quarante ans et ne songeait guère à changer d’existence lorsque le hasard lui fit rencontrer la demoiselle Irène de Villance-sur-Lesse, appartenant à une noble race tombée dans une espèce de pauvreté. Lui qui avait dédaigné plusieurs partis brillants, il résolut de se marier sans retard, tant il se sentit soudainement épris. Ce mariage excita une grande surprise, mais ceux qui connaissaient Irène le comprenaient parfaitement, car elle était d’une rare beauté, et douée de vertus plus rares encore.

 

À peine fut-il marié que Maure changea comme par enchantement. Il se confina dans son château natal où auparavant on ne le voyait plus qu’à de longs intervalles, et là il s’arrangea une existence qui lui parut d’autant plus délicieuse qu’elle contrastait avec celle qu’il avait menée précédemment. Elle l’eût rendu le plus fortuné des hommes si elle avait pu durer. C’était comme un doux sommeil que troublait parfois, il est vrai, un rêve importun.

Au milieu de sa vie de plaisirs, Maure n’avait pas songé à son fatal engagement ; pendant la période de ses amours et celle qui suivit son mariage, il ne s’en était non plus occupé. Puis il lui était venu un fils, dont la vue, dont les caresses continuaient à le faire vivre tout entier dans l’heure présente.

Cependant un jour vint où il ne put plus chasser de son esprit ni le souvenir du passé ni la menace de l’avenir.

Alors il tomba peu-à-peu dans un tel marasme de corps et d’esprit qu’Irène en devint malheureuse et fit force visites à Notre-Dame de Farnière pour qu’elle rendît courage et gaîté à son époux.

Rien n’y fit, et quand le dernier jour de la vingtième année arriva, le sire de Rosister n’était plus que l’ombre de lui-même.

Renoncer à son bonheur en ce monde, être séparé dans l’autre des deux êtres qu’il aimait, c’était certes un grand supplice ; cependant il s’y résignait, il l’avait mérité... Mais entraîner avec lui dans l’abîme une pauvre femme qu’il avait volontairement liée à son sort, un petit innocent qui n’avait pas demandé à naître ! Cette pensée le torturait horriblement.

Hélas ! il aurait dû savoir qu’il en est toujours ainsi : l’avenir tôt ou tard se venge du passé, et les fautes de notre jeunesse ne font pas seulement plus tard notre malheur, mais aussi celui des êtres que nous associons à notre destinée !

Et il n’y avait pas moyen de se soustraire à la funeste obligation. Il ne pouvait y penser d’ailleurs ; sa parole, sa signature, son sceau étaient engagés, et il voulait au moins montrer à ses ancêtres que ces choses étaient pour lui sacrées. Il résolut donc de se trouver avec sa femme et son fils, le 20 août, à 11 heures du soir, au pied du chêne où il avait accepté cette fortune qui ne lui avait procuré que de vaines jouissances, tandis que le vrai bonheur lui était venu par une autre voie.

 

Pendant toute cette journée qui devait être la dernière pour eux trois, il montra à sa femme et à son fils une tendresse plus vive que jamais. Le soir venu, il ordonna de préparer un souper meilleur que de coutume, et voulut boire de ses vins les plus exquis. Il en absorba une telle quantité qu’il se trouva bientôt à demi ivre. À l’heure où ils se couchaient d’habitude, comme Irène parlait de gagner leur chambre, il annonça qu’il n’avait nulle envie de dormir et qu’il se proposait d’aller faire une promenade au bois, la nuit étant des plus belles. Il exprima le désir de voir sa femme l’accompagner. Elle fut heureuse de lui complaire en cela comme en toute chose, et elle se disposa à le suivre. Alors il voulut qu’elle prît l’enfant, ce qu’elle fit avec non moins de soumission, quoique déjà le petit Paul fût endormi.

Ils firent quelques tours dans les allées et se trouvèrent en vue de la chapelle de Farnière. La dame demanda à son mari la permission d’aller y dire un Ave. Il y consentit et lui donna rendez-vous auprès du vieux chêne, qui se trouvait à peu de distance. Arrivé là, il s’assit au pied de l’arbre, appuya ses deux mains sur son front, n’osant penser ni à Dieu qu’il ne devait jamais contempler, ni à la pauvre brebis et au pauvre agneau qu’il menait au sacrifice.

 

Un quart d’heure après, il vit venir sa femme portant son fils dans ses bras. Il l’invita à s’asseoir quelques instants auprès de lui, ce qu’elle fit.

Onze heures approchaient. Le malheureux ferma les yeux pour ne pas voir ce qui allait se passer. Un bruit se fit entendre. Il ne put s’empêcher de regarder...

Celui qu’il attendait était à quelques pas.

Tout à coup, il le vit tressaillir, pousser un cri et s’enfuir, rapide comme un trait.

À cette surprise en succéda une autre, plus grande encore : celle qu’il avait prise pour sa femme n’était pas Irène. Autour de son front et de celui de son enfant brillait un cercle lumineux. Il avait devant lui l’image vivante de la Vierge et du petit Jésus. Ébloui, saisi de respect et de crainte, il se jeta à genoux, et une voix suave fit entendre ces paroles :

 

« Sire Maure de Rosister, je n’ai pas oublié ce que vous avez fait à mon intention dans votre pieuse jeunesse ; mais quand vous m’avez demandé des richesses, dans le seul but de vous divertir, je vous les ai refusées pour votre bien même. Afin de les posséder, vous vous êtes livré au génie du mal et m’avez reniée. Malgré cela, j’ai placé sur votre route une de mes fidèles servantes ; c’est elle qui vous a sauvé en ouvrant votre cœur au repentir et aux saintes affections de la famille, et c’est ainsi que j’ai pu obtenir de mon fils de venir vous délivrer en ce lieu, en attendant qu’il m’accorde votre grâce entière là-haut. »

La douce voix se tut. Maure releva la tête, il ne vit plus rien.

Il s’en retourna à la chapelle où il retrouva sa femme absorbée dans la prière, et son petit Paul paisiblement endormi sur une des marches de l’autel.

Le reste de ses jours s’écoula dans un bonheur complet, que Dieu parfit en l’appelant à lui, à peu près en même temps que sa compagne. Ils moururent chargés d’années, au milieu d’une progéniture nombreuse, formée à marcher droit et ferme dans le sentier du devoir et de l’honneur.

 

Telle est l’histoire que le père Mathias raconte au sujet du petit temple rustique qu’il desservit comme simple hermite avant de devenir un des moines les plus savants de l’opulente abbaye d’Orval. – J’ajouterai qu’au seizième siècle, pendant les guerres de religion, des soudards détruisirent la chapelle de Farnière qui fut réédifiée peu après, mais resta veuve de la statuette à laquelle elle devait son existence.

 

 

Marcellin LA GARDE,

Contes et légendes du Val de la Salm,

1866.