Jérusalem en Dalécarlie
par
Selma LAGERLÖF
À MADEMOISELLE THÉKLA HAMMAR
J’offre cette traduction qui est encore plus son œuvre que la mienne.
André Bellesort.
AVANT-PROPOS
Un roman d’une étrange fantaisie et d’une observation profonde, très suédois et encore plus humain, surprenant et simple, intime et tragique, fait de courtes nouvelles où reparaissent les mêmes personnages et dont chacune n’est que la face douloureuse, pittoresque ou charmante du même problème et de la même aventure, un roman aussi attachant que peu romanesque, petite source rustique dont la limpidité reflète, frais ou ridés, souriants et graves, épouvantés ou ravis, tous les visages d’une vieille commune et toute la nature d’une vieille province et tout son ciel : telle est l’œuvre de Mme Selma Lagerlöf que nous présentons au lecteur français, persuadés que, parmi les romans étrangers dont s’enrichit notre littérature journalière, il n’en est guère qui lui laisseront le souvenir d’une poésie plus pénétrante et d’une réalité plus vive.
C’est l’histoire, dans une commune dalécarlienne, d’une ancienne famille que sa fidélité à l’esprit des ancêtres avait rendue puissante et vénérable, et qu’une fièvre d’évangélisme ébranle, déracine, arrache de son terroir, jette expatriée, à l’exception d’un seul de ses membres, sur les chemins de Jérusalem. Ce que furent ces paysans probes, rudes, naïfs et taciturnes, leurs usages, leur fierté, leurs sourdes violences, leur tour d’imagination, leur sentiment religieux, leur vie intérieure : l’épisode qui sert d’introduction nous le montre sous une forme singulière et dramatique. Mais à peine en est-on sorti, comme d’une âpre gorge, les scènes se succèdent et se déroulent avec la variété des moissons, des vallées, des bois et des collines.
Une soirée d’hiver au loyer d’un maître d’école ; un aveu d’amour dans un petit jardin de houblon ; des prétendants attablés chez une veuve ; la mort d’un vieux paysan qu’illumine un souvenir de sa jeunesse : tableaux d’intérieur dont les couleurs d le fini nous rappellent la manière de Téniers. Puis une assemblée de fidèles où éclatent soudainement toutes les divisions contenues en germe dans l’Église protestante – l’épouvante superstitieuse de paysans surpris en pleine forêt par une espèce de cyclone –le passage d’un apôtre, ouvrier pratique et mystique, qui arrête les gens le long des routes et dont les questions brusques et familières excellent à stimuler les consciences – l’explosion de la jalousie dans un cœur d’adolescent – une réunion d’évangélistes où la seule âme qui n’entende pas la voix de Dieu est aussi la seule qui n’avait rien à sacrifier – l’idylle, presque homérique, d’un jeune homme et d’une jeune fille contemplant le premier tronc d’arbre qui soutiendra leur maison nuptiale – un foyer qui s’éclaire, dans une tourmente de neige, pour recevoir l’ancien ami avec lequel on a rompu, e4 pour lui donner une dernière fois l’illusion de l’ancienne amitié – un vieux paysan qui, par amour de son fils, veut se dépouiller de sa terre et qui ne le peut pas – la vente à l’encan, la vente quasi sacrilège d’une antique ferme et de tout son mobilier et de tous ses pieux souvenirs, et même de ses vieilles Bibles aux fermoirs d’argent – la détresse d’une jeune file trahie dans son amour et que sollicitent des pensées de vengeance – enfin, le départ des émigrants, ce départ dont chaque étape à travers la commune est aussi poignante qu’une station de Calvaire.
Et dans cette variété de scènes, que ces quelques lignes ne sauraient rendre, quelle souplesse et quelle, richesse d’invention ! Aucune recherche, aucun effort. Les détails naissent abondants, précis, fou, jours naturels : il semble que l’auteur n’ait eu qu’il se baisser pour les cueillir. Sous cette composition d’apparence fantaisiste et abandonnée, la vie domestique et morale de tout un peuple s’organise et se développe. Chaque incident est comme ces fentes étroites par lesquelles on découvre un large paysage. Les âmes baignent dans les senteurs de la forêt et des labours, dans la vapeur des neiges et dans l’humidité du printemps. Les personnages, même les plus effacés, s’imposent à notre mémoire, marqués du geste, de l’attitude, de l’accent qui révèle tout un caractère. C’est de leur conscience que surgissent les évènements, de leurs passions que se dégage le surnaturel. Ils restent paysans, réfléchis et tenaces, jusque dans leurs plus beaux sacrifices. L’esprit religieux donne parfois à leur gaucherie je ne sais quelle grâce à demi hiératique. Et les mêmes idées qui nous mènent et nous agitent sur de grands théâtres, l’amour de Dieu, l’honneur, la gloire, l’opinion du monde, les conduisent et les font évoluer dans leur canton perdu, dans leur petit cirque de coteaux et de forêts.
Admirable réalisme, mais tout imprégné de sympathie. La sympathie pour les hommes et les choses, – que nous trouvons si souvent dans les littératures du nord et qui a trop manqué à notre naturalisme, – transfigure, sans l’altérer, la réalité en poésie. La poésie est partout où l’on met son cœur, partout où les intuitions de l’amour affinent et approfondissent les découvertes de l’intelligence. Mme Lagerlöf aime la nature de sa Dalécarlie ; elle aime ses paysans. Mais elle se dissimule derrière eux avec un soin jaloux. Elle sait que la vraie personnalité d’un auteur se sent d’autant plus dans son œuvre que sa personne y paraît moins. Vous ne rencontrerez pas une seule description qui laisse percer la complaisance de l’artiste pour son propre talent. Les paysages ne sont peints qu’au moment où ils se transforment chez les personnages en sentiments ou en idées. Nous n’ignorons rien des tendances et des conflits héréditaires qui travaillent leurs âmes, non pas qu’on nous ait avertis, mais parce que nous avons vécu dans leur passé pour les reconnaître dans leur présent. Tout le roman met aux prises la tradition et l’idéal, la tradition que les uns nomment routine et l’idéal que les autres appellent chimère ; mais aucun de ces mots n’est seulement prononcé. Née romancière, Mme Lagerlöf raconte et ne veut que raconter. Elle ne discute pas plus les idées qu’elle ne juge ses héros. C’est notre rôle, à nous, lecteurs. Elle se contente de tout disposer pour le divertissement de nos yeux et l’instruction de notre esprit. Sa main légère et sûre choisit, prépare, ordonne, ouvre silencieusement des fenêtres sur de grands horizons. Nous ne voyons point sa figure, ni ses sourires, ni ses larmes. Car il en est souvent des meilleurs romans comme de ce palais des contes où les hôtes n’apercevaient, pour les guider, que des mains en l’air qui tenaient des flambeaux.
André Bellesort.
INTRODUCTION
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LES INGMARSSON
I
Un jeune homme labourait son champ par un matin d’été. Le soleil brillait doucement ; l’herbe était trempée de rosée ; aucun mot ne pouvait rendre la fraîcheur de l’air, et les chevaux, que cette fraîcheur semblait enivrer, tiraient la charrue comme un jeu. L’homme devait presque courir pour les suivre. Retournée par le coutre, la terre, d’un brun noir, luisait d’une grasse humidité, et celui qui la labourait se réjouissait à l’idée d’y semer bientôt du seigle. Il pensait en lui-même : « Comment se peut-il que je me fasse quelquefois de si durs soucis et qu’il me paraisse si lourd de vivre ? On n’a besoin que d’un peu de soleil et de beau temps pour être heureux comme un enfant de Dieu dans le ciel. »
C’était une longue vallée assez large, quadrillée de blés jaunes et jaune vert, de trèfles moissonnés, de pommes de terre en fleurs et de petits carrés de lin aux étoiles bleues où palpitaient des nuées de papillons blancs. Au plus profond de la vallée s’élevait une superbe vieille ferme de paysan avec ses dépendances grises et sa maison d’habitation rouge d’ocre. Deux maigres poiriers montaient et poussaient leurs branches jusqu’au-dessus du pignon. Deux jeunes et fins bouleaux croissaient devant la porte d’entrée. Il y avait de hautes piles de bois dans la cour verte et d’énormes meules de foin derrière les étables. Et cette ferme qui surgissait des champs plats était aussi belle à voir qu’un grand navire avec ses mâts et ses voiles sur la vaste mer.
« Quelle ferme tu possèdes ! pensa celui qui labourait. Maisons bien bâties, bon bétail, forts chevaux, des domestiques qui valent leur pesant d’or : tu es aussi riche que quiconque de la paroisse et tu n’as pas à craindre de jamais devenir pauvre... Aussi, n’est-ce point la pauvreté qui m’effraie, se répliqua-t-il à lui-même. Je serais heureux si seulement j’étais un aussi digne homme que mon père et mon grand-père.
« Que c’est bête être ramené à ces pensées-là ! continua-t-il. J’étais si aise tout à l’heure ! Du vivant de mon père, tous les voisins l’imitaient en tout ce qu’il faisait. Le même matin qu’il commençait le fanage, eux aussi commençaient à faner. Le même jour que nous nous mettions à labourer, ils enfonçaient leurs charrues sur toutes les pentes de la vallée : maintenant, voilà une couple d’heures que je travaille, et personne n’a même aiguisé le tranchant d’un soc ! Je crois pourtant avoir gouverné la ferme aussi bien que n’importe qui du nom d’Ingmar Ingmarsson. J’ai mieux vendu mon foin que père ne l’avait fait ; je ne me contente plus à présent des petits fossés pleins d’herbes qui, du temps qu’il administrait la ferme, couraient entre nos champs. Enfin je suis plus ménager de nos bois qu’il abattait pour en faire du brûlis... Ah, que cela me semble donc lourd à porter ! Il s’en faut que je prenne tous les jours les choses aussi légèrement qu’aujourd’hui. Quand mon père et mon grand-père vivaient, on prétendait que les Ingmarsson avaient été assez longtemps en ce monde pour connaître la volonté du Seigneur. On les suppliait presque à genoux de régner sur la commune. Ils nommaient le pasteur et le sacristain. Ils décidaient de l’époque où curer le fleuve et de la place où bâtir l’école. Mais à moi personne ne demande de conseil, et les gens de la commune n’attendent de moi aucune décision... C’est curieux comme les peines sont plus légères le matin, et pourtant, vienne l’automne, j’en verrai peut-être de dures ! Si je fais ce que j’ai dans l’esprit, sûrement ni le curé ni le juge ne me donneront plus la main le dimanche, devant l’église, comme ils ont continué de le faire jusqu’ici. »
Jamais la pensée ne trotte plus allègre qu’en remontant et en redescendant derrière la charrue. On est seul et rien ne vous distrait, hormis lei corneilles qui suivent les sillons pour picorer les vers. Aussi semblait-il au jeune homme que les idées lui arrivaient dans la tête comme si on les lui eut chuchotées à l’oreille. Et lui qui ne pensait quasi jamais d’une manière aussi claire et vive, il en fut égayé. Il commençait à trouver que s’était se faire inutilement de la bile et qu’en bonne conscience personne n’avait le droit d’exiger qu’il se jetât de lui-même dans le malheur. Ah, si seulement son père avait encore vécu, il lui aurait demandé un conseil comme autrefois dans les cas difficiles : il ressentit même quelque impatience de ne pas l’avoir sous la main.
« Si je savais le chemin, se dit-il en souriant à cette pensée, j’irais bien chez lui. Que dirait grand Ingmar en me voyant arriver ? Je suppose qu’il est assis, au ciel, là-haut, dans une belle ferme, avec des champs, des prés, de grandes maisons, beaucoup de bétail brun et fort, comme il en désirait ici-bas, ni noir ni tacheté. Voilà : quand j’entre dans la maison... »
Le laboureur s’arrêta net au milieu du champ, leva la tête et se prit à rire. Ces imaginations lui causaient un plaisir inouï et l’emportaient si vite qu’il avait quitté la terre et se croyait arrivé au ciel chez le grand Ingmar.
« Quand j’entre dans la salle, continua-t-il, je la vois pleine de vieux paysans assis le long des murs : ils ont tous les cheveux gris roux, les sourcils blancs, la lèvre inférieure épaisse et ressemblent tous à père comme une baie à une autre baie. Devant tant de monde, je m’arrête gêné, au seuil de la porte. Mais le père, assis au haut bout de la table, dit aussitôt qu’il m’aperçoit : « Sois le bienvenu, petit Ingmar Ingmarsson. » Puis il se lève et s’avance vers moi : « Je voudrais bien vous dire deux mots, mon père, mais il y a trop de compagnie. » – « Ce n’est que la famille, dit le père. Ces hommes-ci ont toujours vécu à Ingmarsgard, et le plus vieux d’entre eux est là depuis les temps païens. » – « Oui, mais je voudrais bien vous dire quelques mots à vous seul. »
« Le père regarde un instant autour de lui et semble se demander s’il va me faire entrer dans la petite pièce des dimanches, mais, puisque ce n’est que moi, il me fait entrer dans la cuisine. Là, nous nous asseyons, lui sur la pierre de l’âtre, moi sur le billot.
« C’est une belle ferme que vous avez ici, père », lui dis-je. – « Oui, pas laide ; mais comment va-t-on à Ingmarsgard ? » – Ça va bien : l’an passé, on nous a payé douze rixdales la charge de foin. » – « Est-ce possible ? Je crois quasiment que tu es venu ici te moquer de moi, petit Ingmar. » – « Mais, de mon côté, ça ne va pas ; on me fait toujours entendre que vous, père, vous aviez la sagesse de Notre-Seigneur, tandis que moi, je ne compte pour rien. » – « Tu n’es pas encore au conseil communal ? » demande alors le vieux. – « Ni au conseil communal ni à l’École. » – « Qu’as-tu donc fait de mal, petit Ingmar ? » – « Oh, c’est qu’on dit que celui qui veut arranger les choses d’autrui doit d’abord montrer qu’il sait bien arranger les siennes. »
« Là-dessus, mon vieux père baisse les yeux et resté silencieux à réfléchir.
« Il faut que tu te maries, Ingmar, dit-il enfin, et que tu tâches d’avoir une femme bien capable. » – « Mais voilà, père, ce qui est justement impossible : il n’y a pas un pauvre paysan dans la commune qui voudrait me donner sa fille. » – « Écoute, petit Ingmar, conte-moi ce que tout cela signifie. » Et la voix du père devient très douce.
« Eh bien, père, il y a quatre ans, la même année que j’héritais de la ferme, je demandai en mariage Brita de Bergskog » – « Voyons, dit le père, avons-nous quelqu’un de la famille à Bergskog ? » car le vieux a un peu perdu la mémoire des gens et des choses d’ici-bas. – « Non, dis-je, mais ce sont des gens à leur aise et vous avez peut-être souvenance que le père de Brita a été député. » – « Oui, oui, mais tu aurais dû te marier dans la famille : alors tu aurais eu une femme au courant des anciens usages. » – Ça, c’est vrai, père, et je l’ai bien senti. »
« Nous restons bouche close durant quelques minutes, puis le père reprend la parole : « C’était donc une fille bien plaisante ? » – « Oui, dis-je, elle a les cheveux sombres, les yeux limpides et des roses aux joues. Et elle était active aussi. Mère approuvait mon choix et tout aurait bien marché, n’eût été qu’elle ne voulait point de moi. » « Je suppose que ce que veut une fillette n’a pas d’importance. » – « Aussi ses parents la forçaient de dire oui. » « Comment sais-tu qu’elle y fut forcée ? J’imagine qu’elle devait être contente d’épouser un mari aussi riche que toi, petit Ingmar Ingmarsson. » – « Oh non ! Pour contente, elle ne l’était sûrement pas, mais on publia les bans, on fixa le jour des noces, et Brita vint habiter à la ferme avant le mariage... afin d’aider la mère, car la mère commence à être vieille et fatiguée, vous savez... » – « Je n’y vois aucun mal, petit Ingmar », dit le père en manière d’encouragement. « Mais rien ne voulait pousser aux champs, cette année-là. Les pommes de terre ne donnaient pas, les vaches avaient la maladie, de façon que, mère et moi, nous avons décidé de remettre la noce à l’année suivante. Voyez-vous, je n’avais point dans l’idée que la cérémonie fût de conséquence, une fois les bans publiés, mais c’est peut-être raisonner là comme au temps jadis. » – « Si tu avais pris quelqu’une de notre famille, elle aurait bien patienté », dit mon père. – « C’est possible : je comprenais que ce retard ne plaisait guère à Brita, mais nous n’avions pas les moyens d’agir autrement. Songez que nous avions eu votre enterrement au printemps et que nous ne voulions pas toucher à l’argent de la Banque. » – « M’est avis que tu as sagement fait d’attendre », dit père. – « Je me doutais pourtant bien que Brita ne serait pas contente de fêter le baptême avant les noces. » – « Ah !... mais pourtant on est bien forcé de regarder d’abord à sa bourse. » « Chaque jour, Brita devint plus secrète et plus étrange, et souvent je me demandais ce qui se passait en elle. Je me figurais qu’elle soupirait après son pays, car elle était très attachée à sa maison et à ses parents. Cela s’en ira, pensai-je, quand elle aura l’accoutumance. Plus tard, je m’enquis près de la mère pourquoi Brita était si pâle avec un regard si farouche dans les yeux. Mère me répondit que c’était à cause qu’elle attendait un enfant et qu’après, elle se retrouverait la même. Je sentais bien au fond de moi que Brita couvait sans cesse la pensée que j’avais retardé le mariage, mais je n’osais pas parler. Vous aviez toujours dit, père, il vous en souvient, que, l’année où je me marierais, on repeindrait la ferme en rouge. Et il m’était absolument impossible de le faire cette année-là. »
Le laboureur marchait en remuant les lèvres, mais si loin de la terre que le visage de son père lui apparaissait distinctement dans sa rêverie. « Tâchons, se dit-il, de lui exposer la chose d’une manière précise et claire afin qu’il me donne un bon conseil. »
– « L’hiver se passa donc ainsi et je songeais souvent que, si Brita devait continuer d’être aussi malheureuse, je ferais mieux de renoncer à elle et de la renvoyer à Bergskog ; mais il était trop tard, On atteignit ainsi le mois de mai, et, un soir, s’aperçut qu’elle s’était sauvée. Nous l’avons cherchée toute la nuit : le matin, une des servantes la trouva... » – « Elle n’était pas morte, au nom de Dieu ? » demande père après un silence. – « Non, pas elle », dis-je. Et père entend ma voix qui tremble. – « L’enfant était né ? » – « Oui, mais il gisait à côté d’elle, mort, étranglé... » – « Elle n’avait sûrement pas son bon sens ? » – « Pourtant elle n’était pas folle... Elle avait fait cela, paraît-il, pour se venger de moi, parce que je l’avais prise de force. Elle ne l’aurait point fait, disait-elle, si je l’avais menée à l’église, mais, dans son idée, du moment que je ne voulais pas mon enfant avec honneur, je ne devais pas en avoir. »
« Père demeure saisi : « Avais-tu attendu cet enfant avec joie, petit Ingmar ? » dit-il enfin. – « Oui, père. » – « Je te plains d’avoir eu affaire à une mauvaise femme ; elle est en prison, maintenant je suppose ? » – « Oui, on l’a condamnée à trois ans. »
– « Et c’est à cause de cela que personne ne veut te donner sa fille ? » – « Oui, mais je n’ai demandé à personne. » – « Et c’est à cause de cela que tu n’as rien à dire dans la commune ? » « Oui, les gens trouvent que la chose n’aurait pas dû tourner ainsi pour Brita. On assure que, si j’avais été un homme comme vous, père, je lui aurais parlé et je serais arrivé à savoir ce qui lui dévorait le cœur. » – « Ce n’est pas si facile, dit père en hochant la tête, ce n’est pas si facile pour un homme de coin-prendre une mauvaise femme. » – « Non, père, Brita n’était pas mauvaise : c’était une qui était fière. » « Ça revient au même », réplique le vieux.
« Quand je vois qu’il prend mon parti, je continue : « Il y en a qui estiment que j’aurais dû faire en sorte que tout le monde crût l’enfant mort-né. On prétend aussi que vous auriez bien su fermer la bouche de la bonne qui l’a découverte. » – « Et alors, tu l’aurais épousée ? » « Non : alors je n’aurais pas eu besoin de l’épouser : je l’aurais renvoyée à ses parents après quelques semaines et puisqu’elle nous avait pris en déplaisante, on aurait rompu les bans. » – « C’est possible mais on ne peut pas exiger que tu aies à ton âge l’expérience d’un vieillard. » « Enfin toute la commune est d’accord que j’ai mal agi envers Brita. » – « Elle a bien plus mal agi, elle qui a attiré la honte sur d’honnêtes gens. » – « Oui, mais je l’avais eue par contrainte. Vous ne jugez donc pas que c’est ma faute si elle est en prison ? » – « M’est avis qu’elle s’y est mise elle-même. »
« Alors je me lève et je demande lentement : « Ce n’est donc pas votre opinion que je sois obligé de faire quelque chose pour elle, quand elle sortira, cet automne ? » « Que faire ? Te marier avec elle ? » – « Peut-être bien. » – Père me regarde : « Elle te tient au cœur ? » – « Non, je suis quasi sûr qu’elle a tué d’un coup l’amour en moi. »
« Père baisse les yeux et commence à réfléchir.
– « Voyez-vous, père, je n’arrive pas à me débarrasser de l’idée que j’ai causé du malheur.
« Le vieux demeure assis sans répondre.
– « La dernière fois que je la vis, c’était devant le tribunal. Elle était devenue plus tendre et pleurait toutes ses larmes parce qu’elle n’avait plus l’enfant. Elle n’a pas dit un mot méchant contre moi ; elle a tout pris sur elle. Beaucoup de personnes pleuraient aussi, père, et le juge n’était pas loin d’avoir les larmes aux yeux. Aussi ne lui donna-t-il que trois ans.
« Père ne dit toujours pas un mot.
« – Elle mènera une vie bien dure à l’automne, quand elle rentrera chez elle. On ne la verra pas d’un œil heureux à Bergskog. Les parents considèrent qu’elle les a déshonorés, et rien ne prouve qu’on ne le lui fera pas sentir. Il faudra qu’elle reste toujours à la maison, et c’est à peine si elle pourra se risquer à l’église. Elle aura de toute façon une vie bien dure.
« Père ne répond pas.
– « Mais me marier avec elle, ce n’est pas commode non plus. Quand on possède une grande ferme, ce n’est pas gai d’avoir une femme que les filles et les valets regardent de haut. Et puis mère ne serait pas contente. Et jamais plus nous ne pourrions inviter les gens notables aux noces et aux enterrements.
« Père continue de garder le silence.
– « Devant le tribunal, j’ai essayé de lui venir en aide autant que j’ai pu. J’ai dit au juge que j’étais le seul coupable puisque j’avais forcé son consentement. Je lui ai dit aussi que je la tenais pour tellement innocente que je l’épouserais le jour même, si seulement elle changeait de sentiments à mon endroit. Je disais cela afin qu’elle obtint un arrêt pics doux. Mais, bien qu’elle m’ait écrit deux lettres, rien n’indique qu’elle ait changé de sentiments. Vous comprenez, père, que je ne suis point lié par ces paroles.
« Père réfléchit et reste muet.
– « Je raisonne là peut-être à la façon du commun des hommes, mais, nous autres Ingmarsson, nous avons toujours voulu vivre en bonne entente avec le Seigneur... À dire vrai, je pense quelquefois que le Seigneur ne tient peut-être pas à ce qu’une meurtrière soit ainsi élevée. Et dans la commune tous diraient que ce n’est pas juste.
« Père demeure silencieux.
– « Qu’il vous souvienne cependant, père, combien la vie est tourmentée de quiconque laisse souffrir une créature sans essayer de lui porter secours ; et ces trois dernières années j’ai vraiment trop pâti.
« Père ne bronché pas.
« Alors les larmes me montent à la gorge et j’ajoute : « Songez que je suis jeune encore et que je perdrais beaucoup à la prendre. »
« Je n’obtiens pas un mot de père.
– « Il est étrange que, nous autres Ingmar, nous soyons restés dans cette ferme des centaines d’années, alors que toutes les autres fermes ont changé de propriétaires. C’est sans doute à cause que les Ingmar ont tâché de suivre les chemins de Dieu. Les Ingmar n’ont pas à vivre dans la crainte des hommes : ils n’ont qu’à marcher sur les chemins de Dieu.
Alors mon vieux père relève les paupières et dit : « C’est une question difficile, Ingmar : je crois que je vas rentrer demander aux autres Ingmarsson ce qu’ils en pensent. »
« Là-dessus père retourne à la grande salle, et je reste assis dans la cuisine. J’attends : père ne revient pas. Quand j’ai attendu plusieurs heures, j’en ai assez et je vais retrouver père.
– « Patience, petit Ingmar, me dit-il, patience C’est une question difficile.
« Et tous les vieux sont là, les yeux clos, à réfléchir. Et j’attends, j’attends toujours, j’attends encore...
Il suivit en souriant la charrue qui ralentissait son train comme si les bêtes avaient eu besoin de repos. Arrivé au bord d’un fossé, il tira sur les guides, arrêta l’attelage : « C’est bizarre, se dit-il gravement : quand on demande un conseil à quelqu’un, on voit soi-même, pendant qu’on s’explique la chose, ce qu’on a mis trois longues années à ne pas trouver. Maintenant qu’il soit fait selon la volonté de Dieu !... Et surtout que Dieu me vienne en aide ! » ajouta-t-il avec un soupir.
Cependant Ingmar n’était pas le seul dehors à cette heure matinale. Là-bas, le long d’un sentier qui serpentait entre les champs, un vieil homme cheminait. On pouvait aisément deviner son métier à la longue brosse de peintre qu’il portait sur l’épaule et aux taches rouges qui l’éclaboussaient depuis le béret jusqu’à la pointe de ses souliers. Il s’en allait inspectant le paysage, afin d’y aviser une ferme qui ne fût point badigeonnée ou dont les couleurs fussent mangées du soleil et lavées par la pluie. Quand, d’une petite éminence, il découvrit, dans le fond plat de la vallée, Ingmarsgard, la vieille et respectable ferme. – « Seigneur Dieu ! s’écria-t-il, – et de joie il s’arrêta net. – Voilà une maison d’habitation qui n’a pas été repeinte depuis plus d’un siècle : l’âge Pa toute noircie. Quant aux dépendances, elles n’ont jamais vu de couleur. Et que de bâtiments ! J’aurais ici du travail jusqu’à l’automne. »
Il reprit sa marche, aperçut le laboureur et se dirigea vers lui pour savoir à qui appartenait la ferme, et s’il avait des chances d’y être bien reçu. Lorsqu’Ingmar le vit et l’entendit, il le regarda comme quelqu’un de l’autre monde. Chaque fois qu’on avait dit à son père : « Quand ferez-vous donc repeindre cette grande vilaine maison ? » son père avait répondu : « L’année où mon fils se mariera. » Le peintre répéta sa question, mais Ingmar ne sembla pas le comprendre. « Ont-ils enfin trouvé la réponse, là-haut ? pensait-il. Est-ce père qui m’envoie dire qu’il veut mon mariage pour cette année ? » Cette idée le frappa tellement, que, sans hésiter, il embaucha l’homme.
Maintenant il marchait près de la charrue, très ému, presque heureux : « Tu vas voir, se dit-il, que la chose ne sera pas si dure à faire, à présent que tu es certain que père la désire. »
II
Quelques semaines plus tard, Ingmar était en train d’astiquer un harnais. Il paraissait de mauvaise humeur et l’ouvrage traînait : « Si j’étais le bon Dieu, marmottait-il en frottant et en refrottant son harnais, je ne barguignerais pas : aussitôt prises, les résolutions seraient exécutées. Je ne donnerais pas aux gens le temps de se creuser la tête et de ruminer sur tout ce qui leur fait empêchement. Non, en vérité, je ne leur donnerais pas le temps d’astiquer un harnais ni de peindre leur charrette : je les prendrais à leur charrue et je les enverrais où ils doivent aller ! »
Il se retourna à un bruit de roues sur la route et reconnut le cheval et la voiture du père de Brita.
– Voici le député de Bergskog !... cria-t-il vers la cuisine où sa mère vaquait au ménage.
Il entendit aussitôt qu’elle mettait du bois dans le feu et qu’elle tournait son moulin à café.
Le député franchit la porte de la cour, mais il ne descendait point de sa voiture.
– Non, non, je ne veux pas entrer, déclara-t-il, j’ai seulement deux mots à te dire, Ingmar, et le temps me presse, car je vais à la mairie.
– Mère aurait voulu vous offrir une tasse de café, dit Ingmar.
– Merci, je ne peux pas.
– Il y a longtemps que le député n’est pas venu ici, appuya Ingmar.
Et la mère parut sur le seuil pour joindre ses instances à celles de son fils.
– Le député ne partira pas sans prendre une goutte de café.
Ingmar déboutonna le tablier de la voiture et le député se mit en devoir de descendre.
– Allons, mère Marta me persuade : il faut bien lui obéir, dit-il.
C’était un grand et bel homme aux mouvements aisés et qui semblait d’une tout autre race qu’Ingmar et sa mère, dont le corps était lourd et la laideur somnolente. Mais il honorait d’un profond respect la vieille famille d’Ingmarsgard, et il aurait volontiers échangé sa belle apparence contre celle d’Ingmar pour être un Ingmarsson. Il avait toujours pris le parti de son gendre contre sa fille, et, d’être si bien accueilli lui rendit le cœur plus léger.
Quand mère Marta apporta le café, il entama l’objet de sa visite.
– Je pensais, dit-il en éclaircissant sa voix, vous entretenir un peu de ce que nous avions décidé eu sujet de Brita.
La tasse que mère Marta tenait à la main trembla et la cuiller cliqueta sur la soucoupe ; puis il se fit un silence d’angoisse.
– Nous avons convenu que le mieux serait de l’envoyer en Amérique...
Il s’interrompit. Même silence ; et le député de Bergskog soupira sur ces gens impénétrables.
– Son billet est déjà acheté...
– Mais, demanda Ingmar, elle retournera d’abord chez vous ?
– Non ; qu’y ferait-elle ?
Ingmar se tut, les paupières mi-closes, calme comme un dormant, et ce fut à mère Marta de poser des questions.
– Il lui faudra bien des habits, dit-elle.
– Tout est prêt : son coffre l’attend chez l’épicier Löfberg, où nous descendons toujours quand nous allons à la ville.
– Et votre dame n’ira pas la voir ?
– Elle le voudrait, mais j’estime qu’il vaut mieux n’en rien faire.
– Peut-être bien.
– Le billet et l’argent l’attendent chez les Löfberg, de sorte qu’elle aura tout ce qu’il lui faut. Et je désirais en informer Ingmar afin qu’il ne se tourmentât plus par rapport à cette triste affaire.
Mère Marta, elle aussi, était devenue silencieuse, le fichu de sa tête tombé sur son cou, les yeux obstinément fixés à son tablier.
– Ingmar, reprit le député, doit maintenant songer à un autre mariage...
Ni la mère ni le fils ne bronchèrent.
– Mère Marta a besoin d’une aide dans un si grand ménage. Il est temps qu’Ingmar lui assure une vieillesse tranquille...
Le député s’arrêta, se demandant si l’on entendait ce qu’il disait.
– Moi et ma femme, conclut-il, nous souhaitons que tout redevienne bien pour vous.
Cependant Ingmar se laissait envahir par une grande joie. Ainsi donc Brita s’en irait en Amérique : il ne serait pas obligé de l’épouser ; on ne verrait pas une meurtrière maîtresse de maison dans la vieille ferme des Ingmar. Mais il se taisait parce qu’il ne jugeait pas convenable de manifester son contentement.
Le député ne disait plus rien : il savait que les membres de cette vieille famille avaient besoin d’un certain temps pour réfléchir.
Enfin la mère d’Ingmar prit la parole :
– Oui, maintenant Brita a subi sa peine ; maintenant l’heure est venue pour nous.
Elle entendait par ces mots vagues que, si le député désirait quelque appui des Ingmar en remerciement de ce qu’il avait fait, les Ingmar ne se déroberaient point ; mais ion fils comprit autrement.
Il tressaillit comme en sursaut : « Qu’est-ce que père en penserait ? se demanda-t-il. Que dirait-il si je lui soumettais la chose ? C’est lui sans doute qui veille sur moi et qui a envoyé ici le député de Bergskog. Il me répondrait : « Ne crois pas que tu puisses te jouer de la justice de Dieu. N’espère pas qu’il te laissera impuni, si tu abandonnes à Brita tout le poids de la faute. Que son père la renie pour te plaire et même pour t’emprunter de l’argent, cela ne doit pas t’empêcher de suivre les chemins de Dieu, petit Ingmar Ingmarsson. »
Ingmar se leva, versa du cognac dans son café : – Je remercie le député d’être venu ici aujourd’hui, dit-il en choquant sa tasse contre la sienne.
III
Toute la matinée, Ingmar avait travaillé à plier les cimes des bouleaux de la porte en forme d’arc de triomphe. Les arbres s’y prêtaient de mauvaise grâce : ils se dégageaient et se redressaient plus droits que jamais.
– Pourquoi est-ce faire ? demanda mère Marta inquiète de cette fantaisie qui lui rappelait les fêtes des épousailles.
– C’est que je trouve qu’ils peuvent bien pousser quelque temps ainsi, répondit Ingmar.
L’heure de midi sonna le repos ; les ouvriers, après avoir mangé, sortirent dans la cour et s’y étendirent pour faire un somme.
Ingmar dormait aussi, mais couché sur un large lit dans la petite pièce qui attenait à la grand-salle où, seule de toute la maison, mère Marta restait éveillée et tricotait.
La porte du vestibule s’ouvrit lentement et une petite vieille entra avec deux paniers qu’elle portait sur le cou suspendus à un joug. Elle s’assit près du seuil, et, sans mot dire, souleva le couvercle de ses paniers. L’un était rempli de biscottes et de gâteaux secs, l’autre de pains frais et dorés. La maîtresse s’approcha aussitôt pour les marchander, car, si elle était économe de ses sous, elle ne laissait pas d’aimer à tremper quelque chose de bon dans son café. Tout en choisissant parmi les pains, elle se mit à causer avec cette petite vieille, bavarde comme les petites vieilles qui vont de maison en maison et connaissent toutes les histoires du bourg. Et puis la mère d’Ingmar avait son idée de derrière la tête. – Vous, Kajsa, vous êtes une personne sensée et sur qui l’on peut compter, lui dit-elle.
– Bien certainement : si je ne savais pas garder pour moi ce que j’entends, beaucoup de gens s’arracheraient les yeux.
– Mais quelquefois vous vous taisez trop aussi, Kajsa.
La petite vieille leva la tête et comprit.
– Que Dieu me pardonne, c’est vrai, fit-elle, et des larmes lui montèrent aux yeux... J’étais allée à Bergskog parler à la dame du député, mais j’aurais dû m’adresser à vous...
– Ah, vous aviez parlé à la dame du député ! dit mère Marta avec un accent d’indicible mépris.
Ingmar eut un léger sursaut au bruit très doux de sa porte qui s’entrouvrit. Personne n’entra, mais la porte resta entrebâillée. S’était-elle ouverte d’elle-même ou l’avait-on poussée ? Il ne le savait pas, et, dans son demi-sommeil, il demeura tranquille et entendit les voix.
– Dites-moi, Kajsa, comment avez-vous appris que Brita n’aimait pas Ingmar ? demanda la mère.
– Oh ! on savait partout que les parents la forçaient, répondit la vieille évasivement.
– Parlez sans détour, Kajsa, car, lorsque je la demande, vous n’avez pas à cacher la vérité. Je pense que je puis entendre ce que vous pouvez me dire.
– Je vous dirai donc qu’en ce temps-là, chaque fois que j’arrivais à Bergskog, elle avait les yeux rouges. Un jour que nous étions seules dans la cuisine, je lui dis : « C’est un beau mariage que tu fais là, toi, Brita. » – « Oui, répondit-elle, en me jetant un regard singulier, c’est tout à fait le cas de le dire : beau ! » À sa façon de parler, il me sembla voir devant moi Ingmar Ingmarsson, et, pour beau, on ne peut pas dire qu’il le soit, mais je n’y avais jamais pensé, à cause du respect que j’ai toujours eu pour la famille Ingmarsson. Je ne pus m’empêcher de sourire un peu. Alors Brita répéta : « Oui, c’est beau ! » et elle me tourna le dos et se précipita vers la chambre où j’entendis qu’elle pleurait. Mais en partant je pensais que tout irait bien quand même, car tout réussit aux Ingmarsson. Les agissements des parents ne m’étonnaient point : si j’avais eu une fille et qu’Ingmar Ingmarsson me l’eût demandée, je n’aurais eu de cesse qu’elle n’eût dit oui. »
Ingmar, étendu sur son lit, avait prêté l’oreille. « Mère fait exprès de faire causer Kajsa, pensa-t-il. Mon voyage de demain à la ville lui donne de l’inquiétude. Elle s’imagine que je vais chercher Brita. Mère ne se doute pas quel misérable lâche je suis ! »
– Lorsque je revis Brita, continua la vieille, elle était installée à la ferme et, comme il y avait plein de monde dans la grand-salle, je ne pus lui demander si elle s’y plaisait, mais je n’avais pas atteint le petit bois de bouleaux qu’elle m’avait rattrapée. « Kajsa, fit-elle, as-tu été dernièrement chez nous à Bergskog ? » – « Avant-hier », répondis-je. – « Oh mon Dieu ! avant-hier, et moi qui n’y suis pas allée depuis des années, à ce qu’il me semble ! » Elle avait l’air de ne pouvoir rien entendre sans éclater en sanglots. – « Non, je crois que je n’y retournerai jamais. » – « Mais si, lui dis-je, vas-y : c’est si joli, là-haut. La forêt est pleine de baies et toutes les carrières des brûlis sont rouges d’airelles. » « Les airelles sont déjà mûres ? » s’écria-t-elle, et ses yeux devinrent très grands. – « Mais oui, tu peux bien t’absenter un jour pour aller manger des airelles à pleines mains. » – « Non, je ne crois pas que je le veuille : il me serait plus dur encore de venir ici. » – « J’ai toujours ouï dire qu’on était bien chez les Ingmarsson : ce sont de braves gens. » – « Oui, de braves gens. » – « Les plus braves de la commune et d’honnêtes gens. » – « Oui, on ne compte pas pour une malhonnêteté de forcer une jeune fille à devenir sa femme. » – « Et ce sont aussi des gens capables. » – « Oui, mais ils gardent pour eux tout ce qu’ils savent. » « Ils ne causent donc jamais ? » – « Jamais personne ne dit un mot de plus que l’indispensable. » – « Le mariage se fera-t-il ici ou chez toi ? » – « Ici, la place est plus grande. » – « Tâche qu’on ne retarde pas trop les noces. » – « Nous nous marierons dans un mois », dit-elle. Mais au moment de la quitter, je songeai à la mauvaise récolte que vous aviez eue et je lui dis que les noces n’auraient peut-être pas lieu cette année-là. « Alors, répondit Brita, je n’ai qu’à me jeter dans le lac. » Un mois après, j’appris en effet que le mariage était retarde et je montai à Bergskog pour avertir la mère : « J’ai dans l’idée qu’on est en train de faire quelque chose qui tournera mal chez les Ingmarsson. » – « Nous ne pouvons, me répondit-elle, que nous contenter de ce qu’ils font : nous remercions Dieu tous les jours d’avoir notre fille si bien établie. »
La vieille s’arrêta. Ingmar, qui n’avait pas perdu un mot de ce qui s’était dit, se murmura à lui-même : « En vérité, personne d’ici n’a la moindre envie d’aller chercher Brita. Et mère n’avait pas besoin de se tourner le sang pour m’avoir vu ce matin arranger les bouleaux. Ce sont là de ces choses qu’un homme fait à seule fin d’oser dire à Dieu : Je voulais bien ; tu vois que c’était mon intention, mais agir, c’est une autre affaire ! »
– La dernière fois que je rencontrai Brita, reprit Kajsa, c’était au milieu de l’hiver, par la neige haute. Je longeais une sente étroite dans la pleine forêt, et je marchais péniblement, car la neige fondue glissait sous mes pieds. J’aperçus alors une femme assise et, quand j’approchai, je reconnus Brita. « Tu te promènes seule ici, lui dis-je. »
– « Oui, je me promène. » Je restai à la regarder sans comprendre. – « Oui, je suis sortie pour voir s’il n’y a pas par ici des montagnes escarpées. » – « Ma mignonne, tu ne voudrais pas te jeter en bas », lui dis-je, car elle m’apparaissait comme une qui a assez de la vie. – « Ah, dit-elle, je me jetterais bien du haut d’une montagne si j’en trouvais seulement une qui fût escarpée ! » – « Tu n’as pas honte de parler ainsi ? » – « C’est que je suis mauvaise, vois-tu, Kajsa, et je sens que je ferai quelque chose de mal : il vaudrait mieux mourir. » – « En voilà des enfantillages, petite ! » Alors elle vint près de moi, les yeux tout à fait sauvages. – « Ils ne pensent, me dit-elle, qu’à me torturer et moi, de mon côté, je ne pense qu’à les torturer aussi. » – « Mais, Brita, ce sont de braves cœurs. » – « Oui, de braves cœurs qui ne pensent qu’à me déshonorer. » – « Leur as-tu parlé ? » – « Je ne leur dis jamais rien : je ne pense qu’à leur faire du mal : à incendier cette ferme qu’il aime, à empoisonner ses vaches si laides, si vieilles, si blanches autour des yeux qu’on les croirait de sa famille. » – « Le chien qui aboie ne mord pas », dis-je. – « Oh, le leur ferai tout de même quelque chose : autrement, je n’aurai jamais de tranquillité d’âme. » Alors elle changea subitement et fondit en larmes. Elle devint très douce et se plaignait que ce fut si difficile de vivre au milieu des mauvaises pensées qui venaient sur elle. Je l’accompagnai jusqu’à la maison, et, en me quittant, elle me promit d’être sage si seulement je voulais me taire. Je cherchais à qui je pourrais bien parler, mais je n’osai guère m’adresser à des personnages comme vous...
On sonna la cloche dans le clocheton de l’écurie : le repas de midi était fini. Mère Marta se hâta d’interrompre Kajsa.
– Écoutez, Kajsa, encore un mot, croyez-vous que jamais tout puisse s’arranger entre Brita et Ingmar ?
– Comment ? demanda la vieille femme ébahie.
– Je veux dire : si elle ne partait pas pour l’Amérique, croyez-vous qu’elle l’accepterait ?
– Je ne crois pas une chose pareille : non, sûrement non !
– Elle lui donnerait son congé ?
– Je crois que oui.
Ingmar était assis sur son lit, les jambes pendantes. « Voilà le dernier coup, Ingmar, tu en as entendu assez pour partir demain, murmura-t-il en frappant du poing le bord de sa couche... Et dire que la mère s’imaginait qu’elle me ferait rester à la maison en me montrant que Brita ne m’aime pas ! » Et il cognait sur son lit comme s’il abattait des choses résistantes. « Maintenant, je vais m’atteler à cette affaire encore une fois. Nous autres Ingmar, nous recommençons ce qui a mal tourné. Il n’y a pas d’homme qui supporte qu’une Lemme devienne plie par rengaine contre lui ! »
Jamais il n’avait senti plus profondément sa défaite et brûlait de se revancher. « Le diable m’emporte, si je n’apprends pas à Brita à se plaire ici », dit-il.
Il donna un dernier coup de poing sur le bord de son lit avant de se lever pour retourner au travail. « Ce dont je suis bien sûr, par exemple, ajouta-t-il, c’est que grand Ingmar a envoyé Kajsa afin que je fisse le voyage à la ville. »
IV
Ingmar était arrivé à la ville et montait d’un pas lent vers la prison communale qui s’élevait sue une petite colline, au-dessus du parc. Il ne regardait pas autour de lui, mais, les lourdes paupières baissées, il se traînait presque comme un vieux. Il avait pour l’occasion quitté le beau costume dalécarlien et s’était habillé d’un complet de drap noir et d’une chemise empesée, déjà cassée. Il se sentait dans une disposition d’âme toute solennelle, mais encore inquiète et rétive.
Ingmar s’arrêta devant la prison, aperçut un gendarme et lui demanda si c’était bien aujourd’hui que Brita de Bergskog serait libre.
– Je crois, répondit le garde, qu’il y en a une qui sortira aujourd’hui.
– Je parle d’une qui a été enfermée pour avoir tué un enfant.
– Ah, parfaitement : elle sortira avant midi.
Ingmar s’appuya contre un arbre pour attendre. Ses yeux ne se détachaient pas de la lourde porte. « Quelques-uns de ceux qui sont entrés par là ont dû avoir le cœur gros, pensa-t-il, mais, sans rien exagérer, je puis affirmer que plus d’un a été moins semblé que moi qui pourtant reste dehors. Enfin Grand Ingmar m’a tout de même conduit ici pour chercher la mariée de la prison... On se tromperait, si l’on disait que petit Ingmar est content ! Il aurait bien voulu qu’elle vînt à lui, la mariée, sous un arc de triomphe avec sa mère à côté d’elle. Puis tous deux seraient allés à l’église en grand cortège, et elle se fût assise près de lui, dans sa robe d’épousailles, souriant sous la couronne d’or. »
La porte s’ouvrit à plusieurs reprises et laissa passer un prêtre, puis la femme et les bonnes du directeur qui descendaient à la ville. Elle se rouvrit encore. « Cette fois, c’est elle », se dit Ingmar avec un tressaillement au cœur. Ses yeux se fermèrent et, quand il eut le courage de regarder, Brita était devant la porte, sur le perron.
Un instant immobile, elle rejeta en arrière son fichu et de ses grands yeux clairs contempla le paysage : par-dessus la ville, les collines et les forêts son regard allait jusqu’aux montagnes de son pays. Puis Ingmar la vit, comme secouée par une force invisible, jeter les mains devant ses yeux et s’asseoir sur les marches de pierre. Et de sa place, il perçut un bruit de sanglots. Il traversa la cour dallée, s’arrêta près d’elle et attendit. Elle pleurait si violemment qu’elle n’entendait plus rien.
– Ne pleure donc pas ainsi, Brita, dit-il enfin.
Elle leva les yeux.
– Oh, Dieu du ciel, toi ici ! s’écria-t-elle, et, au même instant, elle reconnut avec une netteté singulière tout ce qu’elle avait fait contre lui et tout ce qu’il avait dû surmonter pour venir.
Elle poussa un cri de joie et se précipita à son cou en sanglotant plus fort.
– Pense comme je languissais après toi !
Le cœur d’Ingmar se mit à battre à l’idée qu’elle était devenue heureuse de le voir.
– Que dis-tu, Brita ? Tu u langui après mol.
– Je voulais te demander pardon : tu comprends.
Ingmar se redressa de toute sa hauteur, froid comme une statue de pierre.
– Cela ne presse pas, dit-il : nous ne devons pas rester ici plus longtemps.
– Non, ce n’est pas un endroit pour rester, fit-elle humblement.
– Je suis descendu chez l’épicier Löfberg, dit Ingmar pendant qu’ils s’acheminaient vers la ville.
– C’est là que j’ai mon coffre.
– Oui, je l’y ai vu ; mais il est trop grand pour aller derrière la charrette : on le prendra à la prochaine occasion.
Brita regarda Ingmar : c’était la première fais qu’il lui faisait comprendre son intention de l’emmener avec lui.
– J’ai eu ce matin une lettre de père qui me disait que tu consentais à mon départ pour l’Amérique.
– Je pensais qu’il valait mieux te donner à choisir, car je n’étais pas sûr que tu voudrais me suivre.
Elle remarqua qu’il n’exprimait pas le désir de l’emmener. Peut-être était-ce par peur de la contraindre encore. Et puis comment souhaiter de conduire une personne comme elle à Ingmarsgard ? « Dis-lui donc, murmura-t-elle intérieurement, que tu vas en Amérique. C’est le seul service que tu puisses lui rendre. Dis-le-lui ! Dis-le-lui ! » Et ce pendant qu’elle pensait ainsi, elle entendit une voix qui ressemblait à la sienne prononcer tout haut : – Je crains de n’être pas assez forte pour aller en Amérique : il paraît qu’on y travaille dur.
– Oui, il paraît, répondit doucement Ingmar.
Elle eut honte d’elle-même ; n’avait-elle pas dit au pasteur, le matin de ce jour, qu’elle sortait meilleure et renouvelée ?
Tout à coup Ingmar la vit s’appuyer contre un mur.
– La tête me tourne, soupira-t-elle, dans tout ce bruit et dans tout ce monde.
Il lui tendit la main et ils continuèrent leur route en se tenant ainsi. « Nous avons l’air de deux fiancés », pensait Ingmar. Et il était tout le temps préoccupé de savoir comment il se tirerait d’affaire avec sa mère et les autres.
Quand ils entrèrent dans la cour de l’épicier, Ingmar dit à Brita que son cheval était reposé et que, si elle n’y voyait point d’empêchement, ils pourraient dès ce jour-là faire les premiers relais. Brita sentit que le moment était venu de refuser. Elle pria Dieu de lui révéler si Ingmar était là par tendresse ou seulement par pitié, car elle ne voulait pas être ingrate.
Cependant Ingmar tira la charrette du hangar, une charrette peinte de frais, dont le tablier luisait et dont les coussins étaient recouverts de housses neuves. Sur le devant il y avait un petit bouquet des champs mi fané. Elle l’aperçut et se prit à réfléchir. Ingmar rentra dans l’écurie, mit le harnais au cheval, et, quand il l’attela, elle vit qu’un autre petit bouquet à moitié fané ornait le collier de la bête. Alors il lui vint à l’esprit qu’Ingmar était tout de même heureux de l’avoir, et elle résolut de se taire, tremblant qu’il ne la crût méconnaissante et incapable de comprendre la beauté de son offre.
Ils partirent et, pour rompre le silence, elle l’interrogea sur les nouvelles du pays. Chaque question lui rappelait une personne dont il appréhendait l’opinion. Aussi ne lui répondait-il que par monosyllabes, et derechef Brita fut sur le point de lui demander à retourner en arrière. « Il n’agit que par pitié ! »
Elle cessa bientôt d’interroger, et les lieues disparurent l’une après l’autre, en profond silence. Mais, arrivés à une auberge, elle trouva du café avec du pain frais qui l’attendait et, sur le plateau, des fleurs encore. Évidemment, il avait commandé tout cela la veille. Était-ce par pitié ? ou était-il heureux hier et ne s’était-il assombri que depuis qu’il l’avait vue sortir de prison ?
Ils dormirent la nuit dans une auberge, et de bon matin, reprirent leur route. Vers dix heures, ils aperçurent la flèche de leur église communale. Quand ils passèrent, le chemin de l’église était déjà plein de monde et les cloches sonnaient.
– Oh, mon Dieu ! c’est dimanche, dit Brita en joignant involontairement les mains.
Elle oublia tout dans l’intention de remercier Dieu et d’inaugurer sa vie nouvelle par une prière sous la voûte de la vieille église.
– Je voudrais aller à l’office, dit-elle.
Toute remplie de recueillement et de gratitude, elle ne songea pas à ce que pouvait éprouver Ingmar qui faillit lui répondre par un non sec. Quoi, affronter déjà les regards aigus et les largues malignes ? Mais, bon gré mal gré, ne faudrait-il pas en venir là un jour... et Ingmar poussa son cheval sur le chemin de l’église.
Beaucoup de gens attendaient le service, assis sur le petit mur de pierre. Quand on reconnut Ingmar et Brita, les coups de coude et les chuchotements allèrent leur train. Ingmar regarda sa compagne qui, les doigts croisés, ne semblait pas savoir où elle était. Elle ne voyait personne, mais Ingmar vit tout le monde, on ne peut mieux. D’aucuns couraient même derrière la charrette, et il n’en fut point surpris. Comment eut-on pensé qu’il amènerait à l’église, dans sa voiture, celle qui avait étranglé son enfant ? « C’est trop, pensa-t-il, c’est trop ! »
– Il vaut peut-être mieux que tu entres tout de suite, dit-il en l’aidant à descendre.
– Mais oui, répondit-elle, car elle était venue pour l’église et non pour le monde.
Ingmar détela et débrida son cheval et lui donna sa pitance, sans hâte. On le regardait beaucoup, mais personne ne lui adressa la parole.
Lorsqu’il pénétra à l’église, les paroissiens avaient déjà gagné leur place et entonné l’hymne d’ouverture. Il jeta un regard du côté des femmes en s’avançant dans l’allée principale : tous les bancs étaient remplis, sauf un, et sur celui-là une seule personne était assise, Brita. Il comprit qu’on avait fait le vide autour d’elle. Il s’avança encore quelques pas, tourna du côté des femmes et alla s’asseoir près de la jeune femme. Celle-ci leva la tête et ouvrit de grands yeux, car elle n’avait rien remarqué. Quand elle eut conscience de son isolement, le sentiment de solennité religieuse qu’elle avait éprouvé céda à une tristesse infinie. Pour ne pas pleurer, elle saisit le vieux livre de prières et de cantiques posé sur le banc et s’y plongea, mais ses larmes l’empêchaient de rien lire aux évangiles et aux épîtres que ses doigts feuilletaient.
À peine le pasteur descendu de la chaire, ils sortirent de l’église. Ingmar attela en toute hâte, aidé même de Brita, et les fidèles n’avaient pas encore achevé les psaumes qu’ils étaient en route, tous deux hantés de la même pensée : quiconque a commis un pareil crime ne peut plus vivre avec les autres hommes. Et tous deux sentaient qu’à l’église ils avaient été sur la sellette.
Au milieu de leur détresse, Brita aperçut Ingmarsgard, mais elle reconnut à peine la vieille ferme, sous son éclatante couleur rouge. Il lui souvint qu’on avait parlé de la repeindre quand Ingmar se marierait et que les noces avaient été remises, parce qu’on n’avait pas voulu payer la peinture. Elle comprit qu’Ingmar avait voulu effacer ses torts, mais elle comprit en même temps que la chose lui paraissait trop pénible.
Quand ils entrèrent dans la cour, les gens étaient à table.
– Voilà le maître ! dit un des valets en regardant dehors.
Mère Marta souleva à peine ses paupières somnolentes.
– Vous resterez tous ici, dit-elle ; personne n’a besoin de quitter la table.
La vieille femme traversa lourdement la pièce, et ses gens qui la suivaient des yeux observèrent qu’elle avait, comme pour rehausser sa dignité, mis ses habits de fête, son châle en soie sur ses épaules et sur sa tête son fichu de soie.
Elle se tenait dans l’encadrement de la porte lorsque le cheval s’arrêta. Ingmar sauta à terre, tandis que Brita restait assise. Il passa de son côté et déboutonna le tablier de la voiture.
– Tu ne descends pas ?
– Non, je ne crois pas.
Elle avait éclaté en larmes et tenait obstinément ses mains sur ses yeux.
– Je n’aurais jamais dû revenir, dit-elle dans un sanglot.
– Mais si. Descends donc ! reprit Ingmar.
– Laisse-moi retourner à la ville ; je ne suis pas assez bonne pour toi.
Ingmar restait là planté, le tablier de la voiture à la main.
– Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda mère Marta de la porte.
– Elle dit qu’elle n’est pas assez bonne pour nous, répondit Ingmar, car Brita n’arrivait pas à se faire entendre à cause de ses larmes.
– Et pourquoi pleure-t-elle ? demanda la vieille femme.
– Parce que je suis une misérable pécheresse, répondit Brita, les deux mains sur son cœur qui se brisait.
– Comment ? demanda de nouveau la mère.
– Parce qu’elle est une misérable pécheresse, répéta Ingmar.
Quand Brita l’entendit répéter ces mots d’une voix froide et indifférente, enfin la vérité lui sauta aux yeux. Non, jamais, il ne les aurait redits, s’il l’avait aimée, s’il avait eu le moindre sentiment pour elle.
– Pourquoi ne descend-elle pas ? questionna la vieille.
Brita lutta contre ses larmes et répondit enfila d’une voix distincte :
– Parce que je ne veux pas entraîner Ingmar dans le malheur.
– Je trouve qu’elle a raison, dit la maîtresse d’Ingmarsgard. Laisse-la partir, petit Ingmar. Sinon, c’est moi qui partirai. Je ne dormirai pas une seule nuit sous le même toit que cette femme-là.
– Pour l’amour de Dieu, laisse-moi partir, gémit Brita.
Ingmar tourna le cheval avec un juron et sauta dans la charrette, excédé de la lutte, dégoûté de tout.
Le long de la route, ils croisèrent à plusieurs reprises des gens qui revenaient de l’office. Ingmar en fut gêné, et engagea son cheval dans la forêt sur l’ancien chemin communal, étroit, pierreux, défoncé, mais où une petite voiture pouvait passer. Au moment qu’il le prenait, quelqu’un l’appela : c’était le facteur qui lui tendait une lettre. Il la mit dans sa poche et s’enfonça sous le bois.
Une fois hors de vue, il arrêta son cheval et tira la lettre : mais aussitôt Brita posa la main sur son bras.
– Ne la lis pas, dit-elle.
– Je ne dois pas la lire ?
– Non, ça n’en vaut pas la peine.
– Comment le sais-tu ?
– Elle vient de moi, la lettre.
– Alors tu pourras me dire toi-même ce qu’il y a dedans.
– Je ne peux pas.
Il la regarda : son visage s’était empourpré et une espèce d’angoisse rendait ses yeux farouches.
– Je crois tout de même que je vais lire cette lettre, dit Ingmar.
Il commença de l’ouvrir ; elle essaya vainement de la lui arracher des mains.
– Oh, mon Dieu, soupira-t-elle, rien ne me sera donc épargné ?
Elle supplia :
– Ingmar, attends quelques jours pour la lire, quand je serai sur le bateau.
Mais il avait déjà déplié le papier et le parcourait des veux. Elle y jeta la main :
– Écoute, Ingmar, c’est le pasteur qui me l’a fait écrire ; il m’avait promis de la garder et de te l’envoyer seulement quand je serais en mer. Tu n’as pas le droit de la lire. Laisse-moi m’en aller avant.
Ingmar lui lança un coup d’œil furieux et sauta à bas de la voiture pour n’être pas dérangé.
Brita était entrée dans une de ces révoltes qui l’agitaient autrefois, quand elle se heurtait à une volonté plus forte que la sienne.
– Ce n’est pas vrai ce qu’il y a d’écrit là-dedans ! s’écria-t-elle. C’est le pasteur qui me l’a fait écrire. Je ne t’aime pas, entends-tu, Ingmar !
Il leva les yeux et lui envoya un grand regard étonné. Alors elle se tut et l’humilité, enseignée dans la prison, se réveilla dans son cœur : certes, elle ne souffrait pas au delà de ce qu’elle avait mérité.
Ingmar restait debout, travaillant avec sa lettre. Tout à coup il la froissa entre ses doigts rudes, et sa gorge rendit un son comme un râle.
– Je n’y comprends rien, dit-il en frappant du pied. Tout danse devant mes yeux.
Il fit le tour de la charrette et saisit violemment le bras de Brita.
– Est-ce vrai ce qu’il y a écrit là-dedans, que tu m’aimes ?
Sa voix était brutale et la jeune femme demeura muette à le voir si terrible.
– Est-ce écrit dans la lettre que tu m’aimes, oui ou non ? répéta-t-il avec rage.
– Oui, dit-elle d’une voix blanche.
Il lui secoua le bras, puis le rejeta brusquement.
– Comme tu mens ! s’écria-t-il. Comme tu mens ! Son visage se contracta dans un rire âpre et dur.
– Dieu sait, dit-elle solennellement, que ma prière de tous les jours a été de te revoir avant de partir.
– De partir où ?
– En Amérique, je pense.
– Le diable m’emporte si je te laisse aller en Amérique !
Ingmar ne se possédait plus ; il fit quelques pas en trébuchant vers le taillis, se jeta par terre et éclata en sanglots. Brita le suivit et s’assit à ses côtés : elle se sentait heureuse, heureuse, mais heureuse à en rire.
– Ingmar, petit Ingmar, murmura-t-elle en lui donnant son nom de caresse, laisse-moi te parler : te souvient-il que devant le tribunal, il y a trois ans, tu as dit que, si je changeais de sentiments, tu te marierais avec moi. Je n’aurais jamais cru que personne pût dire une chose aussi belle, surtout après ce que j’avais fait. Alors je te regardai, et il me sembla bien que tu avais meilleure apparence que tous les autres et que tu étais plus capable qu’eux tous et le seul avec qui ce serait bon de vivre. Tu me devins si cher que j’étais sûre que tu viendrais me chercher : puis je n’osais plus le croire.
Ingmar leva la tête.
– Pourquoi ne m’as-tu pas écrit ?
– Mais je t’ai écrit.
– Pour me demander pardon, oui, mais ce n’était pas ça...
– Que te dire alors ?
– L’autre chose.
– Oh, comment ? comment ? Je ne l’ai fait que sur la promesse du pasteur qu’il ne t’enverrait ma lettre qu’après mon départ.
Ingmar prit la main de Brita, l’aplatit par terre et frappa dessus.
– Je pourrais te battre, dit-il.
– Tu peux faire ce que tu voudras de moi, Ingmar, répondit-elle.
Les yeux levés vers son visage où la souffrance avait mis une nouvelle beauté, il se redressa et s’appuya lourdement sur son épaule.
– Il s’en est fallu de peu qu’Ingmar ne te laissât partir... Ah, je fus content d’apprendre que tu allais en Amérique...
– Oui, je sais, père me l’a écrit.
– Et quand je regardais la mère, il me paraissait impossible de lui donner pour bru une fille comme toi...
– C’est impossible aussi, Ingmar.
– J’ai eu tant d’ennuis et tant d’histoires à cause de toi !... Je ne dis pas ça parce que je suis fâché, non, mais songe donc que j’aurais pu te laisser partir !
Et il l’interrogeait, la pressait, lui faisait répéter combien elle avait pensé à lui, combien elle avait langui de son souvenir. Et il se calma peu à peu comme un enfant à qui l’on chante une berceuse.
Tout à coup il l’interrompit et lui dit avec une grande douceur :
– N’y a-t-il pas quelque chose que tu veuilles me raconter.
– Si.
– Tu y penses souventes fois ?
– Nuit et jour.
– Et cette pensée se mêle à tout ?
– À tout.
– Raconte-le donc pour que nous soyons deux à le porter.
Il vit reparaître dans ses larges yeux cette frayeur et cet égarement qu’il avait connus jadis, mais qui, à mesure qu’elle parlait, se dissipèrent et s’évanouirent.
– Tu ne désires plus partir, maintenant ?
– Oh, tu sais bien que je voudrais rester. Mais c’est impossible, petit Ingmar, c’est impossible.
– Je pense, moi, que c’est possible : car dorénavant je ne me soucie de rien au monde que de toi. Retournons à la ferme.
– Non, je n’ose pas, dit Brita.
– Mère n’est pas si dangereuse quand elle comprend qu’on sait ce que l’on veut... Et puis, je vais te dire, ajouta-t-il avec un sourire mystérieux ; tu n’as pas besoin d’avoir peur : nous avons quelqu’un qui travaille pour nous ; c’est père. Tu verras qu’il arrangera tout.
Une personne approchait sur la route, Kajsa, mais ils ne la reconnurent pas tout d’abord, parce qu’elle n’avait plus ses paniers.
– Bonjour ! Bonjour ! dit-elle du plus loin qu’elle les aperçut. Vous voilà tranquillement assis pendant que tous les valets d’Ingmarsgard sont à votre recherche. Vous étiez si pressés de quitter l’église que je n’ai pas eu le temps de dire bonjour à Brita, et je suis descendue à la ferme. Le pasteur y arrivait en toute hâte, et je n’avais pas fait mes révérences, qu’il était dans la salle et criait à Mère Marta : « Maintenant, mère Marta, vous aurez de la joie d’Ingmar. Il a montré qu’il est bien de la vieille race et que l’heure est venue de l’appeler Grand Ingmar. » Mère Marta restait là, à nouer et à dénouer son fichu. « Que dit le pasteur ? » demanda-t-elle enfin. – « Il a ramené Brita et, crois-moi, mère Marta, il en sera honoré sa vie durant. Quand je l’ai vu à l’église, j’en ai perdu le fil de mon sermon, car c’était un meilleur prêche que tous ceux que je pourrais jamais faire. Ingmar nous sera un exemple comme feu son père. » – « Le pasteur m’apporte là de rudes nouvelles. » – « Il n’est donc pas encore revenu ? » – « Non, il n’est pas à la maison, mais peut-être sont-ils allés d’abord à Bergskog. »
– La mère a dit cela ? s’écria Ingmar.
– Oui, et pendant que nous attendions, elle a envoyé ses valets l’un après l’autre pour vous quérir...
Kajsa continuait à parler, mais Ingmar ne l’écoutait plus. Il était loin, bien loin avec ses pensées... « Maintenant, j’entre là-haut dans la salle où sont les vieux Ingmar. » – « Bonjour à toi, Grand Ingmar Ingmarsson », dit père en se portant à ma rencontre. – « Bonjour, père, et merci pour votre secours. » – « Oui, tu seras bien marié maintenant, dit père, et le reste viendra tout seul. » – « Jamais je n’y serais arrivé, si vous ne m’aviez pas aidé. » – « Mais il ne fallait pas être sorcier pour cela, dit père. Nous autres Ingmarsson, nous n’avons qu’à suivre les chemins de Dieu. »
PREMIÈRE PARTIE
I
CHEZ LE MAÎTRE D’ÉCOLE
Il y a vingt ans, dans la commune où vivaient les vieux Ingmarsson, personne n’eût jamais songé à confesser une foi nouvelle ni à suivre un service religieux autre que l’ancien. On avait ouï dire que, çà et là, parmi les communes de Dalécarlie, des sectes s’étaient formées ; mais, au bruit que des gens entraient dans les rivières et les lacs et y recevaient le baptême des anabaptistes, on allait riant : « C’est bon pour ceux d’Appelbo ou de Gagnef ; ces choses-là ne se verront jamais chez nous. » Comme on restait attaché aux vieux usages, on n’avait garde de manquer l’office du dimanche. Même au cœur de l’hiver, par les temps les plus rigoureux, tous ceux qui pouvaient venir y venaient. Rien de plus nécessaire, d’ailleurs ; car le moyen de rester deux heures, sans feu et sous quarante degrés de froid, dans une église qui n’eût point été bondée de fidèles ?
Si les gens s’y rendaient en foule, ce n’était point qu’ils eussent un pasteur remarquable. Le successeur du Doyen qui vivait dans la jeunesse de Grand Ingmar était un excellent homme, mais, avec la meilleure volonté du inonde, on ne pouvait lui reconnaître un talent d’orateur. En ce temps-là, on allait à l’église pour honorer Dieu, non pour se régaler d’un beau sermon. Et quand, au retour, on trimait, le vent dans le nez, chacun se disait : « Le Bon Dieu a sûrement pris note que tu as été à l’église par ce grand froid. »
C’était là l’essentiel. Peu importait que le pasteur se fût encore répété, comme il le faisait tous les dimanches depuis qu’on lui avait confié la paroisse. La plupart s’en revenaient contents de ce qu’ils avaient entendu. Ils n’ignoraient point qu’on leur avait lu la parole de Dieu et la trouvaient belle. Seuls, le maître d’école et quelques vieux paysans plus avisés se murmuraient parfois à l’oreille : « En vérité, notre pasteur n’a qu’un sermon : il ne parle que de la providence et des manières dont Dieu gouverne. Cela va tant que les sectaires n’approchent point d’ici. Mais la forteresse est mal défendue et pourrait bien crouler au premier assaut. »
De fait, les prêcheurs ambulants passaient toujours au large de la commune : « À quoi bon y entrer ? disaient-ils. Ces gens-là ne veulent pas entendre parler du Réveil religieux. » Les évangélistes et les Réveillés des communes voisines tenaient les Ingmarsson et leur entourage pour de grands pécheurs, et, quand ils entendaient les cloches de leur église, ils prétendaient qu’elles sonnaient : « Dormez dans vos péchés. Dormez dans vos péchés ! »
Grands et petits, tous les gens de la paroisse se Montrèrent très fâchés, voire furieux, de ce qu’on osait dire de leurs cloches. Ils savaient que nul d’entre eux ne manquait de lire son oraison dominicale, lorsque ces cloches sonnaient, et que, chaque après-midi, leur tintement de six heures faisait cesser le travail, partout, dans les champs et dans les maisons. Les hommes levaient leur chapeau ; les femmes s’inclinaient : tous demeuraient immobiles, le temps de réciter la prière du Seigneur. Et jamais Dieu ne leur paraissait aussi puissant et aussi honoré que, les soirs d’été, lorsqu’ils voyaient les faux arrêtées, la halte des charrues au milieu des sillons et le déchargement des charrettes un instant suspendu, rien qu’à cause d’un petit coup de cloche. C’était à leurs yeux comme si Dieu planait au-dessus de la commune, sur un beau nuage du soir, grand, bon et semant à pleines mains des bénédictions par toute la contrée.
L’instituteur, simple paysan qui s’était instruit lui-même, n’avait point passé par l’École Normale. Mais c’était un homme capable et qui pouvait à lui seul faire lire cent enfants. On l’estimait grandement, et, maître de cette école depuis trente années, le vieux Storm n’était pas éloigné de se sentir sur la conscience tout le bien moral de la paroisse. L’insuffisance du pasteur lui causait de l’inquiétude. Tant qu’il ne fut question dans les autres communes que du nouveau baptême, Storm ne bougea pas ; mais quand on commença de s’y réunir pour la nouvelle communion, il n’y tint plus. Pauvre lui-même, il persuada à quelques notables d’entre les paysans de lui donner de quoi bâtir une chapelle.
– Vous savez qui je suis, leur dit-il. Je veux prêcher afin de retenir les âmes dans l’ancien culte. Qu’adviendrait-il de nous, si les Prêcheurs nous apportaient par surprise leur nouveau baptême et leur nouvelle communion, et que personne n’eût enseigné aux paroissiens à distinguer la vraie et la fausse doctrine ?
Le maître d’école et le pasteur vivaient en bonne intelligence. Tous deux se promenaient souvent sur la route, entre l’école et le presbytère. Ils y prolongeaient leurs allées et venues, comme des gens qui, une fois ensemble, ne peuvent se séparer. Le soir, le pasteur entrait chez le maître d’école et s’asseyait, dans l’intimité de la cuisine, près de la grande cheminée où il faisait la causerie avec la femme de Storm, mère Stina. On l’y voyait plusieurs soirs de suite, car ii s’ennuyait chez lui, sa femme étant toujours alitée, son ménage toujours en désordre.
Un soir d’hiver, le maître d’école et sa femme, assis près de l’âtre, conversaient doucement et gravement, pendant que leur fille, une fillette de douze ans, jouait dans un coin de la pièce. Toute claire, les cheveux d’un blond paille, les joues pleines et roses, Gertrud n’avait pas l’air raisonnable et un peu vieillot qu’ont d’ordinaire les enfants des maîtres d’école.
Le coin où elle se tenait était la place réservée à ses jeux. Elle y avait rassemblé des tessons de couleur, des tasses et des assiettes cassées, de petits galets ronds, des bouts de bois carrés, et d’autres objets de semblable valeur. Ni son père, ni sa mère ne l’avaient encore dérangée. Accroupie à terre, édifiant et alignant ses bouts de bois et ses morceaux de verre, elle se hâtait, de peur qu’on ne la rappelât à ses leçons et à son travail. Mais par bonheur, ce soir-là, le père ne semblait pas songer le moins du monde aux problèmes d’arithmétique.
La petite Gertrud avait conçu un grand projet dans son petit coin. Il ne s’agissait de rien moins que de reproduire la commune avec l’église, l’école, et même la rivière et même le pont, car elle voulait que l’ouvrage fût complet. Déjà, des cailloux et des pierres formaient la couronne de montagnes où la commune était enclose. Des ramilles de sapin plantées entre les crêtes imitaient les forêts, et les deux cimes de Klackberg et d’Olofsgatan se regardaient par-dessus la vallée, représentées par deux pierres pointues. Le terreau d’un pot de fleurs couvrait la vallée arrondie : il n’y manquait que les vertes cultures, mais on pouvait s’imaginer qu’on était au printemps, avant que l’herbe et les blés eussent poussé. Un long morceau de verre étroit figurait merveilleusement le Dalelf qui coulait, large et superbe, à travers le pays ; et le pont flottant, jeté entre les deux parties de la commune, reposait depuis longtemps sur la transparence de cette rivière. Des morceaux de tuiles rouges indiquaient les fermes et les hameaux les plus éloignés. Au nord, entouré de ses champs et de ses prés, s’élevait Ingmarsgard, et le bourg de Kolasin se distinguait sur le grimpant de la montagne. Loin, au sud, on reconnaissait l’usine de Bergsana, à l’endroit même où le fleuve, s’échappant de la vallée avec des torrents et des chutes, forçait impétueusement l’anneau fermé des hauteurs. Les routes, sable et gravier, passaient entre les fermes et longeaient la rivière. Çà et là, au milieu de la plaine, près des habitations, se dressaient de petits bouquets d’arbres. La fillette tenait ainsi toute la commune sous ses yeux ; mais, chaque fois qu’elle levait la tête pour inviter sa mère à contempler ce joli miracle, elle s’arrêtait et trouvait plus prudent de ne point s’imposer à son attention.
Maintenant elle construisait le bourg de l’église qui s’étendait sur les deux rives. Que de fois il lui fallut alors changer les pierres de place ! La maison du bailli voulait déloger la boutique de l’épicier ; et la maison du juge se sentait gênée par celle du docteur, Puis, comment faire pour ne rien oublier : église, presbytère, pharmacie, bureau de poste, les grandes fermes et leurs dépendances, l’auberge, la demeure de l’Inspecteur forestier, le télégraphe ? Enfin, maisons blanches et rouges bordées de verdure, tout le bourg y était, hormis l’école.
L’école devait s’élever près de la rivière, blanche, avec ses deux étages, son jardin et son grand mât de pavillon dans la cour. Ses meilleurs morceaux de bois à la main, Gertrud se demandait, non sans inquiétude, par quels moyens elle arriverait à rendre exactement les deux salles de classe, l’une en haut, l’autre au rez-de-chaussée, et la cuisine et la chambre de ses parents qui était aussi la sienne. Jamais on ne lui laisserait le temps d’achever une si belle œuvre.
À ce moment, elle entendit dans le vestibule quelqu’un qui marchait et frappait des pieds, pour secouer la neige. La visite du pasteur lui assurait toute sa soirée libre, et ce fut d’un cœur joyeux que l’enfant posa la première pierre d’une école aussi grande que la moitié de la commune.
Mère Stina avait entendu le bruit des pas et s’était empressée d’avancer vers la cheminée un vieux fauteuil.
– Tu vas le lui dire, ce soir ? demanda-t-elle son mari.
– Oui, répondit-il, à la première occasion.
Le pasteur entra gelé, transi, heureux de s’asseoir dans une chambre bien chaude, et, comme d’habitude, très communicatif. On ne pouvait rêver d’homme plus agréable, quand il venait ainsi causer de choses et d’autres. À l’écouter deviser facilement et hardiment de toutes les petites affaires, on n’eut point pensé qu’il éprouvait tant d’embarras dans ses prêches. Mais, dès que les questions religieuses tombaient sur le tapis, il rougissait, balbutiait, courait après ses mots, ne parvenait jamais à ne rien formuler. Il ne se sentait à l’aise que sur un sujet : la manière dont Dieu gouverne.
Brusquement le maître d’école se tourna vers lui et dit d’une voix joyeuse :
– Maintenant, il faut que je raconte au pasteur que je vais construire une chapelle.
Le pasteur pâlit et sembla s’effondrer dans le fauteuil que mère Stina lui avait offert.
– Que dites-vous, Storm ? Construire une chapelle ? Que va-t-on faire alors de l’église et de moi ? Serions-nous de trop ?
– On aura toujours besoin de l’église et du pasteur, répartit Storm avec assurance. La chapelle doit appuyer l’église : voilà mon assentiment. Et il passe par ici tant de faux prêcheurs que nous devons fortifier l’église.
– Je croyais que Storm était mon ami, murmura tristement le pasteur.
Et lui qui était entré satisfait et tranquille, il paraissait maintenant atterré. Le maître d’école comprenait fort bien son ennui. Personne n’ignorait que le pasteur avait eu jadis la tête solide, mais qu’il avait mené trop joyeuse vie dans sa jeunesse et qu’à la suite d’une attaque d’apoplexie, ses facultés avaient beaucoup baissé. Le malheureux homme ! S’il oubliait souvent qu’il n’était plus que la ruine de lui-même, à peine les circonstances le lui rappelaient-elles qu’un sombre découragement l’envahissait.
Il restait donc comme écroulé dans son fauteuil, et nul n’osait rompre le silence.
– Je ne voudrais pas que le pasteur prît la chose ainsi, dit enfin Storm d’une voix qu’il essayait de rendre basse et douce.
– N’ajoutez rien, Storm, répondit le pasteur. Je sais que je n’ai pas été un éminent prédicateur, mais je ne me serais jamais imaginé qu’il vous vint à l’esprit de m’enlever mon ministère.
Storm jeta les mains en avant, comme pour repousser une pareille accusation, mais il se tut.
Le contraste entre ces deux hommes était frappant : le maître d’école, malgré la soixantaine et la lourde besogne dent il avait chargé ses épaules, toujours solide, de la taille des hauts Dalécarliens, la tête encadrée de boucles noires, le teint couleur de cuivre, les traits fortement accusés – à côté du pasteur petit, la poitrine plate et le front chauve – semblait d’une incroyable robustesse. Aussi mère Stina pensait que son mari, puisqu’il était le plus fort, devait se montrer le plus conciliant. Elle lui fit signe de céder, mais Storm lui fit signe à son tour qu’en dépit du chagrin qu’il en pouvait ressentir, il ne quitterait point son entreprise.
« Certes, expliquait-il lentement et avec beaucoup de netteté, les sectaires pénétreraient dans la commune. Il fallait un endroit où l’on parlât au peuple d’une manière plus simple qu’à l’église, un endroit où l’on choisît ses textes, où l’on, commentât toute la bible, où l’on enseignât à la paroisse le sens, le vrai sens des passages difficiles... »
Sa femme tenta vainement de l’arrêter : elle comprenait que le pasteur se disait à chaque mot : « Je n’ai donc pas su éclairer et garantir la foi de mes paroissiens ! Quelle est donc nia faiblesse pour que mon propre maître d’école, un paysan qui s’est instruit tout seul, se figure prêcher mieux que moi ! »
Storm continuait de parler et s’étendait sur la nécessité de protéger le troupeau contre les attaques des loups.
– Je n’ai pas vu trace de loups, interrompit le pasteur.
– Je sais qu’ils sont en route, répliqua Storm.
– Et c’est vous, Storm, qui leur ouvrez la porta
Il se leva de son fauteuil. Les paroles du maître d’école l’avaient agacé et lui avaient fait monter un peu de rouge aux joues.
– Mon cher Storm, reprit-il avec une certaine dignité, ne parlons plus de cette affaire.
Il se tourna vers la maîtresse de la maison et se mit à la plaisanter sur la belle mariée qu’elle avait habillée tout récemment, car, aux jours d’épousailles, mère Stina était l’habilleuse de la commune. Mais la brave paysanne qui devinait combien le sentiment de son impuissance, brusquement réveillé, devait le torturer, ne pouvait lui répondre à cause des larmes que la pitié lui mettait dans les yeux. Et le pasteur poursuivait seul son badinage, en pensant au fond de lui-même : « Hélas ! si je possédais encore la force et les facultés de ma jeunesse, j’aurais facilement montré à ce paysan comme il agit mal. »
Et tout d’un coup il se retourna vers lui :
– Comment Storm a-t-il eu l’argent ?
– Nous nous sommes associés, répondit Storm.
Et il cita plusieurs noms afin de prouver que ces personnes n’avaient eu aucune intention de nuire à l’église ni de blesser le pasteur.
– Ingmar Ingmarsson en est aussi ! interrompit ce dernier comme frappé par un nouveau coup de massue... Ah, ajouta-t-il, je me croyais aussi sûr de Storm que d’Ingmar.
Et, sans plus, il reprit sa causerie avec mère Stina. Il avait dû remarquer ses larmes, mais n’en laissa rien voir.
Un instant après, il revint à la charge.
– Renonce, Storm, pria-t-il, renonce par amitié pour moi ! Storm n’aimerait pas qu’on ouvrit une école à côté de la sienne.
Le vieux maître réfléchit un instant, les yeux fixés sur le plancher.
– Je ne puis pas, pasteur, dit-il enfin en essayant de prendre un air courageux et calme.
Un silence de mort régna pendant dix bonnes minutes ; puis le pasteur remit sa pelisse et son bonnet de fourrure et se dirigea vers la porte. Toute la soirée, il s’était évertué à trouver les mots qui eussent convaincu Storm que Storm agissait mal non seulement contre lui, mais contre toute la commune que son projet insensé menaçait de ruine. Bien qu’une grande bousculade de mots et de pensées se fit dans sa tête, rien de clair ni de péremptoire ne lui était venu aux lèvres, parce qu’il était un homme fini.
Comme il s’acheminait vers le seuil, ses yeux tombèrent sur Gertrud qui jouait dans son coin avec ses morceaux de verre et ses morceaux de bois. Il se prit à la considérer. Évidemment, elle n’avait pas écouté un seul mot de l’entretien ; la joie brillait dans ses prunelles ; ses joues étaient plus roses que de coutume. Et le pasteur fut frappé de voir à côté de sa pesante tristesse tant d’insouciance et de gaîté.
– Que fais-tu ? lui dit-il.
La fillette avait depuis longtemps achevé sa commune ; elle l’avait même détruite et s’était engagée dans une nouvelle entreprise.
– Ah ! dit l’enfant, si seulement le pasteur était venu un moment plus tôt ! J’avais une bien belle commune, avec l’église et l’école.
– Et qu’est-elle devenue ?
– Maintenant, je l’ai renversée, car je suis en train de bâtir une Jérusalem...
– Que dis-tu ? interrompit le pasteur. Tu as renversé ta commune pour bâtir une Jérusalem ?
– Oui, répliqua Gertrud. C’était une belle commune ! Mais hier, en classe, nous lisions l’histoire de Jérusalem.
Le pasteur regardait l’enfant : il passa la main sur son front afin d’éclaircir ses pensées.
– Ce doit être quelqu’un de plus grand que toi qui parle par ta bouche, murmura-t-il.
Les paroles de la fillette lui semblaient si merveilleuses qu’il se les répéta plusieurs fois : elles le faisaient rentrer dans le cours ordinaire de ses méditations, car il songeait toujours à la manière dont Dieu gouverne et aux moyens qu’il emploie pour que sa volonté soit accomplie.
Alors il revint vers le maître d’école et lui dit de sa bonne voix coutumière, mais avec une autre clarté dans les yeux.
– Je ne suis plus fâché contre vous, Storm. Vous faites probablement ce que vous êtes obligé de faire. J’ai de tout temps beaucoup réfléchi sur la manière dont Dieu gouverne, bien que je ne sois pas encore parvenu à y voir très clair. Et ceci non plus, je ne le comprends pas, mais je comprends que vous faites ce que vous êtes forcé de faire.
II
LE CIEL OUVERT
Le même printemps que l’on construisit la chapelle, la fonte des neiges fut très violente, et le Dalelf eut une terrible crue. Jamais printemps n’avait roulé tant d’eau. Elle tombait du ciel, ruisselait de la montagne, sourdait aux ornières et aux sillons des charrues, et cherchait en bruissant son chemin vers le fleuve qu’elle grossissait avec une rapidité folle. Le Dalelf n’était plus sombre, ni luisant, ni calme, mais d’un jaune gris à cause de tous ces flots mêlés de terre qui s’y précipitaient, et, à le voir chargé de troncs d’arbres et de petits bancs de glace, il semblait étrangement sinistre.
Au commencement, si les grandes personnes ne s’inquiétaient point de ces eaux printanières, les enfants, dès qu’ils avaient un instant de liberté, tout ce que le fleuve charriait, et non seulement des morceaux de glace et des troncs d’arbres, mais aussi des radeaux de lavage, des bateaux, des ponts brisés. « Il prendra bientôt notre pont », disaient-ils, un peu effrayés, et plus contents encore à l’idée d’une chose aussi extraordinaire.
Tout à coup, un grand sapin, flottant avec ses racines et ses branches, passa, suivi d’un tremble dont le fût blanc, les gros et longs bourgeons gonflés arrivaient comme à pleines voiles. Et, en compagnie de ces deux arbres, une petite grande tournée sans dessus dessous, encore remplie de foin et de paille, voguait sur son toit, ainsi qu’un bateau sur sa carène. Alors les grandes personnes s’émurent, et de tous côtés on accourut avec des gaffes et des perches afin de sauver les bâtiments et les mobiliers que le fleuve entraînait du nord.
Plus haut, là où la population était clairsemée, Ingmar Ingmarsson se tenait debout près de la rive. Il touchait maintenant à la soixantaine, mais il portait encore plus vieux, le visage rude et ridé, le corps penché, l’air aussi gauche, aussi absent qu’au temps jadis. Debout, appuyé sur une longue perche, il regardait le fleuve de son œil somnolent et le fleuve en rumeur écumait et dévalait, fier de ses rapines, comme s’il eût nargué ce lent et lourd campagnard. « Ce ne sera pas toi, semblait-il lui dire, qui viendras jamais me reprendre ce que j’ai volé ! »
Ingmar ne le quittait point des yeux et observait toutes les épaves. Soudain il aperçut quelque chose d’un jaune luisant qui s’avançait sur une espèce de mauvais plancher. C’était assez éloigné, mais facile à reconnaître pour qui sait comment les bébés sont habillés en Dalécarlie.
« Encore des bambins qui jouaient sur un lavoir, pensa-t-il, et qui n’ont pas eu le temps de retourner à terre ! »
Bientôt, en effet, il distingua trois petits enfants en robe de bure jaune, coiffés de bonnets jaunes et ronds, blottis sur un radeau mal joint que déchiquetaient les vagues et le choc des glaçons. Un des courants du fleuve obliquait vers la rive.
« S’il plaisait à Dieu de les y laisser entrer, murmura Ingmar, je pourrais aisément les tirer à terre. »
Et va ici que le radeau, comme sous la poussée d’une main puissante, tournoya et prit la direction de la rive. Les enfants étaient si près qu’Ingmar voyait leurs petits visages épouvantés et entendait leurs pleurs, mais ils étaient encore trop loin pour que sa gaffe pût les atteindre. Il se hâta donc de descendre vers le fleuve et d’y entrer.
À ce moment, le paysan eut cette étrange sensation qu’une voix lui parlait :
– Tu n’es plus un jeune homme, Ingmar ; cela peut être dangereux pour toi.
Il réfléchit quelques instants et se demanda s’il avait le droit de risquer sa vie. Sa femme, la Brita d’autrefois était morte cet hiver, et, depuis qu’elle l’avait quitté, il avait souhaité de la suivre. Mais son fils, qui devait hériter de la ferme, n’était encore qu’un enfant.
– Ce sera pourtant comme Dieu voudra, dit-il.
Le Grand Ingmar avait perdu sa gaucherie et sa lenteur. Attentif aux glaçons et aux troncs d’arbre qui auraient pu le renverser, dès son premier pas dans le fleuve il y enfonça fortement sa gaffe pour l’assurer contre le courant, et, sitôt que le radeau fut à sa portée, il l’en harponna.
– Attention ! cria-t-il aux petits – car, au même moment, l’épave virait et toutes ses planches craquèrent.
La misérable construction tint bon, et Grand Ingmar réussit à l’amener hors du courant. Sûr désormais qu’elle atterrirait toute seule, il la lâcha et s’apprêtait à regagner la berge, quand un lourd tronc d’arbre, qui arrivait au galop, vint le frapper juste sous le bras, d’un coup terrible. Ingmar vacilla, mais, la main fermement appuyée sur sa gaffe, il put encore atteindre la rive. Là, sa bouche s’emplit de sang.
– C’est fait de toi, Grand Ingmar, murmura-t-il en s’affaissant.
Les petits enfants sauvés donnèrent l’alarme : des gens accoururent qui le transportèrent à la ferme.
Le pasteur était resté tout l’après-midi à Ingmarsgard, et, le soir, en s’en retournant, il entra chez le maître d’école. Storm et mère Stina, qui avaient appris la mort de Grand Ingmar, étaient plongés dans le chagrin, lorsque leur vieil ami s’avança vers eux d’un pas léger, avec on ne sait quoi de clair et d’illuminé répandu sur toute sa personne.
Le maître d’école lui demanda aussitôt s’il était arrivé à temps.
– Oui, dit le pasteur, mais ce n’était pas de moi qu’il avait affaire.
– Comment ? interrogea mère Stina.
– Non, en vérité, reprit le pasteur en souriant d’un air mystérieux, il se serait bien passé de mon aide... Ah ! continua-t-il, c’est souvent pénible de s’asseoir à un lit de mort.
– Oui, certes, affirma Storm.
– Et surtout quand celui qui meurt est le premier homme de la commune.
– Oui, assurément.
– Mais quelquefois les choses vont tout autrement qu’on le penserait.
Le pasteur se tut un instant, et ses yeux fixés dans le vague jetaient à travers ses lunettes un éclat dont la vivacité ne leur était point coutumière ; puis il reprit :
– Vous, mère Stina, ou vous, Storm, avez-vous entendu parler de ce qui advint à Grand Ingmar, au temps de sa jeunesse ? Il avait un ami, tenancier sur ses terres...
– Je sais, dit le maître d’école, il se nommait Ingmar, lui aussi, et on l’appelle Stark Ingmar, pour le distinguer.
– Justement, reprit le pasteur. Or, jadis, par un samedi soir d’un clair été, son ami et lui, leur travail achevé, mirent les habits de fête et descendirent au bourg, histoire de s’amuser.
Le pasteur s’interrompit et resta un moment silencieux et méditatif.
– Je comprends, continua-t-il, que ce dut être un très beau soir, un soir calme et lumineux, un de ces soirs où, le ciel et la terre changeant de couleur, le ciel semble d’un vert tendre et la terre, voilée d’un léger brouillard, prend des teintes blanches et bleuâtres. Quand ils arrivèrent au pont flottant, quelque chose les invita à lever les yeux, et ils virent au-dessus de leur tête le ciel ouvert. Toute la voûte céleste leur apparut comme si des rideaux s’étaient écartés ; et ils demeurèrent, la main dans la main, contemplant la splendeur du ciel. Cette vision, ils ne la racontèrent à personne ; personne ne la connut jamais ; mais ils la gardèrent au fond d’eux-mêmes comme leur plus cher trésor, comme leur divin présent immaculé.
De nouveau le pasteur s’arrêta, baissa la tête et soupira profondément :
– Je n’avais jamais rien ouï de semblable.
Puis il reprit :
– Dès qu’on eut transporté Grand Ingmar et qu’on l’eut étendu sur son lit, il donna l’ordre d’aller quérir Stark. Mais Stark était en haut, dans la forêt, à couper du bois, et l’on dépêcha messager sur messager, cependant que la crainte de ne pas le revoir angoissait le moribond. Le docteur et moi, nous avions eu le temps d’arriver. Mais Grand Ingmar ne s’occupait guère de nous. – « Je vais mourir, pasteur, me dit-il, et je souhaite uniquement de revoir Stark. » Il était couché dans le large lit de la petite pièce, et l’on avait étendu sur lui la plus riche tenture de la maison. Les trois petits enfants sauvés se tenaient tranquilles, accroupis à ses pieds, et, quand il détachait ses regards de ce qu’il voyait au loin et les abaissait sur eux, son visage s’éclairait d’un sourire. On avait enfin trouvé le tenancier, et Ingmar entendit en souriant les lourds pas de Stark traverser la grande salle. Dès que celui-ci s’approcha du lit, Ingmar lui prit la main, la caressa doucement et demanda : « Te souvient-il, Stark, du soir où, sur le pont flottant, nous vîmes le ciel ouvert ? » – « Oui, bien sûr qu’il m’en souvient de cette soirée où nous avons tous deux regardé dans le ciel », répondit Stark. Alors Ingmar se retourna entièrement vers lui, la figure aussi rayonnante que s’il avait eu la plus douce nouvelle à lui apprendre. – « J’y vais maintenant, moi », fit-il. Le tenancier plongea ses yeux dans les siens : « Je t’y suivrai, dit-il, mais plus tard, car ton fils aura besoin de moi. » « Oui, oui, je sais », répondit Ingmar en hochant la tête. Puis il soupira longuement et s’éteignit.
Le maître d’école et mère Stina tombèrent d’accord que c’était bien finir ; et tous trois gardèrent assez longtemps le silence.
– Mais, dit subitement mère Stina, comment Stark sait-il que le fils d’Ingmar aura besoin de lui ?
Le pasteur leva la tête, un peu surpris.
– Je l’ignore, répondit-il, mais vous avez raison, mère Stina, son assurance était étrange.
Il passa lentement la main sur son front, comme pour mieux débrouiller ses pensées.
– Rien n’est aussi étrange, murmura-t-il, que la manière dont Dieu gouverne. Non, rien n’est aussi étrange.
III
KARINE INGMARSDOTTER
C’était un matin d’automne. Les enfants de l’école prenaient leur récréation de midi. Storm et sa fille Gertrud entrèrent dans la cuisine et s’assirent à let table où mère Stina leur servit du café. Ils n’avaient pas vidé leur tasse qu’un visiteur arriva : Halfoor Halfoorson, jeune paysan qui avait ouvert un commerce au bourg de l’église. On l’appelait le plus souvent Tims Halfoor, parce qu’il venait de Timsgard. C’était un grand et beau gars, mais à la mine un peu découragée. Mère Stina lui offrit aussi du café, et il s’attabla près de Storm.
La maîtresse de la maison tricotait, assise sur la banquette, devant la fenêtre, de façon à pouvoir regarder les passants. Tout à coup elle rougit, se pencha pour mieux voir, puis elle dit d’une voix qui feignit l’indifférence :
– Je crois que le beau monde se promène aujourd’hui.
Le jeune homme comprit à son accent qu’il se passait quelque chose d’anormal ; il se leva et, jetant un regard sur la route, y aperçut une grande femme un peu voûtée et un adolescent qui montaient vers l’école.
– Si je ne me trompe, c’est bien Karine Ingmarsdotter, dit mère Stina.
– Oui, c’est bien Karine, affirma Halfoor.
Il n’ajouta pas un mot, se détourna de la fenêtre, et, après avoir un instant autour de lui cherché comme un refuge, il regagna tranquillement sa place.
L’été passé, quand le père de Karine, Grand Ingmar, vivait encore, Halfoor avait demandé Karine en mariage. Il l’avait longtemps courtisée sans se laisser intimider par les si et par les mais. La vieille famille hésitait, non que ce fût une question d’argent – car Halfoor était riche – mais parce que le père avait trop aimé la boisson ; et elle craignait que le fils eût hérité ce penchant. Finalement on se décida à lui donner Karine. Le jour des noces fut fixé et, dans la semaine où le pasteur devait publier les bans, Karine et Halfoor firent un voyage à Falun pour acheter l’alliance et le livre des Psaumes. Mais au retour de ce voyage qui avait duré trois jours, Karine déclara qu’elle ne pouvait épouser Halfoor. Elle l’avait vu gris un soir à Falun et redoutait trop qu’il ressemblât à son père. Grand Ingmar, ne voulant point forcer sa fille, signifia son congé au jeune homme. Celui-ci prit la chose fort à cœur : « Tu attires sur moi, dit-il à Karine, une honte insupportable. Que pensera-t-on de moi, lorsque tu m’auras ainsi congédié ? On n’a pas le droit d’agir comme tu fais envers un honnête homme. » Mais Karine ne revint pas sur sa décision, et Halfoor en était resté malheureux et sombre, hanté de l’affront qu’il avait reçu des Ingmarsson.
– Voilà Karine qui s’approche, pensait mère Stina, et voici Halfoor ! Que va-t-il en arriver ?
Il ne pouvait plus être question d’un raccommodement ; depuis l’automne dernier, Karine était la femme d’Elias Elof Ersson. Son mari et elle habitaient Ingmarsgard et, à la mort de Grand Ingmar, ils avaient pris le gouvernement de la ferme. Ingmar avait laissé cinq filles et un fils, mais ce dernier n’était pas encore en âge de lui succéder.
Et Karine entra dans la cuisine. C’était une personne de vingt et quelques années qui n’avait jamais dû avoir l’air vraiment jeune. En d’autres endroits on l’eût trouvée laide, car elle tenait de sa famille des paupières lourdes, des cheveux tirant sur le roux et une ligne dure autour de la bouche. Mais ici on aimait à voir combien elle ressemblait aux vieux Ingmarsson.
Karine en apercevant Halfoor ne tressaillit point. Elle alla, avec sa lenteur flegmatique, de l’un à l’autre et salua. Quand elle tendit la main au jeune homme, il avança la sienne juste assez pour ne la toucher que du bout des doigts. Toujours un peu inclinée, Karine devant Halfoor pencha la tête plus bas que d’ordinaire, tandis que Halfoor redressé ne perdait pas un pouce de sa taille.
– Karine fait une promenade aujourd’hui, commença mère Stina, en lui offrant le fauteuil du pasteur.
– Mais oui, répondit Karine ; c’est bon de marcher, maintenant qu’il a gelé.
– En effet, il a gelé cette nuit, observa le maître d’école.
Personne ne semblait plus rien avoir à se dire, et tout retomba au silence.
Enfin Halfoor se leva, et son mouvement réveilla les autres comme d’un lourd sommeil.
– Il faut que je retourne à mon commerce, fit-il.
– Halfoor n’est pas si pressé, je suppose, dit mère Stina.
– J’espère que ce n’est pas moi qui chasse Halfoor, ajouta Karine.
Quand elle s’adressait à lui, sa voix prenait d’humbles inflexions.
Dès que Halfoor eut tourné les talons, le charme fut rompu et Storm retrouva sa langue. Il regardait le jeune garçon qui était entré avec Karine. À peu près du même âge que Gertrud, petit, le visage blond et doux : son air un peu vieillot indiquait bien son origine et sa famille.
– Je crois que Karine me présente un élève, dit-il.
– C’est mon frère, répondit Karine ; c’est lui qui est maintenant Ingmar Ingmarsson.
– Il est bien petit pour ce nom-là, remarqua Storm.
– Oui, père est mort trop tôt.
– Ça, c’est vrai, dirent ensemble le maître l’école et sa femme.
– Il était au collège de Falun, reprit Karine : c’est pour cela que vous ne l’avez pas encore vu.
– Et Karine ne l’y enverra pas cette année ?
Karine baissa ses lourdes paupières et soupira profondément.
– On dit qu’il est habile à lire, fit-elle en guise de réponse.
– J’ai seulement peur de n’avoir plus rien à lui apprendre. Il est peut-être aussi savant que moi.
– Oh, le maître d’école en sait plus qu’un petit bonhomme comme lui.
Nouveau silence, que Karine rompit enfin par ces calots :
– Il ne s’agit pas seulement pour lui d’aller en classe : je voulais aussi demander au maître et à mère Stina si le petit pourrait vivre ici.
Storm et sa femme se regardèrent, stupéfaits.
– C’est que nous sommes ici un peu à l’étroit, dit le maître d’école.
– J’avais pensé que je vous donnerais du beurre, du lait et des œufs en échange...
– Oh, quant à ça...
– Ce serait un bien grand service que vous me rendriez.
Mère Stina comprit que cette étrange prière de la part de Karine témoignait d’un grand besoin qu’on lui vint en aide. Elle prit une décision subite.
– Karine n’a rien à ajouter, dit-elle. Nous ferons tout ce que nous pourrons pour les Ingmarsson.
– Merci, répondit Karine.
Et pendant qu’elles s’entretenaient de leurs arrangements, Storm emmena le jeune garçon à l’école, où il s’assit sur un banc près de Gertrud, et de toute la journée ne prononça pas un mot.
Pendant une semaine, Tims Halfoor s’était tenu loin de l’école, comme s’il avait eu peur d’y rencontrer encore Karine. Mais un matin que l’eau tombait à verse et qu’on ne pouvait espérer aucun client, son cœur fut saisi du plus sombre découragement. « Je ne suis bon à rien ; personne ne m’estime », pensa-t-il, habitué à se tourmenter lui-même depuis que Karine l’avait refusé. Et il se décida à passer chez mère Stina pour le plaisir de causer avec une personne charitable et gaie. Sa boutique fermée, il boutonna sa veste sur sa poitrine et monta vers l’école à travers le vent, la pluie et le clapotement des flaques d’eau.
Il y était encore, heureux de s’y sentir, lorsque la récréation de midi sonna et que Storm entra prendre le café, suivi des deux enfants. Tous les trois vinrent le saluer : il se leva pour saluer Storm, mais, quand Ingmar lui tendit la main, il s’était déjà rassis et parlait si vivement avec mère Stina qu’il n’eut pas l’air de voir le garçon. Ingmar silencieux s’en retourna à la table et soupira du même soupir que Karine avait fait les jours passés.
– Halfoor nous a apporté sa nouvelle montre, dit mère Stina.
Halfoor tira de sa poche une montre en argent, une jolie montre neuve, pas trop grande, avec une fleur d’or sur son boîtier. Le maître d’école l’ouvrit, puis alla chercher une loupe qu’il s’incrusta dans l’œil et en examina le mouvement. Il ne se lassait point de contempler la délicatesse des roues et leur ingéniosité merveilleuse à s’engrener les unes dans les autres. De sa vie, le vieil homme n’avait vu un si beau travail. Enfin il rendit la montre à Halfoor qui la remit dans sa poche, simplement, sans cette joie ni cet orgueil que nous donnent les compliments d’autrui, quand on nous félicite sur ce que nous possédons.
Ingmar mangeait en se taisant, mais, son café pris, il demanda à Storm s’il se connaissait en montres.
– Oui, répondit le maître, tu sais bien que je me connais en tout.
Alors Ingmar tira de son gousset un gros oignon d’argent qui paraissait rude et laid, surtout après la montre de Halfoor. La chaîne en était aussi grossière et aussi lourde. Plus de verre sur les aiguilles ; l’émail du cadran avait éclaté et le boîtier n’avait pour tout ornement qu’une bosse profonde.
– Elle est arrêtée, ta montre, dit Storm en la pressant contre son oreille.
– Oui, répondit Ingmar ; je voudrais savoir si on peut la réparer : le croyez-vous ?
Storm l’ouvrit : ce fut un bruit comme si tous les ressorts se déclenchaient.
– Tu as dû enfoncer des clous avec ta montre ! Il n’y a rien à faire de cette patraque.
– Vous ne pensez pas que l’horloger Erik y pourrait quelque chose ?
– Non, pas plus que moi : il vaut mieux que tu l’envoies à Falun : on y remettra de nouveaux rouages.
– Oui, c’était mon idée, dit Ingmar en reprenant sa montre.
– Mais, au nom de Dieu, comment t’y es-tu pris pour qu’elle soit dans cet état-là ?
Le petit avalait les ailettes de son repas, étranglé par les larmes.
– C’est la montre de père, murmura-t-il. Et le gros tronc d’arbre qui a heurté père l’a cabossée.
À ces mots tous devinrent silencieux et prêtèrent l’oreille.
– J’étais à la maison, continua l’enfant avec effort, vu que c’était pendant les vacances de Pâques, et j’arrivai le premier sur la rive où père était étendu. Il tenait la montre entre ses doigts : « C’est fait de moi, Ingmar, dit-il : je regrette bien que la montre soit cassée, car je veux que tu la donnes à un homme envers qui j’ai mal agi, en le saluant de ma part. » Et il me nomma l’homme ; puis il me pria de la faire raccommoder à Falun. Mais je ne suis jamais retourné à Falun, moi, et maintenant je suis bien embarrassé.
Le maître d’école se mit aussitôt à chercher s’il ne connaissait personne qui eut l’intention d’aller prochainement à Falun, mais mère Stina l’interrompit :
– À qui devais-tu donner la montre, Ingmar ?
– Je ne sais pas si je peux le dire.
– N’est-ce point à Tims Halfoor qui est là ?
– Oui, c’est à lui, murmura l’enfant.
– Alors, donne-la-lui telle quelle : il l’aimera mieux ainsi.
Ingmar se leva docilement, essuya la montre avec sa manche pour la rendre aussi belle que possible, et traversa la salle à grands pas.
– Je viens vous saluer de la part de père, dit-il à Halfoor, et vous remettre ceci.
Quand Ingmar s’approcha et se planta devant lui, Halfoor, qui tout le temps était demeuré silencieux et sombre, détourna les yeux et jeta à la maîtresse de la maison un de ces regards où l’on semble implorer du secours.
– Heureux ceux qui procurent la paix ! dit-elle.
Il fit un mouvement comme pour repousser la montre.
– Je crois, prononça Storm, que Halfoor ne peut pas demander une meilleure satisfaction : j’ai toujours dit que, si Ingmar Ingmarsson avait vécu, il aurait donné depuis beau temps à Halfoor la réparation d’honneur que Halfoor mérite.
Alors, le jeune homme, les yeux toujours de côté, tendit la main, tira la montre à lui, et, dès qu’il la sentit entre ses doigts, l’enfonça sous son veston et sous son gilet.
– Voilà une montre qu’on ne lui volera pas ! dit le maître d’école en riant du soin avec lequel Halfoor boutonnait son vêtement.
Halfoor, lui aussi, se prit à rire. Puis il se redressa : la couleur affluait à ses joues ; sa respiration était profonde, et le regard qu’il promenait autour de lui, plein de franchise et de gaieté.
– Je crois que Halfoor éprouve comme une vie nouvelle, dit mère Stina.
Le jeune homme traversa la salle à son tour et vint jusqu’à Ingmar qui était retourné s’asseoir devant la table.
– Puisque j’ai accepté la montre de ton père, dit-il, tu accepteras bien la mienne.
Il posa sur la table sa montre neuve et quitta la chambre, sans un mot d’adieu.
Toute la journée, il rôda sur les routes et par les sentiers. Quelques paysans de Vertgarden, qui étaient venus pour affaires, l’attendirent devant sa boutique, de midi jusqu’au soir ; Tims ne parut point.
*
* *
Elof Ersson, qui s’était marié avec Karine, avait eu un père méchant et ladre, qui s’était toujours montré d’une sévérité implacable envers son fils. Petit, on lui donnait à peine de quoi manger ; grand, on ne l’avait laissé prendre aucun plaisir : toujours au travail ; jamais de permission d’aller à la danse ; pas même de repos le dimanche. Le mariage n’avait guère modifié sa condition. Obligé d’emménager à Ingmarsgard et d’obéir à son beau-père, il avait retrouvé dans la vieille ferme la pensée constante du labeur et de l’économie. Tant qu’Ingmar Ingmarsson vivait, Elias semblait satisfait et, sans se plaindre, besognait sa dure besogne de servitude. On disait partout que les Ingmarsson avaient un gendre à leur goût, car Elias ne connaissait au monde que le travail.
Mais dès que Grand Ingmar fut mort, le gendre modèle commença de boire et de mener une vie effrénée. Tous les noceurs de la commune, il les dénichait, les invitait à Ingmarsgard ou courait avec eux les auberges et les bals. Point de jour qu’il ne s’enivrât. Quelques mois suffirent à faire de lui comme une ruine d’ivrogne. La première fois que Karina le vit ivre, ce spectacle la paralysa : « Dieu me punit, pensa-t-elle aussitôt, d’avoir mal agi envers Halfoor. » Elle n’adressa à son mari aucun reproche, aucune menace, sentant déjà qu’il était un arbre condamné à la pourriture et dont elle n’avait à espérer ni appui, ni ombrage. Mais les sœurs de Karine, moins raisonnables, que cette vie déréglée, ce bruit d’orgies et de chansons à boire, – qui s’entendait de la vieille ferme jusque sur la route, – remplissait de honte, éclataient en sarcasmes ou en invectives contre Elias, à telles enseignes que celui-ci, bien qu’au fond débonnaire, entra souvent dans des colères violentes. Et il en résulta beaucoup de discorde à la maison.
Karine ne songeait qu’à établir ses sœurs, à les délivrer de la misère où elle vivait elle-même. Pendant l’été, elle maria les deux aînées, et les deux plus jeunes furent envoyées en Amérique où l’on avait de la famille qui avait réussi. Chacune reçut sa part d’héritage : vingt mille couronnes. Karine eut la ferme, mais il était décidé que le jeune Ingmar la rachèterait à sa majorité et qu’alors Elias et sa femme s’en iraient ailleurs.
On s’étonnait que Karine, avec sa gaucherie et son apparente irrésolution, seule à tout préparer, sans aide ni conseil, pût ainsi faire envoler du nid tant d’oiseaux et les pourvoir et leur procurer maris, trousseaux, billets pour l’Amérique. Cependant son frère la préoccupa davantage, ce frère qui était maintenant Ingmar Ingmarsson. Plus que ses sœurs, Ingmar se révolta contre Elias, non pas en paroles, mais dans ses actes Un jour il jeta toute l’eau-de-vie que son beau-frère avait achetée, et celui-ci le surprit, un autre jour, en train de verser de l’eau dans ses spiritueux.
Lorsqu’à l’automne Karine insista pour qu’il retournât au collège, son mari, qui était le tuteur de l’enfant, s’y opposa.
– Ingmar sera un paysan comme moi, comme son père et le mien, déclara Elias. Que ferait-il au collège ? L’hiver, lui et moi, nous irons en forêt construire des meules de bois. On ne saurait lui donner une meilleure instruction. À son âge, je passais tout l’hiver dans une hutte de charbonnier.
Karine, incapable de vaincre sa résistance, dut se résigner à garder Ingmar, et Elias entreprit de le gagner. Il l’emmenait avec lui dans tous ses voyages ; le garçon le suivait à contrecœur et refusait obstinément de prendre part aux beuveries de son beau-frère. Le beau-frère jurait qu’il n’irait pas plus loin que l’église ou la boutique de l’épicier, mais, une fois Ingmar installé dans la charrette, il ne s’arrêtait qu’à la forge de Bergsana ou à l’auberge de Karmsund. Karine fut d’abord contente que son mari se fît accompagner d’Ingmar : c’était une garantie qu’il ne resterait pas couché dans un fossé et qu’il ne crèverait pas son cheval.
Un matin, vers huit heures, Elias rentra avec Ingmar endormi derrière lui.
– Viens le ramasser et rentre-le, cria-t-il à sa femme. Le pauvre gars s’est saoulé. Il ne peut se tenir sur les jambes.
Karine fut tellement saisie que ses genoux plièrent et qu’elle fut forcée de s’asseoir un instant sur la marche du perron. Quand elle souleva l’enfant dans ses bras, il ne dormait point, mais il était froid, sans connaissance, comme un mort. Elle le porta dans la petite chambre, et là, s’enfermant avec lui, essaya de le ranimer. Quelques instants après elle vint retrouver Elias qui s’était attablé pour déjeuner et lui mit la main sur l’épaule :
– Je te conseille, lui dit-elle, de prendre un bon repas, car si tu as tué mon frère, tu feras probablement à l’avenir moins bonne chère qu’à Ingmarsgard.
– Qu’est-ce que tu racontes ? répliqua le mari. On n’est pas si malade pour un peu d’eau-de-vie !
– C’est pourtant comme je te le dis, répartit Karine en lui pinçant l’épaule de ses doigts durs et maigres : s’il meurt, sois assuré de tes vingt ans de prison, toi, Elias !
Quand elle retourna près de son frère, il avait repris connaissance, mais ses membres, qu’il ne pouvait remuer, lui causaient de vives douleurs.
– Crois-tu que je vais mourir, Karine ? dit-il.
– Mais non, fit-elle en s’asseyant à son chevet.
– Je ne savais pas ce qu’on me donnait.
– J’en remercie Dieu, répondit Karine gravement.
– Je ne le savais pas du tout, je te le jure.
– Mais si je meurs, père le saura et j’aurai honte devant lui, car il jugera peut-être que j’aurais dû me garder de tout ce que m’offrait Elias... Crois-tu, reprenait-il que toute la commune sache que j’ai été ivre ?... Qu’en disent les valets et vieille Lisa et Stark ?
– Ils ne disent rien.
– Tu leur conteras l’histoire... Vois-tu, ils avaient bu toute la nuit, pendant que je m’étais à moitié endormi sur un banc... C’était à l’auberge de Karmsund... Alors Elias vint me réveiller et me dit très amicalement : « Monte donc, Ingmar, que je te donne quelque chose pour te réchauffer... Bois ceci : ce n’est que de l’eau et du sucre. » J’avais froid, et, quand je goûtai le verre qu’il me tendait, je sentis seulement que c’était chaud et sucré... C’était aussi très fort... Et que dira maintenant père ?...
Karine ouvrit la porte afin qu’Elias, qui mangeait encore, pût entendre.
– Ah, si père vivait !... continua l’enfant.
– Pourquoi, Ingmar ?
– Tu ne crois pas qu’il le tuerait ?
Elias éclata de rire, et, en entendant ce rire, l’enfant devint si pâle que sa sœur se hâta de refermer la porte.
Tout de même, à la suite de cette affaire, Elias, assez intimidé, n’empêcha pas Karine de conduire Ingmar chez le maître d’école.
*
* *
Les premiers temps que Halfoor eut la montre, personne ne se rendait au bourg sans trouver un prétexta pour entrer dans sa boutique et s’y faire conter l’histoire. Les paysans, couverts de leurs longues pelisses blanches, restaient des heures entières, les coudes sur le comptoir, tournant leurs visages sérieux et ridés vers le jeune homme, pendant qu’il leur parlait de Grand Ingmar. Vers la fin du récit, il tirait de sa poche la montre au boîtier cabossé, au cadran fêlé.
– Ah disaient alors les paysans, c’est là que le coup l’atteignit.
Et toute la scène revivait sous leurs yeux.
– Il est certain, ajoutaient-ils, que c’est une grande chose pour toi, Halfoor, de posséder cette montre.
Quand Halfoor leur laissait voir ainsi cet objet vénérable, il se gardait bien de le lâcher et le retenait toujours par la chaîne.
Un jour qu’il était entouré d’un cercle de paysans et que la montre passait de mains en mains, Elias entra dans la boutique. L’histoire lui était arrivée aux oreilles, sans d’ailleurs éveiller sa jalousie ; mais il trouvait ridicule que tout ce monde demeurât en contemplation devant un vieil oignon cassé. Il se faufila derrière ceux qui se penchaient sur le comptoir et, pour plaisanter et taquiner Halfoor, il avança brusquement le bras et arracha la montre avec sa chaîne. Halfoor se précipita ; Elias fit un bond en arrière, tenant haut l’objet, comme un morceau de sucre dont on excite un chien. Halfoor mit la main sur le comptoir et sauta par-dessus, l’air si furieux qu’au lieu de lui rendre la montre, l’autre, effrayé, s’élança vers la porte. À cette porte accédait un escalier de bois aux marches usées. Elias enfonça le pied dans un trou, trébucha et tomba.
Halfoor s’était déjà jeté sur lui et, rentré en possession de sa montre, lui allongeait quelques durs coups de pied.
– Ce n’est pas la peine de me battre, râla l’ivrogne. Regarde plutôt comment vont mes reins... Je n’ai plus ni bras ni jambe pour me relever... Aide-moi donc !
– Tu t’aideras bien tout seul, quand le sommeil t’aura dégrisé.
– Je ne suis pas ivre ; mais je suis mal tombé.
Il ne croyait pas si bien dire. Halfoor ramassa le misérable qui gisait à ses pieds et l’on fut obligé de le ramener à Ingmarsgard dans une petite voiture à fond plat.
Le dos rompu, les jambes pendant comme les courroies d’un fouet, cloué au lit pour le reste de ses jours, sans force et sans mouvement, Elias n’avait point perdu l’usage de la parole et du matin au soir mendiait de l’eau-de-vie. Le docteur avait défendu à Karine de lui donner le moindre alcool. Et toute la ferme s’emplit alors d’un bruit infernal de jurons et de paroles grossières. Le malade, acharné à boire, essayait d’obtenir par ses cris ce qu’on refusait à ses supplications, et empêchait les gens de dormir. Cette année-là fut la plus dure pour Karine : et elle se crut souvent à bout de forces, incapable de supporter la vie. Le maître d’école continua de garder Ingmar, car elle ne voulait pas que l’enfant revînt à la ferme, fût-ce même un jour, fût-ce même le jour de Noël. Tous les domestiques d’Ingmarsgard étaient plus ou moins apparentés avec les maîtres, avaient grandi et vieilli autour de ce foyer. Et certes, il fallut que ces braves gens fussent enracinés dans la famille pour y demeurer, car Elias s’ingéniait à les tourmenter et leur faisait des nuits sans sommeil.
Karine vécut en cette détresse un hiver, un été, et encore un hiver.
Il y avait une place où elle avait accoutumé d’aller quand elle voulait être seule pour songer à son malheur. C’était un banc étroit derrière le petit jardin de houblon. Là, elle restait assise, les coudes aux genoux, le menton dans les mains, les yeux devant elle sans rien voir, – sans rien voir des vastes champs qui se déroulaient jusqu’aux lignes ombreuses des collines et des montagnes.
Karine s’y était réfugiée un soir d’avril, faible et découragée, comme il arrive parfois au printemps, lorsque la neige s’en va poussiéreuse et sale, et que les pluies n’oui pas lavé la terre. Le soleil était piquant, mais le vent du nord jouait librement et fortement autour d’elle, car le houblon ne la protégeait point et dormait encore son sommeil d’hiver sous sa couverture en ramilles de pin. Des chiffons, des bouts de papier, des brins d’herbe sèche tourbillonnaient sur la terre. Au-dessus des montagnes les neiges qui fondaient s’évaporaient en brouillard. Les cimes des bouleaux commençaient à prendre leur teinte violette, mais le long de la lisière des bois courait encore une haute bordure de neige. Le printemps venait pour tout de bon, et Karine se sentait plus lasse que jamais. Tous les travaux qui se poursuivraient sans trêve : les semailles, la fenaison, la cuisson du pain, la lessive, le tissage, la couture, lui inspiraient une sorte d’épouvante ; elle en était d’avance écrasée.
– Je pourrais si bien mourir ! murmura-t-elle lentement. Je ne vis que pour empêcher Elias de se tuer à boire.
À ce moment, elle leva les yeux comme si on eût prononcé son nom. Halfoor se tenait devant elle, appuyé contre l’enclos, et la regardait. Karine ne l’avait pas entendu venir, mais le jeune homme devait être là depuis déjà quelque temps.
– Je pensais bien que je te trouverais ici, dit-il.
– Ah, tu pensais...
– Oui, il me souvenait que jadis tu te glissais à cette place quand tu avais un instant de loisir, pour caresser tes peines.
– Je n’avais pas, en ce temps-là, beaucoup de peines à caresser.
– Les peines que tu n’avais pas, tu les inventais.
À le voir grand et fier, elle pensa qu’il devait la trouver ridicule de ne pas l’avoir choisi. « Il juge maintenant, se dit-elle, que c’est le moment de se moquer de moi... »
– Je suis allé causer avec Elias, reprit Halfoor. C’est surtout pour lui que je suis venu.
Karine ne répondit rien, le buste droit et raide, les paupières baissées, les mains l’une sur l’autre, prête à subir les railleries.
– Je lui ai dit, poursuivit Halfoor, que je me considérais comme à demi-responsable de son malheur, puisque l’accident avait eu lieu chez moi.
Il s’arrêta, attendant un signe de désaveu ou d’approbation, mais Karine resta silencieuse.
– Aussi, j’ai voulu savoir s’il n’accepterait pas de venir demeurer quelque temps dans ma maison. Cela le changerait un peu. Il y verrait plus de monde qu’ici.
À ces mots, Karine leva ses paupières, sans bouger.
– Voilà donc qui est convenu, continua Halfoor. Demain matin, tu le feras transporter chez moi. Je sais qu’il y consent, persuadé qu’on lui donnera de l’eau-de-vie. Mais tu comprends, Karine, qu’il n’en sera pas plus question que chez toi... Je l’attendrai demain. Il occupera la petite chambre derrière la boutique, et je lui ai promis que la porte resterait ouverte, et qu’il verrait beaucoup de gens.
Karine s’était d’abord demandé si ce n’était pas une invention pour se moquer d’elle ; mais à mesure que le jeune homme parlait, la jeune femme sentait combien il était sérieux. Elle avait toujours eu dans l’idée que Halfoor l’avait recherchée en mariage parce qu’elle était riche et de bonne famille. Et comme, à ses propres yeux, elle n’était point de celles qui attirent l’attention des hommes, la fille d’Ingmar n’avait jamais conçu qu’on pût l’aimer pour elle-même. Aussi ne s’était-elle pas plus éprise de Halfoor que d’Elias. Mais quand Halfoor vint l’aider à supporter son lourd fardeau, devant tant de bonté et peut-être tant d’amour, son cœur se mit à battre d’une manière inquiète et violente. Elle s’éveilla à quelque chose qu’elle n’avait point encore soupçonné. Elle éprouva que la bonté de Halfoor réchauffait tout son être transi et que l’amour en jaillissait cumule une flamme.
Il continuait à exposer son projet, dans la crainte qu’elle ne fît des objections.
– Elias, lui aussi, est à plaindre, disait-il. Le pauvre homme a besoin de changement. Il ne sera sûrement pas aussi méchant pour moi que pour toi. C’est tout autre chose là où l’on sent un maître.
Karine ne savait que faire ni que dire ; il lui semblait qu’elle ne pouvait ébaucher un geste ni prononcer un mot qui ne révélât à Halfoor toute sa tendresse et son amour. Et pourtant elle devait répondre : Halfoor, toujours debout, attendait sa réponse. Elle se leva comme poussée par une force irrésistible, s’avança et lui caressa doucement la main.
– Que Dieu te bénisse, Halfoor, dit-elle d’une voix entrecoupée, que Dieu te bénisse !
Le jeune homme devina-t-il ce qui se passait en elle ? Il lui saisit brusquement les poignets et l’attira vers lui.
– Non ! non ! s’écria-t-elle effrayée en s’arrachant à son étreinte et en se sauvant.
*
* *
Elias vint donc habiter chez Halfoor et passa tout l’été dans son arrière-boutique. Mais le jeune homme n’eut pas à s’occuper longtemps de lui, car il mourut à l’automne.
Peu de temps après sa mort, mère Stina dit à Halfoor :
– Je voudrais bien que Halfoor me promît une chose.
Il tressaillit et leva la tête.
– Halfoor va me promettre d’avoir beaucoup de patience avec Karine.
– Certainement, répandit-il étonné.
– Oui, c’est une personne digne qu’on mette, s’il le faut, sept années, sept rondes années à la gagner.
Mais la patience n’était pas chose commode pour Halfoor. Elias n’était pas enterré depuis quinze jours que des bruits commencèrent de circuler. On citait déjà les noms de ceux qui prétendaient à la main de Karine. Un dimanche après-midi que le jeune homme, assis sur son perron, s’amusait à regarder les passants, il remarqua de belles charrettes qui toutes prenaient le chemin d’Ingmarsgard. La première était conduite par un des contremaîtres de l’usine de Bergsana, l’autre par le fils de l’aubergiste de Karsmund, et Berger Persson, gros propriétaire de la commune voisine, se prélassait dans la troisième. C’était le plus riche paysan de la Dalécarlie occidentale, un homme capable et de grande réputation, un homme d’âge aussi, marié, remarié et encore veuf.
Quand il reconnut Berger Persson, Halfoor n’y put tenir. L’instant d’après, il était sur la route et se trouva bientôt au delà du pont, du côté où s’élevait la vieille ferme. « Je voudrais simplement savoir, se dit-il pour s’excuser lui-même, où vont toutes ces charrettes. » Plus il suivait leurs ornières, plus il s’impatientait. « Ce que je fais est absurde, murmura-t-il en songeant à la recommandation de mère Stina. Mais j’irai jusqu’à la grille : je suis curieux de voir ce qui se passe là-bas. »
Berger Persson et deux autres hommes étaient installés dans la salle d’Ingmarsgard et y prenaient le café. Ingmar Ingmarsson, qui logeait toujours chez Storm, mais que chaque dimanche ramenait à la ferme, était assis à la table où il occupait la place du maître de maison. Karine avait prétexté des occupations de ménage, toutes ses bonnes étant allées au prêche du maître d’école.
On s’ennuyait à mourir dans la grande pièce. Les prétendants buvaient leur café en silence ; ils se connaissaient à peine, et chacun d’eux guettait une occasion de se faufiler dans la cuisine pour parler à la maîtresse.
La porte s’ouvrit et un nouveau visiteur entra. Ingmar fit quelques pas à sa rencontre et le conduisit vers la table.
– C’est Tims Halfoor Halfoorsson, dit-il à Berger.
Berger salua, sans se lever, d’un petit mouvement de main, et dit d’un ton légèrement badin :
– Enchanté d’être présenté à un homme aussi connu.
Ingmar avança une chaise pour Halfoor avec un tel bruit que celui-ci se trouva dispensé de répondre.
L’arrivée de Halfoor avait délié les langues des prétendants. Ils devinrent bavards, vantards, s’accablaient d’éloges, se soutenaient, s’excitaient l’un l’autre, comme s’ils se fussent donné le mot pour mettre le nouveau venu hors de la partie.
– Vous aviez un cheval magnifique aujourd’hui, commença le contremaître en s’adressant à Berger Persson.
Berger saisit la balle au bond et s’empressa de féliciter le contremaître d’un certain ours qu’il avait tué l’an passé. Puis tous deux se tournèrent vers le jeune aubergiste et lui firent de grands compliments sur la nouvelle maison d’habitation que son père venait de construire. Enfin le contremaître et l’aubergiste se joignirent à leur tour pour célébrer la richesse de Berger Persson. Leur éloquence ne tarissait point, et chaque mot laissait entendre à Halfoor que son humilité ne lui permettait pas de se mesurer à eux. Et Halfoor prenait conscience de sa petitesse et regrettait amèrement sa démarche.
Karina entra pour verser une seconde tasse de café. À la vue de Halfoor, elle éprouva d’abord un mouvement de joie, mais aussitôt elle pensa que, si peu de temps après la mort d’Elias, sa visite serait mal interprétée et que son empressement ferait dire de lui qu’il avait mal soigné Elias afin de lui succéder plus tôt. Karine aurait mieux aimé qu’il attendît une couple d’années. C’eût été un temps convenable, et les gens auraient compris qu’il n’avait point voulu de mal au défunt. « Pourquoi se presse-t-il ainsi ? songea-t-elle. Ne doit-il pas savoir que je ne me marierai jamais avec un autre que lui ? »
Lorsque Karine entra, il se fit un nouveau silence dans la salle, et tous n’eurent plus d’yeux que pour surveiller la façon dont Halfoor et elles se salueraient. Ils se touchèrent à peine du bout des doigts. Alors le gros propriétaire, doyen des jurés, laissa échapper un petit sifflement aigu, qui autorisa le contremaître à éclater de rire.
Halfoor se retourna vers lui et dit d’un ton fort calme :
– De quoi le contremaître rit-il ?
Ce dernier ne trouva sur le moment rien à répondre, car il n’eut point voulu lâcher une parole blessante devant Karine.
– Il pense au chien de chasse qui lève le lièvre et abandonne aux chasseurs le soin de l’abattre, répondit l’aubergiste.
Le visage empourpré, Karine versait le café.
– Berger Persson et vous autres, dit-elle en s’excusant, vous vous contenterez de café, car nous n’offrons plus d’alcool à Ingmarsgard.
– Ni chez moi non plus, répondit le doyen des jurés.
Le contremaître et surtout le jeune aubergiste se turent, comprenant que Berger avait remporté un avantage signalé. Celui-ci s’étendit avec complaisance sur la sobriété et sur les dangers de l’eau-de-vie, et Karine l’écoutait, heureuse de retrouver ses propres pensées dans la bouche d’un homme aussi conséquent.
Tout en parlant, Berger Persson jeta un coup d’œil sur Halfoor et le vit assis, sombre et renfermé, devant sa tasse intacte. « C’est tout de même dur pour lui, pensa-t-il, s’il est vrai, comme on le dit, qu’il ait un peu aidé Elias à se mettre en route. Franchement, c’était une bonne action que de débarrasser Karine d’un aussi misérable mari. » Et le sentiment que sa cause était à demi gagnée le rendit plus aimable envers le jeune homme. Il leva sa tisse et dit :
– À ta santé, Halfoor ! Tu as été d’un grand secours pour Karine en soignant le malheureux qu’elle avait épousé.
Halfoor, les yeux fixés sur lui, se demandait comment il devait prendre ces paroles.
Le contremaître éclata de rire,
– Oui, d’un grand secours, fit-il, d’un très grand secours !
Et l’aubergiste répéta en souriant :
– Oui, oui, d’un très grand secours !
Ils n’avaient pas fini de rire que Narine s’était glissée hors de la pièce, comme une ombre. Elle s’arrêta près du seuil de la cuisine l’oreille tendue à tout ce qu’on disait, triste, désespérée que Halfoor lût revenu si tôt. Sa précipitation finirait par rendre leur mariage impossible, car les mauvaises langues marchaient déjà.
« Je ne sais pas comment je pourrai jamais supporter de le perdre, pensait-elle, la main crispée sur son cœur. »
Elle entendit au milieu du silence un remuement de chaise ; quelqu’un se levait.
– Halfoor va déjà partir ? demanda le jeune Ingmar.
– Oui, répondit Halfoor, je ne puis plus rester : tu feras mes adieux à Karine.
– Mais Halfoor devrait aller dans la cuisine les lui faire lui-même.
– Non, entre nous tout est dit.
Le cœur de Karine se mit à battre et ses pensées se précipitèrent. Halfoor était fâché contre elle. Et qui s’en étonnerait ? Elle avait à peine osé lui toucher la main, et, quand les autres s’étaient cruellement moqués de lui, non seulement elle ne l’avait pas défendu, mais encore, sans rien dire, elle s’était sauvée. Maintenant il croyait qu’elle ne l’aimait pas. Maintenant il partait. Il ne remettrait plus jamais les pieds à la ferme. Comment avait-elle agi ainsi, elle qu’il aimait tant ! Tout à coup, la vieille parole de son père lui revint en mémoire : que les Ingmarsson n’avaient pas à vivre dans la crainte des hommes, mais seulement à suivre les chemins de Dieu.
Karine ouvrit la porte et se trouva devant Halfoor avant qu’il ait eu le temps de franchir le seuil.
– Tu vas déjà partir, Halfoor ? dit-elle. Je pensais que tu resterais souper ici.
Le jeune homme la regardait : elle était toute changée, rouge et brûlante, avec quelque chose de touchant et de tendre qu’il ne lui connaissait pas.
– C’est que je m’en allais, dit-il sans comprendre ce qu’elle voulait ; je m’en allais pour ne plus revenir.
– Mais non, viens donc boire ton café.
Elle le prit par la main et le ramena vers la table, et tour à tour son visage s’empourprait et pâlissait, et le courage lui manqua plus d’une fois, mais elle tint bon, bien que les sarcasmes et le mépris lui fussent la plus amère souffrance à supporter. « Il verra du moins que je veux partager avec lui le dur fardeau », pensa-t-elle.
– Berger Persson et vous autres, dit Karine, Halfoor et moi, nous n’avons pas encore parlé de la chose, vu que je suis veuve depuis trop peu de temps, mais il est préférable, je crois, que tous l’entendent : j’aime mieux me marier avec Halfoor qu’avec n’importe quel autre.
Elle s’arrêta, parce que sa voix tremblait, puis elle reprit :
– On pourra dire ce qu’on voudra.
Et elle se rapprocha de Halfoor comme pour chercher près de lui un refuge contre toutes les méchantes paroles.
Les prétendants demeuraient silencieux, étonnés surtout de voir Karine qui de sa vie n’avait eu l’air plus jeune et plus jeune fille.
– Quand je reçus la montre de ton père, dit enfin Halfoor d’une voix mal assurée, je crus que rien de plus grand ne pourrait m’arriver, mais ce que tu viens de faire surpasse tout.
Karine, elle, attendait toujours ce que diraient les autres, pleine d’angoisse. Alors Berger Persson se leva.
– Nous voulons, prononça cet excellent homme, féliciter Karine et Halfoor, car on sait que celui que choisit Karine Ingmarsdotter est sans tache et sans reproche.
IV
À SION
Qui s’étonnera qu’un vieux maître d’école devienne parfois un peu suffisant ? Durant toute sa vie il a distribué à ses semblables la science et les lumières. Les paysans sous ses yeux vivent de ce qu’il leur a donné et ne savent que ce qu’il leur enseigna. Ne soyez point surpris qu’il persiste à les regarder comme des écoliers, malgré leur âge, et à se considérer plus sage qu’eux tous. Un véritable et vieil homme d’école éprouve quelque difficulté à traiter ses anciens élèves en hommes mûrs : il continue de les voir avec leur visage d’enfant, leurs joues potelées aux fossettes profondes, leurs grands yeux immobiles et sans malice.
Un dimanche d’hiver, après le service, le pasteur et le maître d’école causaient sous la voûte de la petite sacristie, et leur entretien était tombé sur l’Armée du Salut.
– C’est une étrange invention, disait le pasteur. Je n’aurais jamais pensé qu’une pareille chose nous arrivât !
Le maître d’école lui jeta un coup d’œil presque sévère, tant ces paroles lui semblaient déplacées.
– Je ne pense pas non plus qu’une pareille chose arrive jamais ici, dit-il en insistant sur chaque mot.
Le pasteur, bien que toujours accablé du sentiment de sa déchéance, ne résista pas au plaisir de taquiner Storm.
– Comment, lui dit-il, pouvez-vous être aussi assuré d’échapper à l’Armée du Salut ?
– Là où le pasteur et le maître d’école s’appuient l’un sur l’autre, on n’a pas à craindre une semblable abomination.
– Mais je ne vois pas que Storm et moi nous nous appuyions l’un sur l’autre. Vous prêchez là-bas, tout seul, dans votre Sion.
– Le pasteur n’a jamais entendu comment je prêche, répliqua Storm d’une voix très douce et après un instant de silence.
En effet, le pasteur n’avait jamais mis les pieds dans cette chapelle qui était à ses yeux une vraie pierre de scandale. Mais quand ils en parlèrent, les deux vieux amis eurent peur de s’être blessés.
« Je suis probablement injuste envers Storm, se dit le pasteur. Depuis quatre ans qu’il passe ses après-midi du dimanche à expliquer la Bible, j’ai eu plus de monde le matin à l’église et je n’ai pas relevé autour de moi la moindre trace de schisme. Il n’a point bouleversé la commune, comme je l’appréhendais. C’est un bon ami, un serviteur fidèle. Il faudra que je lui donne une preuve de toute mon estime. »
Et de ce petit désaccord survenu dans la matinée, il résulta que le pasteur se rendit, l’après-midi de ce même dimanche, à la chapelle de Storm.
« Je vais lui faire une grande joie, pensa-t-il : voyons un peu comment il prêche, là-bas, dans son Sion. »
Le Sion du maître d’école était une grande salle eux murailles claires où l’on avait accroché des portraits de Luther et de Melanchthon en manteau, bordé de fourrure. Le long de la corniche couraient des versets de la Bible, écrits en belle ronde, encadrés de fleurs, de trompettes et de trompes célestes. Au fond de la pièce, au-dessus d’une estrade, une petite chromolithographie suspendue représentait le Bon Berger. La grande salle nue était remplie de monde et en recevait un caractère tout à la fois solennel et gai. La plupart des assistants portaient le vieux costume dalécarlien : et les fichus blancs, larges et empesés, sur la tête des femmes, éveillaient une idée de grands oiseaux déployant leurs ailes blanches.
Storm avait déjà commencé son discours quand il vit le pasteur entrer et prendre place au premier rang.
« Toi, Storm, pensa-t-il, tu es vraiment un homme extraordinaire : tout te réussit. Voici enfin le pasteur qui vient te faire l’honneur de t’écouter. »
Depuis que le maître d’école prêchait, il avait expliqué la Bible de la première à la dernière page. Cet après-midi-là, il parlait de l’Apocalypse, de la Jérusalem céleste et de la béatitude éternelle. Et la présence de son vieil ami lui causait une telle joie qu’il se disait en lui-même : « Non, en vérité, je ne souhaiterais pas dans la vie éternelle un meilleur lot que de rester toujours assis à ma chaire, en train d’enseigner des enfants obéissants et sages. Et si parfois Notre-Seigneur venait m’écouter comme aujourd’hui le pasteur, personne au ciel ne serait plus satisfait que moi. »
De son côté, le pasteur avait dressé l’oreille au seul nom de Jérusalem, et d’étranges pressentiments recommencèrent d’agiter son cœur.
Au milieu du discours, la porte s’ouvrit : une vingtaine de personnes entrèrent qui, par crainte de déranger, s’arrêtèrent sur le seuil.
« Voilà ! pensa le pasteur. J’étais sûr qu’il se produirait quelque chose. »
En effet, à peine Storm eût-il prononcé Amen, qu’une voix s’éleva du nouveau groupe :
– Je voudrais solliciter humblement la permission de dire deux ou trois mots.
C’était la plus douce, la plus aimable voix qu’on pût entendre. Le pasteur et la plupart de ses voisins la reconnurent pour être celle de Hok Matts Erikson. Nul dans la commune n’avait une aussi jolie voix d’enfant. Et l’on vit un petit homme trapu, mais d’extérieur bénin, se pousser jusqu’à l’estrade, accompagné, soutenu, encouragé par quelques hommes et quelques femmes.
Le maître d’école, le pasteur, toute la paroisse furent comme paralysés. « Hok Matts vient certainement nous annoncer un grand malheur : ou le roi est mort, ou nous avons la guerre, ou de pauvres gens se sont noyés en traversant le fleuve. »
Mais Hok Matts n’avait pas l’air d’un homme qui apporte une mauvaise nouvelle, et, tout ému qu’on le sentît, tout solennel qu’il fût, son contentement ne pouvait s’empêcher de sourire.
– Je voudrais raconter au maître d’école et à l’assemblée, dit-il, que dimanche dernier, comme j’étais assis dans ma maisonnette au milieu de mes gens, l’Esprit descendit en moi ; et je me mis à prêcher. Nous n’avions pu sortir à cause du verglas et nous soupirions après la parole de Dieu. C’est alors qu’il me fut révélé que j’étais capable de parler moi-même. J’ai prêché deux dimanches, et les miens, ainsi que les voisins, m’ont dit que je devais venir ici pour me faire entendre du peuple.
Hok Matts ajouta qu’il était étonné que le don de prêcher fût tombé sur une personne aussi humble que la sienne.
– Mais le maître d’école, lui-même, n’est qu’un paysan comme nous, conclut-il avec une douce candeur.
Et ce petit exorde terminé, Hok Matts joignit les mains et commençait déjà son prêche, quand Storm, qui s’était ressaisi, l’interrompit :
– Est-ce que Hok Matts a l’intention de prêcher ici, tout de suite ?
– Oui, c’était bien là mon intention, répondit Hok Matts qui, devant l’air sombre de Storm, fut comme un enfant pris en faute... Oui, c’était bien mon idée de solliciter d’abord la permission du maître d’école et la permission de l’assemblée, ajouta-t-il encore plus humblement.
– C’est que c’est fini pour aujourd’hui, dit Storm d’un ton péremptoire.
Le petit homme bénin se prit à supplier avec des larmes dans la voix.
– Ces choses-là me sont toutes venues pendant que je suivais la charrue et que je surveillais mes meules de foin ; et maintenant elles veulent sortir.
Mais le maître d’école, qui avait eu son jour de gloire, se montra sans miséricorde.
– Matts Erikson nous apporte ici ses propres méditations et voilà ce qu’il nomme la parole de Dieu, répondit-il d’un ton de reproche.
Hok Matts n’osa rien répliquer et Storm ouvrit le livre des cantiques.
– Nous allons maintenant chanter le n° 187, dit-il. Et il entonna :
Tiens-tu ta fenêtre ouverte du côté de Jérusalem ?
« C’est heureux, pensait-il, que le pasteur soit venu cet après-midi : il verra que je sais maintenir l’ordre dans ma chapelle. »
Mais, à peine le cantique achevé, un des assistants se leva : Lyung Bjorn Olofsson, un homme fier et hautain, marié à une Ingmarsson, et propriétaire d’une grande ferme au milieu du bourg.
– Nous disons et nous pensons par ici, prononça-t-il avec modération, que le maître d’école aurait peut-être dû nous demander notre avis avant de congédier Matts Erikson.
– Ah, tu trouves ça, mon garçon, répartit Storm du même ton qu’il eût fait envers un gamin... Sache bien que je suis le seul à pouvoir parler dans cette salle.
Lyung Bjorn devint rouge comme du sang. Il n’avait point voulu chercher querelle à Storm, désireux uniquement d’adoucir le coup reçu par ce brave homme de Hok Matts. Mais la réponse du maître d’école le mit hors de lui-même. Il ouvrait déjà la bouche pour répliquer, quand un de ceux qui accompagnaient Hok Matts prit la parole.
– J’ai deux fois entendu prêcher Hok Matts et j’affirme que c’est merveilleux. M’est avis que toutes les personnes ici présentes gagneraient à l’écouter.
Le maître d’école répondit aussitôt avec la bienveillance paternelle dont il raisonnait ses élèves.
– Mais tu comprends, Krister Larsson, que si je laisse aujourd’hui Hok Matts prêcher, toi, Krister, tu demanderas à prêcher dimanche prochain et Lyung Bjorn de dimanche en huit.
À ces mots, plusieurs assistants se mirent à rire, mais leurs rires furent coupés par la réplique de Bjorn, dure et tranchante :
– Je ne sais pas pourquoi Krister et moi nous ne serions pas aussi capables de prêcher que le maître d’école !
Halfoor se leva pour prévenir toute dispute.
– Ceux qui ont aidé de leur argent à la construction de la chapelle, dit-il, devraient aussi être consultés avant qu’un nouveau prêcheur reçût la permission d’y parler.
– En bâtissant une chapelle, s’écria violemment Krister que la colère avait gagné, lui aussi, nous étions tous d’accord que ce serait une maison libre où l’on pourrait librement prêcher, et non un temple où l’évangile n’est lu que par un seul.
Ces mots semblèrent éveiller des idées nouvelles dans la communauté. Une heure avant, personne ne se serait avisé que dans cette chapelle un autre que Storm pût élever la voix, et maintenant tous pensaient : « Que ce serait intéressant de voir une nouvelle figure sur l’estrade et d’y entendre une parole nouvelle ! »
Il n’en serait cependant rien résulté, peut-être, si Kolas Gunnar ne s’était trouvé là. C’était un second beau-frère de Halfoor, un grand homme maigre, au visage sombre, aux yeux perçants. Il aimait bien le maître d’école, comme tout le monde, du reste, mais il aimait plus encore une bonne dispute.
– Oui, dit-il, on n’avait à la bouche que le mot de liberté, quand on a bâti cette maison, mais de parole libre, je n’en ai pas entendu, depuis qu’elle est construite !
La figure de Storm s’empourpra à cette première attaque directe, à ce premier témoignage d’une véritable animosité.
– Je te répondrai pourtant, Kolas Gunnar, qu’on y a prêché la vraie liberté, telle que l’enseignait Luther ; mais ici on n’est pas libre de prêcher des nouveautés qui durent un jour et tombent le lendemain.
– Le maître d’école, repartit Gunnar, voudrait nous persuader que tout ce qui est nouveau est mauvais, dès que cela touche à la doctrine. Il ne demande pas mieux que nous suivions les nouvelles méthodes d’agriculture, mais nous devons ignorer les nouvelles machines dont on laboure le champ de Dieu !
Storm crut qu’il s’était trompé sur les intentions de Kolas Gunnar et qu’elles n’étaient point si mauvaises à son endroit.
– Est-ce l’opinion de Gunnar, dit-il en manière de plaisanterie, qu’on doive prêcher ici une autre doctrine que la luthérienne ?
– Il ne s’agit pas de la doctrine, s’écria âprement Gunnar : il s’agit du prêcheur, et, à mon sens, Malts Erikson est aussi bon luthérien que le maître d’école ou le pasteur.
Storm avait oublié le pasteur : il le regarda. Ce dernier immobile, le menton appuyé sur la crosse de sa canne, ne le quittait point du regard, et ses yeux brillaient d’un éclat singulier.
« Peut-être eût-il mieux valu, songea Storm, que le pasteur ne vînt pas ce soir. »
Ce qui se passait lui rappelait un phénomène dont il avait eu une longue expérience. Quelquefois, à l’école, par une de ces journées de printemps exceptionnellement belles, si un petit oiseau se posait sur le rebord de la fenêtre et commençait de s’égosiller, tous les enfants suppliaient le vieux maître de leur donner une récréation : ils s’agitaient, cessaient de lire, bruissaient, n’écoutaient plus rien, devenaient impossibles à tenir. Hok Matts avait été le petit oiseau. Mais Storm se promettait de montrer au pasteur qu’il était de force à dompter ces révoltes.
« D’abord, laissons-les faire leur tapage », se dit-il en s’asseyant derrière sa table.
L’orage était déchaîné. « Nous valons autant que le maître d’école ! – Pourquoi serait-il le seul à nous enseigner ce qu’il faut croire ou non ? » On eût dit que ces pensées venaient à peine de naître, mais, à en juger par la discussion, on sentait qu’elles avaient germé dans les cœurs depuis le jour où le maître d’école, en ouvrant sa chapelle, avait montré qu’un homme humble et simple pouvait expliquer la parole de Dieu.
Au bout de quelques minutes, Storm songea : « Maintenant que cette jeunesse a jeté son cri apprenons-lui qui est ici le maître ! » il se leva, donna un coup sur la table et prononça d’une voix forte :
– Qu’est-ce que c’est que tout ce bavardage ? Je veux m’en aller et vous aussi, mes amis, vous partirez, afin que je puisse éteindre et fermer.
Quelques-uns se levèrent, car, anciens élèves de Storm, ils savaient que ce coup de poing sur la table était un signal auquel on devait obéir ; mais la plupart ne bougèrent pas.
– Le maître d’école, dirent-ils, oublie que nous sommes à présent des hommes. S’imagine-t-il qu’il n’a qu’à taper sur sa chaire pour que nous nous sauvions ?
El ils continuèrent à discuter des nouveaux prédicateurs et de ceux qu’on pourrait faire venir dans la commune.
Storm promena ses regards sur l’assemblée, stupéfait, comme s’il y distinguait quelque chose de terrifiant. Lui qui n’avait vu jusqu’ici que l’enfant dans tous les visages, voici que, – les joues arrondies et leur peau délicate et les boucles blondes et les yeux paisibles s’étant subitement évanouis – il apercevait devant lui des hommes faits, aux figures rudes et graves, sur lesquels son âme de vieux maître ne se sentait plus aucun pouvoir. Il restait là, interloqué, ne sachant désormais comment leur parler.
Le tapage grandit. Kolas Gunnar, Krister Larsson et Lyung Bjorn se démenaient et criaient. Hok Matts, la cause de tout ce désordre, se leva à plusieurs reprises, mais personne n’écouta ses paroles de paix.
Derechef, Storm abaissa les yeux vers le pasteur. Assis à la même place, avec le même éclat dans les prunelles, le pasteur tenait toujours ses regards attachés sur lui.
« Il se rappelle sans doute ce qu’il me disait, pensa Storm, lorsque je me mis en tête de bâtir ma chapelle. Oui, il avait raison ; car voici la révolte et les discussions et l’erreur ! »
Le maître d’école réfléchit encore, puis, debout, la tête haute, il tira de sa poche la petite clef brillante qui ouvrait et fermait la chapelle et la tourna vers la lumière : des éclairs en partirent à travers toute la salle.
– Je dépose cette clef ici, dit-il, sur la table, et je ne la reprendrai plus. Je vois que tout ce que je voulais laisser dehors entre par ma faute.
Il posa donc la clef, prit son chapeau et alla droit au pasteur.
– Je remercie vivement le pasteur d’être venu m’écouter ce soir, fit-il, car, si ce n’avait point été ce soir, ce n’eût jamais été.
V
LA CHASSE INFERNALE
Bien des gens pensaient qu’Elias ne devait pas dormir en paix dans sa tombe, tant sa conduite avait été odieuse envers Karine et le jeune Ingmar. On eût dit qu’il avait gaspillé son argent et celui de Karine à seule fin de la faire encore souffrir après sa mort. Il lui avait laissé le domaine tellement grevé que, si Halfoor n’eût été assez riche pour racheter la ferme et payer les dettes, la malheureuse aurait été réduite à la céder aux créanciers. Et les vingt mille couronnes d’Ingmar Ingmarsson s’étaient évanouies. Quelques-uns croyaient qu’Elias les avait cachées dans la terre, d’autres prétendaient qu’il les avait dissipées. On ne les trouva nulle part. Ce ne fut qu’après l’inventaire qu’on s’aperçut de leur disparition ; et, pendant plusieurs jours, les liquidateurs les cherchèrent en vain.
Quant Ingmar connut sa pauvreté, il tint conseil avec Karine et lui déclara qu’il se ferait maître d’école. Elle le laisserait chez les Storm, jusqu’à l’âge où il entrerait à l’École Normale. Là, dans le bourg, il pouvait emprunter des livres au pasteur et à Storm, puis il aiderait ce dernier en apprenant aux petits à lire, ce qui lui fierait d’un bon exercice.
Karine réfléchit un peu et lui répondit :
– Tu ne veux probablement pas rester ici à cause que tu ne peux pas y rester en maître.
Lorsque Gertrud, la fille du maître d’école, entendit qu’Ingmar allait revenir, elle fit la moue. Puisqu’on devait avoir un garçon à demeure, elle eût souhaité que ce fût Bertil, le fils du doyen, ou Gabriel, le fils de Hok Matts Erikson. Gertrud se plaisait dans la compagnie de Gabriel et de Bertil, car ils étaient gais. Quant à Ingmar, la jeune fille s’expliquait mal ce qu’elle ressentait à son endroit. Elle avait de l’affection pour ce bon camarade toujours obligeant et qui lui obéissait comme un esclave ; mais sa gaucherie, sa lenteur, son ignorance de tous les jeux la fatiguaient à certains moments. Elle admirait son application et son intelligence ; mais, ne sachant jamais montrer ce dont il était capable, il lui inspirait en même temps une sorte de dédain.
La tête de Gertrud était toujours remplie de fantaisies drôles et de rêves qu’elle confiait à Ingmar. Restait-il quelques jours absent ? Elle devenait inquiète, comme si elle n’avait personne à qui parler. Mais, quand il revenait, la jeune fille ne savait plus au juste après quoi elle avait soupiré. Qu’Ingmar fût riche et appartint à la meilleure famille de la commune, Gertrud ne semblait en faire aucun Cas, et le traitait plutôt en inférieur. Mais quand on lui dit qu’il était ruiné, elle se mit à pleurer, et la nouvelle qu’il abandonnait la vieille ferme et choisissait l’état de maître d’école la jeta hors d’elle-même. Dieu sait ce qu’elle avait rêvé pour lui !
Les enfants recevaient chez le maître une éducation sérieuse. Peu de distractions et beaucoup d’ouvrage. Mais le printemps où Storm cessa de prêcher dans la chapelle, mère Stina lui dit :
– Écoute, Storm ; il faut laisser les jeunes, être jeunes. Pense à toi et pense à moi : quand nous avions dix-sept ans, nous avons dansé bien des nuits du couchant à l’aurore.
Un samedi soir que Hok Gabriel Mattson et Gunhild, la fille de l’assesseur, étaient en visite, on dansa à l’école. Gertrud en fut étourdie et folle de joie. Ingmar, lui, prit un livre et s’assit sur la banquette près de la fenêtre, et, bien que Gertrud plusieurs fois voulût l’entraîner, il refusa de se mêler aux danses et demeura sauvage et maussade.
– On voit bien qu’il est d’une vieille famille, soupirait mère Stina : dans les vieilles familles on ne sait plus être jeune.
Le plaisir que les jeunes gens avaient pris leur donna l’idée d’aller à la danse le samedi suivant, et ils demandèrent au maître d’école ce qu’il en pensait.
– Pour moi, dit mère Stina, si vous allez danser chez Stark, je vous le permets, car vous n’y rencontrerez que des gens convenables et bien connus.
– Je laisserai Gertrud y aller, ajouta Storm, mais à condition qu’Ingmar l’accompagne et veille sur elle.
On courut à Ingmar. Celui-ci, les yeux toujours fixés sur son livre, répondit par un non bref.
– Oh ! ce n’est pas la peine de le prier, dit alors Gertrud, et d’une voix si étrange qu’il la regarda.
Comme elle était belle, mais belle à faire peur, après la danse, Gertrud ! Et devant cet être laid et morose qui ne consentait pas à être jeune, son mépris paraissait si clairement qu’Ingmar se hâta de dire oui.
Quelques jours plus tard, Gertrud et mère Stina travaillaient dans la cuisine, quand la jeune fille vit sa mère arrêter son rouet et, inquiète, prêter l’oreille.
– N’entends-tu rien, Gertrud ?
– Si, répondit Gertrud : il y a quelqu’un là-haut dans la classe.
– Mais qui, à cette heure ?
On entendait en effet au-dessus de leur tête, dans la grande salle vide, des glissements, des froissements de pas comme un bruit de feuilles sèches, et des coups sourds.
Gertrud et sa mère se sentaient tout enfroidies par la peur.
– Il y a sûrement quelqu’un là-haut, murmura Gertrud.
– Il ne peut y avoir personne, répondit mère Stina ; et je te dirai même que, ces trois derniers soirs, j’en ai ouï tout autant.
Gertrud comprit que sa mère n’était pas éloignée de croire que, depuis qu’on y avait dansé la maison était hantée. Si mère Stina s’entêtait de cette idée, adieu les bals !
– Je vais aller voir ce qu’il y a, dit-elle résolument.
Mais la vieille femme la saisit par la jupe.
– Je ne sais pas si je dois te laisser aller.
– Oui, mieux vaut se rendre compte.
– Eh bien alors, nous irons toutes les deux.
Elles montèrent sur la pointe du pied, mais, arrivées devant la salle, la main au loquet, le cœur leur manqua, Mère Stina se pencha et regarda par la Serrure. Elle y regarda longtemps, et Gertrud crut l’entendre rire tout bas.
– Qu’y a-t-il donc, mère ?
– Regarde toi-même, et ne dis rien.
Gertrud colla son œil à la serrure et voici ce ‘qu’elle aperçut : les tables et les bancs, qui d’ordinaire occupaient toute la pièce, avaient été repoussés vers le mur ; un tourbillon de poussière s’élevait jusqu’au plafond, et, dans ce tourbillon, Ingmar Ingmarsson tournait, une chaise entre les bras.
– Est-ce qu’Ingmar est devenu fou ? s’écria Gertrud.
– Chut ! dit la mère en l’attirant vers l’escalier... C’est qu’il veut apprendre à danser pour conduire sa danseuse à la prochaine danse, ajouta-t-elle avec un demi-sourire de contentement.
Une fois en bas, elle fut secouée d’un franc rire.
– Il m’a fait passer la petite mort dans le dos ! Enfin, le voilà jeune ; Dieu soit loué !
Et quand elle eut fini de rire :
– Maintenant, tu ne toucheras mot à personne de tout ceci, toi, Gertrud.
Le samedi soir arriva : les quatre jeunes gens se tenaient sur le perron de l’école, prêts à partir, pendant que mère Stina passait l’inspection. Ils étaient éclatants ; les deux gars portaient des culottes de peau jaune et des gilets de bure verte aux manches rouges. Gertrud et Gunhild avaient d’amples manches ballonnées et blanches, de grands fichus à fleurs roses qui leur descendaient jusqu’à la taille, des jupes rayées et bordées de drap rouge, et de larges tabliers aussi roses que leurs fichus.
Par ce beau soir de printemps, ils cheminèrent d’abord en silence. De temps en temps, Gertrud glissait à la dérobée un regard sur Ingmarsson et songeait au mal qu’il s’était donné pour apprendre à danser. Était-ce le souvenir de ces danses solitaires ou la perspective du plaisir qui l’attendait ? Ses pensées devinrent brillantes, légères, ailées. Elle laissa ses compagnons prendre quelques pas d’avance et s’en allait derrière eux paisible et rêveuse. Ses yeux erraient doucement sur ces arbres qui s’étaient si vite revêtus de feuillage à l’annonce du printemps. En toute hâte les bouleaux avaient poussé leurs petites feuilles résineuses d’un jaune vert, tandis que les érables s’étaient provisoirement habillés de fleurs vertes. Les feuilles des aulnes venaient an monde ridées et chiffonnées, mais celles des peupliers jaillissaient de leurs bourgeons bien faites et toutes lisses.
Il y avait une bonne heure de promenade jusqu’à Ingmarsgard, en suivant la rive du fleuve. Gertrud marchait toujours un peu en arrière. Ses pensées se jouaient maintenant autour des lueurs rouges du soleil couchant qui flambait tantôt sur la rivière et tantôt sur la berge. Les petits aulnes gris et les bouleaux clairs s’enveloppaient un instant de ces reflets d’incendie, puis reprenaient leur teinte naturelle.
Subitement, Ingmar s’arrêta net au milieu d’une phrase.
– Qu’y a-t-il ? interrogea Gunhild.
Il regardait devant lui, tout pâle, là où les autres ne voyaient qu’une vaste plaine quadrillée de champs et entourée de collines ; mais au sein de la plaine s’élevait une grande ferme, et, à ce même instant, le soleil l’enflammait de sa lumière mourante et faisait transparaître en rouge le vieux toit et les vieux murs.
Gertrud s’avança vivement et, entraînant les autres :
– Ne lui demandez rien, dit-elle : cela lui fait gros cœur de revoir Ingmarsgard. Depuis deux ans qu’il est pauvre, il n’a jamais voulu y retourner.
Leur chemin traversait la plaine et longeait la ferme jusqu’à la demeure de Stark qui se trouvait à l’orée du bois. Ingmar les rattrapa bientôt.
– Prenons donc par ici, leur cria-t-il.
Et il les mena par un sentier qui serpentait sur la lisière de la forêt et conduisait chez Stark, sans toucher Ingmarsgard.
– Toi, Ingmar, tu dois bien connaître Stark ? demanda Hok Gabriel Mattson.
– Oui, nous étions de bons amis, autrefois du moins.
– Sais-tu s’il est vrai que Stark ait des accointances avec les Trolls ? demande Gunhild.
– Mais non, répondit Ingmar, comme s’il en était à demi convaincu.
– Tu peux bien nous conter ce que tu sais, reprit Gunhild.
– Le maître d’école nous a dit que nous ne devions point donner créance à ces choses-là.
– Le maître d’école ne saurait nous défendre de voir ce qu’on voit ni de croire ce qu’on sait.
Ingmar se sentait pris d’un grand désir de parler ; à la vue de la vieille ferme, tous ses souvenirs d’enfance lui étaient remontés au cœur.
– Eh bien, dit-il, je vas vous raconter quelque chose dont j’ai été témoin. C’était en hiver : père et Stark travaillaient aux meules de bois, loin dans la forêt. Quand vint la Noël, Stark proposa de rester seul afin que père descendît à la maison et y passât les fêtes. Ce fut décidé. La veille, mère m’envoya vers eux avec les provisions de Noël. Je partis de bonne heure et vers midi j’arrivai dans la clairière. Père et Stark avaient renversé leur meule déjà carbonisée et en avaient éparpillé les charbons rouges pour les laisser refroidir. La fumée mordait et, là où les charbons se touchaient, ii fallait empêcher le feu de reprendre. C’est le moment le plus difficile de tout le travail. Aussi, dès qu’il m’aperçut, père me dit : « J’ai bien peur que tu ne t’en retournes seul à la maison : je ne puis pas abandonner Stark. » – « Mais si, mais si ! répliqua Stark, tout enveloppé de fumée ; j’en ai vu d’autres, grand Ingmar ! »
« Au bout de quelque temps les charbons commencèrent à moins fumer. « Voyons maintenant, dit Stark, ce que mère Brita m’a envoyé ; et viens admirer la belle demeure que nous avons, ton père et moi. » Il me monta la hutte où ils logeaient : une roche en formait le fond et les murs étaient faits de fougères et de branches de sapin. « Mais oui, mon garçon, ajouta-t-il : tu ne pensais peut-être pas que ton père avait un château royal pour sa demeurance en forêt ?... Voilà des murailles qui résistent au froid et à la tempête ! » Et comme il disait ces mots, il les traversa d’un coup de poing.
« Père nous suivait en riant. Tous cieux étaient noirs de charbon et sentaient l’âcre fumée des meules. Mais je n’avais jamais vu père aussi gai ni d’humeur aussi plaisante. Ni l’un ni l’autre ne pouvait se tenir debout dans la hutte. Il n’y avait là que deux grabats en planches de sapin et une couple de pierres où brûlait un petit feu. Ça ne les empêchait pas d’avoir du contentement. Ils s’assirent côte à côte et ouvrirent le panier aux provisions. – « Je ne sais pas si tu trouveras ta part, dit Stark à père, car c’est mon repas de Noël. » – « Il faut avoir bon cœur, la veille de Noël, répartit père. » – « Oui, c’est un jour à ne pas laisser crever de faim un pauvre vieux charbonnier, répondit Stark. » Ils devisaient ainsi : j’avais apporté un peu d’eau-de-vie et je m’étonnai qu’on pût tant se réjouir de manger et de boire. – »Tu diras à ta mère, fit Stark, que Grand Ingmar m’a tout mangé et que j’ai besoin d’être encore ravitaillé. » – « C’est la vérité, dis-je. »
« À ce moment je tressaillis : on entendait un bruit étrange dans te petit feu de la hutte : c’était comme si quelqu’un eût jeté une pluie de gravier sur les pierres de l’âtre. Père ne remarquait rien, mais Stark dit aussitôt : « Ah Ah ! Ah ! c’est bien, je comprends. » Et il continua de manger. La même crépitation se produisit, plus forte. On eût dit cette fois une poignée de pierres lancées dans le foyer. « Ah ! Ah ! il paraît que ça presse », murmura Stark en sortant. « C’est ça, cria-t-il du dehors : les charbons ont pris feu... Reste tranquille, Grand Ingmar ; j’en viendrai bien à bout tout seul. » Père et moi, nous demeurions silencieux, car la langue ne nous démangeait ni à l’un ni à l’autre. Puis Stark rentra et se remit à plaisanter : « Il y a beau temps que je n’ai eu un aussi joyeux Noël ! »
« Mais voici que de nouveau le bruit singulier se fit entendre. « Bon, bon, encore une fois ! J’y vais. » Il ressortit ; le feu avait repris dans les charbons. Quand il revint, père lui dit : « Je vois que tu as de bons compagnons et que tu peux te passer de moi. »
« Oui, va sans crainte fêter la Noël chez toi : il y en a par ici qui m’aident. » Et père et moi nous redescendîmes à la ferme. Tout marcha bien, et jamais, ni avant ni après, on a ouï dire qu’une seule meule se soit enflammée dans les brûlis de Stark.
Gunhild remercia Ingmar de son histoire, mais Gertrud garda le silence, vaguement effrayée. Le crépuscule tombait : tout ce qui s’était empourpré se fondait en nuances bleues et grises, hormis quelques feuilles que leur éclat printanier faisait encore luire comme l’œil rouge d’un Troll.
Gertrud ne revenait pas de sa surprise qu’Ingmar eût parlé si longuement. La tête du jeune homme s’était redressée, son pas affermi. « Il devient un tout autre homme, dès qu’il sent sous ses pieds la terre de sa ferme, pensa-t-elle. » Et elle ne comprenait pas pourquoi cette pensée l’inquiétait et lui causait tant de déplaisance. Elle essaya de réagir et lui demanda en plaisantant s’il allait danser.
Les deux couples étaient arrivés devant une petite cabane où l’on avait déjà allumé les chandelles, car les étroites fenêtres y laissaient filtrer peu de jour. Il en sortait des airs de violon et un piétinement de danses.
Les jeunes filles s’arrêtèrent ébahies :
– Quoi ! c’est ici qu’on danse ?
La hutte semblait à peine pouvoir contenir deux ou trois personnes.
– Mais oui, repartit Gabriel, entrez donc ! La maison n’est pas si petite qu’elle en a l’air.
La porte était ouverte et sur le seuil parurent des jeunesses, dont le visage, échauffé par les danses, était plus rouge que de la braise. Les filles s’éventaient avec leurs fichus ; les gars retiraient leur court veston noir, pour fringuer à leur aise en gilet vert et en manches rouges.
Les nouveaux venus se frayèrent un chemin parmi eux et pénétrèrent dans la maison. La première personne qu’ils aperçurent fut Stark ; petit bonhomme trapu, grande tête et longue barbe, tel que Gertrud pensa aussitôt : « Il doit être apparenté aux lutins et aux Trolls. » Le vieux Stark se tenait dans la cheminée, le violon sur le bras, afin de ne point gêner les danseurs.
La maison était en effet plus grande qu’on ne l’aurait imaginée ; mais sa pauvreté, son délabrement, ses murs nus piqués des vers, les poutres de son plafond noircies par la fumée, ses fenêtres sans rideau et sa table sans tapis prouvaient assez que Stark y vivait seul. Ses enfants étaient partis pour l’Amérique et ce vieux solitaire n’avait d’autre plaisir que d’attirer la jeunesse, le samedi soir, au bruit de son violon.
La pièce était à demi obscure ; des couples y tournaient dans un air lourd. Stark scandait fortement la mesure, mais, quand Ingmar se présenta au seuil de la porte, il donna un tel coup d’archet que tout l’instrument en grinça et que les danseurs s’arrêtèrent net.
– Non ! Non ! Il n’y a rien, cria-t-il. Continuez !
Ingmar passa son bras autour de la taille de Gertrud et Gertrud fit celle qui s’étonne. Mais les couples se suivaient de si près qu’on ne pouvait se glisser entre eux et que les deux jeunes gens durent marquer le pas. Stark s’interrompit de nouveau et, frappant de son archer le bord de l’âtre :
– Je veux, prononça-t-il, qu’on fasse de la place au fils de Grand Ingmar, quand il danse chez moi.
Tous se retournèrent et regardèrent Ingmar qui en demeura fort intimidé. Il fallut que Gertrud le saisît vivement et l’entraînât avec elle.
La danse finie, le tenancier s’approcha de lui, mais, quand Ingmar mit la main dans la sienne, le vieillard feignit d’avoir peur et ne fit que la toucher.
– Holà ! dit-il, gare à ces fines mains de maître d’école ! Un homme aussi brusque que moi pourrait bien les broyer.
Il conduisit Ingmar et ses compagnons à la table, d’où s’écartèrent aussitôt quelques vieilles personnes qui s’y étaient assises pour se régaler du spectacle des danses, puis il alla chercher dans son armoire du pain, du beurre et de la petite bière.
– D’ordinaire, dit-il, je n’offre rien. On se contente de la danse et de mon violon, mais Ingmar Ingmarsson ne partira pas sans avoir pris quelque chose sous mon toit.
Pendant que les jeunes gens mangeaient, il avança un escabeau et s’assit en face d’Ingmar.
– C’est toi, lui dit-il en le regardant fixement, c’est toi qui vas devenir maître d’école ?
Ingmar baissa les paupières et ses lèvres tremblèrent légèrement, comme chatouillées d’une envie de rire, mais il répondit d’une voix triste :
– Ils n’ont point d’ouvrage à me donner là-bas, à la maison.
– Ah, vraiment, ils n’ont point d’ouvrage à te donner... Et peux-tu savoir quand la ferme aura besoin de toi ? Elias y vécut deux ans. Combien de temps y vivra Halfoor ?
Halfoor est un homme robuste et sain.
– Mais il t’abandonnera la ferme dès que tu pourras la racheter.
– Il serait fou de quitter Ingmarsgard maintenant qu’il la possède.
Tout en parlant, Ingmar pétrissait entre ses doigts le bord de la table, de la grosse table en bois de pin ; et l’on entendit un craquement, car le coin qu’il serrait venait de se briser.
– Si tu te fais maître d’école, reprit Stark la main en l’air, il ne te laissera jamais la ferme.
– Pourquoi ? dit Ingmar.
– Pourquoi ? Pourquoi ? As-tu jamais suivi une charrue ?
– Non.
– As-tu jamais surveillé une meule, abattu un vieux pin ?
Ingmar gardait son apparence de placidité, mais le bord de la table continuait de craquer sous ses doigts.
– Hé, dit le vieux, je crois que je vais être obligé de te prendre la main !
Il ramassa les morceaux de la table et chercha leur place.
– Voilà un garçon qui pourrait gagner de l’argent à se montrer dans les foires !... Farceur, ajouta-t-il en frappant sur l’épaule d’Ingmar, tu as bien l’air d’un maître d’école, toi !
Il s’élança de nouveau vers la cheminée, ressaisit son violon et recommença de jouer avec un entrain vraiment admirable. Son pied, qui battait la mesure, précipitait la danse.
– La polka du jeune Ingmar ! criait-il. Ho ! Hep ! toute la maison danse en l’honneur du jeune Ingmar !
Gertrud et Gunhild, les deux plus jolies filles, ne manquaient pas un tour. Ingmar, lui, se tenait plutôt au fond de la pièce, avec les hommes d’fige qui faisaient cercle autour de lui, comme si rien que de le voir leur donnait du contentement. L’idée qu’Ingmar l’oubliait tourmenta le cœur de Gertrud. « Tout lui rappelle ici qu’il est le fils du Grand Ingmar, et que moi, je ne suis que la fille du maître d’école, pensait-elle. » Et il lui sembla singulier que cette pensée lui fût si amère.
Entre les danses, la jeunesse sortait dans la nuit printanière dont la fraîcheur mordante ranimait les danseurs. La soirée était sombre, et, personne n’ayant envie de s’en aller, tous disaient : « Lestons encore un moment avant de partir. La lune se lèvera. Il fait trop noir. »
Comme Ingmar avait rejoint Gertrud, Stark vint me chercher.
– Il faut que je te montre quelque chose, lui dit-il.
Il le prit par la main et le conduisit à travers un fourré, derrière la maison.
– Arrête-toi et regarde en bas.
Ingmar plongea les yeux dans une énorme crevasse, au fond de laquelle on distinguait une blancheur indécise.
– Mais c’est le torrent, c’est Langforsen.
– Je le crois, que c’est Langforsen, dit le tenancier. Et, je te prie, que peut-on faire avec un pareil rapide ?
– Une scierie ou un moulin, que sais-je ? répondit Ingmar.
Le vieux se mit à rire et bourra son compagnon de coups de coude et de tapes amicales qui, encore un peu, l’eussent jeté dans le torrent.
– Et qui est-ce qui va construire une scierie à Langforsen ? Qui va s’enrichir ici ! Qui rachètera Ingmarsgard ?
– Je l’ignore, dit Ingmar.
Alors le tenancier lui expliqua le vaste projet qu’il avait médité, car, depuis deux ans, toutes ses pensées n’avaient eu qu’un objet : trouver un moyen, pour le fils du Grand Ingmar, de refaire sa fortune. Le jeune homme persuaderait Tims Halfoor d’installer une scierie dans le torrent et de la lui affermer.
Ingmar regardait toujours la vague blancheur des eaux.
– Allons, retournons maintenant à la danse, dit Stark.
Ingmar ne broncha pas, et le vieux attendit patiemment : « Il est de la vieille souche, pensait-il ; ce n’est ni aujourd’hui ni demain que j’aurai sa réponse. »
Pendant qu’ils étaient là, les deux hommes entendirent l’aboiement aigu, hargneux, d’un chien qui courait au loin dans la forêt.
– Entends-tu, Ingmar ? demanda le tenancier.
– Oui, j’entends un chien qui court.
L’aboiement se rapprochait, galopait droit sur eux, comme si la traque des chasseurs avait dû passer à travers la maison même.
Stark saisit Ingmar par le poignet.
– Viens, dit-il, dépêchons-nous !
– Qu’y a-t-il ? demanda Ingmar.
– Rentre, rentre et tais-toi.
Cependant qu’ils couraient au logis, les jappements éclatèrent tout près d’eux.
– Quel est ce chien ? répéta plusieurs fois Ingmar.
– Rentre ! Rentre donc !
Le tenancier poussa le jeune homme dans le vestibule, et, restant sur le seuil, attira la porte à lui.
– Si quelqu’un est encore dehors, cria-t-il d’une voix tonnante, qu’il rentre !
Il tenait la porte entrebâillée, et de tous côtés on se hâtait.
– Entrez donc ! Entrez ! répétait-il en frappant du pied.
Les gens rassemblés dans la cabane commençaient à s’inquiéter et à s’impatienter de leur ignorance.
Enfin, tous étant là, le tenancier ferma le loquet et dit :
– Êtes-vous fous de vous attarder dehors, quand on entend le chien de la montagne ?
Au même instant, l’aboiement retentit à leurs oreilles, dur et terrible.
– Ce n’est donc pas un vrai chien ? interrogea un valet.
– Tu peux sortir et l’appeler, si le cœur t’en dit, Nils Jansson.
Tous écoutaient en silence l’aboiement qui tournait, tournait toujours sans trêve autour de la maison. Il leur semblait funèbre : leur peau frissonna, et plusieurs d’entre eux devinrent pâles comme des morts. Oh ! non, ce n’était pas un chien ordinaire ; c’était sûrement quelque horreur échappée de l’ombre infernale !
Seul dans l’étroite demeure, le petit tenancier se remuait. Il rabattit l’abord la trappe de la cheminée ; ensuite il éteignit toutes les lumières.
– Non ! Non ! suppliaient les femmes, n’éteignez pas !
– Vous allez me laisser faire pour le mieux, répondit-il.
L’une d’elles le tira par sa veste :
– Ce chien de la montagne est donc bien dangereux ?
– Pas lui, mais ce qui le suit.
– Qu’est-ce qui le suit ?
Le vieux, immobile, tendait l’oreille.
– Attention ! cria-t-il. Taisez-vous, tous !
Les respirations mêmes s’arrêtèrent. L’aboiement fit encore une fois le tour de la maison, puis il diminua de force. Le chien descendait à travers les marais et remontait les pentes de l’autre côté de la vallée.
Un des hommes ne put s’empêcher de dire :
– Voilà le chien parti !
Sans un mot, Stark leva le bras et lui allongea un coup sur la bouche. Et tout retomba au silence.
Alors, de loin, de très loin, des hauteurs du Klackberg, une note puissante jaillit dans la nuit : ce fut comme une rafale sonore ou comme un son de cor. La même note éclata en se prolongeant, puis retentit encore, suivie d’un piétinement et d’un ébrouement. L’effrayante rumeur dévala du haut des et roulait en tonnerre à travers la vallée. Ils l’entendirent sur les pentes ; ils l’entendirent sur la lisière crêtes : on eût dit que toute la montagne croulait du bois et, quand ils l’entendirent sur leurs têtes, ils se courbèrent tous et rentrèrent leurs épaules. « Nous allons être écrasés », se disaient-ils. Mais ils ressentaient moins de terreur à l’idée de la mort que d’horreur à la Prince des Ténèbres galopant si près d’eux avec son cortège infernal. Et dans leur épouvante ils croyaient ouïr des cris, des sanglots, des ricanements : cela sifflait, mugissait, hurlait, grinçait, et l’on y distinguait des crépitations, des huées, des ruades et un frémissement de grandes ailes. Le sol tremblait ; la maison vacilla un instant, prête à choir.
Cependant, un bras avait entouré la taille de Gertrud, et la jeune fille entendit Ingmar lui murmurer :
– Nous allons nous agenouiller, Gertrud, et prier Dieu.
La peur la glaçait encore, moins la peur de mourir que d’éprouver autour d’elle tant de mauvaises puissances. Mais elle n’eut pas plutôt senti le bras d’Ingmar que l’engourdissement de tout son être fondit. Elle se pressa contre le jeune homme. Pourvu qu’il la tînt près de lui, la crainte n’avait plus de prise sur son âme. Et cette sécurité qui lui venait d’Ingmar était d’autant plus étrange que, lui-même, il devait avoir peur.
Enfin l’atroce fracas s’éloigna par le même chemin où l’aboiement avait détalé, à travers les marais et sur l’autre versant des montagnes. Mais, dans la maison de Stark, personne ne bougeait. On gardait le même silence et la même immobilité. N’était le bruit léger d’une respiration ou d’un soupir, la vie semblait éteinte. Quelques-uns debout s’appuyaient au mur ; d’autres s’étaient affaissés sur les bancs ; la plupart agenouillés priaient anxieusement. Les heures s’écoulaient : on descendait en soi-même ; on sondait son âme ; on prenait la résolution de mener une vie nouvelle, plus près de Dieu, plus loin de ses ennemis, et chacun se disait : « Ceci est arrivé sur nous à cause de mes propres péchés. J’ai bien entendu ceux qui passaient me railler et crier mon nom ! » Mais Gertrud n’avait qu’une pensée au cœur : « Je sais maintenant que jamais je ne pourrai vivre séparée d’Ingmar et qu’il faut que je sois toujours à ses côtés, pour la grande sécurité qui me vient de lui. »
Le jour commença de poindre, et les faibles lueurs de l’aube, pénétrant dans la chambre, y éclairèrent les blêmes visages. De temps en temps un oiseau gazouillait ; la vache de Stark beugla vers le pâturage, et son chat, qui, les nuits de danse, ne dormait jamais à son foyer, miaula devant la porte. Mais personne n’osa se mouvoir avant que le soleil se fût levé derrière les montagnes de l’Est. Alors, sans dire adieu, l’un après l’autre, ils se sauvèrent.
Dès leurs premiers pas hors de la cabane, l’horreur de la destruction les saisit : un grand sapin qui s’élevait près de l’entrée avait été brisé dans ses racines ; des branches et des palissades gisaient éparpillées ; quelques chauves-souris et des hiboux s’étaient écrasés contre le mur de la maison, et sur le grimpant du Klackberg les arbres abattus faisaient comme une large route. On n’osait point contempler ces ravages et tous se hâtaient de descendre vers les cultures et vers le bourg.
Le matin s’éveillait autour d’eux, un beau matin de dimanche. Les gens se levaient tard ; cependant on était en train, dans quelques fermes, de donner leur pâture aux bestiaux. Sur le seuil d’une maisonnette, un vieillard brossait son veston d’église. Plus loin, le père, la mère et les enfants sortaient tout endimanchés et s’en allaient visiter des amis dans une commune voisine. C’était une vraie consolation de rencontrer des hommes aussi ignorants de l’horrible chose qui s’était passée dans la nuit sous la forêt.
Les gens du bal arrivèrent enfin à la rivière, là où les habitations étaient plus rapprochées. Et ils furent grandement heureux de revoir l’église et de retrouver tout ainsi qu’à l’ordinaire. L’enseigne de l’épicerie grinçait comme autrefois. Le bureau de poste n’avait point changé de place, et le chien de l’aubergiste dormait devant sa niche. Dans le jardin du pasteur, on avait mis les bancs d’été : et même, pendant la nuit, un petit merisier s’était épanoui.
Ils se sentirent plus tranquilles, mais pourtant personne n’ouvrit la bouche avant d’avoir atteint sa maison.
Quand Gertrud se trouva sur l’escalier de l’école, elle dit à Ingmar :
– Ingmar, j’ai dansé pour la dernière fois de ma vie.
– Moi aussi, répondit le jeune homme.
– Ingmar, reprit-elle, tu te feras pasteur. Si tu ne le peux pas, tu seras au moins maître d’école. Il y a tant de mal et tant de ténèbres à combattre !
Ingmar regarda Gertrud.
– Gertrud, que t’ont dit les voix ?
– Que j’étais tombée dans les filets du péché et que le diable me prendrait à cause que j’aimais trop la danse.
– Et maintenant, fit Ingmar, je te dirai, moi, ce que j’ai entendu : il m’a semblé que tous les vieux Ingmarsson me menaçaient et me maudissaient, parce que je songeais à devenir autre chose qu’un paysan et à travailler autre chose que la forêt et la terre.
VI
HELLGUM
La nuit que la jeunesse dansait chez Stark, Halfoor était absent et Karine dormait seule dans la petite pièce. Au milieu de la nuit, elle fit un mauvais rêve. Elle rêva qu’Elias vivait et donnait une grande fête. De la salle où il trinquait avec ses amis Karine l’entendait rire aux éclats et chanter des chansons à boire et mener un tel tapage qu’elle en vint à penser qu’ils étaient tous en train de casser les bancs et la table. L’effroi la tira brusquement de son sommeil ; mais, les yeux ouverts, elle continuait d’entendre le fracas. La terre remuait, les fenêtres tremblaient, les tuiles s’envolaient du toit, les vieux poiriers qui touchaient au pignon fouettaient les murs de leurs branches raides. C’était peut-être le matin du Jugement dernier. Au plus fort du vacarme, un carreau se rompit, ses éclats sautèrent à travers la chambre, et, dans le sifflement d’un coup de vent, le même rire qui l’avait poursuivie du fond de son rêve lui déchira les oreilles. Karine n’avait jamais ressenti une pareille frayeur. Son cœur s’arrêta de battre ; tout son corps se raidit et se glaça. Elle crut mourir.
Lorsque l’air froid de la nuit, redevenue silencieuse, elle reprit connaissance et se leva pour aller boucher le carreau brisé, ses jambes amollies refusèrent de la porter. Elbe n’appela point au secours et se recoucha tranquillement : « Je marcherai bien, se dit-elle, quand le calme me sera revenu. » Mais sa seconde tentative n’eut pas plus de succès. Elle flageola, tomba près de son lit, et y resta étendue jusqu’à l’aube.
On envoya aussitôt quérir le médecin : il ne put s’expliquer un cas aussi étrange et attribua cette espèce de paralysie à un effet de la peur.
– Karine sera vite guérie, dit-il.
Karine ne répondit rien ; elle savait qu’Elias était entré dans sa chambre, qu’il avait voulu cela, et qu’elle ne se rétablirait jamais.
Toute la matinée, la jeune femme, taciturne et absorbée, chercha pourquoi Dieu avait permis que cette épreuve s’abattît sur elle. Ses plus sévères examens de conscience ne lui justifiaient point une aussi cruelle punition.
– Dieu est injuste envers moi, conclut-elle.
L’après-midi, on la porta, sur sa prière, à la chapelle de Storm où devait prêcher un certain Dagsson. Elle attendait qu’il lui révélerait les raisons mystérieuses de son châtiment. Ce Dagsson, orateur estimé, n’avait jamais eu autant d’auditeurs. Toute la paroisse, épouvantée des évènements de la nuit, s’était rassemblée pour entendre une puissante parole de Dieu qui chassât la peur. Les trois quarts des personnes présentes n’avaient pu pénétrer dans la salle, mais la forte voix de Dagsson arrivait par les portes et les fenêtres ouvertes à tous ceux qui resteraient dehors.
L’orateur s’étendit d’abord sur l’Enfer et sur le prince de l’Enfer qui se glisse dans les ténèbres et, toujours en quête des âmes, leur tend les pièges du vice et les appâts du péché. Ses paroles furent si terrifiantes que l’auditoire eut la vision d’un monde où les malheureux hommes, traqués comme des bêtes, sentaient s’ouvrir sous chacun de leurs pas les trappes de la damnation. Et les gens pensèrent aussi à un incendie de forêt. Ils éprouvaient à l’écouter ce que vous éprouvez quand la forêt s’embrase autour de vous et que le feu rampe dans la mousse où vous posez le pied, et que les nuages de fumée roulent dans l’air, et que la chaleur roussit vos cheveux, et que le grondement de la flamme remplit vos oreilles, et que les étincelles brûlent déjà vos vêtements.
Ainsi Dagsson chassa les hommes à travers le feu, la fumée et le désespoir. Mais il les poussa devant lui jusqu’à une verte clairière où tout était fraîcheur et sécurité. Au milieu du pré fleuri, Jésus assis tendait les bras à ces pauvres créatures persécutées et haletantes et, sitôt qu’elles se couchèrent à ses pieds, les dangers et les luttes s’évanouirent, et leur âme ne craignit plus rien des misères du monde.
Quand Dagsson se tut, un vif mouvement se produisit : plusieurs personnes, que sa parole avait réveillées à une vraie foi en Dieu, vinrent le remercier, le visage baigné de larmes. Mais Karine demeurait immobile et, relevant les paupières à ces derniers mots, le regarda comme si elle lui reprochait de n’avoir rien su lui dire.
Soudain, une voix s’éleva devant la chapelle, et doute l’assemblée entendit :
– Malheur, malheur, malheur à ceux qui donnent des pierres au lieu de pain ! Malheur à eux !
Karine, obligée de garder sa place pendant que les autres se précipitaient dehors, ne put voir celui qui avait parlé. On lui dit que c’était un grand homme noir, inconnu de tous. Il passait sur la route dans une charrette d’auberge, accompagné d’une jolie femme blonde, et s’était arrêté un instant pour écouter, puis, au moment où la charrette s’ébranlait, l’homme s’était levé et avait poussé ce cri. Quelques-uns croyaient avoir reconnu la femme : une des filles de Stark, émigrée en Amérique, et probablement mariée avec cet homme. Mais il n’était guère facile de retrouver dans une femme en robe de ville la jeune fille, presque la fillette, partie jadis en costume national.
Karine avait de Dagsson la même idée que l’étranger, car elle ne retourna point à la chapelle. Plus tard, en été, quand un anabaptiste vint prêcher et baptiser dans la commune, elle alla l’entendre, et, quand l’Armée du Salut commença sa propagande, elle s’y fit conduire. Un grand esprit religieux souffla sur la paroisse : à chaque réunion, des réveils et des conversions se produisaient. Tous semblaient trouver enfin ce qu’ils avaient longtemps cherché. Mais aucun de ceux dont Karine écouta la parole ne réconcilia son âme avec le châtiment que Dieu lui avait infligé.
*
* *
Berger Larsson avait sa forge près de la route, une petite et sombre forge éclairée d’une seule lucarne et où l’on ne pénétrait que par une porte basse. Il fabriquait de gros couteaux, réparait les serrures, mettait des cercles aux roues et des fers sous les traîneaux.
Un soir d’été, toute la forge était en rumeur : Berger Larsson aplatissait sur une enclume des têtes de clous. Sur une autre enclume, son fils aîné découpait des lames de fer. Son second fils faisait marcher le soufflet, pendant que le troisième mettait du charbon dans le feu, y retournait des barres chauffées à blanc et les portait aux forgerons. Le quatrième, qui n’avait que sept ans, ramassait les clous achevés, les plongeait dans un baquet d’eau et les liait en petits faisceaux.
Comme ils besognaient en toute hâte, un grand homme brun apparut au seuil de la porte et dut se courber en deux pour entrer. Berger s’arrêta.
– Excusez-moi, dit l’inconnu, je ne suis pas un client, mais j’ai forgé dans ma jeunesse et je ne puis passer devant une forge que l’envie ne me prenne d’y jeter un coup d’œil.
Berger observa que l’étranger avait de fortes mains nerveuses, de vraies mains de forgeron, et lui demanda qui il était et d’où il venait. L’homme lui répondit avec bonne grâce, mais sans se nommer. Berger fut frappé de son intelligence et de ses manières. Ils sortirent ensemble sur la route sombre, et là, le vieux forgeron se mit à lui vanter ses fils.
– Ah, disait-il, j’en ai vu de dures avant que les enfants fussent d’âge à m’aider ! Mais aujourd’hui que nous nous entraidons tous, ça marche bien, et tu verras que, dans quelques années, je serai riche.
L’étranger sourit légèrement et lui répondit qu’il était très heureux que Berger eût de si braves enfants.
– Et maintenant, ajouta-t-il en appuyant sa lourde main sur l’épaule du forgeron et en le regardant au fond des yeux, maintenant que tes fils t’assistent d’aussi bon cœur dans les choses de la terre, leur demandes-tu leur assistance dans les choses de l’âme ?
Berger le considéra d’un air hébété.
– C’est là une question nouvelle pour toi, reprit l’inconnu ; mais penses-y jusqu’à ce que nous nous revoyions.
Et il s’éloigna en souriant.
Berger retourna à son enclume en se grattant les cheveux, des cheveux plus raides et plus jaunes que des fils de laiton, et recommença de marteler le fer. Mais, plusieurs jours durant, la question de l’étranger le poursuivit et le hanta.
« Il y a quelque chose là-dessous que je ne comprends pas », pensait-il.
*
* *
C’était dans la vieille boutique de Tims Halfoor que celui-ci, après son mariage avec Karine, avait cédée à son beau-frère Kolas Gunnar, Gunnar était en voyage, et sa femme, Brita Ingmarsdotter, se tenait assise au comptoir.
Comme elle portait le nom de sa mère, Brita en avait la beauté. Jamais une aussi jolie fille n’avait grandi dans la ferme des Ingmarsson ; mais elle tenait bien de la vieille famille, et jamais âme n’y avait été plus probe, plus loyale, plus scrupuleuse.
En l’absence de son mari, elle avait une façon particulière de comprendre le commerce et de diriger sa boutique. Si le vieux caporal Fait, qui aimait trop à boire, venait, les mains tremblantes, demander une bouteille de bière, Brita lui répondait par un non catégorique. La pauvre Léna voulait-elle acheter une belle broche ? Brita la renvoyait avec quelques kilos de farine de seigle. Les enfants ne se risquaient pas à gaspiller leurs sous en raisins secs et en bonbons. Et plus d’une fois les paysannes, qui étaient entrées pour se payer des étoffes légères de la ville, s’en retournèrent les mains vides, renvoyées par Brita aux étoffes honnêtes et solides qu’elles tisseraient elles-mêmes sur leur propre métier.
Ce jour-là, Brita n’avait pas eu beaucoup de clients. Pendant de longues heures, elle était restée seule, et se tenait affaissée, les yeux droits devant elle et brûlants de désespoir. Enfin, elle se leva, passa dans son arrière-boutique, monta sur un escabeau et attacha à un clou du plafond une corde bien lisse et qui se terminait par un nœud coulant. La jeune femme se hâtait fiévreusement, avec une figure de somnambule ou d’hallucinée, quand tout à coup la porte s’ouvrit et un grand homme aux cheveux frisés, à la barbe noire, aux yeux perçants, qui, sans qu’elle l’eût entendu, avait traversé la boutique vide, pénétra dans la petite pièce. Il la vit et se retira vers le comptoir. Brita l’y suivit. L’homme s’assit sur une chaise bancale et la regarda silencieusement.
Sous ce regard dont elle se sentait comme enchaînée, la jeune femme debout, immobile, éprouva d’abord une sourde impatience : « Crois-tu donc, disait-elle en elle-même, crois-tu que tu m’empêcheras de faire ce que je veux faire : je le ferai dès que tu seras parti... Le mal est sans remède. Tu n’y changeras rien, rien. »
L’homme continuait de fixer sur elle ses yeux profonds, et, les lèvres muettes, Brita lui disait intérieurement : « Comprends-moi bien : cela ne nous convient pas à nous autres Ingmar de vendre et de commercer. On m’avait déconseillé d’épouser Gunnar, mais nous nous aimions et nous n’avons pas échangé une parole dure avant qu’il prît cette boutique... Depuis, ah depuis !... Non, vois-tu, je ne peux admettre qu’il vende de la bière et du vin aux ivrognes ni qu’il fasse saisir chez les pauvres et qu’il les prive de leur unique vache et de leurs misérables moutons. Je ne peux pas ! Et chaque jour ce sont des querelles, d’affreuses disputes... Et Gunnar ne m’aime plus... Et il faut que j’en finisse... Pourquoi ne t’en vas-tu pas ?... »
Mais peu à peu le regard de l’étranger la rendait plus calme, et soudain Brita éclata en sanglots.
L’homme alors se dirigea vers la porte, et, se retournant sur le seuil, lui dit d’une voix grave et douce :
– Ne te fais pas de mal, car le temps approche où tu vivras en justice.
Puis il partit. Les pas lourds retentirent sur le perron. Brita courut à l’arrière-boutique, enleva la corde et l’escabeau, puis elle s’assit et demeura sans bouger. Elle avait le sentiment d’avoir longtemps erré dans une nuit si noire, si noire qu’elle n’y voyait pas même sa propre main. Égarée, éperdue, chacun de ses pas menaçait de la précipiter dans un marais ou un abîme. Et voici qu’une voix l’avait appelée et lui avait dit de ne plus marcher, mais de s’asseoir jusqu’au lever du jour. Et elle était heureuse, et elle attendait l’aurore.
*
* *
La fille de Stark, Anna Lisa, qui avait habité Chicago plusieurs années, y avait épousé un compatriote nommé Johan Hellgum. Ce Suédois dirigeait une petite communauté qui possédait une foi et une doctrine bien à elle. Le lendemain de la fameuse nuit, Anna Lisa et son mari, débarqués au pays, arrivèrent chez Stark.
Hellgum passa son temps à faire de longues promenades à travers la contrée. Il se liait avec tous ceux que le hasard mettait dans son chemin, et les entretenait d’abord des choses ordinaires de la vie ; mais, quand il quittait une personne, il lui posait volontiers sa lourde main sur l’épaule et prononçait quelques paroles de consolation ou de réveil.
Stark ne voyait guère son gendre. Le vieux tenancier travaillait cette année-là en compagnie du jeune Ingmar qui était enfin revenu loger à Ingmarsgard. Ils avaient construit ensemble une scierie à Langforsen. Et le jour où, la scierie achevée, les lames sifflantes découpèrent en belles planches claires le premier tronc d’arbre, ce fut pour le vieux Stark un jour de bonheur et de fierté.
Comme il rentrait un soir de son travail, le vieillard croisa sa fille Anna Lisa qui avait l’air effrayée et semblait vouloir se dérober à ses yeux. Il pressa le pas vers sa demeure.
De tout temps, près du seuil, un grand rosier avait fleuri. Stark y tenait plus qu’à la prunelle de ses yeux et n’avait jamais permis qu’on y cueillît une rose ni même une feuille. Il l’avait protégé, soigné, préservé, car il savait que le petit peuple des Invisibles habitait sous ses racines. Or, le rosier avait été coupé. C’était sans doute l’œuvre de son gendre, du détestable prêcheur. Stark, la hache à la main et les doigts crispés autour du manche, entra dans sa maison.
Hellgum assis, la Bible ouverte devant lui, leva la tête, dévisagea le vieillard et se mit à lire à haute voix :
... Et quand vous pensez : Nous voulons faire comme les païens et d’autres peuples en d’autres pays qui adorent les pierres et les troncs d’arbres,
Aussi vrai que je suis, dit le Seigneur, je régnerai sur vous avec ma forte dextre et mon bras tendu et ma colère...
Stark ne dit pas un mot : il sortit et, cette nuit-là, dormit dans sa grange.
Deux jours après, Ingmar et lui gagnèrent la forêt pour y abattre du bois et le carboniser. Ils devaient passer tout l’hiver sous les hautes futaies.
*
* *
Hellgum avait paru plus d’une fois aux réunions religieuses et y avait exposé sa doctrine qu’il tenait pour le seul et vrai christianisme. Mais l’éloquence de Dagsson lui manquait et sa parole n’avait point fait de prosélytes. Ceux qui le rencontraient sur les chemins et qui ne recevaient de lui qu’une courte exhortation, en espéraient de grandes choses ; par malheur, dès qu’il s’essayait à parler plus longuement, son discours semblait pesant et pauvre.
Vers la fin de l’été, Karine tomba dans un morne abattement. Toujours incapable de marcher et du matin au soir immobile sur sa chaise, dégoûtée des prêches et des prêcheurs, elle couvait silencieusement sa cruelle infortune. Son père se plaisait jadis à répéter que les Ingmarsson n’avaient rien à craindre, pourvu qu’ils suivissent les chemins de Dieu. Mais aujourd’hui Karine, comme elle le disait à son mari, savait que même cela n’était pas vrai.
Un dimanche d’août, Karine était seule assise à la fenêtre de la grand-salle, et, dans le tiède silence de la ferme, somnolente, la tête penchée sur la poitrine, elle avait fini par s’endormir. Le bruit d’un entretien sous la fenêtre la réveilla. Elle ne pouvait voir qui parlait avec Halfoor ; mais la voix inconnue avait un timbre grave et profond, et il ne lui souvenait point d’en avoir jamais ouï une plus belle.
– Je le sais bien, Halfoor, disait la voix ; tu juges absurde qu’un pauvre forgeron sans éducation ait trouvé la vérité là où tant de savants hommes ont échoué.
– Oui, répondit Halfoor, j’ignore comment tu fais pour être aussi sûr...
« C’est Hellgum », pensa Karina. Elle voulut fermer la fenêtre, mais n’y put atteindre.
– Il est écrit, continua Hellgum, que, si quelqu’un te frappe à la joue droite ; tu dois lui présenter la joue gauche et qu’il ne faut point résister à qui nous fait du mal. Mais toutes ces choses, et bien d’autres encore, sont impossibles à pratiquer. Si tu ne défendais ton bien, les gens te prendraient tes champs et ta forêt, ils te voleraient tes pommes de terre et ton blé ; je crois même que tu ne garderais pas une motte d’Ingmarsgard.
– C’est peut-être vrai, répondit Halfoor.
– L’Évangile n’a donc aucun sens ? Le Christ a donc parlé en l’air ?
– Où veux-tu en venir ? demanda Halfoor.
– Songe encore à autre chose, poursuivit Hellgum, et considère un peu les beaux résultats où nous sommes arrivés avec notre christianisme. Il n’y a plus personne au monde qui vole, ni qui tue, ni qui fasse tort aux veuves et aux orphelins. Il n’y a plus d’homme qui haïsse ou persécute son semblable. On ne commet plus aucune mauvaise action. Voilà ce que c’est que d’avoir une religion excellente !
– Ah, bien sûr, tout n’est pas encore comme cela devrait être, admit doucement Halfoor, que cet entretien n’intéressait guère et que le sommeil semblait gagner.
– Mais, Halfoor, si ta batteuse te refusait le service, n’en chercherais-tu pas le défaut, et serais-tu satisfait avant de l’avoir découvert ? Et quand tu vois que les gens ne parviennent pas à mener une vie chrétienne, ne dois-tu pas aussi chercher le défaut de ton christianisme ?
– Je n’imagine pas, répondit Halfoor, que rien puisse manquer à la doctrine du Christ.
– Il n’y manquait rien non plus au commencement ; mais ce ne serait pas étonnant que quelque chose y fût dérangé. Un rouage faussé, vois-tu, un simple petit rouage, suffit pour que toute la machine s’arrête.
Il se tut un instant afin de mieux chercher ses paroles et ses raisons.
– Je vais te raconter, reprit-il, ce qui m’arriva, quelques années passées. Pour la première fois j’essayai de vivre réellement selon l’Évangile. Sais-tu comment cela se tourna ? Quand les camarades de la fabrique où je travaillais comprirent quelle espèce d’homme j’étais, ils commencèrent par se décharger sur moi d’une bonne partie de leur besogne, puis ils m’enlevèrent ma place, enfin ils me laissèrent porter la peine d’un vol que l’un d’eux avait commis, et je fus jeté en prison.
– On n’a pas toujours affaire dans la vie à des gens si mauvais, dit Halfoor d’une voix indifférente.
– Alors, continua Hellgum, je réfléchis qu’il ne serait point difficile d’être chrétien, si l’on était seul au monde et qu’on eût rien à démêler avec les autres hommes. J’aimais presque la prison, car aucun dérangement, aucune inquiétude ne m’empêchait d’y mener la vie d’un juste. Mais il me parut aussi qu’une telle vie solitaire ressemblait à un moulin qui tourne et continue de tourner sans blé entre ses meules. Puisque Dieu a mis tant d’êtres sur la terre, pensai-je, c’est probablement son intention qu’ils soient les uns pour les autres un recours et un appui et non une cause de perdition. Et je connus enfin que le diable avait retiré quelque chose de la Bible, afin que le christianisme allât de travers.
– Il n’en aurait jamais eu le pouvoir, dit Halfoor.
– Si ! Il en a retiré ce commandement : Vous tous qui voulez mener une vie chrétienne, vous devez chercher assistance dans votre prochain.
Halfoor garda le silence, mais Karine, qui n’avait pas perdu un mot de l’entretien, fit de la tête un signe affirmatif.
Dès ma sortie de prison, reprit Hellgum, j’allai trouver un camarade et le priai de m’aider à mener une vie de justice. Du moment que nous fûmes deux, cela nous devint plus facile, et, quand un troisième puis un quatrième se joignirent à nous, ce fut encore plus aisé. Nous sommes trente aujourd’hui qui demeurons ensemble. Nous mettons tout en commun ; nous veillons sur la vie tes uns des autres, et le chemin de la justice s’étend simple et uni devant nos pas. Il nous est commode d’agir en vrais chrétiens, car le frère n’abuse pas de la bonté de son frère et ne le foule pas à ses pieds parce qu’il est humble.
Comme Halfoor continuait de se taire, Hellgum poursuivit d’une voie persuasive :
– Celui qui a en tête une grande entreprise s’associe à d’autres personnes, tu le sais bien, Halfoor. Seul, tu ne pourrais faire valoir cette ferme, n’est-ce pas ? Et si tu projetais de fonder une fabrique, tu chercherais des actionnaires, j’imagine ? Et, s’il s’agissait de construire un-chemin de fer, à combien de gens ne serais-tu pas obligé de t’adresser ! Or, ce qu’il y a de plus difficile au monde, vivre une vie chrétienne, tu prétends le faire seul, sans aide et sans appui ! Ou plutôt non, tu ne le tentes même pas, car tu comprends que c’est impossible. Mais moi et ceux qui se sont réunis à moi, là-bas, en Amérique, nous sommes sur la bonne route. Notre communauté est la vraie Jérusalem descendue des cieux. Quelle meilleure preuve ? Les dons de l’Esprit qui furent répartis aux premiers chrétiens se répandent aussi sur nous. Quelques-uns de nos frères entendent la voix de Dieu ; d’autres prophétisent ; d’autres guérissent les malades...
– Tu peux guérir les malades ? interrompit Halfoor.
– Oui, dit Hellgum, je puis guérir ceux qui ont foi en moi.
– C’est bien difficile de croire autre chose que ce qu’on a appris dans son enfance, reprit lentement Halfoor.
– Et pourtant, j’ai la certitude, Halfoor, que les temps sont proches où tu m’aideras à bâtir la nouvelle Jérusalem.
Un silence se fit, et Karine entendit bientôt l’adieu de Hellgum. Quelques minutes après, Halfoor rentra, et la voyant assise près de la fenêtre, il lui dit :
– Tu as écouté ?
– Oui, répondit-elle.
– Il prétend guérir ceux qui croient en lui.
Karine rougit légèrement. La doctrine de Hellgum lui avait paru supérieure à tout ce qu’on avait prêché devant elle, pendant l’été. Hie y trouvait un sens pratique qui lui était agréable. Tout y respirait l’activité et l’action, et rien n’y exhalait cette sentimentalité vague que son âme ne comprenait pas. Mais elle ne voulait pas se l’avouer.
– Je n’aurai d’autre foi que celle de père, dit-elle.
Quelques semaines plus tard, Karine était encore assise près de la fenêtre de la grande salle. Le vent d’automne bruissait autour de la maison et le feu crépitait dans la cheminée. Sa petite fille, qui avait presque un an et faisait ses premiers pas, jouait à ses pieds. Tout à coup la porte s’ouvrit et livra passage à un homme grand et brun. Il avait les cheveux frisés, une barbe épaisse, des regards aigus et de grandes mains nerveuses, des mains de forgeron. L’inconnu n’avait pas prononcé une syllabe que Karine devina Hellgum.
Il salua et demanda Halfoor. Elle lui répondit que son mari était allé à une assemblée communale, mais qu’il ne tarderait pas à revenir.
Hellgum prit un siège, et, sans mot dire, de temps en temps, il lançait un regard à Karine.
– J’ai su que vous étiez malade, fit-il enfin.
– Oui, voilà six mois que je ne puis marcher.
– J’avais pensé venir ici prier pour vous.
Karine se tut, et, les paupières baissées, se replia sur elle-même.
– Karine ignore-t-elle que j’ai reçu de Dieu la grâce de guérir les malades ?
Elle lui jeta un coup d’œil méfiant.
– Je vous suis reconnaissante, fit-elle, d’avoir songé à moi. Quant au reste, c’est inutile d’en parler : je ne change pas facilement de foi.
– Il se peut que Dieu veuille quand même vous assister, puisque vous vous êtes toujours efforcée de mener une vie juste.
– Je ne crois pas que Dieu veuille m’assister.
– Karine, dit Hellgum après un silence, Karine s’est-elle jamais demandé pourquoi cette épreuve lui était survenue ?
Karine ne répondit pas et prit un air plus renfermé.
– J’ai dans l’idée que Dieu la lui infligea pour que son nom fût glorifié.
Ces derniers mots irritèrent la jeune femme et deux taches rouges s’allumèrent sur ses joues. Hellgum lui semblait singulièrement présomptueux de ne voir dans sa maladie que l’occasion d’un miracle ! L’évangéliste s’avança et lui mit la main sur la tête
– Veux-tu que je prie pour toi ? dit-il.
Un courant de vie et de santé traversa tout l’être de Racine, mais, froissée de cette indiscrétion, elle repoussa violemment sa main et leva le bras comme pour le frapper.
Hellgum se retira vers la porte.
– On ne doit pas rejeter ce que Dieu nous envoie, fit-il.
– Non, répondit-elle amèrement, on est forcé de recevoir ce que Dieu nous envoie.
– Je te dis qu’aujourd’hui la grâce de Dieu s’étendra sur cette maison.
Karine se tut.
– Pense à moi, ajouta-t-il, quand tu sentiras le secours d’en haut.
Et il sortit.
Karine s’était redressée sur sa chaise, les joues toujours brûlantes et marquées de leurs deux plaques rouges.
– Je ne pourrai donc plus être tranquille chez moi, murmurait-elle. Il est étrange que tant de gens se croient des envoyés de Dieu !
Elle fut brusquement détournée de ces pensées par la vue de son bébé qui s’approchait de l’âtre. La fillette avait aperçu le feu et, avec de petits cris de joie, s’y traînait à quatre pattes. Sa mère la rappela, mais elle n’écoutait rien, et, après plusieurs tenta-tiers pour grimper sur le foyer, elle put enfin se hisser jusqu’où brûlait la flamme.
– Mon Dieu, secours-moi ! Mon Dieu, viens à mon aide ! implorait Karine.
Et, bien qu’elle sût que personne ne l’entendait, elle se mit à crier.
Comme la petite se penchait en riant vers le feu, une bûche enflammée roula et tomba sur sa robe jaune.
Au même instant Karine fut debout. Elle courut à la cheminée et saisit l’enfant. Quand elle eut secoué toutes les étincelles et les escarbilles et qu’elle se fut assurée que sa petite était saine et sauve, alors seulement Karine se vit sur mes jambes. Elle avait marché ; elle pourrait toujours marcher ! Son âme ressentit la plus grande secousse qu’elle eût jamais éprouvée et aussi le plus grand bonheur. Ainsi donc, Dieu l’avait prise sous sa garde et sous sa protection spéciale ; Dieu avait envoyé dans sa maison un saint homme afin de la guérir et de la délivrer...
*
* *
Cependant Hellgum se tenait souvent sur le petit perron de Stark et contemplait la contrée. Le pays qu’il embrassait du regard devenait chaque jour plus éclatant et plus beau. Toute la terre était jaune et les arbres d’un rouge ou d’un jaune vif. Çà et là un bois ondulait ainsi qu’un flot d’or. Sur les collines, les arbres feuillus, égarés au milieu des pins et des sapins, les éclaboussaient de taches rousses. Comme une humble et grise cabane, quand elle a pris feu, ce pauvre paysage suédois flambait si merveilleusement qu’on eut dit un paysage dans le soleil. Mais Hellgum songeait que les temps viendraient où Dieu ferait luire sa sainteté sur ces champs et ces bois, où les paroles semées s’y lèveraient en moisson de justice.
Et voilà qu’un soir Tims Halfoor monta au logis de Stark pour inviter Hellgum et sa femme à Ingmarsgard.
Quand ils descendirent et pénétrèrent dans la vaste cour, tout y était propre et net. On avait balayé les feuilles sèches sous les bouleaux ; les outils et les charrettes qui d’ordinaire encombraient la place avaient été rangés. « Il doit y avoir du monde », pensa Anna Lisa.
En effet, Halfoor ouvrit la porte de la grande salle, et ils la virent remplie d’invités, tous, dans une attente solennelle, assis sur les longs bancs qui en faisaient le tour. Hellgum reconnut les meilleures familles de la commune : Lyung Bjorn Olofsson et sa femme Marta, Kolas Gunnar et sa femme Brita, puis Krister Larsson et Israël Tomasson avec leurs femmes qui, comme Brita et Marta, appartenaient à la maison des Ingmar. Et il remarqua ensuite Hok Matts Erikson et son fils Gabriel, la Gunhild du doyen, et d’autres encore : en tout, une vingtaine de personnes.
Quand Hellgum et Anna Lisa eurent distribué des poignées de main à la ronde, Tims Halfoor prononça ces mots :
– Nous sommes réunis ici quelques-uns qui avons réfléchi aux paroles que Hellgum nous a dites cet été. La plupart d’entre nous appartiennent à d’anciennes familles qui ont toujours voulu suivre les chemins de Dieu, et, si Hellgum peut nous aider en cela, nous le prendrons volontiers pour guide.
Lé lendemain le bruit courut dans le pays qu’à Ingmarsgard une communauté religieuse venait de se fonder, qui prétendait posséder le seul véritable christianisme.
VII
LE NOUVEAU CHEMIN
Au printemps suivant, peu de temps après la fonte des neiges, Ingmar et Stark redescendirent vers les habitations pour mettre en train leur scierie. Ils avaient passé tout l’hiver sous la forêt, abattant les gros pins et les carbonisant. Quand Ingmar se retrouva dans la plaine, il se produisit à lui-même l’effet d’un ours enfin sorti de sa tanière ensommeillée. Le ciel découvert et l’éclat du soleil, dont il s’était déshabitué, lui faisaient cligner des yeux. Le grondement du torrent et la voix des hommes l’étourdissaient, et le vacarme de la ferme qui bourdonnait à ses oreilles lui causait un véritable martyre. Et cependant il en éprouvait un plaisir extrême. Dieu sait que ses manières et son allure n’en trahissaient rien : mais ce printemps-là, les nouvelles pousses des bouleaux ne se sentirent pas plus jeunes que lui. Quelle jouissance que de dormir dans un vrai lit, de manger dans des plats chauds, d’être dorloté par Karine aussi tendrement que par une mère ! Elle lui avait commandé des habits neufs, et, comme au temps où il était petit, elle sortait à chaque instant de la cuisine pour lui glisser une friandise entre les doigts.
Et que de choses extraordinaires étaient arrivées, pendant son hivernage en forêt ! Il ne lui était revenu que de vagues échos des doctrines de Hellgum. Mais, quand Halfoor et Karine l’entretenaient de leur bonheur présent et lui racontaient comment, leurs amis et eux, ils essayaient de s’entraider sur le chemin de Dieu, il en demeurait émerveillé.
– Nous espérons bien que tu seras avec nous, dit Karine.
Ingmar répondit qu’il en avait bonne envie, mais qu’il y réfléchirait d’abord.
– J’ai souhaité tout l’hiver que tu eusses ta part de notre félicité, ajouta la sœur. Nous ne vivons plus sur la terre, mais dans la nouvelle Jérusalem qui est descendue des cieux.
Ingmar fut heureux d’apprendre que Hellgum n’avait point quitté le pays, car, l’été passé, Hellgum était souventefois descendu à la scierie, et tous deux s’étaient liés d’amitié. Ingmar admirait en lui l’homme le plus remarquable qu’il eût rencontré, le plus éloquent, le plus mâle, le plus sûr de lui-même. Et quand, la besogne pressant, le forgeron enlevait son paletot et lui donnait un coup de main, le jeune homme ne revenait pas de son étonnement qu’on pût travailler si vite et si bien.
En ce moment, Hellgum était absent, mais il rentrerait bientôt.
– Tu verras, tu verras, quand tu auras causé avec lui, disait Karine chaque fois qu’on en parlait.
Ingmar semblait convaincu, bien qu’il fût un peu gêné à l’idée de faire quelque chose que n’eût point approuvé son père.
– Mais, répondait Karine, je pense que père nous eût approuvés, lui qui nous enseigna toujours à suivre les chemins de Dieu.
Tout allait pour le mieux, et "Ingmar n’avait jamais rêvé tant de douceur à se retrouver dans la société des hommes. Une seule chose manquait à son bonheur : personne ne lui touchait mot des Storm ni de Gertrud. Depuis un an, il n’avait pas revu la jeune fille. Mais l’été passé, chaque jour, à chaque instant, on lui parlait d’elle ou du maître d’école. Ce silence n’était sans doute qu’un simple hasard ; le moyen pourtant de ne pas vous inquiéter, quand la timidité vous empêche de poser les questions qui vous brûlent les lèvres et que personne n’a l’idée de prévenir ?
Si pourtant le jeune Ingmar était fort aise, le vieux Stark se montrait taciturne, maussade, difficile à vivre.
– Je crois que tu as le mal de la forêt, lui dit Ingmar un soir qu’assis chacun sur un tronc d’arbre ils mangeaient leur collation.
– Oui ; Dieu m’est témoin que j’aurais mieux aimé ne pas revenir.
– Mais qu’est-ce qui va donc de travers par ici ?
– Tu le demandes ? Tu devrais savoir comme moi que ça tourne mal avec Hellgum.
Ingmar répondit qu’il avait entendu dire au contraire que Hellgum était devenu un homme de conséquence.
– Ah ! oui ! Et de telle conséquence qu’il a mis toute la commune sans dessus dessous.
Le jeune homme regardait avec étonnement que Stark ne manifestait jamais la moindre affection pour sa propre famille. Le tenancier ne se souciait au monde que d’Ingmarsgard et des Ingmarsson.
– M’est avis que la doctrine de Hellgum est bonne, dit Ingmar, obligé de défendre le gendre auprès du beau-père.
– Ah ! vraiment ! grommela le vieux en le regardant d’une mine renfrognée. Et c’est aussi ton avis que Grand Ingmar l’eût trouvée bonne ?
Ingmar répondit que son père aurait certainement voulu se joindre à Hellgum pour mener une vie de justice.
– Tu t’imagines donc que Grand Ingmar eût approuvé qu’on appelât diables et antéchrist tous ceux qui n’appartiennent pas à la communauté, et qu’il aurait rompu avec de vieux amis à cause que ceux-ci gardaient leur ancienne foi ?
– Je ne pense pas, fit Ingmar, que des gens comme Hellgum, Halfoor et Karine agissent ainsi.
– Essaie de leur résister et tu verras ce que tu vaux à leurs yeux.
Ingmar coupa de larges morceaux dans sa tartine beurrée et s’en remplit la bouche. Que la mauvaise humeur de Stark était donc fâcheuse !
– Ah ! oui, soupira le vieux après un silence, c’est comme cela : te voilà toi, le fils de Grand Ingmar, et personne ne te demande ton avis, tandis que mon Anna Lisa et son mari vivent parmi les notables. Les plus huppés de la commune se mettent en frais pour les recevoir et leur font des courbettes et les invitent tous les jours à des régalades.
Ingmar mâchait son pain sans répondre.
– Sûrement, c’est ce qu’on appelle une belle doctrine ! continua Stark. Aussi la moitié de la commune s’est-elle jointe à Hellgum. Un pouvoir comme celui de Hellgum, personne n’en a jamais eu ici, pas même Grand Ingmar. Il sépare les enfants des parents, car ceux qui le suivent ne doivent point s’attarder au milieu des pécheurs. Sur un signe de lui, le frère quitte son frère, l’ami son ami, le fiancé sa fiancée. Il a eu le pouvoir de jeter la discorde cet hiver dans chaque ferme. Ah ! oui, Grand Ingmar en eût été content ! Et probablement il l’aurait encouragé ! Oh, ça ne fait pas l’ombre d’un doute.
Ingmar promenait les yeux autour de lui comme s’il eût cherché un endroit par où se sauver. Il sentait bien que Stark exagérait, mais sou contentement intérieur en était tout de même altéré.
– Je ne nie pas, reprit le vieux, que Hellgum accomplisse des choses merveilleuses : il réussit à maintenir en amitié des gens qui, hier encore, ne pouvaient se souffrir. Il prend au riche pour donner au pauvre et fait surveiller les uns par les autres sans qu’il en résulte des brouilles. Seulement, je plains ceux qui ne sont pas du jeu et qu’on nomme les enfants du diable. Mais ce n’est peut-être pas ton idée... Autrefois, du temps du Grand Ingmar, on vivait chez nous en si bonne intelligence que notre peuple passait pour le plus paisible et le plus aimable de la Dalécarlie. Aujourd’hui, anges contre diables, brebis contre chèvres !
« Comme je voudrais que ce fût l’heure du travail ! pensait Ingmar excédé. Qui me débarrassera de cette conversation ? »
– Et, poursuivit Stark, il ne s’écoulera peut-être pas beaucoup de temps avant que ce soit fini entre toi et moi. Si tu vas de leur bord, ils ne te permettront plus de me fréquenter.
Ingmar se leva et lâcha un juron.
– Oui, si tu continues à divaguer, il se peut bien que la chose arrive ! s’écria-t-il. Tu devrais savoir, ce me semble, qu’on ne me monte pas la tête contre les miens ; et, pour Hellgum, c’est l’homme le meilleur et le plus fort que je connaisse.
Ces paroles imposèrent silence au vieux tenancier, qui, un instant après, le quitta. Il descendait au bourg, chez son ami le caporal Falt.
– Depuis des siècles, bougonna-t-il, je n’ai pas causé avec une personne sensée.
Le lendemain matin, quand vers cinq heures Ingmar retourna à la scierie, Stark l’y avait déjà devancé.
– Aujourd’hui, fit-il, tu pourras voir Hellgum. Anna Lisa et lui sont rentrés hier à la tardée. Je crois qu’ils sont revenus en toute hâte de leur grande fête pour te convertir.
– Bon, voilà que tu recommences ! dit Ingmar.
Les paroles du vieux lui avaient tinté aux oreilles, la nuit durant ; et, s’il se creusait la tête et doutait qui avait tort ou raison, du moins il ne voulait plus entendre médire de ses proches.
Stark resta silencieux un moment, puis il se prit à rire tout bas.
– Qu’as-tu ? demanda Ingmar sur le point de lever la vanne.
– Je ris de la Gertrud du maître d’école.
– De Gertrud ? Et pourquoi ?
– C’est qu’on dit au bourg qu’elle seule a de l’influence sur Hellgum.
– Qu’est-ce que Gertrud a donc à voir avec Hellgum ?
Le jeune homme ne leva point la vanne, car, une fois la scie en mouvement, on ne s’entendait plus.
– Mais il me semble, répondit Stark en l’examinant du coin de que tu m’as défendu de te parler de ces histoires.
Ingmar eut un léger sourire.
– Oh ! toi, tu sais t’arranger pour arriver à tes fins.
– Eh bien, c’est à propos de Gunhild, la fille du doyen, cette folle !...
– Mais elle n’est pas folle, interrompit Ingmar.
– Appelle-la comme il te plaira. Toujours est-il qu’elle était à Ingmarsgard, quand ils fondèrent leur secte. De retour au logis, elle signifia à ses parents qu’ayant adopté la seule vraie doctrine elle irait habiter chez Halfoor. Ses parents lui demandèrent pourquoi ? Pour mener une vie de justice. Ils lui répondirent qu’elle pourrait la mener près d’eux. Mais la pécore de répliquer que c’était impossible, vu qu’ils n’avaient point la même foi. « Tous ceux qui ont ta foi iront donc habiter Ingmarsgard ? » demanda le doyen. Non, elle seulement : les autres, par bonheur, vivaient entourés de chrétiens. Le doyen et sa femme, deux braves gens, tâchèrent par la douceur de la ramener au bon sens. Mais la fille s’entêta et sa résistance échauffa son père tant et si bien qu’il l’enferma dans sa chambre...
– Mais tu devais me parler de Gertrud ! s’écria Ingmar.
– Patience, j’y arrive... Le lendemain, comme Gertrud et sa mère Stina filaient dans leur cuisine, la femme du doyen entra ; elle qui d’ordinaire a l’air si gai était triste à faire peur. – « Quelle mine vous avez ! » s’écria mère Stina. – « Et quelle mine voulez-vous qu’on ait lorsqu’on a perdu son bien le plus cher ? » Oh ! si je pouvais les battre !...
– Qui ?
– Hellgum et Anna Lisa donc !... Croirais-tu, Ingmar, qu’ils étaient allés chez le doyen, dans la nuit, et qu’ils avaient enlevé Gunhild ?
Ingmar poussa une exclamation.
– En vérité, ma fille a épousé un brigand ! s’écria le vieux. Au milieu de la nuit, ils frappèrent à la fenêtre de la petite chambre et demandèrent à Gunhild pourquoi elle n’était pas venue à Ingmarsgard. Elle leur raconta que son père l’avait enfermée, et Hellgum déclara que c’était le diable qui avait poussé son père. Tout ceci, les parents l’entendirent...
– Ils l’entendirent ?
– De leur lit, dans l’autre chambre, ils entendirent tout ce que disait Hellgum.
– Mais ils auraient pu le chasser, voyons !
– Non, ils voulaient que Gunhild choisît elle-même. Bons et tendres, comme ils l’avaient toujours été, les vieux parents ne pensaient pas que leur fille se sauvât et ils attendaient dans leur lit, convaincus qu’elle refuserait de les abandonner.
– Et elle y consentit ?
– Oui, Hellgum insistait, et, quand les parents comprirent qu’elle n’avait plus la force de résister, ils la laissèrent partir. Il y a des gens qui sont ainsi... Mais le lendemain, la mère s’en repentit et courut chez le maître d’école et supplia Gertrud de parler à Gunhild, car le doyen avait déclaré qu’il n’irait point chercher son enfant et ne la reverrait que si elle revenait à lui de son plein gré.
– Et que fit Gertrud ?
– Elle alla trouver Gunhild qui fit la sourde oreille. Mais en sortant elle aperçut Hellgum, la cause du malheur. Elle s’avança droit sur lui et commença de le disputer et, pour un peu, l’aurait battu.
– Oui, elle sait parler, Gertrud, fit Ingmar avec admiration.
– Elle dit à Hellgum qu’il avait les agissements d’un guerrier païen et non d’un maître qui enseigne le christianisme, puisqu’il venait ainsi, la nuit, enlever une jeune fille de sa maison.
– Et que répondit Hellgum ?
– Il l’écouta un instant, puis avoua qu’elle avait raison et que la violence l’avait mal conseillé. Et dans l’après-midi il ramena Gunhild à ses parents.
– Gertrud est brave, dit Ingmar en souriant ; et, bien qu’un peu trop violent, Hellgum est un excellent homme.
– Ah, c’est ainsi que tu prends la chose ! repartit Stark. Je m’imaginais que tant de déférence de Hellgum envers Gerbant t’aurait au moins surpris.
Ils demeurèrent silencieux l’un et l’autre, puis Stark poursuivit :
– Beaucoup de gens du bourg m’ont demandé de tes nouvelles ; ils désirent savoir de quel côté tu te rangeras.
– Je pense que cela n’a pas d’importance.
– Vois-tu, dans cette commune nous aimons qu’une personne nous gouverne et nous dirige. Grand Ingmar n’est plus là : le maître d’école a perdu son influence et le pasteur n’en a jamais eu. Voilà pourquoi on suit Hellgum, tant que tu restes à l’écart.
Ingmar laissa tomber ses mains d’un air harassé.
– Mais puisque j’ignore qui a raison !
– On entend que tu nous délivres de Hellgum. Sois sûr que notre hivernage en forêt nous a épargné beaucoup d’ennuis. La vie a été dure ici, avant que les gens eussent pris l’habitude d’être appelés démons et chiens de l’enfer. Figure-toi que les enfants eux-mêmes se sont mis à prêcher et qu’ils ont voulu en remontrer à Storm !
– Pas possible !
– Si ; mêmement qu’un soir une vingtaine d’entre eux s’en vinrent à l’école pour convertir Storm qui était en train d’écrire dans ses livres.
Ingmar ne put s’empêcher de rire.
– Le pauvre Storm en resta tellement ébahi qu’il ne savait que dire ni que faire. Heureusement, Hellgum se trouvait dans la cuisine, près de Gertrud...
– Hellgum près de Gertrud ?
– Oh ! depuis l’affaire de Gunhild, ils sont devenus de bons amis... Et ce fut lui qui chassa les enfants, car il comprit que c’était tout de même trop ridicule.
Ingmar observa que Stark le regardait de l’œil étrange dont un chasseur contemple un ours tombé, incertain s’il doit encore lui porter un dernier coup.
– Qu’attends-tu de moi ? murmura-t-il.
– Et qu’en attendrais-je ? Tu n’es qu’un gamin, et tu ne possèdes rien à toi, que tes deux mains vides !
– Dieu me pardonne, on dirait que tu veux me voir assommer Hellgum !
– Tu pourrais le décider à partir : ce serait montrer aux gens ce que tu vaux.
Ingmar se détourna du vieux tenancier, et mit la scie en mouvement. La langue lui démangeait de le questionner sur la jeune fille et de lui demander si elle ne s’était pas jointe aux Hellgumiens. Mais il était trop fier pour ne point cacher son inquiétude.
À huit heures, Ingmar retourna déjeuner à la ferme, et, selon la coutume, trouva sur la table de bonnes choses qui lui avaient été réservées. Quand il revit Halfoor et Karine, leur douceur et leur sourire lui rendirent les paroles de Stark invraisemblables, et son âme en fut plus légère. Mais bientôt la pensée de Gertrud l’étreignit au point qu’il ne pouvait manger.
– Y a-t-il longtemps que tu n’as été chez le maître d’école, Karine ? dit-il brusquement.
– Oui, répondit Karine sans hésiter, je ne veux pas fréquenter des gens qui sont des impies.
Cette réponse lui donnait à réfléchir. Devait-il se taire ou parler ? Parler, c’était peut-être entrer en lutte avec sa famille ; mais son silence autoriserait à croire qu’il approuvait ce qui lui paraissait être mal.
– Je n’ai jamais vu la moindre impiété chez le maître d’école, reprit-il, et pourtant j’y ai vécu quatre ans.
De son côté, Karine douta, comme Ingmar, si elle devait parler ou se taire, mais, au risque même de blesser son frère, elle jugea préférable de s’en tenir à la vérité, et répondit que, du moment que les gens refusaient d’entendre l’appel de Dieu, on pouvait bien les traiter d’impies.
– L’éducation des enfants, intervint Halfoor, est d’une grande importance.
– Storm a élevé toute la commune et toi aussi, Halfoor, répliqua Ingmar.
– Mais il ne nous a point appris à mener une vie de justice, dit Karine.
– Je suppose, Karine, que tu l’as toujours essayé.
– Écoute, Ingmar : vivre selon l’ancienne doctrine, c’est marcher sur un tronc d’arbre tout rond ; un instant on s’y maintient debout, l’instant d’après on tombe. Mais si mes semblables me prennent les mains, je puis, sans glisser ni choir, suivre l’étroit chemin de la justice.
– On n’y a guère de mérite, alors !
– C’est toujours difficile ; ce n’est plus impossible.
– Enfin que voulais-tu dire au sujet du maître d’école ?
– Ceux qui sont avec nous lui ont retiré leurs enfants.
– Qu’a-t-il fait ?
– Il a envoyé, selon la loi, le garde champêtre chercher les enfants.
– Et vous voilà maintenant brouillés ?
– Nous ne nous occupons que de nos frères, nous.
– Et vous considérez les autres hommes comme des ennemis ?
– Nous nous tenons éloignés de quiconque nous induirait en péché.
À mesure que l’entretien se prolongeait, ils baissaient la voix. Chaque mot, chaque murmure de leur bouche lente augmentait leur angoisse.
– Mais je puis te saluer de la part de Gertrud, ajouta Karine d’un ton qui se forçait à la gaieté. Hellgum s’est beaucoup entretenu avec elle cet hiver, et ce soir, nous a-t-il dit, nous aurons peut-être une nouvelle sœur.
La lèvre d’Ingmar trembla. Toute la matinée, il avait attendu le coup mortel, et voici que la balle lui entrait dans le corps.
– Ah ! murmura-t-il d’une voix presque imperceptible, ah ! vous aurez une nouvelle sœur... Bien des choses se font en bas, pendant qu’on est là-haut sous l’ombre de la forêt.
Ainsi donc Hellgum avait travaillé à s’insinuer dans la faveur de Gertrud et lui avait tendu ses pièges.
– Qu’est-ce que je vais devenir maintenant ? prit-il soudain avec l’accent de détresse d’un enfant perdu.
– Tu vas t’unir à nous, dit vivement Halfoor. Hellgum est revenu, et, quand vous aurez parlé tous deux, tu seras vite converti.
– Il se peut que je ne veuille pas me laisser convertir, lit-il d’une voix de plus en plus sourde.
Halfoor et Karine devinrent silencieux comme des morts.
– Il se peut que je ne veuille pas avoir d’autre foi que celle de père, répéta Ingmar.
– Ne dis rien avant d’avoir causé avec Hellgum, dit Karine.
– Mais enfin si je ne me range pas de votre côté, vous ne voudrez peut-être plus de moi sous votre toit ? continua-t-il en se levant et en repoussant sa chaise.
Comme leur réponse tardait, le jeune homme sentit une espèce d’écroulement en lui et autour de lui, mais il se redressa d’un air plus courageux. « Pendant que j’y suis, pensa-t-il, mieux vaut tirer tout au clair. »
– Je voudrais, dit-il, savoir votre idée par rapport à la scierie.
Halfoor et Karine se regardèrent, l’un et l’autre appréhendant de répondre.
– Rappelle-toi bien, dit Halfoor, que personne au monde ne nous est plus cher que toi.
– Oui, mais quelle est votre idée, par rapport à la scierie ?
– Tu vas d’abord scier tout ton bois, Ingmar.
Ces paroles fuyantes lui furent comme un éclair.
– C’est peut-être Hellgum qui affermera la scierie ? s’écria-t-il.
Sa véhémence confondit son beau-frère et sa sœur : depuis que le nom Gertrud avait été prononcé, toute entente semblait impossible.
– Laisse donc Hellgum te parler, dit Karine.
– Je le laisserai me parler, mais j’aimerais savoir de quoi il retourne ici.
– Tu es bien convaincu, n’est-ce pas que nous voulons ton bien ?
– Enfin, est-ce Hellgum qui affermera la scierie ?
– Nous cherchons pour Hellgum un travail qui lui convienne et lui permette de rester au pays. Nous avions pensé que vous pourriez vous associer tous les deux, si tu avais notre foi, car Hellgum est un rude travailleur.
– Depuis quand, Halfoor, crains-tu les paroles franches ? Je ne te demande qu’une chose : Hellgum affermera-t-il la scierie ?
– Oui, il l’affermera, si tu résistes à Dieu.
– Merci, Halfoor. Maintenant, je sais tout ce que je gagnerai à prendre votre foi, et tout ce que je perdrai à ne point vous suivre : Gertrud, la scierie et la vieille maison.
Il tourna le dos et sortit de la chambre.
Dans la cour, le jeune homme pensa : « Finissons-en ! » et se dirigea du côté de l’école à grandes enjambées.
Quand il ouvrit la porte des Storm, une légère ondée tombait, une vraie pluie de printemps tiède et fine. Tout dans le jardin bourgeonnait et croissait et la terre se couvrait d’une verdure si soudaine qu’on aurait cru voir pousser l’herbe. Du perron, Gertrud regardait la pluie, et deux hauts merisiers, dont les feuilles s’épanouissaient déjà, étendaient leurs branches sur sa tête.
Ingmar s’arrêta un instant à la grille, surpris de cette paix charmante et fraîche. Son exaltation se calmait. Il referma la porte sans bruit et s’avança vers Gertrud qui ne l’avait pas encore vu. Mais, plus près d’elle, il retint ses pas et son haleine : de l’adolescente qu’il avait quittée, douze mois avaient fait une svelte, souple et fière jeune fille. Les cheveux noirs, le cou fin, sa figure d’une blancheur de duvet se colorait sur les joues d’un rose vif et sain. Ses yeux avaient un regard plus profond, chargé de vague langueur, et sa gaîté lumineuse s’était fondue en sérénité tendre. Devant cette métamorphose, une tranquillité solennelle descendit en Ingmar, comme au matin des grandes fêtes religieuses, et ce qu’il ressentait était si beau qu’il eût voulu s’agenouiller et remercier Dieu.
Quand Gertrud l’aperçut, toute sa personne se raidit et une petite ride se creusa entre ses sourcils froncés. Ce jour-là, les pensées d’Ingmar se succédaient plus vite que de coutume. Il devina que Gertrud n’était pas heureuse de le revoir et son cœur se serra. « On te l’a déjà prise », se dit-il. Et, ressaisi par l’angoisse, il demanda brusquement à la jeune fille si, oui ou non, elle allait se joindre à Hellgum et aux Hellgumiens, Gertrud répondit que oui. – Avait-elle bien réfléchi que les Hellgumiens ne lui permettraient pas de fréquenter des personnes qui n’auraient point leur foi ? – Gertrud répondit doucement qu’elle y avait réfléchi.
– Ton père et ta mère y consentent ?
– Ils n’en savent encore rien.
– Mais, Gertrud...
– Chut ! Ingmar, il faut que je le fasse pour la paix de mon âme. Dieu m’y force.
– Non, ce n’est pas Dieu ! s’écria Ingmar. C’est...
Mais la jeune fille se tourna vers lui d’un mouvement si impétueux qu’il s’interrompit et ajouta seulement :
– Je suis venu te dire que je ne m’unirai jamais aux Hellgumiens et que, si tu vas à eux, nous serons séparés pour toujours.
Gertrud eut l’air de ne pas comprendre en quoi cette menace pouvait la concerner.
– Je t’en supplie, reprit Ingmar, ne fais pas cela !
– Ne pense pas que j’agisse légèrement, Ingmar : j’ai beaucoup réfléchi.
– Eh bien, réfléchis encore une fois !
Gertrud se détourna, impatientée.
– Penses-y dans l’intérêt de Hellgum ! cria le jeune homme dont la colère grandissait.
Et il la saisit par le bras, mais la jeune fille se dégagea de son étreinte.
– Tu es hors de ton bon sens, toi, Ingmar !
– Oui, et je deviendrai fou à cause de tout ce que Hellgum fait ici ! Mais il faut que cela ait une fin !
– Qu’est-ce qui doit avoir une fin ?
– Tu le sauras un autre jour.
Gertrud haussa les épaules.
– Adieu, Gertrud, dit Ingmar, et rappelle-toi bien que tu n’entreras jamais parmi les Hellgumiens.
– Que penses-tu faire, Ingmar ? demanda la jeune fille que l’inquiétude gagnait.
– Adieu, adieu ! Mais songe à ce que je t’ai dit.
Il s’éloignait déjà sur l’allée sablée et avait repris la route de la ferme. « Si j’étais aussi intelligent que père, se disait-il, si j’avais le pouvoir de Grand Ingmar, comment agirais-je ? Me voici sur le point de perdre tout ce que j’aime et je ne vois pas d’issue... » Mais au cas où le malheur lui arriverait, il était très sûr que Hellgum le paierait cher. Et l’idée de rencontrer Hellgum le mena droit chez Stark.
Quand il fut devant la porte, il entendit un bruit de voix irritées, et, au moment de rebrousser chemin, ces mots le frappèrent : « Nous sommes trois frères, et nous sommes venus de loin te demander compte, Johan Hellgum, de notre cadet qui, parti pour l’Amérique, est entré dans ta communauté et que tes prêches ont rendu fou... »
Ingmar s’en retourna précipitamment. D’autres que lui avaient donc à se plaindre de Hellgum, cet artisan de détresse. Il descendit à la scierie, mais, pendant que la scie grinçait et que le torrent mugissait, un cri déchira les airs. Le jeune homme n’y fit aucune attention, trop absorbé par la haine violente qui l’agitait contre Hellgum. Il crut percevoir un second cri et soupçonna que l’apôtre et les étrangers vidaient leurs débats à coups de poing. « Ah ! ce ne serait pas dommage si les étrangers l’assommaient ! » pensa-t-il. Un troisième cri, le cri d’un homme en péril, retentit sur sa tête, et le jeune homme se mit à grimper la ravine en toute hâte.
À mesure qu’il approchait, tes appels désespérés de Hellgum lui arrivaient plus distincts, et, quand il toucha au seuil du logis, le sol même lui parut vaciller sous les heurts du combat. Ingmar ouvrait toujours une porte avec une lenteur prudente ; mais cette fois il le fit encore plus doucement et se glissa dans la pièce d’une façon timide et gauche.
Hellgum, une courte hache à la main, était acculé au mur ; les trois étrangers, trois solides gaillards, armés de bûches qu’ils brandissaient comme des massues, l’assiégeaient et lui donnaient l’assaut. Ils n’avaient point d’autres armes, car ils n’étaient venus que pour rosser Hellgum, mais, dès que ce dernier eut saisi une hache, la soif du sang les avait pris, et maintenant c’était un jeu de vie ou de mort.
Ils regardèrent à peine Ingmar, ce grand gamin aux gestes empêtrés, et Ingmar considérait ce tableau comme ces choses que l’on a souhaitées et qui soudainement apparaissent en rêve. De temps en temps Hellgum poussait un cri aigu. « Tu ne t’imagines peut-être pas que je serai assez bête pour t’aider », murmurait Ingmar. Au même moment, un des hommes réussit à frapper Hellgum sur le crâne et d’un coup si rude que celui-ci lâcha la hache et s’affaissa. Alors les autres jetèrent leurs bûches et empoignèrent leurs couteaux.
Une pensée traversa la tête du jeune homme : un vieux dicton disait des gens de sa famille que chacun d’eux, une fois dans sa vie, devait commettre une vilenie ou une petite lâcheté. Était-ce son tour ? Soudain un des agresseurs se sentit saisi par derrière, soulevé et lancé hors de la maison. L’autre n’eut pas le temps de se retourner qu’il fut traité de même, et le troisième, penché sur Hellgum, se dressait à peine lorsqu’un bon coup l’envoya rejoindre ses camarades.
– Eh bien ! leur cria Ingmar en riant, vous n’y revenez pas ?
Il eût été presque content qu’on l’attaquât, tant le sentiment d’avoir usé de toute sa force lui réchauffait le cœur.
Les trois frères allaient recommencer, mais l’un d’eux entrevit une personne sur le sentier et donna le signal de la fuite. Seulement, avant de jouer des jambes, il sauta sur Ingmar et lui porta un coup de couteau dans la nuque.
– Voilà pour te mêler de nos affaires ! lui cria-t-il.
Et, pendant que le jeune homme chancelait, il se sauva en éclatant de rire.
Quelques instants plus tard, Karine trouvait Ingmar assis près du seuil, avec une blessure au cou, et, dans la chambre, Hellgum appuyé contre le mur, le visage baigné de sang, et la main sur sa hache. Elle n’avait point aperçu les fuyards et crut que son frère avait assailli Hellgum et l’avait meurtri. Le souvenir du crime maternel lui traversa l’esprit, et l’horreur de ce spectacle la fit presque défaillir.
Elle se précipita vers Hellgum.
– Non ! Non ! cria celui-ci, d’abord Ingmar !
– On ne soigne pas le meurtrier avant sa victime, répondit-elle durement.
– Ingmar d’abord ! Ingmar d’abord ! criait Hellgum qui s’était relevé et, dans son excitation, brandissait sa hache devant elle. C’est lui qui a frappé les meurtriers et qui m’a sauvé la vie !
Lorsque Karine comprit enfin ce qui s’était passé, elle revint vers Ingmar, mais le jeune homme s’en allait et traversait déjà la cour de son pas trébuchant. Elle courut après lui :
– Ingmar ! Ingmar !
Ingmar ne retourna même pas la tête. Karine n’eut pas de peine à l’atteindre et mit la main sur son bras.
– Reste, Ingmar, que je puisse te panser.
Ingmar s’arracha de cette main et continua sa route. Il s’avançait comme un aveugle hors des sentiers battus. Le sang, qui filtrait sous ses habits, coulait dans une de ses chaussures et, à chaque pas en débordait. Karine suivait ces traces rouges en se tordant les mains.
– Arrête-toi, Ingmar ! Où vas-tu ?
Il allait vers la forêt où nulle âme ne pouvait le secourir ; et sa sœur marchait derrière lui, les yeux toujours fixés sur le soulier sanglant dont les empreintes devenaient de plus en plus rouges.
– Dieu te bénisse, Ingmar, d’avoir sauvé Hellgum ! Il t’en a fallu du courage et de la force d’homme !
Mais Ingmar s’éloignait sans l’écouter. Alors Karine le devança et se mit en travers de sa route. Les yeux baissés, il s’écarta d’elle et murmura seulement :
– Va soigner Hellgum !
– Je voulais te dire, Ingmar, que Halfoor et moi nous avons regretté les paroles de ce matin, et j’étais venue justement pour avertir Hellgum que, malgré tout, tu garderais la scierie.
– Donne-la maintenant à Hellgum, répondit Ingmar.
Et, trébuchant contre des pierres et des souches d’arbre, il marchait et continuait de marcher.
– Pardonne-moi, disait Karine attachée à ses pas, pardonne-moi si je me suis trompée et si j’ai pensé que tu t’étais battu avec Hellgum... Que pouvais-je croire ?
– Tu pouvais croire en effet que ton frère était un meurtrier.
L’herbe foulée sous ses pieds se redressait dégoûtante de sang. Et ce nom de Hellgum qui revenait constamment à ses lèvres éclaira Karine sur la haine qu’il avait vouée à cet homme. Elle sentit toute la beauté de son action.
– Tu seras grandement loué et honoré de ce que tu as fait aujourd’hui. Tu ne voudrais pas mourir et te retirer d’une si belle gloire.
Ingmar rit d’un rire amer, et la regarda de son visage pâle et décomposé.
– Va, va ! je sais qui tu désirerais soigner !
Ses pas vacillants laissaient maintenant derrière lui une traînée de sang ininterrompue. Et ce sang affolait Karine, exaspérait le grand amour qu’elle avait toujours eu pour son frère. Mais, du fond de sa douleur, elle était fière de lui, connue d’un vigoureux rameau poussé sur le noble vieil arbre.
– Ingmar, ta vie ne t’appartient pas : tu en dois compte à Dieu et aux hommes. S’il est en mon pouvoir de faire quoi que ce soit qui te rende le goût de vivre, dis-le.
Ingmar saisit un tronc d’arbre pour ne pas tomber et répondit avec un rire incrédule :
– Peut-être accepterais-tu de renvoyer Hellgum en Amérique ?
Karine, les yeux baissés vers la petite mare de sang qui s’élargissait autour du pied gauche d’Ingmar, essayait de se représenter le sacrifice que son frère exigeait d’elle. Il lui faudrait donc sortir de ce jardin du ciel où elle avait vécu tout l’hiver et redescendre dans le triste et misérable monde des péchés.
Le jeune homme la regardait droit aux yeux. Son visage était jaune et pale ; sa peau se collait sur les os de ses tempes ; son nez s’amincissait comme celui d’un mort. Mais sa forte lèvre inférieure s’avançait plus autoritaire que jamais, et la ligne dure autour de sa bouche se creusait profondément.
– Il ne me semble pas que, Hellgum et moi, nous puissions vivre dans la même commune, mais je vois que c’est à moi de lui céder la place.
– Non, dit enfin Karine. Si tu me laisses te soigner, je te promets que Hellgum partira.
« Dieu saura bien nous trouver un autre appui, pensait-elle. Pour moi, il m’est impossible de ne pas obéir à Ingmar. »
Ingmar avait été pansé : la blessure n’était pas dangereuse, mais le condamnait à quelques jours de repos. Il était couché à l’étage supérieur et Karine qui, assise à son chevet, l’entendait divaguer, comprit bien que tous ses soucis ne venaient pas seulement de Hellgum et de la scierie.
Vers le soir, quand la fièvre l’eut quitté, sa sœur lui dit :
– Il y a en bas une personne qui désire te parler.
Le jeune homme répondit qu’il était trop fatigué pour la recevoir.
– M’est avis que cette visite te fera du bien, repartit Karine.
Et Gertrud entra. Quand elle s’approcha du lit, Ingmar mit la main sur ses yeux.
– Tu ne veux donc pas me voir ? murmura Gertrud.
Ingmar secoua la tête.
– Il faut pourtant que tu saches...
– Que tu t’es convertie à la secte de Hellgum, peut-être.
– Non. Ingmar, il faut que tu saches...
Elle s’agenouilla près du lit, écarta la main dont le jeune homme se couvrait les yeux, puis rougit, hésita et dit enfin :
– L’an passé, quand tu nous as quittés, j’avais commencé à t’aimer pour de bon.
Ingmar rougit a son tour, mais son visage reprit immédiatement une expression grave et soupçonneuse.
– Je soupirais après toi...
Ingmar eut un sourire de doute et lui caressa légèrement la main pour la remercier de sa bonté.
– ... Mais, pas une seule fois tu n’es revenu me voir. On aurait dit que je n’existais plus pour toi.
– Tu comprends que je ne voulais pas revenir avant d’être bien dans mes affaires et de pouvoir te demander en mariage.
– Je m’imaginais, moi, que tu m’avais oubliée, ajouta Gertrud, tandis que les larmes lui montaient aux paupières. Tu ne te figures pas quelle triste année j’ai passée ! Hellgum se montra bon envers moi et me consola. Il me répétait que mon cœur serait calme, du moment que je le donnerais entièrement à Dieu.
Le jeune homme la regardait avec une espérance toute nouvelle dans les yeux.
– Lorsque je te vis ce matin, je fus effrayée, car je craignais de ne point te résister et d’avoir à lutter encore.
Un sourire rayonnant s’épanouit sur le visage d’Ingmar toujours silencieux.
– Mais ce soir, quand on m’a appris que tu avais secouru celui que tu haïssais, je n’ai pu y tenir...
Le visage de la jeune fille était devenu couleur de sang. Et, penchée sur la main d’Ingmar, Gertrud y appuya ses lèvres.
Alors il sembla au jeune homme que de grandes cloches bourdonnaient à ses oreilles et lui sonnaient la Noël ou la Pâques. Une paix, la paix sainte et profonde des dimanches, se fit dans son âme. L’amour, plus doux que le miel, était sur sa langue, et se répandit en lui avec un délicieux bien-être.
DEUXIÈME PARTIE
I
LA LETTRE DE HELLGUM
Dans la forêt, une vieille femme sort de la cabane, ferme la porte et met la clef à sa place ordinaire, sous le perron. Bien qu’on soit en semaine, la vieille femme a revêtu ses habits du dimanche. Elle fait quelques pas, puis se retourne pour regarder sa pauvre hutte qui se tient debout, petite et grise, sous de gros sapins chargés de neige. Elle la contemple avec un grand amour.
« J’ai vécu ici des jours heureux, dit-elle. Oui, oui, le Seigneur donne et le Seigneur reprend. »
Et elle s’éloigne sur le sentier, très vieille, très frêle, mais encore droite et raide comme celles que l’âge essaie vainement de plier. Elle a de fins cheveux blancs, un beau visage et l’air si doux qu’on est étonné de l’entendre parler d’une voix âpre, solennelle et lente, à la façon d’un vieux prophète. Le chemin est long devant ses pas : Eva Gunnarsdotter se rend à une réunion des Hellgumiens dans Ingmarsgard, car nulle ne fut plus ameute à confesser la nouvelle doctrine.
« Hélas ! pense-t-elle en marchant, c’était un heureux temps que celui où plus de la moitié de la commune s’était rangée du côté de Hellgum ! Qui aurait cru que tant de gens abandonneraient la foi et que, cinq ans après, nous ne resterions qu’une vingtaine ? »
Elle songe aux jours écoulés où, pauvre, seule, oubliée depuis de longues années dans le crépuscule de sa forêt, elle avait tout à coup gagné des frères et des sœurs qui étaient venus vers sa solitude et n’avaient jamais manqué, au lendemain des grandes chutes de neige, de lui frayer un chemin jusqu’au seuil de sa cabane ni de remplir de bois sec son petit hangar. Ses souvenirs vont à Karine, à ses sœurs, à bien d’autres personnes, d’entre les plus notables de la commune, et aux humbles repas d’amour qu’on faisait dans sa cabane grise.
« Hélas, murmura-t-elle, que de gens ont déjà négligé le jour du salut ! Et le châtiment tombera sur nos têtes. Vienne l’été : nous périrons tous, à cause que peu d’entre nous ont répondu à l’appel et que ceux qui y répondirent n’ont point persévéré. »
La vieille femme tourne maintenant ses pensées vers les lettres de Hellgum, ces lettres que les Hellgumiens considèrent comme des Épîtres et lisent à leurs réunions, ainsi que d’autres font de l’Évangile.
« Il fut un temps, dit-elle, où sa parole était semblable au lait et au miel. Il nous prêchait la patience envers ceux qui n’étaient pas convertis, la douceur envers ceux qui nous abandonnaient. Il enseignait aux riches à faire luire également leur charité sur les justes et les injustes. Mais, depuis quelque temps, il n’est pour nous que fiel et hysope. Il ne nous parle dans ses lettres que de punitions et d’épreuves. »
La vieille Eva était arrivée à l’orée du bois, d’où elle dominait et découvrait la vallée tout entière.
En ce beau jour de février, les champs de neige déroulaient leur blancheur jusques à l’horizon. Pas un souffle de vent n’effleurait cette nappe immaculée où les plantes reposaient dans leur léthargie d’hiver. Et la vieille femme songeait que toute cette contrée, qui dormait maintenant son tranquille sommeil, ne se réveillerait à la vie que pour être abîmée sous des torrents de soufre. Ses yeux, que hantaient les images de la Bible, la voyaient déjà couverte de feu, comme aujourd’hui recouverte de neige.
« Il ne nous l’a point dit en termes clairs, pensait-elle, mais il nous parle toujours d’une grande épreuve. Hélas ! qui s’étonnerait que cette commune subit le châtiment de Sodome et la dévastation de Babylone ? »
La vieille Eva Gunnarsdotter ne passa pas devant une habitation qu’elle ne se la représentât, au jour prochain du tremblement de terre, chancelant sur sa base et s’écroulant comme si les murs en eussent été bâtis dans le sable. Elle ne rencontra pas un homme sans se figurer de quelle manière les monstres d’enfer lui donneraient la chasse et le dévoreraient.
« Voilà la Gertrud du maître d’école, se dit-elle en croisant une jolie fille. Ses yeux luisent et étincellent comme des taches de soleil sur la neige. Elle est joyeuse à cause qu’à l’automne elle célébrera ses noces avec le jeune Ingmar Ingmarsson. Je vois qu’elle porte un écheveau de laine sous le bras. C’est probablement pour tisser les rideaux de son lit et les tapis de sa future maison. Mais elle n’achèvera pas son tissu que la destruction sera déjà sur nous. »
La vieille femme jette de sombres regards autour d’elle, en traversant le bourg de l’église, dont la magnificence l’offusque : toutes ces maisons blanches et jaunes, sous leur revêtement de bois, et avec leurs hautes fenêtres, tomberont ni plus ni moins que sa pauvre cabane où les fenêtres ne sont que des trous et où la mousse blanchit entre les poutres des murs. Au milieu du bourg, elle s’arrête et, toute saisie de colère, frappe violemment le sol de son bâton :
– Oui ! Oui ! cria-t-elle avec tant de véhémence que les passants se retournèrent, oui, les gens qui demeurent ici ont repoussé l’Évangile du Christ, pour s’en tenir à l’Évangile de l’Ennemi ! Que n’ont-ils entendu la voix de l’Éternel C’est à cause d’eux que nous périrons tous Le Seigneur Dieu nous fera porter leur iniquité jusqu’à la mort.
Quand elle eut franchi le pont, quelques Hellgumiens la rejoignirent : Gunnar de Kolas et sa femme Brita, puis Hok Matts Erikson et son fils Gabriel, et la Gunhild du Doyen. C’était un beau spectacle que tous ces gens qui s’avançaient, dans leurs costumes bariolés, sur le chemin de neige blanche. Mais Eva vit en eux des prisonniers que l’on conduit à l’exécution, des bêtes qu’on mène aux abattoirs. D’ailleurs, ils marchaient, les yeux baissés, le dos volté sous le faix du découragement. Ils avaient espéré que le règne de la justice s’établirait sur la terre et que la nouvelle Jérusalem y descendrait dans un nuage du ciel ; et maintenant, déclinés, obligés de reconnaître qu’ils s’étaient leurrés, sentant au fond de leur cœur quelque chose de brisé, amèrement tristes d’avoir joué leur vie et de l’avoir perdue, les Hellgumiens traînaient le pas, soupiraient et se reprenaient à soupirer, et ne trouvaient rien à se dire.
Pourquoi sont-ils si désolés, pensa la vieille femme, puisqu’ils ne croient pas à la ruine prochaine, et ne veulent pas comprendre le sens des lettres ? Je le leur ai pourtant expliqué. Mais ceux qui habitent dans la plaine sous le ciel découvert n’ont pas le même entendement des choses terribles que ceux qui demeurent seuls dans l’obscurité de la forêt. »
Elle remarqua que les Hellgumiens étaient effrayés de ce que Halfoor les eût réunis un jour de semaine. N’allaient-ils pas apprendre une nouvelle désertion ? Ils se regardaient, s’examinaient d’un œil inquiet et soupçonneux. Chacun d’eux semblait demander à l’autre : « Combien de temps encore resteras-tu parmi nous, toi ? » Ne vaudrait-il pas mieux d’un seul coup rompre cette communauté, cette vie d’union fraternelle, qui commençait à se dissoudre ? La mort subite n’est-elle pas préférable aux lenteurs de l’agonie ?
Cependant que ces gens mélancoliques poursuivaient leur route, le luisant soleil d’hiver continuait son chemin dans les hauteurs du ciel bleu. Une fraîcheur vive et saine qui montait de la neige réveillait le courage et la gaieté. Et de la couronne des montagnes aux pentes couvertes de sapin, s’épandait sur toute la vallée une sérénité silencieuse et large.
Enfin on arriva à Ingmarsgard et l’on gravit les marches du perron sous l’auvent chargé de neige.
Dans la grand-salle de la ferme, près des poutres du plafond, était suspendu un tableau qui datait bien d’un siècle et qu’avait, sans doute, fabriqué quelque vieux peintre du bourg. Il représentait une ville ceinte de hautes murailles, derrière lesquelles, plus hauts encore, s’allongeaient des faîtes et pointaient des pignons. On y distinguait à merveille les toits en tourbe verte des paysans et les toits en ardoises des blanches demeures seigneuriales, et des tours revêtues de cuivre comme l’église de Madame Christine à Falun. Devant la ville se promenaient des gentilshommes, culottes courtes et souliers à boucle, un jonc à la main ; et de la grosse porte sortait une berline où étaient assises des dames aux cheveux poudrés, coiffées de grands chapeaux bergère. On avait écrit sous le tableau, en beaux caractères enguirlandés : Ceci est Jérusalem, la sainte cité de Dieu.
Il était bien rare qu’on levât les yeux jusqu’à cette peinture, et la plupart de ceux qui fréquentaient à Ingmarsgard ignoraient même son existence. Mais, ce jour-là, une verte couronne d’airelles l’entourait si bien qu’elle attirait tous les regards. Eva Gunnarsdotter le vit immédiatement et pensa : « Ils savent ici que nous allons périr ; c’est pour cela qu’ils nous donnent à contempler la ville céleste. »
Karine et Halfoor vinrent à la rencontre de leurs invités, encore plus sombres qu’eux et plus effarés.
« Oui, oui, se répéta Eva, ils savent que les temps sont proches. »
Comme elle était la plus âgée, elle s’assit au haut bout de la table, et devant elle était posée une lettre aux timbres américains.
– Il nous est encore arrivé une lettre de notre cher frère Hellgum, dit Halfoor ; c’est pourquoi j’ai réuni les frères et les sœurs.
– Je comprends que la lettre doit être d’importance, répondit lentement Kolas Gunnar.
– Oui, reprit Halfoor, il nous explique ce qu’Il entendait par la grande épreuve.
– J’estime que personne de nous ne craindra de souffrir pour le Seigneur, dit Gunnar.
Plusieurs Hellgumiens n’étaient pas encore là, et, pendant qu’on les attendait, la vieille Eva, ses yeux de presbyte attachés à la lettre, songeait au livre écrit dedans et dehors, scellé de sept sceaux dont parle l’Apocalypse. Et il lui semblait que, si une main touchait à cette lettre, l’ange de la destruction descendrait du ciel. Elle leva la tête et contempla Jérusalem.
« Oui, oui, murmura-t-elle, je voudrais bien aller dans cette ville dont les portes sont d’un or pur semblable à du verre très clair. » Et elle se mit à réciter intérieurement :
Les fondements de la muraille étaient ornés de toutes sortes de pierres précieuses. Le premier fondement était de jaspe, le second de saphir, le troisième de calcédoine, le quatrième d’émeraude, le cinquième de sardonix, le sixième de sardoine, le septième.....
La vieille femme était si absorbée par son cher Apocalypse, qu’elle tressauta, comme réveillée d’un profond sommeil, quand Halfoor Halfoorson étendit la main vers la lettre. Mais avant de la saisir :
– Je pense, dit-il, que nous allons d’abord chanter un cantique. Prenons no 224 :
Ma Jérusalem adorée – Ma belle ville d’or – Ma riche et chaude maison paternelle !...
Eva poussa un soupir de soulagement, lorsqu’elle vit que le moment fatal était retardé : « Hélas ! songea-t-elle presque honteuse, vieille comme je suis, puis-je donc craindre de mourir ? »
Le cantique achevé, Halfoor prit la lettre, la déplia et en commença la lecture du même ton qu’il lisait un sermon :
« Chers frères et sœurs, grâce et paix ! Jusqu’à ce jour nous avions cru que, vous et moi, nous étions les seuls dans notre foi. Mais, loué soit Dieu ! nous avons trouvé ici des frères qui pensent noire pensée et vivent notre vie.
« Sachez donc qu’ici même vivait, vingt ans Passés, un homme nommé Edward Gordon. Il y vivait avec sa femme dans la crainte de Dieu. Et tous deux, émus de la grande misère qui est parmi les hommes, ils priaient Dieu de leur donner la grâce et le pouvoir de la soulager.
« Or, il arriva que la femme d’Edward Gordon dut voyager sur la mer et qu’elle fit naufrage et qu’elle fut précipitée au milieu des flots. Et, comme elle était dans le péril de la mort, elle entendit la voix de Dieu, et cette voix lui commandait d’apprendre aux hommes à vivre en union.
« Et la femme fut sauvée de la mer et de la mort, et vint à son mari et lui annonça le message de Dieu. Alors il dit : « Ceci est un grand message. C’est un si grand message qu’une seule place, sur toute l’étendue de la terre, est digne de le recevoir. Rassemblons nos amis et allons à Jérusalem prêcher ce saint message de Dieu. »
« Edward Gordon et sa femme et trente autres personnes partirent pour Jérusalem. Ils y vécurent en parfaite concorde dans la même demeure, partageant leurs biens et veillant les uns sur les autres. Et ils appelaient à eux les enfants des pauvres ; et ils soignaient les malades. Mais ils ne prêchaient ni dans les temples ni sur les places, car ils disaient : « C’est notre vie qui parlera pour nous. »
« Et les hommes qui les virent à l’œuvre, disaient d’eux : « Ce sont des insensés. » Mais les plus hostiles furent les chrétiens venus en Palestine afin de convertir les Juifs et les Musulmans, car ils disaient : « Quels sont ces étrangers qui ne prêchent point ? Sûrement ils sont ici pour mener une vie mauvaise et jouir de leurs sens parmi les païens. » Et ils élevèrent contre eux un cri qui traversa les mers et fut entendu des gens de leur patrie.
« Or, au nombre de ceux qui étaient partis pour Jérusalem, se trouvait une riche veuve et ses deux enfants. Et elle avait laissé un frère dans son pays. Et l’on disait à ce frère : « Comment peux-tu permettre que ta sœur avec tes neveux mène une vie mauvaise en compagnie de paresseux qui vivent sur ses biens ? » Et le frère fit un procès à sa sœur, car il voulait qu’elle laissât ses enfants en Amérique. Ce procès l’y ramena pour quelque temps, accompagnée de ses enfants, d’Edward Gordon et de sa femme. Ils avaient alors vécu quatorze ans à Jérusalem, et, quand ils revinrent ici, les journaux furent pleins de leurs noms et les traitèrent de fous et d’imposteurs. »
Arrivé à cet endroit de la lettre, Halfoor s’arrêta et rendit ce qu’il avait lu en paroles plus simples, afin que tous l’entendissent bien. Puis il poursuivit sa lecture :
« Dès que nous apprîmes ce que disaient les journaux, nous commençâmes de penser que ces hommes avaient notre croyance. Et nous leur écrivîmes de venir nous voir. Et ils obéirent à notre appel. Alors nous avons connu que nous ne nous étions point trompés et que la grâce de Dieu nous avait poussés les uns vers les autres.
« Et comme ils nous parlaient des splendeurs de la cité de Dieu qui luit sur sa blanche montagne, nous les louâmes de fouler les routes que Jésus a foulées. Et l’un de nous leur dit : « Pourquoi ne vous suivrions-nous pas à Jérusalem ? »
« Et ils répondirent : « Vous ne nous suivrez pas car la sainte cité de Dieu est remplie de discorde et de lutte, de misère et de maladie, de méchanceté et de pauvreté. »
« Et l’un de nous s’écria : « C’est Dieu peut-être qui vous mène vers nous afin que nous vous suivions et que nous combattions avec vous le bon combat. »
« Alors nous entendîmes tous la voix de Dieu souffler dans nos cœurs et nous dire : « Oui, oui, ceci est ma volonté. »
« Nous leur demandâmes s’ils voulaient nous recevoir parmi eux, bien qu’ignorants et pauvres, et ils répondirent qu’ils le voulaient. Et tout le temps l’Esprit était sur nous et nous sentions une grande joie, et nous nous disions : « Maintenant nous voyons que Dieu nous aime puisqu’il nous envoie au même pays où il envoya son Fils. »
« Mais alors quelqu’un d’entre nous dit : « Et nos frères de Suède ? » Et nous racontâmes à nos frères de Jérusalem : « Nous sommes plus nombreux que vous ne nous voyez ici, car nous avons des frères et sœurs qui sont restés à la maison, en Suède. Et ils mènent une dure bataille pour la justice, car ils sont forcés de vivre au milieu des pécheurs et rudement éprouvés par l’apostasie. »
« Et nos frères de Jérusalem dirent : « Laissez vos frères et vos sœurs de Suède nous suivre dans Sion et participer à notre saint labeur. »
« Et nous fûmes heureux tout d’abord à l’idée que vous nous suivriez, mais bientôt nous nous attristâmes : « Jamais, pensions-nous, ils ne pourront abandonner leurs grandes fermes, leurs champs fertiles, leurs occupations coutumières. »
« Et nos frères de Jérusalem répondirent : « Nous n’avons ni champs fertiles ni grandes fermes à leur offrir, mais ils marcheront sur les chemins que les pieds de Jésus ont usés. »
« Nous hésitions encore et nous leur dîmes : « Jamais ils ne voudront aller dans un pays où personne n’entend leur langue. »
« Mais nos frères de Jérusalem répondirent : « Ils comprendront ce que les pierres de la Palestine disent de notre Sauveur. »
« Et nous reprîmes : « Ils ne voudront peut-être pas distribuer leurs biens aux étrangers et devenir comme des mendiants. Ils ne voudront peut-être pas quitter leurs honneurs, car ils sont les premiers de leur commune. »
« Et nos frères de Jérusalem répondirent : « Nous n’avons ni honneurs ni biens à leur offrir, mais nous leur offrons de partager les souffrances de Jésus, Notre Sauveur. »
« Et maintenant, je vous le dis, chers frères et sœurs, ne discutez pas ensemble ; mais, quand vous aurez lu ceci, tenez-vous en silence et en tranquillité et soyez attentifs ! Et ce que la voix de Dieu vous ordonnera de faire, faites-le. »
Halfoor plia la lettre et dit :
– Maintenant, nous allons, comme nous le recommande Hellgum, nous tenir en silence et en tranquillité.
On n’entendit plus un souffle dans la grand-salle d’Ingmarsgard. La vieille Eva resta muette comme les autres, attendant que Dieu lui parlât. « Oui, pensait-elle, je comprends l’intention de Hellgum, que nous allions à Jérusalem pour fuir la destruction. Le Seigneur veut nous sauver des torrents de soufre, et nous préserver de la pluie de feu. Et les justes d’entre nous vont entendre sa voix et leur salut. » Elle ne s’arrêta pas un instant à l’idée que ce pouvait être un sacrifice de quitter son foyer, sa patrie et la bonne terre et les vertes forêts de la commune natale et le fleuve qui les traverse si amicalement. D’autres songèrent avec effroi qu’il faudrait changer de vie, renoncer aux parents, à toute la famille ; mais pas elle. Dieu voulait les sauver comme il fit autrefois de Lot et de Noé. Il les appelait à une vie splendide et surnaturelle, dans sa Ville Sainte. Et c’était pour la vieille femme comme si Hellgum leur eût écrit qu’ils seraient enlevés vivants aux cieux.
Tous, les yeux clos, descendaient en eux-mêmes, et plusieurs peinaient d’une telle angoisse que la sueur froide perlait à leurs fronts. Le soleil avait décliné et brillait encore au ras de l’horizon. Ses rayons aigus, projetés dans la chambre, mettaient une lueur de sang sur ces pâles figures. Enfin la femme de Lyung Bjorn se laissa glisser du banc et tomba à genoux sur le plancher. Et après elle les autres s’agenouillèrent ; et plusieurs en même temps poussèrent un profond soupir, et leur visage s’illumina. Et Karine Ingmarsdotter dit d’une voix émerveillée :
– J’entends la voix de Dieu qui m’appelle.
Gunhild leva les mains en extase, le visage ruisselant de larmes :
– Moi aussi, fit-elle, je puis partir : la voix de Dieu m’appelle.
Puis Krister Larsson et sa femme s’écrièrent presque ensemble :
– J’entends, j’entends que je dois partir ! C’est la voix de Dieu.
L’appel les toucha l’un après l’autre, et tous les regrets, toutes les angoisses les quittèrent. Une immense allégresse était sur leurs têtes. Ils n’avaient plus de pensées ni pour leurs fermes ni pour leurs proches et voyaient déjà refleurir leur communauté dans la sainte cité de Dieu.
Mais Halfoor n’avait encore rien entendu. Il soutenait une âpre lutte et se tourmentait et se répétait : « Dieu ne veut pas m’appeler comme les autres, à cause que j’ai plus d’attachement pour mes champs et mes prés que pour sa parole. »
Karine s’approcha de son mari et lui mit la main sur le front.
– Tu dois te tenir en tranquillité, Halfoor, et écouter en silence.
Halfoor joignit ses mains si fortement que les jointures en craquèrent.
– Peut-être Dieu ne me juge-t-il pas digne d’aller... murmura-t-il.
– Si, Halfoor, tu iras ; mais tu dois te tenir en tranquillité, répondit Karine.
Elle s’agenouilla à ses côtés et lui passa le bras autour du corps.
– Écoute, maintenant, Halfoor, et sois sans crainte.
Quelques instants après, les traits de Halfoor se détendirent.
– J’entends, j’entends quelque chose qui vient de loin.
– Ce sont les harpes des anges qui précèdent la voix de Dieu, dit sa femme. Tiens-toi bien calme, Halfoor.
Et elle se pressa contre lui comme elle ne l’avait jamais fait en présence d’autres personnes.
– Ah ! s’écria-t-il en frappant ses mains, j’entends maintenant ! La Voix m’est venue si forte qu’elle a résonné dans mes oreilles. « Tu iras à ma sainte cité de Jérusalem ! » L’avez-vous tous entendue ainsi ?
– Oui, oui, s’écrièrent-ils, nous l’avons tous entendue !
Mais la vieille Eva Gunnarsdotter commença de gémir :
– Je n’ai rien entendu, moi ! Il né m’est pas permis de vous suivre. Je suis la femme de Lot. Et je ne peux pas fuir avec vous ! Et je serai changée en statue de sel !
Elle pleurait d’angoisse : les Helgumiens s’assemblèrent autour d’elle pour prier ; mais aucune voix ne lui arrivait, et son angoisse devint effrayante.
– Je ne puis rien entendre, disait-elle : vous m’emmènerez tout de même ! Vous ne m’abandonnerez pas ; vous ne me laisserez pas noyer dans les torrents de soufre !
– Patience, Eva. Tu l’entendras, la Voix, cette nuit ou demain.
– Vous ne répondez pas à ma question, implorait-elle. M’emmènerez-vous, même si l’appel ne vient pas ?
– Il viendra ! Il viendra ! crièrent les Hellgumiens.
– Vous ne voulez donc pas me répondre ?
– Ma chère Eva, nous ne pouvons pas t’emmener, si Dieu ne t’invite pas. Mais ne crains rien : il t’invitera !
Alors la vieille femme, qui était à genoux, redressa brusquement son corps débile et frappa le plancher du bout de son bâton :
– Vous comptez partir et me laisser périr ici ! Oui, vous comptez partir sans moi qui périrai !
Une aveugle colère secouait ses membres, et on revit encore une fois Eva Gunnarsdotter, telle qu’elle avait été dans sa jeunesse, avec toute sa violence et tout son feu.
– Je ne vous connais plus ! s’écria-t-elle. Je ne veux pas être sauvée par vous ! Loin de moi ! Vous quittez femme et enfants, père et mère, pour vous sauver vous-mêmes. Vous êtes des fous qui abandonnez vos bonnes fermes ! Vous êtes des furieux qui courez après de faux prophètes ! C’est sur vous que pleuvront le soufre et les flammes. C’est vous qui périrez. Mais nous qui restons au logis, nous vivrons !
II
LE TRONC D’ARBRE
Au crépuscule de cette belle journée de février, deux jeunes gens debout sur la route, causent ensemble.
Le jeune homme est descendu de la forêt avec un tronc d’arbre si gros que son cheval peut à peine le traîner. Et cependant la pauvre bête a dû faire un grand détour, et le tronc d’arbre a traversé tout le bourg de l’église, jusqu’au seuil de la blanche maison d’école. Là, tandis que le cheval soufflait, une jeune fille est aussitôt sortie pour contempler le tronc d’arbre.
Elle ne se lasse point de l’admirer. Comme il est long et fort et droit ! Quel bois ferme et sans nœuds ! Quelle belle écorce brune et claire ! Le jeune homme raconte que ce pin poussait naguère sur une bande de sable, très loin, au nord de Klackberg. Il raconte, avec une tendresse grave, quel jour il fut coupé, combien de temps il sécha dans la forêt, et le nombre de pouces que sa circonférence et sa largeur mesurent. La jeune fille a vu flotter sur la rivière et passer sur les routes des milliers de pins abattus, mais jamais elle n’avait imaginé qu’un simple tronc d’arbre pût donner tant de contentement.
– Hélas, Ingmar, dit-elle, ce n’est encore que le premier !
Et, au milieu de sa joie, son cœur se serra à la pensée qu’il a fallu cinq ans de peine et de labeur, avant qu’Ingmar transportât de la forêt le premier tronc d’arbre dont il construirait leur nouvelle maison.
Ingmar, lui, estime que toutes les difficultés sont vaincues.
– Tu verras, Gertrud, que si je puis seulement descendre le bois pendant que la neige est ferme, la maison sera vite faite.
Depuis longtemps le soleil est couché ; le froid devient âpre. Le cheval secoue la tête et gratte de son sabot la neige durcie ; la mèche qui lui tombe sur le front et toute sa crinière blanchissent de frimas. Mais les deux jeunes gens ne sentent pas la froidure ; ils se tiennent chaud, à bâtir leur maison de la cave au grenier. Et quand elle est finie ils commencent à la meubler.
– Le long du mur, là, dit Ingmar, nous mettrons la banquette.
– Mais nous n’avons pas de banquette, que je sache, reprend Gertrud.
Le jeune homme se mord la lèvre. Il aurait voulu garder longtemps le secret de cette banquette, qui les attend déjà chez le menuisier ; et voilà qu’il s’est trahi !
Alors Gertrud ne résiste pas au plaisir de lui révéler aussi ses petits mystères. Depuis cinq ans, elle a vendu des ouvrages de cheveux et des rubans tissés de sa main ; et, avec l’argent gagné, elle a déjà acheté des marmites, des poêles, des assiettes, des plats, des draps, des édredons, des nappes, des tapis... Tant de richesses éblouit Ingmar qui ne sait comment la remercier. Et tout à coup il s’interrompt, regarde Gertrud, et, comme souvent, reste muet devant cette idée stupéfiante qu’un être si doux et si brave sera un jour à lui.
– À quoi penses-tu, Ingmar ? demande la jeune fille.
– Je pense que ce qu’il y aura encore de mieux dans la maison, c’est que je t’aurai.
Gertrud ne répond rien, mais elle caresse de la main le gros tronc d’arbre, ce tronc qui soutiendra leur toit. Elle sait que la sécurité et l’intimité habiteront avec elle, car celui qu’elle épouse est bon et fort, fidèle et généreux.
À ce moment, une vieille femme passait sur la route : elle marchait vite et parlait toute seule d’une voix haute et courroucée :
– Oui, oui, disait-elle, leur bonheur ne durera que de la pointe du jour à l’aurore, et, quand viendra l’épreuve, leur foi se brisera comme une corde filée de mousse. Et leur vie ne sera que longues ténèbres.
– Ce n’est pas de nous qu’elle parle ? demande la jeune fille.
– Comment veux-tu que ce soit de nous ; répond le jeune homme.
III
À INGMARSGARD
Le lendemain était un samedi. Le pasteur s’en revenait le soir, très tard, dans une tempête de neige. Il avait été chez un malade, au nord, sous la grande forêt, et luttait péniblement pour arriver à sa maison. Le cheval s’enfonçait dans la neige et à plusieurs reprises le traîneau avait failli verser. Le pasteur et son valet étaient souvent obligés de descendre et de se frayer un passage en piétinant.
La nuit n’était pas très sombre : la lune courait, large et ronde, entre les nuages neigeux où sa clarté mettait des tons gris clair. Quand on levait le nez, on se sentait tourner la tête à voir danser et tourbillonner ces millions de points blancs dans l’espace glacé.
Les deux voyageurs n’éprouvaient pas partout les mêmes obstacles. Là où le vent balayait la neige sur le verglas, on allait grand train. Là où la neige était haute mais légère et friable, le traîneau passait encore sans difficulté. Seulement, à certains endroits, la tempête avait amoncelé des remparts de neige : il fallait alors quitter la route, se lancer à travers champs, au risque de culbuter dans un fossé ou de voir le cheval s’empaler sur le pieu d’une palissade.
Le pasteur et son valet s’entretenaient, avec la plus vive inquiétude, de l’énorme monceau de neige que les tempêtes avaient coutume d’entasser à côté d’une vieille clôture très haute, près de l’habitation d’Ingmarsgard.
– Quand nous l’aurons traversé, si nous le pouvons, murmuraient-ils, nous serons chez nous.
Et le pasteur songeait que bien souvent il avait demandé à Grand Ingmar d’enlever cette clôture, où la neige ne manquait jamais de s’amasser. Mais les habitants avaient beau changer dans Ingmarsgard : la clôture était inamovible.
Ils aperçurent bientôt en effet la ferme, et, près de la ferme, la neige haute comme un mur, solide comme un roc. On ne pouvait obliquer : il fallait marcher droit au monstre. Le valet, découragé, proposa d’aller quérir du renfort à Ingmarsgard. Mais le pasteur s’y refusa. Depuis cinq ans, pas un mot n’avait été échangé entre Karine et lui ; et rien n’est plus désagréable que de rencontrer d’anciens amis avec qui l’on a rompu.
Bon gré, mal gré, le cheval dut escalader l’escarpement ; mais arrivé au sommet, la neige, qui jusque là l’avait soutenu et porté, céda, et il s’abîma sous les yeux des voyageurs qui le cherchaient encore. En même temps, un des brancards du traîneau se brisait. Il était impossible de continuer.
Quelques instants après, le pasteur ouvrait la porte de la grande salle d’Ingmarsgard.
Un feu de bois sec flambait dans la cheminée. D’un côté du foyer, la maîtresse de maison était assise et filait une laine finement cardée, et, derrière elle, en longue rangée, les servantes et les journalières filaient de l’étoupe et du lin. L’autre côté du foyer était réservé aux hommes ; ils rentraient fatigués d’avoir transporté du bois : les uns se reposaient, d’autres vaquaient à de petits ouvrages qui leur semblaient un jeu, comme de tailler des bûchettes, d’aiguiser des dents de râteau, de façonner des manches de hache.
Quand le pasteur entra et raconta sa mésaventure, tout le monde se mit en mouvement. Les valets sortirent avec de grandes pelles pour désensevelir le cheval ; et, pendant que Halfoor conduisait le pasteur à la table et le priait de s’y asseoir, Karine dépêchait ses servantes dans la cuisine, et leur faisait préparer le café et un souper de cérémonie. Elle étendit elle-même devant le feu la pelisse trempée de son hôte, alluma la suspension, et approcha son rouet de la table, afin de prendre part à la conversation des deux hommes.
Le pasteur pensa : « Je n’aurais pas été mieux reçu ici, du vivant de Grand Ingmar. »
Halfoor parla d’abord de l’état des routes, puis demanda au pasteur s’il avait bien vendu son blé et si on lui avait enfin réparé son presbytère. Karine s’informa de la santé de sa femme, qui était toujours malade.
Bientôt le valet du pasteur vint annoncer que le cheval était retiré de la neige, le brancard raccommodé, et qu’on pouvait se remettre en route. Mais Karine et Halfoor invitèrent le pasteur à souper et firent de telles instances qu’il accepta.
Le café fut servi : la grande cafetière d’argent étincelait au milieu du plateau, près du sucrier, de l’antique sucrier d’argent qu’on n’atteignait qu’aux jours de noces et de funérailles : et sur trois hautes coupes d’argent, s’empilaient des gâteaux. L’étonnement écarquillait les petits yeux ronds du pasteur. Il se passa et repassa la main sur le front, ainsi qu’en un rêve dont il eût craint qu’on le réveillât.
Halfoor lui montra la peau d’un élan qu’il avait tué l’automne passé dans la forêt d’Ingmarsgard. La peau fut étalée par terre, et, comme le pasteur n’en avait jamais vu de plus grande ni de plus belle, Karine chuchota quelques mots à l’oreille de son mari, et celui-ci le pria de la recevoir en cadeau.
Cependant Karine allait, venait, tirait des placards une superbe vieille argenterie. Elle recouvrit la table d’une nappe dont les larges bords étaient brodés à jour ; et elle y posa tant de cuillers et de fourchettes qu’on eût dit un couvert de gala. Le lait et la petite bière furent versés dans d’énormes canettes d’argent ; et, après le repas, quand le pasteur prit congé, Halfoor Halfoorson, lui-même, et deux de ses valets l’accompagnèrent, lui ouvrirent un passage à travers les monceaux de neige, soutinrent le traîneau d’une main ferme et ne quittèrent point leur hôte qu’il ne fût dans sa cour.
Le pasteur se retrouva sain et sauf sur le perron de son presbytère, et, tout heureux d’avoir regagné d’anciens amis, il adressa un chaleureux au revoir à Halfoor. Mais le paysan s’attardait, fouillait dans ses poches, et enfin en tira un papier plié. Il le tendit au pasteur. « C’était une publication, lui dit-il, pour être lue le lendemain à l’église. Et le pasteur, s’il consentait à la prendre, lui épargnerait l’envoi d’un messager. »
Dès qu’il eut allumé sa lampe, le pasteur déplia le papier et lut : Par suite du départ des propriétaires pour Jérusalem, la terre d’Ingmarsgard est mise en vente...
Le pasteur ne lut pas plus avant.
– Ah ! murmura-t-il, les yeux perdus dans ses pensées, voilà donc que cela éclate sur nous ! Voilà ce que j’ai si fort appréhendé et depuis si longtemps !...
IV
HOK MATTS ERIKSON
Par une belle journée de printemps, un paysan et son fils s’acheminent vers les grandes forges qui sont situées au sud de la commune, et, comme ils demeurent au nord, ils ont à traverser presque tout le pays. Autour d’eux les terres nouvellement semées commencent à se revêtir d’une herbe fraîche et tendre. Ils voient la grasse verdure des champs de seigle et les belles prairies que le trèfle doit bientôt rougir et embaumer. Ils passent devant des maisons et encore des maisons que l’on repeint et dont on refait les fenêtres et les vérandas. Ils longent des jardins que l’on bêche et que l’on ratisse. Tous ceux qu’ils rencontrent ont les chaussures couvertes d’argile, les mains pleines de terre, car tous viennent de leurs champs et de leurs enclos maraîchers où ils ont planté des choux et des pommes de terre, semé des raves et des carottes.
Le paysan ne se tient pas de les arrêter et de leur demander quelle espèce de pommes de terre ils ont plantées et quand ils ont fait leurs semailles d’avoine. Il n’aperçoit pas un veau ou un poulain sans céder à la démangeaison d’en savoir l’âge. Il ne regarde pas une ferme, sans compter le nombre des vaches qu’on y peut bien nourrir, et le prix qu’y vaudront les poulains dressés au tirage.
Le fils à plusieurs reprises a essayé de détourner les pensées de son père.
– Ne songes-tu pas, lui dit-il, que bientôt nous traverserons ainsi la vallée de Saron et le désert de la Judée ?
Un vague sourire éclaira le visage du vieux.
– Il sera doux, répond-il, de marcher dans les pas de Notre-Seigneur.
Mais deux charrettes de chaux vive s’avancent vers eux.
– Regarde, Gabriel, reprend-il, regarde. Qui donc fait venir de la chaux ? On dit que ça engraisse richement la terre. Voilà ce qu’il faudra voir à l’automne !
– À l’automne, père ? murmure le fils d’un ton de reproche.
– Oui, s’empresse de répondre le père, je sais qu’à l’automne je vivrai sous les tentes de Jacob et que je planterai dans la vigne du roi.
– Amen ! ajoute le fils, amen !
Ils continuent leur route en silence, au milieu de ce jeune printemps si fraîchement éclos. Dans les fossés l’eau clapote ; les pluies ont détrempé et crevassé les chemins. Partout où les regards se posent, il y a de la bonne besogne à faire. Et l’on se sent pris d’une rude envie de mettre la main à la pâte, serait-ce même dans le champ du voisin.
– Ah ! dit lentement le paysan, la vérité est que j’aurais préféré vendre mon bien à l’automne, une fois le travail fini. Ça me semble dur de partir au printemps, juste au moment où l’on voudrait y aller tout son soûl !
Le fils hausse les épaules, résigné au bavardage du vieux.
– Il y a maintenant trente et un ans que j’achetai, bien jeune encore, au nord de la commune, un lopin de terre inculte et sauvage. Jamais la bêche ni le pic n’y avaient mordu. La moitié n’en était qu’un marécage, et l’autre qu’une lande de pierres. Sur cette lande, j’ai déraciné des pierres à me rompre le dos, mais, en vérité, je crois que je me suis encore plus échiné à drainer et à assécher le marécage.
– Oui, sûrement, dit le fils, vous avez besogné. C’est pourquoi Dieu vous appelle aujourd’hui dans sa Terre Sainte.
– Au commencement, poursuivit le paysan, j’habitai une cabane qui ne valait pas mieux qu’une hutte de charbonnier. Elle était faite d’un assemblage de troncs d’arbres qui avaient toute leur écorce, et n’était recouverte que de terre durcie. Malgré que j’en eus, l’eau y pleuvait, et c’était rudement pénible, surtout la nuit. La vache et le cheval n’étaient pas mieux logés que moi. Le premier hiver, je les établai dans une espèce de cave noire...
– Père, dit le fils, pourquoi tenez-vous tant à un coin de terre où vous avez tant peiné ?
– Mais pense à ma joie, quand je pus bâtir de grandes étables, et quand, le bétail augmentant d’année en année, il fallut les agrandir encore ! Ah, si je n’avais pas vendu ma propriété, j’aurais dû refaire le toit de l’écurie. Et c’était le moment, maintenant qu’on a terminé les semailles.
– Père, dit le fils, vous sèmerez du blé dans le pays où une partie tombe sur les ronces, une partie sur le chemin, une partie sur les pierres, une partie sur la bonne terre.
– Et la vieille demeure, continua le paysan, que j’avais construite après ma première cabane, je comptais la démolir cette année et bâtir en sa place une maison à deux étages. Que faire de tout le bois que nous avons charrié cet hiver ? Ç’a été une lourde besogne : les chevaux en ont eu leur charge, et nous pareillement.
Le fils commence à éprouver quelque inquiétude. Il croit sentir que son père s’éloigne de lui et n’est plus dans la disposition d’âme où il convient d’être, pour faire un sacrifice à Dieu.
– Oui, dit-il, mais de quel prix sont les maisons neuves et les écuries quand on songe à la félicité d’une vie pure au milieu de gens animés de la même foi ? Alleluia !
– Je sais, répond le vieux, qu’un lot de bonheur nous est réservé. Aussi je vais à la Société vendre ma ferme. Et quand je reviendrai par ici, ce sera fini : je ne posséderai plus rien.
Le fils garde le silence, satisfait que son père n’ait pas changé de résolution.
Ils passent bientôt devant une ferme bien située sur la colline : sa blanche habitation, avec sa véranda, se dresse derrière de hauts peupliers dont les beaux fûts d’un gris argenté se gonflent de sève.
– Regarde, regarde ! dit le père. Voilà comme j’aurais voulu la maison : une véranda surmontée d’un balcon, beaucoup de sculpture, et, devant l’entrée, une grande pelouse verte à l’herbe fine et drue. Tu ne trouves pas que ç’aurait été plaisant, Gabriel ?
Pas de réponse, et le père comprend que son fils est las d’entendre parler de la ferme. Il se tait alors, lui aussi, mais ses pensées y retournent irrésistiblement. Comment le nouveau propriétaire traitera-t-il les chevaux ? Comment soignera-t-il les cultures ?
« Ah ! songe-t-il, j’ai tort de vendre à la Société. On abattra toute la forêt et on laissera la maison tomber en ruine. Le marécage que j’ai desséché redeviendra marécage et le bois de bouleaux envahira le champ. »
Ils arrivent aux Forges : là, un nouveau spectacle réveille son attention. Il aperçoit des charrues et des herses d’un système moderne et se rappelle quel était son désir d’acheter une faucheuse. Il regarde son fils, le beau gars, et l’imagine assis sur une splendide faucheuse rouge, faisant claquer son fouet parmi les hautes herbes qui tombent. Et le bruit de cette faucheuse imaginaire le poursuit jusque dans le bureau de l’usine : il écoute le léger froissement des herbes coupées et le pépiement effarouché des oiseaux et le bourdonnement des insectes.
Le papier de vente est là tout près sur la table : les pourparlers sont achevés, le prix fixé : il ne reste qu’à signer le contrat. On le lui lit : il entend énumérer les hectares de bois, de champs et de prés, les immeubles, le bétail ; et ses traits s’endurcissent.
« Non, se dit-il, cela ne se fera pas. »
La lecture finie, le vieux va déclarer qu’il a changé d’avis, quand son fils se penche vers lui et murmure :
– Père, il faut choisir entre la ferme et moi. Quoi que vous décidiez, je pars.
La pensée de la ferme l’avait tellement absorbé que l’idée que son fils sans lui pourrait partir ne lui était pas venue à l’esprit. Ainsi donc, son enfant le quitterait ! Voilà qui est difficile à comprendre, car, si Gabriel avait voulu rester à la maison, lui, sûrement, il n’aurait jamais songé au départ. Mais le père doit suivre son enfant : cela va sans dire.
Il s’avance vers la table où le contrat attend sa signature. Le directeur lui met la plume entre les doigts et lui montre la place.
– Écrivez ici Hok Matts Erikson.
Le vieux prend la plume, et, à ce moment précis, il revoit le contrat qui, trente ans passés, le rendait possesseur d’un morceau de lande inculte et sauvage ; il se revoit lui-même, quand, après l’avoir signé, il alla contempler ses biens et se dit : « Voici ce que Dieu t’a donné : voici de l’ouvrage pour toute une vie ! »
Le directeur croit que son hésitation vient de ce qu’il ne sait pas au juste où écrire son nom, et, derechef, il lui indique l’endroit :
– C’est ici. Écrivez ici Hok Matts Erikson.
Le vieux commence à tracer de grandes lettres.
« Ceci, pense-t-il, ceci, je l’écris pour ma foi et pour mon salut, pour mes chers amis les Hellgumiens et notre vie en commun, et afin de ne pas rester seul ici quand tous s’en vont. »
Et il forme les trois premiers caractères de son nom : Hok.
« Ceci, je l’écris pour mon fils Gabriel, pour toutes les bontés qu’il eut envers son vieux père, afin de ne pas perdre un si brave enfant et de lui témoigner que je n’ai rien de plus cher au monde. »
Et c’est ainsi que son deuxième nom se trouve écrit : Matts.
« Et ceci, pense-t-il en approchant de nouveau la plume du papier... ceci, pourquoi est-ce que j’écris ceci ?... »
Et voilà que sa main se meut d’elle-même et rature à gros traits, du haut jusques en bas, le papier détestable.
« Ceci, oui, ceci, je le fais parce que je suis un pauvre vieil homme forcé de travailler la terre, de la labourer, de l’ensemencer à la même place où il a toujours sué. »
Hok Matts Erikson a l’air fort gêné quand il se retourne vers le directeur et lui montre le papier.
– Le directeur m’excusera, dit-il ; c’était bien mon intention de me défaire de la ferme ; mais il n’y a pas eu moyen....
V
LA VENTE
La vente aux enchères d’Ingmarsgard eut lieu au mois de mai. Dieu, quelle belle journée : un vrai temps de la Saint-Jean ! Les hommes avaient enlevé leurs longues pelisses blanches et se promenaient en veste courte ; les femmes portaient déjà ces manches bouffantes dont la blancheur annonce l’été.
La femme du maître d’école s’apprêta pour aller à la vente. Gertrud ne voulait pas l’accompagner, et Storm était occupé. Elle ouvrit la porte de la classe et fit un signe d’adieu à son mari. Il discourait en ce moment-là sur la destruction de la grande cité de Ninive, et sa physionomie avait pris une expression si redoutable que les pauvres mioches étaient à demi-morts de peur.
Le long de la route, mère Stina s’arrêtait devant les merisiers en fleurs et devant les petits tertres que parfumaient les muguets blancs.
« Je vous demande un peu, murmurait-elle, si on verrait quelque chose de plus beau, même à Jérusalem ! »
Elle était de celles qui aimaient doublement leur commune, depuis que les sectaires l’appelaient une Sodome et parlaient de l’abandonner.
Mère Stina cueillit des fleurs qui poussaient au bord du chemin et les regardait avec une sorte de tendresse.
« Si nous étions aussi mauvais qu’ils le disent, pensait-elle, Dieu n’aurait qu’à laisser le froid durer et la neige couvrir la terre. Ce lui serait bien facile de nous détruire. Mais puisque Notre-Seigneur nous renvoie le printemps et nous rend les fleurs, c’est qu’apparemment il nous juge dignes de vivre. »
Quand mère Stina fut arrivée à Ingmarsgard, elle promena autour d’elle des yeux inquiets.
« J’ai presque envie de m’en retourner, se dit-elle ; je ne puis voir dévaster ainsi cette antique maison. »
Mais au fond la vieille femme était trop curieuse de ce qu’il adviendrait, pour s’en aller. Dès qu’Ingmarsgard avait été mise en vente, Ingmar avait voulu la racheter. Malheureusement, il ne possédait que six milles couronnes, et la Société des Forges de Bergsana en avait offert vingt-cinq mille à Halfoor. Ingmar avait bien trouvé prêteurs, lorsque la Société haussa son offre jusqu’à trente mille, et le jeune homme n’avait osé assumer une si forte dette. Non seulement la ferme sortirait à toujours de la famille, car la Société ne revendait jamais ce qu’elle avait acquis, mais encore – et c’était le plus dur – Ingmar, presque sûrement obligé de quitter la scierie de Langforsen, resterait sans pain. Adieu son mariage avec Gertrud qu’il avait arrangé pour l’automne ! Qui savait même s’il n’en serait pas réduit à s’en aller ailleurs chercher du travail ? Quand elle y pensait, mère Stina s’échauffait contre Karine et Halfoor.
« Je souhaite de tout mon cœur murmura-t-elle, que Karine Ingmarsdotter ne me parle pas, car je ne pourrais me tenir de lui dire combien elle agit mal envers Ingmar, et que c’est bien sa faute si Ingmar ne rentre pas dans son bien. On va répétant qu’il leur faut beaucoup, beaucoup d’argent pour leur voyage : mais c’est tout de même un peu fort que Karine ait le cœur de vendre cette vieille maison à une Société qui abat les forêts et laisse les champs en friche. »
Les directeurs des Forges n’étaient pas les seuls à vouloir acheter Ingmarsgard. Le riche Berger Sven Persson s’était mis sur les rangs. Sven Persson était un homme généreux, et si, par bonheur, il devenait propriétaire de la ferme, il ne refuserait pas à Ingmar de lui affermer la scierie, car, pensait mère Stina, Sven Persson n’oublierait pas qu’il avait travaillé jadis à Ingmarsgard comme un petit berger et que Grand Ingmar avait fait sa fortune.
La plupart de ceux que la vente avait attirés ne pénétraient pas dans la maison : ils restaient dans la cour. Mère Stina s’assit sur une pile de bois et regardait autour d’elle, comme on fait d’une place aimée qu’on ne reverra plus.
De trois côtés les bâtiments bordaient la cour, et au milieu s’élevait la petite cabane aux provisions montée sur pilotis. Rien n’y sentait son antiquité, hormis, à l’entrée de l’habitation, un vieux perron couvert sous un auvent sculpté, et, devant la porte de la buanderie, un autre encore plus ancien dont de lourds piliers contournés soutenaient l’avant-toit. Mère Stina revoyait tous les vieux Ingmarsson qui, de leurs pas pesants, avaient usé les marches de ces perrons et les dalles de cette cour. Ils repassaient sous ses yeux, revenant du travail le soir et rentrant à leur foyer, tous de haute stature, un peu voûtés, toujours craintifs, comme s’ils avaient peur d’être indiscrets ou de prendre trop de place. Elle songeait à tout le labeur et à toute l’honnêteté qui avaient élu domicile entre ces murs :
« Et voilà ce qu’on vend ! Ça ne devrait pas être permis : il faudrait le faire savoir au Roi ! »
Mère Stina n’eût point éprouvé de plus amère tristesse, s’il se fût agi de son propre foyer.
La vente n’était pas encore commencée, mais la foule s’y pressait déjà. Les uns visitaient les étables pour y examiner le bétail ; les autres contemplaient les outils entassés dans la cour, les haches, les scies, les charrettes et les charrues. Et chaque fois que mère Stina voyait des paysans sortir des étables, l’indignation la prenait.
« Voilà mère Inga et mère Stafva qui ont été choisir chacune sa vache. Ah ! comme elles se vanteront d’avoir des vaches de la vieille race d’Ingmarsgard ! »
Lorsque le pauvre Nils, qui vivait sous une misérable chaumine, jeta son dévolu sur une charrue : « En vérité, se dit-elle, Nils se sentira un vrai seigneur quand il conduira la charrue dont Grand Ingmar a labouré la terre. »
À chaque instant de nouveaux venus se groupaient autour des objets à vendre. Les hommes se demandaient même avec étonnement quel pouvait être l’usage de certains instruments d’une si ancienne forme qu’on ne les connaissait pas. Et d’aucuns poussaient l’étonnement jusqu’à oser rire des vieux traîneaux. Ils en avaient de splendidement peints en rouge et en vert et dont les harnais étaient ornés de pompons bariolés et de coquillages blancs. Et mère Stina crut voir dans ces traîneaux anciens les vieux Ingmarsson défiler solennellement : ils allaient à la fête ou revenaient de la noce, la mariée à leurs côtés. « Que de braves gens à la fois quitteront la commune ! » se dit-elle, car dans son esprit, tant que leurs outils et leurs charrettes y étaient encore, ces vieilles figures habitaient la ferme.
« Où est donc Ingmar ? se demanda-t-elle. Et que doit-il éprouver, lai, quand la chose me semble si dure, à moi ? »
Comme le temps était superbe, afin d’éviter les bousculades dans l’intérieur de la maison, l’adjudicateur proposa de faire la vente au milieu de la cour. Les valets et les servantes apportèrent donc des coffres et des malles où l’on avait peint des tulipes et des roses et dont plusieurs étaient bien restés plus de cent ans à la même place, dans la chambre de débarras. Ils apportèrent aussi des canettes d’argent, d’antiques casseroles en cuivre, des rouets, de la literie. Et les femmes, rassemblées autour des ustensiles de ménage, les soulevaient et les retournaient.
Mère Stina n’avait jamais eu l’idée de rien acheter, mais il lui souvint d’un certain métier où l’on pouvait tisser du linge ouvré, et elle s’approcha. Une servante arrivait, chargée de deux énormes vieilles bibles, si lourdes, avec leur monture d’argent et leur reliure de cuir, que la fille pliait sous le faix. Mère Stina en fut saisie comme d’un coup au visage et retourna s’asseoir sur sa pile de bois. Personne ne se servait plus aujourd’hui de ces vieilles bibles écrites dans la langue d’autrefois, mais tout de même elle ne comprenait pas que Karine les mît aux enchères. C’était peut-être dans une de ces Bibles que la maîtresse d’Ingmarsgard lisait le jour qu’on vint lui annoncer que son mari avait été tué par l’ours. Et tout ce que la vieille femme avait ouï dire des Ingmarsson lui remontait à l’esprit. Chaque objet avait son histoire. Ces anciennes boucles d’argent, là-bas, sur la table, un Ingmar Ingmarsson les avait dérobées aux Trolls qui hantent la montagne du Klackberg. Ce vieux cabriolet, elle le reconnaissait : c’était lui qui menait tous les dimanches à l’église l’Ingmar Ingmarsson de son enfance. Et chaque fois qu’il passait sur la route devant elle et sa mère, sa mère lui mettait la main à l’épaule et lui disait :
– Stina, fais une révérence, car voici Ingmar Ingmarsson.
Et elle s’était étonnée que sa mère n’oubliai jamais ce salut à Ingmar, alors qu’elle se montrait moins sévère pour le juge ou le bailli ; mais elle avait compris que la vieille femme, n’étant qu’une petite fille, s’était promenée, elle aussi, sur la route de l’église et que sa mère lui avait mis la main à l’épaule et lui avait dit :
– Fais une révérence, car voici Ingmar Ingmarsson.
« Dieu sait, soupira mère Stina, que mon chagrin ne vient pas uniquement de ce que j’avais espéré voir un jour Gertrud maîtresse de cette vieille maison. Il me semble que l’éparpillement de tous ces objets marque la fin de la commune. »
Le pasteur arriva, grave et triste : il marcha droit vers la maison, et mère Stina soupçonna qu’il était venu plaider la cause d’Ingmar près de Karine et de Halfoor. Quelques instants après, l’intendant de Bergsana, mandataire de la Société des Scieries, fit son entrée, immédiatement suivi de Berger Sven Persson.
Ce dernier s’attarda dans la cour à considérer les objets, et tout en aimant il s’arrêta devant un petit vieux très barbu, qui était assis sur la même pile de bois que mère Stina.
– Stark saurait-il, par hasard, demanda-t-il, si Ingmar s’est décidé à acheter le bois en question ?
– Il dit que non, répondit Stark, mais j’ai dans l’idée que bientôt il hésitera.
Et le petit vieux clignait de l’œil gour aviser Sven Persson que la femme du maître d’école était là et ne devait pas entendre.
– M’est avis, reprit Sven Persson, que c’est une riche affaire et que je n’en propose pas de pareilles tous les jours. Si je le fais, c’est en souvenir de Grand Ingmar.
– Pour une bonne affaire, c’en est une bonne, repartit Stark. Mais il dit qu’il a conclu marché ailleurs.
– A-t-il bien réfléchi à ce qu’il perd ? répliqua Sven Persson en poursuivant lentement son chemin.
Jusque-là, aucun membre de la famille n’avait paru dans la cour : tout à coup on aperçut Ingmar, appuyé contre un mur, immobile, les yeux quasi clos. Des gens s’avancèrent pour le saluer, et le virent si pâle, le visage si bouleversé de sa lutte intérieure, qu’ils y renoncèrent. Beaucoup ne remarquèrent même pas sa présence, tant il se tint coi, mais ceux qui l’avaient une fois regardé ne pouvaient plus penser à autre chose. L’attitude de ce jeune homme adossé au mur de la maison qu’il allait perdre empêcha les plaisanteries, les boniments et les brocards qu’on a coutume d’échanger dans les ventes.
Enfin l’heure des enchères sonna. L’adjudicateur, perché sur sa chaise, cria d’abord une vieille charrue. Ingmar ne bougea non plus que s’il eût été de pierre ou de bois.
– Ah ! mon Dieu, que ne s’en va-t-il ? disaient les hommes. Pourquoi reste-t-il à regarder cette grande misère ? En vérité, les Ingmarsson ne font jamais rien comme les autres.
Le premier coup de marteau tomba. Ingmar en reçut un choc : il tressaillit, puis reprit aussitôt son immobilité. Mais chaque coup le secouait d’un long tremblement.
Deux fermiers passèrent devant mère Stina qui les entendit causer d’Ingmar.
– Tout de même, disait l’un, s’il avait voulu demander en mariage une fille riche, il aurait racheté Ingmarsgard ; mais le bruit court qu’il va prendre la Gertrud du maître d’école.
– Oui, répondit l’autre ; on prétend aussi qu’un notable du pays lui a offert Ingmarsgard, s’il épousait sa fille. Il est d’une si bonne famille qu’on peut bien passer sur sa pauvreté.
« Ah ! pensa mère Stina, quelle bénédiction si seulement Gertrud avait eu assez d’argent pour l’aider ! »
Un par un, les instruments de labourage furent vendus, et le crieur se transporta dans une autre partie de la cour, où s’amoncelaient les tentures tissées à la maison, les tapis et les rideaux de lit. Il les agitait dans l’air, et leur bariolage, leurs bordures, leurs tulipes brodées flamboyaient au soleil. L’ondoiement de ces pièces d’étoffes réveilla-t-il Ingmar ? Le jeune homme souleva malgré lui ses paupières. Un instant ses yeux injectés contemplèrent d’un regard morne cette dévastation, puis ils se refermèrent. Mère Stina se dressa, comme pour crier que cela ne pouvait pas continuer, qu’il fallait arrêter une chose aussi monstrueuse, mais elle se rassit en songeant qu’elle était pauvre et impuissante.
Subitement, un grand silence se fit : Karine Ingmarsdotter était sortie de la maison. Ce qu’on pensait d’elle et de ses agissements, on le vit à ne point s’y méprendre, car, pendant qu’elle traversait la cour, personne ne lui tendit la main, mais tous s’écartèrent et la suivaient de leur muette désapprobation. Plus penchée que jamais, les joues marquées de deux taches rouges, harassée, émaciée, Karine avait la même figure douloureuse qu’aux jours d’autrefois, quand elle combattait son rude combat contre Elias. Elle vint jusqu’à la femme du maître d’école et l’invita à entrer dans la maison.
– Je ne savais pas que mère Stina fût ici, expliqua-t-elle.
La vieille femme fit des façons, mais Karine vainquit sa résistance en lui disant :
– Nous serions heureux que tout désaccord fût oublié, maintenant que nous partons.
Comme elles se dirigeaient vers le logis, mère Stina se risqua à lui dire :
– Ce doit être une dure journée pour Karine.
Karine soupira sans répondre.
– Je ne comprends pas comment Karine a le courage de vendre toutes ces vieilles choses.
– C’est ce qu’on aime le plus qu’il faut d’abord sacrifier au Seigneur, répondit Karine.
– Mais on trouve étrange...
Karine l’interrompit :
– Le Seigneur aussi trouverait étrange qu’on lui dérobât quelque chose de ce qui lui est donné.
Mère Stina se mordit les lèvres : elle ne pouvait plus adresser à Karine les reproches qu’elle s’était promis de lui faire, tant il y avait dans cette Karine de noblesse et de dignité.
Au moment où elle montait le perron, elle mit la main sur le bras de Karine et, lui montrant Ingmar :
– Avez-vous vu, dit-elle, qui est là-bas ?
Karine sembla se voûter davantage, et, sans tourner les yeux du côté de son frère :
– Que le Seigneur trouve une issue ! soupira-t-elle. Que le Seigneur trouve une issue !
La grand-salle où les banquettes et les lits étaient fixés à la muraille, ne se ressentait guère de l’horreur de la vente. Mais les beaux cuivres ne luisaient plus le long des murs ; les alcôves bâillaient, vides de rideaux et de literie, et les portes peintes en bleu des placards, qui naguère restaient entr’ouvertes pour montrer aux visiteurs les rayons chargés de hautes canettes et de gobelets d’argent étaient maintenant fermées. La pièce n’avait gardé d’autre ornement que le tableau de Jérusalem, toujours encadré d’une verte couronne. Elle était pleine de parents et de Hellgumiens. Chacun d’eux, avec force compliments, était mené à une table bien servie.
La porte de la petite chambre était close. Là se poursuivaient les négociations sur la vente de la ferme. Il en sortait des voix éclatantes, surtout celle du pasteur. Mais dans la grand-salle, les gens demeuraient silencieux ou ne parlaient qu’à voix basse. Tous les esprits, toutes les pensées étaient tendus vers la petite pièce où se débattait le sort d’Ingmarsgard.
Mère Stina se tourna vers Gabriel Mattson.
– Je suppose, lui demanda-t-elle, qu’on ne peut guère espérer que la ferme revienne à Ingmar.
– Oh ! son offre est de beaucoup dépassée, répondit Gabriel. L’aubergiste de Karmsund a, dit-on, offert trente-deux mille couronnes, et la Société a poussé jusqu’à trente-cinq mille. Le pasteur essaie de convaincre Halfoor de vendre plutôt à l’aubergiste qu’à la Société.
– Et Berger Sven Persson ?
– Il n’a fait aucune offre aujourd’hui.
On entendait la voix du pasteur devenue persuasive, et, bien que les mots fussent impossibles à distinguer, on savait que, tant qu’il parlait, rien n’était encore décidé.
Un moment de silence se fit, puis l’aubergiste prononça d’une voix forte et singulièrement nette J’offre trente-six mille ! Ce n’est pas que la ferme les vaille, mais je ne veux pas qu’elle appartienne à une Société.
Ces paroles furent immédiatement suivies d’un coup de poing sur la table et l’intendant cria d’une voix tonnante :
– J’offre quarante mille, et je crois que Karine et Halfoor ne peuvent espérer davantage.
Mère Stina se leva, très pâle, et retourna dans la cour. Ge qu’on y voyait était lamentable et poignant, mais le bruit de ces enchères en cette chambre close lui paraissait encore plus affreux.
Les tissus étaient vendus ; de nouveau l’adjudicateur avait changé de place. Et ce fut le tour de la vieille argenterie, des grandes canettes incrustées d’or, des gobelets avec leurs inscriptions qui dataient du XVIIe siècle. Quand il souleva au-dessus des têtes la première canette d’argent, Ingmar fit un pas, comme pour l’en empêcher. Mais il s’arrêta aussitôt et retourna s’adosser au mur.
Quelques instants plus tard, un vieux paysan s’approchait, la canette à la main, et la posait discrètement aux pieds du jeune homme.
– Tu vas garder celle-ci en souvenir de tout ce qui devait être à toi.
Le corps d’Ingmar tressaillit ; ses lèvres tremblèrent, et il s’efforça de prononcer quelques mots.
– Tu n’as pas besoin de parler maintenant, reprit le vieux. Ce sera pour une autre fois.
Il s’éloigna de quelques pas, puis revint brusquement.
– J’ai ouï dire que, si tu voulais, tu aurais un moyen d’entrer en possession de la ferme. M’est avis que tu ne pourrais rendre de plus grand service à la commune.
Il était à Ingmarsgard de vieux serviteurs qui y avaient servi depuis leur enfance et qui maintenant, à l’âge de la décrépitude, continuaient d’y demeurer. C’étaient eux que l’angoisse étreignait le plus durement. Ils avaient peur, si la ferme changeait de propriétaire, d’être expulsés de leur foyer et réduits à prendre le bâton de mendiant. Quoi qu’il advînt, ces pauvres vieux savaient que jamais à l’avenir on ne les traiterait comme le faisait leur ancien maître. Toute la journée ils avaient erré dans la cour, incapables de se tenir en repos. On voyait ces pitoyables fantômes, effarés et débiles, se traîner avec un regard anxieux dans leurs yeux affaiblis et bordés de rouge. Enfin un vieillard, un Centenaire, eut l’idée d’aller vers Ingmar et de s’asseoir sur une pierre près de lui, comme au seul endroit où l’on trouvât un peu de calme. Dès que vieille Lisa et Marta, l’ancienne vachère, l’aperçurent, elles vinrent aussi en trottinant s’asseoir à côté du jeune homme. Elles ne lui disaient rien, mais elles avaient le vague sentiment qu’il pouvait quelque chose pour elles, lui qui était aujourd’hui Ingmar Ingmarsson. Le jeune homme, les yeux grands ouverts, les contemplait et contemplait en eux toutes ces années de labeur au service de sa famille. Apparemment, il pensa que son premier devoir était de leur assurer une mort tranquille sous leur vieux toit. Son regard, à travers la cour, alla chercher Stark. Il le découvrit et lui fit un signe de la tête.
Sans un mot, sans un geste, Stark entra dans la maison et pénétra dans la petite pièce. Là, près du seuil, il attendit l’occasion de remplir son message.
Le pasteur, debout au milieu de la chambre, parlait à Karine et Halfoor, tous deux immobiles et plus raides que des cadavres. L’intendant, attablé, sûr de pouvoir toujours faire l’offre la plus avantageuse, se carrait dans son triomphe. L’aubergiste de Karmsund, près de la fenêtre, la sueur au front, les mains frémissantes, était terriblement agité. Berger Sven Persson était assis au haut bout de la table ; son grand visage autoritaire ne manifestait aucun signe d’émotion. Il avait croisé les doigts sur son ventre et ne semblait penser qu’à tourner ses pouces le plus rapidement possible.
Quand le pasteur se tut, Halfoor jeta un coup d’œil à Karine, comme pour lui demander conseil, mais elle ne leva pas les yeux.
– Karine et moi, dit-il, nous sommes bien obligés de songer que nous allons dans un pays étranger où, nos frères et nous, nous vivrons sur le produit de la vente. Le voyage seul nous coûtera quinze mille couronnes. Et il faut encore que nous louions une maison, que nous achetions de quoi nous vêtir et manger.
– Et puis, interrompit l’intendant, n’est-il pas déraisonnable d’exiger de Karine et de Halfoor qu’ils perdent sur leur domaine, plutôt que de le céder à la. Société ? Ils feraient vraiment mieux d’accepter mon offre qui les délivrerait au moins de toutes ces sollicitations !
– Il est bien vrai, affirma Karine, que nous sommes forcés d’accepter les propositions les plus avantageuses.
Mais le pasteur ne se rebutait pas facilement ; et, du moment qu’il n’était pas en chaire et n’avait à traiter que de choses terrestres, personne ne s’entendait mieux que lui à raisonner et à discourir.
– Karine et Halfoor, reprit-il, sont pourtant assez attachés à cette vieille ferme pour préférer, même au prix d’un ou deux milliers de couronnes, qu’elle passe entre des mains désireuses et capables de l’entretenir.
Et, afin d’émouvoir la fille de Grand Ingmar, il cita plusieurs fermes qui, vendues à des Sociétés, étaient tombées en ruine. Karine dressa la tête.
« Allons, se disait le pasteur, la paysanne va enfin se réveiller ! »
Il conclut :
– Je sais que, si la Société veut absolument acheter Ingmarsgard, elle pourra toujours surenchérir. Mais Karine et Halfoor doivent fixer le dernier prix, afin que les paysans sachent à quoi s’en tenir.
Halfoor regarda d’un air soucieux sa femme qui souleva lentement les paupières et répondit :
– Il est certain que nous aimerions mieux, Halfoor et moi, vendre à nos pareils et partir avec l’assurance que tout continuera d’aller ici comme devant.
– Oui, reprit Halfoor, si un autre que la Société nous donne quarante mille couronnes, nous accepterons.
Stark traversa la pièce à grands pas et vint chuchoter quelques mots à l’oreille de Berger Sven Persson. Aussitôt celui-ci se leva :
– Puisque Halfoor se contente de quarante mille, je les tiens ! dit-il.
Le visage de Halfoor se contracta nerveusement : il voulut parler et avala plusieurs fois ses paroles avant de répondre :
– Je remercie Berger Sven Persson ; je suis heureux de laisser la ferme à un si bon maître.
Très ému, une larme au coin de l’œil, Sven Persson serra la main de Karine.
– Karine peut être sûre, dit-il, que tout ici restera tel qu’elle l’a connu.
Et comme elle lui demandait s’il viendrait habiter lui-même Ingmarsgard :
– Non, répondit-il d’un ton solennel et en pesant sur chaque mot, je marie cet été ma cadette et je lui donne la ferme en dot.
Puis, se tournant vers le pasteur pour le remercier :
– Le désir du pasteur sera accompli, ajouta-t-il. Mais qui eût dit, quand je courais ici comme un pauvre petit berger, que j’aurais un jour le pouvoir de remettre un Ingmar Ingmarsson à Ingmarsgard ?
Tous le regardèrent étonnés, sans comprendre ce qu’il entendait par là ; mais Karine sortit vivement. En passant dans la grand-salle, elle se redressa, noua son fichu sur sa tête, pour lui donner les bons plis, et rabattit son tablier. Puis, traversant la cour avec une grande dignité, le corps raide, les yeux baissés, d’un pas lent, elle s’approcha d’Ingmar et lui prit la main.
– Je viens te féliciter, Ingmar, dit-elle, d’une voix que la joie faisait trembler. Nous avons été durs l’un pour l’autre en toute cette affaire, mais, puisque Dieu m’a refusé le bonheur de te voir te joindre à nous, je lui rends grâces d’avoir permis que tu rentres en maître à Ingmarsgard.
Ingmar ne répondit pas : sa main resta inerte et molle dans celle de sa sœur, et, quand elle la laissa retomber, il demeura devant elle aussi triste qu’il avait été tout le jour.
Ceux qui avaient pris part aux négociations vinrent le complimenter.
– Bonne chance, Ingmar Ingmarsson, à Ingmarsgard !
Une lueur de joie glissa sur ses traits et il se répéta à lui-même : « Ingmar Ingmarsson à Ingmarsgard ! » Mais le moment d’après son visage fut envahi d’une expression de dégoût et de lassitude infinis.
La nouvelle avait fait le tour de la ferme, bruissait, éveillait les curiosités, mettait même des larmes d’allégresse dans les yeux des vieillards. On n’écoutait plus l’adjudicateur. Paysans et notables, tous se pressaient autour d’Ingmar.
Mais, du milieu de cette foule joyeuse, le jeune homme aperçut mère Stina qui, les yeux fixés sur lui, se tenait un peu à l’écart, mère Stina, très pâle, l’air pauvre et vieux. Quand leurs regards se rencontrèrent, elle se détourna et se ‘mit en route du côté de sa maison. Alors, il se dégagea brusquement de ceux qui l’entouraient, et courut après elle et la rattrapa. Il se pencha sur la vieille femme et lui dit d’une voix enrouée, avec un visage dont chaque trait tremblait de douleur :
– Retourne vers Gertrud, mère Stina : dis-lui que j’ai trahi sa foi et que je me suis vendu pour la ferme. Prie-la de ne plus jamais penser à un misérable comme moi.
VI
GERTRUD
Quelque chose d’étrange s’était glissé dans l’âme de Gertrud, quelque chose qu’elle ne pouvait ni gouverner ni maîtriser, quelque chose qui était en train de la dominer toute. Cela commença du jour où elle apprit qu’Ingmar l’avait abandonnée, et cela consistait en une peur atroce de le revoir, de le rencontrer sur la route, à l’église ou ailleurs. Ce qu’une telle rencontre aurait de si terrible, elle l’ignorait elle-même, mais elle en pressentait une intolérable souffrance. Gertrud aurait voulu s’enfermer jour et nuit pour être bien sûre de ne pas le voir. Hélas ! une pauvre fille de sa condition était obligée de travailler au jardin, de faire plusieurs fois par jour l’interminable chemin du pâturage et d’y traire les vaches ; on l’envoyait souvent à l’épicerie du bourg acheter du sucre, de la farine, tout ce qu’il faut dans un ménage. Dès que la jeune fille se trouvait au milieu de la route, elle ramenait son fichu sur ses yeux baissés et se mettait à courir comme si des revenants s’attachaient à ses pas. Et, à la première occasion, elle se jetait dans les petits sentiers qui se faufilent entre les champs et les prés, partout où le danger de croiser Ingmar lui semblait moins menaçant. Mais la peur ne la quittait point, car il n’y avait pas d’endroit où Ingmar ne pût lui apparaître. Ramait-elle sur la rivière ? Il pouvait y faire flotter son bois. Se cachait-elle au fond de la forêt ? Il pouvait déboucher et s’avancer à sa rencontre, la hache sur l’épaule. Quand elle s’agenouillait pour sarcler le jardin, Gertrud levait la tête, inquiète, prête à s’enfuir si le pas bien connu sonnait sur la route. Et elle songeait amèrement qu’Ingmar était trop familier aux hôtes de la maison, que son chien n’aboierait pas, et que ses pigeons, qui se promenaient dans les allées, ne s’envoleraient pas avec un grand bruit d’ailes.
Cette frayeur, loin de diminuer, augmentait de jour en jour. Tout son désespoir s’était converti en épouvante, et son énergie sans cesse décroissante ne lui permettait plus de réagir. « Bientôt, se disait-elle, je n’oserai plus sortir de la maison. Dieu, mon Dieu, délivre-moi de mes terreurs ! Mon père et ma mère me trouvent déjà bizarre : les autres vont penser que je suis folle. Seigneur Dieu, viens à mon secours ! »
Or, une nuit, Gertrud fit un rêve étrange. Elle rêva qu’un après-midi, le baquet sous le bras, elle allait traire les vaches dans un pâturage lointain, à l’orée du bois. Elle suivait d’étroits sentiers le long des champs si harassée que ses pieds lui semblaient rivés au sol. « Qu’ai-je donc ? » se demandait-elle. Et elle se répondait : « Tu es lasse, parce que tu traînes un lourd chagrin. » Lorsque Gertrud atteignit enfin l’enclos, les vaches n’y étaient plus. La jeune fille les cherchait partout, derrière le fourré de sapin, sous les bouleaux, près du ruisseau, quand elle remarqua une brèche dans la palissade, du côté de la forêt. Alors elle se tordit les mains de désespoir. « Et moi qui suis si fatiguée ! Me faudra-t-il donc rôder maintenant à travers toute la forêt pour retrouver mes bêtes ? » Et elle s’engagea dans l’épaisseur des branches, se frayant un chemin difficile entre les pins qui la piquaient et les genévriers aigus. Et voici que le sentier devint plat, uni, doux, un peu glissant sous ses pieds, à cause de son tapis de feuilles mortes et d’aiguilles brunes. Et les rais du soleil jouaient au pied des arbres, sur le jaune doré des mousses. Et son angoisse s’apaisait, tant la haute forêt était belle et bienveillante.
Tout à coup, une vieille femme sortit des sapins, Marêt, la vieille laponne, celle qui savait jeter des sorts.
– Attends ! Attends que je te montre quelque chose ! lui cria la sorcière.
Et à genoux, au travers du sentier, ses maigres doigts tracèrent dans les aiguilles sèches un cercle où elle posa un bol en cuivre.
– Regarde dans le bol et tu verras !
Gertrud se pencha et tressaillit, car le visage d’Ingmar s’y reflétait au fond.
Et la vieille lui mit au même instant une longue aiguille entre les doigts.
– Prends et perce-lui les yeux. Fais-le, fais-le, puisqu’il t’a abandonnée !
Gertrud hésitait un peu, mais elle éprouva une âpre et merveilleuse envie d’obéir.
– Pourquoi serait-il heureux et riche, reprit la vieille, pendant que, toi, tu es pauvre et tourmentée ? Pique-le bien, à la prunelle, là !
Gertrud plongea l’aiguille vivement, par deux fois, et, sans rencontrer le fond du bol, l’aiguille s’enfonça dans quelque chose de mou, et en ressortit toute rouge.
Son émotion fut si violente que la jeune fille se réveilla et sanglota éperdument :
– Dieu me garde, oh, Dieu me garde de vouloir me venger de lui ! gémissait-elle.
À peine se fut-elle rendormie que le même rêve lui revint. La pauvre fille se retrouva sur le sentier du pâturage et se remit en quête de ses vaches dans la grande forêt. Elle craignait de revoir la vieille laponne ; mais la terre s’entrouvrit entre deux grosses touffes d’herbe et une tête en sortit, une tête qui surmontait un tout petit corps. Et Gertrud reconnut Peter, le fou qui s’en allait toujours grommelant et qui habitait une hutte de terre sous la forêt, et qu’on avait plusieurs fois soupçonné d’avoir mis le feu à des fermes pour le compte d’autrui. Et elle l’aborda et lui demanda en plaisantant s’il ne voulait pas incendier Ingmarsgard, à cause qu’Ingmar avait préféré cette vieille ferme à son amour. Et voici qu’à son grand effroi, le fou la prit au mot et descendit en courant vers la plaine. Et Gertrud se précipitait à ses trousses, mais les branches des sapins la retenaient ; ses pieds s’enfonçaient dans les bourbiers ou glissaient sur les pierres, et quand elle parvint à la lisière du bois, déjà des lueurs d’incendie brillaient entre les arbres.
L’abominable horreur de son rêve la réveilla une seconde fois. Elle s’assit dans son lit, les joues ruisselant de larmes ; et la peur de rêver encore la tint immobile jusqu’au matin.
« Mon Dieu, mon Dieu, murmurait-elle ; je ne sais pas même tout le mal qui est en moi ! Aide-moi, mon Dieu ! Tu m’en es témoin, jamais je n’ai songé à me venger d’Ingmar... La douleur est dangereuse, oui, dangereuse, dangereuse !
Toute la matinée, Gertrud eut la sensation qu’elle continuait de rêver. Son cauchemar avait été si fort et si vivace que la jeune fille ne pouvait s’en ressaisir. Et le souvenir de la joie mauvaise, dont elle avait enfoncé l’aiguille dans les yeux d’Ingmar, la hantait et la torturait.
L’après-midi, elle prit son baquet et s’en alla traire les vaches, comme d’habitude, le fichu sur les yeux et les yeux baissés. Elle suivait les mêmes petits sentiers que dans son rêve et reconnut les fleurs qui les bordaient. Son étrange demi-sommeil ne distinguait plus le songe de la réalité.
Arrivée au pâturage, elle n’y trouva point ses vaches et les chercha près du ruisseau, sous les bouleaux et derrière le fourré de sapins.
Il lui semblait qu’elles devaient y être et se montreraient à ses yeux si seulement son sommeil s’était dissipé. Elle aperçut bientôt une brèche au milieu de la palissade et les traces que leurs sabots fendus avaient profondément imprimées dans la terre molle du bois, et qui conduisaient vers un chalet lointain.
– Ah ! fit-elle, je sais où elles sont ! Les gens de Lykkegard menaient ce matin leurs troupeaux au chalet, et, quand nos vaches ont entendu leurs sonnailles, elles les ont suivis !
Un instant, l’inquiétude la tira de sa torpeur. Gertrud résolut de monter jusqu’au chalet, et pressa le pas sur le chemin rocailleux et grimpant.
Mais, au haut d’une rude côte, le sentier tourna brusquement et se déroula devant elle, tapissé d’aiguilles et tout uni. C’était bien le sentier de son rêve : la vue de ces mêmes arbres, au pied desquels les mêmes rayons de soleil se jouaient sur le même jaune des mousses, la replongea dans une espèce de somnambulisme. Ses yeux vagues erraient sous les sapins, étonnés de n’y point voir surgir un de ces êtres mystérieux qui habitent la profondeur des bois. Rien ne lui apparut, mais d’étranges pensées s’élevaient au fond de son âme :
« Si je me vengeais d’Ingmar, peut-être échapperais-je à la frayeur, et peut-être éviterais-je la folie ? Ne serait-il point doux de faire souffrir à Ingmar ce que je souffre ? Qui sait ? »
Le joli sentier entre les sapins se prolongeait indéfiniment. Gertrud y marchait depuis plus d’une heure, quand elle aboutit à une clairière couverte de fleurs et d’herbe fraîche. D’un côté se dressait une colline escarpée, et les autres côtés étaient bordés d’aulnes, de bouleaux et de grands sorbiers aux grappes de fleurs blanches. Un large ruisseau qui dévalait de la colline arrosait la clairière et se jetait dans une crevasse cachée sous les broussailles d’une végétation luxuriante.
Gertrud reconnut l’endroit : le ruisseau s’appelait l’Eau Noire, et l’on en racontait des choses extraordinaires. Des gens avaient eu, en le traversant, des visions surnaturelles : un garçon y avait vu un cortège nuptial qui, en ce moment même, se rendait à l’église du bourg ; un charbonnier y avait vu un roi, la couronne sur la tête et le sceptre à la main, qui s’en allait à son couronnement.
La jeune fille se sentit le cœur dans la gorge.
« Mon Dieu, que vais-je y voir ? Mon Dieu, aide-moi ! »
Elle fut tentée de rebrousser chemin.
« Mais non ! Il faut que je le passe, gémit-elle ; il faut que je le passe pour ramener mes vaches. Seigneur Dieu, ne permets pas que j’y voie quelque chose de mal ! Ne me laisse pas induire en tentation ! »
Elle ne pouvait se décider à poser le pied sur les pierres plates qui coupaient le fil de l’eau. Quand elle s’y hasarda enfin et qu’elle fut au milieu, elle aperçut de l’autre côté – non pas un cortège nuptial ni un roi couronné – mais un homme solitaire qui sortait du bois et s’avançait lentement sur le pré fleuri. Il était jeune, de haute taille ; des cheveux bouclés encadraient l’ovale de son beau visage et retombaient sur ses épaules. Une longue robe noire lui descendait jusqu’aux pieds. Un flot de lumière jaillissait de ses yeux, et, quand ses regards rencontrèrent ceux de Gertrud, la jeune fille comprit qu’il savait tout et l’avait en grande pitié, à cause qu’elle se tourmentait pour de petites choses terrestres et que son âme était malade du souci de la vengeance. À mesure qu’il approchait d’elle, tout son être était comme inondé de paix sereine et de soleil. Et quand il eut passé, son amère douleur s’était évanouie.
La jeune fille joignit les mains et les leva vers le ciel, en extase.
– J’ai vu Jésus, s’écria-t-elle, j’ai vu mon Sauveur ! Il m’a ôté mes chagrins, et maintenant je ne puis plus aimer personne ici-bas !
Toutes les sources de la vie se rapetissèrent à ses yeux ; les longues années ne lui semblèrent plus qu’un petit point dans l’espace ; et toutes les joies de la terre lui parurent pauvres, insignifiantes, sans profondeur. Et elle connut en même temps comment elle arrangerait sa vie pour se soustraire aux obscures frayeurs et se garder des mauvaises pensées : elle suivrait les Hellgumiens à Jérusalem.
Cette pensée naquit en son âme, quand elle vit passer Jésus. La jeune fille l’avait lue dans les yeux du Sauveur.
*
* *
Le beau jour de juin où Berger Sven Persson célébra les noces de sa fille et d’Ingmar Ingmarsson, une jeune femme vint le matin, de bonne heure, à la maison, nuptiale et demanda le fiancé. Elle était assez grande et svelte et son fichu, qui lui cachait presque tout le visage, ne laissait voir que le fin duvet d’une joue blanche et deux lèvres rouges. Un panier pendait à son bras, où l’on distinguait des rubans tissés à la main, et des bracelets en cheveux. Elle s’adressa à une vieille servante qui alla trouver sa maîtresse. Celle-ci répondit aussitôt :
– Va lui dire qu’Ingmar Ingmarsson est sur le point de partir pour l’église : il n’a pas le temps de lui parler.
L’étrangère quitta la ferme et nul ne la revit de toute la matinée. Mais quand le cortège nuptial revint de l’église, elle reparut et demanda Ingmar Ingmarsson. Cette fois elle s’adressa à un jeune valet qui flânait au seuil de l’écurie. Le jeune valet alla trouver son maître.
– Dis-lui, répondit Sven Persson, qu’Ingmar Ingmarsson est sur le point de se mettre à table : il n’a pas le temps de lui parler.
L’étrangère soupira, s’éloigna, et ne reparut que le soir au soleil couchant. Cette fois, elle s’adressa à un enfant qui se balançait sur la grille de l’entrée, et l’enfant alla droit au logis et fit sa commission à la mariée.
– Dis-lui qu’Ingmar Ingmarsson danse avec la mariée, et n’a pas le temps de parler à d’autres qu’à elle.
Lorsque l’enfant lui apporta cette réponse, l’étrangère se rappela la nuit passée chez Stark, sourit et dit :
– Non, tu me trompes : Ingmar Ingmarsson ne danse point avec la mariée.
Elle ne se retira pas et resta debout près de la grille.
Quelques minutes après, la mariée se dit à elle-même : « J’ai fait un mensonge le jour de mon mariage ! » Elle se repentit, s’approcha d’Ingmar et l’informa qu’une étrangère était dans la cour, qui désirait lui parler.
Ingmar sortit et vit Gertrud.
Alors Gertrud s’éloigna sur la route et Ingmar la suivit : ils marchèrent en silence jusqu’à ce qu’ils fussent à quelque distance de la maison. Ces dernières semaines avaient vieilli le jeune homme : son visage donnait l’impression d’une intelligence et d’une prudence accrues. Il se tenait plus penché et paraissait plus humble, depuis qu’il était devenu riche. La vue de Gertrud ne lui avait causé aucun plaisir. Chaque jour il s’évertuait à se persuader lui-même que son marché conclu avait été un grand bonheur. « Pour nous autres Ingmarsson, rien ne vaut les labours et les semailles à Ingmarsgard ! » Mais plus encore que la douleur d’avoir perdu Gertrud, l’idée qu’on pût dire de lui qu’il avait trahi sa promesse lui était insupportable. Et, tout en suivant la jeune fille, il pensait aux paroles de mépris qu’elle avait le droit de lui jeter à la figure.
Gertrud s’assit sur une pierre, au bord de la route, et posa son panier devant elle, puis elle tira son fichu plus bas encore.
– Assieds-toi, fit-elle à Ingmar en lui indiquant une autre pierre. J’ai bien des choses à te dire.
Ingmar s’assit, presque content de se sentir si calme. « Je croyais, pensa-t-il, que ce serait plus dur de revoir Gertrud et de lui parler. »
– Je ne serais pas venue te déranger le jour de ton mariage, dit Gertrud, si je n’y avais été forcée. Je vais quitter le pays et pour toujours... et je l’aurais déjà fait, n’eût été un évènement qui m’a obligée d’ajourner mon départ...
Comme un homme qui, dans l’attente d’un orage, lève les épaules et baisse la tête, Ingmar demeurait silencieux et songeait : « Gertrud aura beau dire : Si Ingmarsgard m’avait échappé, j’en serais mort. »
– Ingmar, poursuivit Gertrud – et le peu que l’on voyait de sa joue devint rose –, il te souvient sans doute que, cinq ans passés, j’avais l’intention d’entrer dans la secte des Hellgumiens. J’avais donné mon cœur à Dieu : je le lui repris pour te le donner, à toi ; mais, comme j’abandonnai le Christ, je fus à mon tour abandonnée de celui que j’aimais...
Ingmar comprit que Gertrud lui annonçait son entrée dans la nouvelle religion, et il en conçut un grand mouvement d’aversion. L’idée qu’elle s’en irait avec les émigrants à Jérusalem ne l’exaspéra pas moins que s’il eût été encore son fiancé.
– Tu as tort, Gertrud, dit-il ; Dieu ne t’a pas envoyé ce chagrin comme une punition.
– Oh non, pas comme une punition, mais pour me ramener à lui. Je suis maintenant si heureuse d’être élue et appelée par Dieu !
Le visage d’Ingmar s’endurcit d’une expression de prudence et de calcul : « Laisse donc partir Gertrud, sot que tu es ! pensa-t-il. Terre et mer entre vous, c’est ce qu’il y a de mieux. Terre et mer ! Terre et mer ! » Et cependant il répliqua :
– Je ne comprends pas que tes parents te permettent de les quitter.
– Ils ne me le permettent pas, répondit Gertrud, et je crois même que, si je leur en parlais, père userait de violence pour me retenir. Aussi faut-il que je me sauve à leur insu. Ils s’imaginent que je vais de maison en maison vendre mes rubans et ne sauront rien de mon départ, avant que j’aie rejoint les émigrés à Gothenburg.
Ingmar, bouleversé, aurait voulu lui dire qu’elle agissait très mal et qu’elle ferait à ses parents une épouvantable douleur ; mais il se retint.
– Je sais, continua-t-elle, que père et mère sont à plaindre. Mais je suis forcée de suivre Jésus. – Et elle sourit doucement en prononçant le nom du Sauveur. – Il m’a sauvée de ma maladie d’âme et de ma méchanceté.
Et comme si ces paroles lui avaient rendu le courage, elle repoussa son fichu en arrière et regarda Ingmar droit aux yeux. Ingmar sentit que Gertrud le comparait à une autre image, à une image invisible, et il en éprouva toute sa petitesse et son insignifiance.
– Ce sera bien triste pour père et mère, reprit la jeune fille. Père est vieux maintenant et devra bientôt se retirer de l’école. À peine garderont-ils de quoi vivre. Et quand père n’aura plus d’occupation, il sera de mauvaise humeur, et la vie de mère ne sera pas facile. L’un et l’autre resteront en chagrin. Évidemment, il n’en eût pas été de même, si j’étais demeurée près d’eux.
Gertrud s’arrêta et il sembla au jeune homme que quelque chose en lui commençait à pleurer et à sangloter.
– Je comprends, Gertrud, mais tu n’as pas besoin de me prier de veiller sur eux. C’est une grande faveur que tu me fais à moi qui t’ai trahie. Et j’agirai mieux à leur égard, tu peux m’en croire, que je n’ai agi envers toi.
La prudence soucieuse qui s’était imprimée sur sa figure avait disparu. « Ah, pensait-il, que Gertrud est bonne ! Et je croyais qu’elle était venue m’injurier et me tourmenter ! Elle n’est venue que pour me confier ses parents et pour me montrer ainsi que son cœur me pardonne. »
– Je savais quelle serait ta réponse, répliqua la jeune fille. Et maintenant j’ai autre chose à te dire.
Sa voix prit alors un accent vif et gai. Ingmar n’avait jamais entendu de voix mieux disante ni d’un timbre plus doux et plus argentin.
– Maintenant, il faut que je te fasse un grand cadeau... La semaine dernière, j’ai quitté la maison dans l’intention de partir pour Gothenburg, mais j’ai passé la première nuit à la forge de Bergsana, chez la veuve d’un forgeron : Maria Bouving. Un nom que tu dois retenir, Ingmar ! Si jamais elle était dans la misère, tu la secourrais.
Le jeune homme promit d’un signe de tête. Il se disait : « Que Gertrud est belle ! Comment ferai-je lorsque je ne pourrai plus la voir ? Que le bon Dieu m’aide si j’ai eu tort de la sacrifier à une vieille ferme ! Les champs et les bois remplacent-ils une personne chère ? Me souriront-ils quand je serai gai, me consoleront-ils, quand je serai triste ? Qui nous consolera jamais d’avoir perdu celle que nous aimions ? »
– Maria Bouving me laissa coucher dans une petite pièce derrière sa cuisine. « Tu dormiras bien cette nuit, me dit-elle, car la literie vient de la vente d’Ingmarsgard. » Mais dès que je fus couchée, je sentis une bosse dans l’oreiller et j’y vis une couture grossière faite à grands points. Je l’ouvris pour enlever ce qui m’empêchait de dormir, et j’y trouvai un paquet ficelé à ton nom.
Ingmar n’écoutait pas très attentivement. Il suivait avec admiration les jolis mouvements de Gertrud : « Tout de même, songeait-il, ce n’était pas seulement la ferme dont il s’agissait : la commune entière avait besoin de moi. » Mais le jeune homme sentit que désormais il lui serait plus difficile de se convaincre et de tenir à distance son amer remords.
– Ce paquet où je lus ton nom, le voilà : c’est ton bien.
Gertrud plongea la main dans son panier et en retira un petit paquet qu’elle tendit à Ingmar. Celui-ci le prit sans y penser : « Non, se disait-il, Gertrud ne sait pas combien elle est dangereuse pour moi lorsqu’elle se montre aussi douce et aussi bonne ! Mieux eût valu qu’elle vînt avec des paroles âpres et méchantes. Et pourquoi semble-t-elle m’être reconnaissante de l’avoir abandonnée ? C’est affreux. »
– Ingmar, poursuivit Gertrud d’une voix qui le réveilla, j’ai pensé qu’Elias, du temps qu’il était malade à Ingmarsgard, a dû se servir de cet oreiller.
Elle reprit le paquet des mains inertes du jeune homme et le défit. Ingmar entendit un froissement de billets de banque neufs et vit Gertrud en compter vingt, de mille couronnes chacun.
– Voilà, Ingmar, voilà ton héritage qu’on a tant cherché ! Elias l’avait caché dans son oreiller.
Un brouillard s’étendit sur les yeux d’Ingmar. Il n’arrivait pas à saisir la liasse que Gertrud lui présentait et qui s’échappa de ses doigts. Gertrud dut la ramasser et la lui mettre elle-même dans la poche. Il vacillait et, comme un homme qui a trop bu, ferma son poing et le secoua dans l’air.
– Oh Dieu ! Dieu ! gémissait-il.
Puis ses deux mains retombèrent lourdement sur les épaules de la jeune fille.
– Tu sais te venger, toi !
– Me venger, Ingmar ? s’écria-t-elle, effrayée.
– Pourquoi n’es-tu pas venue avec cet argent ? Si tu étais venue...
– Non, je voulais attendre le jour de ton mariage.
– Si tu étais venue, Sven Persson m’eût laissé racheter la ferme et je ne t’aurais pas perdue !
– Il était quand même trop tard, Ingmar, trop tard la semaine dernière, trop tard maintenant, trop tard à jamais.
Ingmar s’était effondré sur la pierre, les mains devant les yeux, et gémissant. Dans la maison nuptiale on commençait à s’impatienter, et des gens sortis sur le perron appelaient :
– Ingmar ! Ingmar !
– Oui, la mariée est là qui m’attend, dit-il avec une poignante angoisse. Oh ! Gertrud, Gertrud ! Quand je t’ai abandonnée, la nécessité m’y contraignait... je ne croyais pas qu’il fût dans la puissance humaine de changer les choses... Mais toi, tu as tout détruit de gaieté de cœur, et c’est toi qui par ta volonté me fais misérable !
Il pleurait abondamment et impétueusement.
– Jamais, jamais je n’ai senti pour toi ce que je sens ce soir ! Jamais je ne t’ai aimée comme en cet instant. Je ne savais pas que l’amour fût si amer et si terrible !
Gertrud posa doucement la main sur sa tête.
– Jamais, Ingmar, jamais je n’eus l’intention de me venger de toi. Mais tant que ton cœur aura de l’attachement pour les choses d’ici-bas, il sera lié au chagrin.
Quand Ingmar releva la tête au milieu de ses sanglots, Gertrud était partie. Et des gens de la ferme accouraient à sa recherche.
Il donna du poing un vigoureux coup sur la pierre où il était assis, et l’entêtement creusa des rides sur son front :
– Il se peut, s’écria-t-il, que, Gertrud et moi, nous nous revoyions encore une fois, et il se peut alors que tout aille d’une autre manière. Nous autres Ingmarsson, nous sommes connus pour gagner ce que nous voulons.
VII
VEUVE D’UN ANCIEN
Tout le monde, il faut bien le dire, s’évertuait dissuader les Hellgumiens de partir. On y faisait tant d’efforts qu’à la fin les montagnes et la vallée semblaient leur répéter : Ne partez pas ! Ne partez pas ! Les notables mêmes essayaient de les détourner de cette entreprise. Le bailli et le commissaire de police les harcelaient : ils leur demandaient, par exemple, comment on pouvait être sûr que ces Américains ne fussent pas des escrocs. Quoi, partir et ne pas savoir avec qui ! Partir pour un pays où il n’y avait ni loi ni ordre, pour un pays où l’on risquait encore à chaque pas de rencontrer des bandits, pour un pays sans route, où les voyageurs étaient obligés de mettre leurs bagages sur le dos d’un cheval, comme dans les forêts laponnes ! Le docteur leur assura qu’ils ne supporteraient pas le climat. Jérusalem était remplie de fièvres et de petites véroles. Les Hellgumiens répondaient qu’ils ne l’ignoraient pas et que c’était même pour cela qu’ils y allaient : pour lutter contre la petite vérole et la fièvre, pour construire des routes et défricher les champs. Au moins la terre de Dieu ne resterait plus en jachères et deviendrait un vrai Paradis.
En face de l’église, demeurait la veuve d’un ancien pasteur. Elle était terriblement vieille. Depuis sa sortie du presbytère, elle habitait une grande mansarde dans la maison de la poste. De temps immémorial, les riches fermières, tantôt l’une, tantôt l’autre, en venant le dimanche à l’église, avaient accoutumé de monter chez elle et de lui offrir du pain frais, du beurre et du lait. Elle faisait aussitôt mettre la cafetière sur le feu, et celle qui pouvait crier le plus fort causait avec la vieille dame qui était d’une effrayante surdité. On essayait de lui raconter les nouvelles de la semaine, mais on doutait si elle les avait entendues.
Toujours assise dans sa chambre, elle était parfois oubliée pendant assez longtemps. Puis quelqu’un passait devant la porte, apercevait son visage décrépit entre les blancs rideaux empesés, et pensait « Il ne faut pas l’oublier, elle qui est si seule ! Demain, quand nous aurons tué notre veau, je lui en apporterai un morceau tout frais. » Nul ne savait au juste ce qu’elle connaissait ou ignorait des choses de la commune. Chaque jour plus vieille, elle ne paraissait à la fin se soucier de quoi que ce fût dans ce bas monde, et passait son temps à relire deux antiques recueils de sermons que, du reste, elle savait par cœur. Sa vieille bonne l’aidait à s’habiller et lui préparait la cuisine. Toutes les deux avaient peur des voleurs et des rats et évitaient d’allumer le soir, par crainte de l’incendie.
Plusieurs de ceux qui s’étaient ralliés à la doctrine de Hellgum lui faisaient jadis de petits cadeaux. Mais, depuis qu’ils s’étaient convertis et séparés de tous les autres, ils ne mettaient plus les pieds chez la veuve. Personne n’aurait pu dire si elle en avait compris la raison, Personne n’aurait pu dire si le bruit de l’émigration était venu jusqu’à elle.
Un jour, la vieille dame ordonna à sa bonne d’aller quérir des chevaux et une voiture, car elle désirait se promener. La bonne, ébahie, tenta quelques objections, mais la vieille dame devint plus sourde qu’une pierre. Elle leva seulement la main droite avec l’index en l’air, et déclara :
– Je veux sortir en voiture, Sarah Léna ! Tu vas aller quérir une voiture et des chevaux.
Sarah Léna dut obéir et courut demander au pasteur une voiture convenable. Puis elle eut un mal inouï pour aérer un vieux collet de fourrure et un chapeau de velours qui, vingt années consécutives, avaient séjourné dans du camphre. Ce fut aussi un travail singulièrement délicat que de faire descendre les escaliers à la vieille dame et de la hisser dans la voiture. Elle était si frêle qu’on avait l’impression qu’elle pourrait aussi facilement s’éteindre qu’une bougie par un grand vent.
Une fois bien installée, elle donna l’ordre au cocher de fouetter vers Ingmarsgard.
Là, on ne fut pas peu surpris de cette visite. Les gens sortirent, l’enlevèrent précieusement et l’introduisirent dans la grande salle où plusieurs Hellgumiens étaient réunis autour de la table, car ils avaient pris l’habitude de faire en commun des repas de riz, de thé, plats légers, qui les préparaient à la traversée du désert.
Du seuil de la pièce, la vieille femme embrassa d’un coup d’œil toutes les personnes présentes. Quelques-unes essayèrent de lui parler, mais elle n’entendit absolument rien. Elle leva la main et prononça de cette voix sèche et dure qu’ont souvent les sourds :
– Vous ne venez plus à moi : alors, je suis venue à vous pour vous dire que vous n’allez pas partir à Jérusalem. C’est une ville mauvaise. C’est là qu’on sacrifia notre Sauveur.
Karine voulut lui répondre, mais la vieille dame poursuivit sans l’écouter :
– C’est une ville mauvaise, pleine de gens méchants. C’est là qu’on crucifia Jésus. Je suis venue ici parce que cette maison a toujours été une bonne maison. Ingmarsson a été un nom respectable. Ça a toujours été un nom respectable. Vous resterez dans notre commune.
Puis elle tourna le dos et sortit. Elle avait fait ce qu’elle avait à faire et pouvait mourir en paix. C’était le dernier acte que la vie avait exigé d’elle.
Karine pleura quand la vieille dame se fut en allée.
– Ce n’est peut-être pas bien de partir, l’entendit-on murmurer.
Et en même temps elle était contente que la veuve du pasteur eût dit : « Ingmarsson a toujours été un nom respectable. »
Ce fut la première et la dernière fois qu’on vit Karine Ingmarsdotter hésiter devant la sainte entreprise.
VIII
LE DÉPART
Un beau matin de juillet une longue file de voitures et de charrettes sortit d’Ingmarsgard. Les émigrants pour Jérusalem avaient enfin achevé leurs préparatifs et s’acheminaient vers la gare.
Quand la longue file traversa la contrée, elle passa devant une pauvre chaumière appelée Nyckelsmyra. Là, demeuraient de vilaines gens, un peu de cette écume humaine qui se forme lorsque le bon Dieu détourne ses regards et s’occupe ailleurs. On y trouvait toute une marmaille sale et loqueteuse qui, du matin au soir, criait des injures aux passants ; une vieille, vieille femme, ordinairement ivre, assise au bord de la route ; un mari et une femme qui se disputaient et se battaient toujours. Personne ne les avait jamais vus travailler : on ne savait pas s’ils mendiaient plus qu’ils ne volaient ou s’ils volaient plus qu’ils ne mendiaient.
Lorsque la file des émigrants passa devant cette pauvre et misérable cabane, espèce de ruine où il semblait que le vent et la pluie eussent régné pendant des années, la vieille femme s’était plantée debout, ferme et droite, là même où d’habitude son ivresse se dodelinait en marmottant ; et quatre enfants se tenaient près d’elle, tous les quatre lavés, peignés, aussi proprement habillés que possible.
Quand ceux qui étaient dans la première charrette les virent, ils ralentirent leur allure, et défilèrent devant eux au pas, si doucement que les chevaux marchaient à peine. Et les émigrants se mirent à pleurer à chaudes larmes, les grandes personnes avec des sanglots silencieux, les enfants avec des cris. Ils ne comprirent jamais pourquoi rien ne leur avait tiré autant de larmes que de voir Léna, la mendiante, debout, misérable et débile, au bord du fossé. Encore aujourd’hui leurs yeux se mouillent quand ils se rappellent que ce jour-là elle avait renoncé à ses petits verres et qu’elle était sortie, bien ferme sur ses jambes, avec des enfants peignés et lavés pour honorer leur départ.
Lorsqu’ils eurent passé, Léna la mendiante, elle aussi, commença à pleurer.
– Ceux-là vont au ciel rencontrer Jésus, dit-elle aux enfants. Ceux-là vont au ciel, mais nous, nous n’avons qu’à rester au bord de la route.
*
* *
Quand la longue file de voitures et de charrettes eut traversé la moitié de la commune, elle arriva au pont flottant qui se balançait sur l’eau du fleuve. C’était un endroit difficile. On y descendait par une pente raide, puis au milieu le pont formait une sorte d’arche pour le passage des bateaux et des trains de bois, et de l’autre côté la berge montait si âprement qu’hommes et chevaux en frissonnaient. Ajoutez que les planches du pont pourrissaient vite et voulaient être sans cesse renouvelées. La débâcle des glaces menaçait jour et nuit de le mettre en pièces, et, dans leur débordement, les grandes eaux printanières en arrachaient souvent des morceaux qu’elles charriaient jusqu’aux chutes des Forges de Bergsana.
Mais les gens de la commune étaient fiers et heureux de le posséder. Songez donc que, si on ne l’avait pas eu, il aurait fallu un bac ou un bateau, chaque fois qu’on devait passer d’une rive à l’autre.
Le pont fléchit et grinça sous la charge des émigrants, et l’eau, qui bouillonnait entre les planches, éclaboussa les pieds des chevaux. Ils éprouvèrent tous une grande émotion à s’y aventurer pour la dernière fois. Alors que les maisons, les champs et les forêts étaient partagés entre différents maîtres, ce pont était leur bien commun, et leur regret s’aviva de ce qu’ils le ressentaient d’un cœur unanime.
Mais n’avaient-ils que ce pont en commun ? N’était-ce pas aussi leur propriété commune, tout ce que leurs regards découvraient de ce pont flottant, et la vue du large fleuve qui roulait à travers la vallée, jusqu’aux montagnes, ses ondes calmes et lumineuses comme la splendeur de l’été ? N’était-ce pas leur bien à tous, cette église qui s’élevait là-bas derrière les bouleaux, et cette blanche et belle maison d’école et ce presbytère ? Ces choses leur appartenaient : elles s’étaient profondément imprimées dans leurs yeux : et désormais ils ne les verraient plus.
Quand ils furent au milieu du pont, ils entonnèrent un chant religieux :
« Nous nous reverrons encore une fois, encore une fois nous nous reverrons, à l’Éden ! »
Personne ne pouvait les entendre, mais ils chantaient pour les collines bleues, pour l’eau du fleuve, pour les arbres que la brise inclinait sur leur passage. Et de leur gorge serrée par l’émotion sortit ce chant d’adieu :
« Belle et douce contrée, maisons rouges et blanches dans leurs épais bouquets d’arbres, maisons amies, champs et pâturages, longue vallée dont la souple rivière a fendu la verdure, écoutez-nous ! Prions Dieu que nous nous revoyions encore une fois ! Puissions-nous, ah, puissions-nous nous revoir au ciel ! »
*
* *
Quand la longue file de voitures et de charrettes eut passé le pont, elle traversa le bourg de l’église.
Il y avait dans le cimetière une large dalle de granit, grise, plate, rongée par le temps, sans nom ni date, mais on savait de temps immémorial qu’un paysan de la famille des Lyunggard y était enterré. Jadis, dans leur enfance, Lyung Bjorn Olofsson, qui partait pour Jérusalem, et son frère Per y étaient venus s’asseoir. Bons amis d’abord, ils s’étaient bientôt échauffés et emportés l’un contre l’autre. L’objet de leur dispute leur était sorti de la mémoire, mais ce qu’ils n’avaient jamais oublié, c’est qu’au plus fort de la dispute ils entendirent un coup lent et distinct frappé dans la pierre où ils étaient assis. Les deux enfants s’étaient tus, et, se prenant par la main, s’étaient sauvés. Et jamais ils ne revirent la pierre sans songer à cette aventure.
Lorsque Lyung Bjorn atteignit le cimetière, il aperçut Per assis sur la dalle, la tête appuyée dans ses mains. Il arrêta son cheval, fit signe aux autres de l’attendre, puis descendit de voiture, enjamba le petit mur et alla s’asseoir près de son frère.
Celui-ci lui dit aussitôt :
– Tu as vendu la ferme, Bjorn.
– Oui, j’ai donné à Dieu tout ce qui m’appartenait.
– Ah, reprit le frère doucement, ceci ne t’appartenait pas.
– Comment ?
– Non, c’était à la famille.
Lyung Bjorn ne répondit rien : il savait que, du moment que son frère s’était assis là, l’un et l’autre n’échangeraient que des paroles de paix. Il attendait en silence et sans crainte.
– J’ai racheté la ferme, dit Per.
Lyung Bjorn tressaillit.
– Ah ! tu ne pouvais souffrir qu’elle sortît de la famille.
– Je ne suis pas assez riche, répondit le frère, pour l’avoir fait uniquement à cause de cela.
Bjorn le regarda d’un air interrogateur.
– Je l’ai fait afin que vous eussiez quelque chose à retrouver ici.
Bjorn sentit les larmes lui monter, à la gorge et il éclata en sanglots.
– Je l’ai fait afin que tes enfants eussent une place où revenir...
Bjorn passa le bras autour du cou de son frère et le caressa.
– ... Et, continua Per, afin que ma chère belle-sœur éprouvât peut-être un jour quelque douceur à l’idée qu’une maison et un foyer l’attendent toujours ici.
– Per, dit Bjorn, monte dans la voiture et pars pour Jérusalem : je resterai. Tu es plus digne que moi d’aller à la Terre Promise.
– Non, répondit Per avec un sourire ému, ici je suis mieux à ma place.
Alors Bjorn appuya sa tête sur l’épaule de son frère.
– Maintenant, pardonne-moi, dit-il.
Ils se levèrent et descendirent sur la route. Per donna une forte poignée de main à la femme de Bjorn.
– J’ai racheté la ferme, lui dit-il. Sache bien que tu peux revenir, quand tu le voudras.
Puis il prit la main de l’aîné des enfants :
– Rappelle-toi ceci, que tu as de la terre à toi, é tu reviens un jour au pays.
Et il alla ainsi de l’un à l’autre des enfants, jusqu’au petit Erik qui n’avait que deux ans et ne pouvait comprendre.
– Qu’il vous souvienne à tous, enfants, de dire au petit Erik qu’il a une ferme et des terres pour le jour où il voudra y revenir en maître.
Et la longue file continua sa route.
*
* *
Quand la longue file des voitures et des charrettes eut dépassé le cimetière, elle dut traverser une foule compacte de parents et d’amis. Tous tendaient les mains et voulaient prononcer quelques mots d’adieu. Et plus loin, le chemin était bordé de gens curieux d’assister au départ. On sortait sur les perrons, on se penchait par les fenêtres ; on grimpait sur les palissades. Ceux qui demeuraient éloignés du bourg faisaient des signes et des appels du haut des monticules et des collines.
La longue file atteignit lentement la maison du doyen Lars Klementson. Là, on s’arrêta et Gunhild descendit pour dire adieu à ses parents.
La jeune fille avait vécu à Ingmarsgard depuis qu’elle avait résolu de partir. Le séjour de la ferme lui avait semblé préférable à la lutte quotidienne avec ses parents qui n’acceptaient point l’idée de son exil. Quand elle mit pied à terre, elle vit tout de suite que la maison était déserte et comme morte. Personne dans la cour ; personne aux fenêtres, et la grille fermée. Elle franchit alors un échalis, et pénétra jusqu’à la porte d’entrée qui était close, et close aussi la porte de la cuisine ; mais celle-ci se fermait par un loquet intérieur. Après y avoir vainement heurté, Gunhild introduisit dans la fente un morceau de bois et souleva le loquet.
La cuisine était vide ; la grand-salle et la petite pièce étaient vides. Comme elle ne voulait point partir sans laisser un témoignage de sa visite, la jeune fille ouvrit le secrétaire, où son père avait coutume de serrer l’encre et les plumes, et en abattit le tablier. Elle ne trouva pas l’encre immédiatement, mais tout en cherchant dans les tiroirs, elle rencontra un coffret qui lui était bien connu. Sa mère l’avait reçu en cadeau d’épousailles et l’avait souventefois montré à sa petite fille. C’était une boîte de laque blanche, autour de laquelle courait une guirlande de fleurs peintes. On voyait sur le couvercle un berger qui flûtait pour son troupeau d’agneaux blancs. Autrefois la mère de Gunhild y enfermait ses plus chers souvenirs et toute sa richesse : l’alliance qui lui venait de sa mère, la vieille montre qui lui venait de sou père, et ses propres boucles d’oreille. Quand la jeune fille ouvrit le coffret, il ne contenait, au lieu de ces bijoux, qu’une lettre, une simple lettre, une lettre que Gunhild avait écrite deux ans auparavant, lors de son voyage à Mora et de son accident en mer. Le bateau avait chaviré, plusieurs de ses compagnons avaient péri, et les parents avaient pu croire que Gunhild s’était noyée. Mais cette lettre les avait rassurés, et Gunhild comprit que sa mère, en la recevant, avait été si heureuse qu’elle avait tout enlevé de son coffret d’épousailles pour l’y mettre comme son seul trésor qui eût vraiment du prix. La jeune fille devint plus pâle qu’une morte, et son cœur se serra.
– Je sais maintenant que je tue ma mère, murmura-t-elle.
Elle ne songea plus à rien écrire, sortit précipitamment et, muette, remonta dans la charrette. Durant tout le trajet, immobile, les mains aux genoux, les yeux obstinément fixés dans le vague, elle pensait :
« J’assassine mère. Il n’y aura plus désormais pour moi aucun jour de bonheur, même en Terre Sainte. »
*
* *
Pendant que la longue file des voitures et des charrettes traversait la commune, on ne vit personne faucher l’herbe des champs ni ramasser au râteau le foin déjà coupé. Ce matin-là, le travail chômait, car tous, dans leurs habits du dimanche, qui à pied, qui en voiture, attendaient au bord de la route les émigrants qu’on voulait accompagner durant un bout de chemin. Les uns firent une lieue, les autres deux, d’autres les suivirent jusques à la gare.
Un seul homme besognait : Hok Matts Erikson. Il n’avait point entrepris de faucher son pré – ce qui n’eût été qu’un jeu – mais de dépierrer un nouveau coin de terre, comme au temps de sa jeunesse.
Lorsque le convoi passa, Gabriel aperçut de la route son père qui allait et venait dans son enclos, empoignait des pierres, les transportait et les jetait si violemment qu’elles s’écornaient et lançaient des étincelles. Hok Matts ne leva même pas la tête. Il peinait avec ses pierres, et quelques-unes semblaient si lourdes que Gabriel s’étonna que le dos de son père n’en fût pas brisé. Le jeune homme, indifférent au cheval qu’il tenait par la bride, marchait les yeux tournés vers le vieillard.
Hok Matts s’échinait comme aux jours lointains où son fils était petit et où il luttait contre la terre pour agrandir sa propriété. Le convoi ne s’était pas éloigné qu’un orage éclata et qu’une large pluie se mit à tomber. Tandis que tout le monde courait aux abris, Hok Matts hésita un instant, mais il se remit à soulever ses lourdes pierres.
Vers midi, sa fille apparut au seuil de la maison et le prévint que le repas était servi. Hok Matts n’avait pas faim : il pensa pourtant qu’un peu de nourriture lui serait nécessaire, mais sa peur de quitter le travail fut telle qu’il s’y rua encore plus acharné.
Sa femme avait accompagné Gabriel jusqu’à la gare ; elle s’en revint à la tardée, seule, dans sa charrette, et s’approcha de son mari pour lui dire que leur fils était bien loin maintenant ; mais le vieillard enfonça plus âprement son pie entre les rocs, et continua d’aller et de venir sans l’écouter.
Les voisins qui, silencieux, l’avaient observé tout le jour, sortaient, et se disaient en rentrant : « Il y est encore ! »
Le soir tomba, diaphane et pâle, et Hok Matts ne cessait de travailler, comme si la douleur attendait seulement qu’il respirât pour le terrasser. Sa femme revint vers lui et demeurait immobile à le regarder. Le sol du pâtis était défriché ; les tas de pierres avaient grandi, mais l’homme, toujours courbé sous ses fardeaux de géant, passait et repassait dans l’ombre crépusculaire.
L’obscurité se fit profonde : on ne pouvait plus le voir, mais on l’entendait et, quand il jetait ses pierres, les étincelles jaillissaient autour de lui.
Tout à coup, en soulevant un morceau de roc, son pic lui échappa des mains. Il se baissa pour le reprendre, tomba comme une masse et, avant même de songer à se redresser, il s’était endormi...
*
* *
Quand la longue file de voitures et de charrettes eut enfin traversé le bourg de l’église et la vallée, elle entra dans un petit bois. Ce fut là que les émigrants, pour la première fois, se virent suivis de deux personnes qu’ils ne connaissaient point. Tant que les adieux et les saluts les avaient absorbés sur leur pariage, ils n’avaient donné aucune attention à cette charrette inconnue ; mais dans le calme du bois ils l’observèrent. Tantôt elle dépassait toutes les charrettes et prenait la tête de la caravane ; tantôt elle ralentissait sa marche et se laissait distancer par les autres. Cette charrette n’était qu’un simple chariot de travail, un de ceux qu’on emploie tous les jours au traînage. Et c’était précisément ce qui rendait impossible qu’on en découvrît le propriétaire. Personne ne reconnaissait le cheval. Il était conduit par un vieillard courbé, aux mains ridées, à la longue barbe blanche. Celui-là était sûrement un étranger. Mais une femme était assise près de lui qui ne pouvait être une étrangère. Cependant personne n’aperçut son visage, car elle avait jeté un châle noir sur sa tête et le tenait si bien ramené entre ses mains qu’on ne distinguait pas même ses yeux. Plusieurs essayèrent de deviner qui elle était, à son attitude et à sa taille. Mais chacun soupçonnait une personne différente. La Gunhild du doyen dit aussitôt :
– C’est ma mère !
La femme d’Israël Tomasson soutenait que c’était sa sœur, à elle, et Tims Halfoor supposait que c’était la vieille Eva Gunnarsdotter qui n’avait point été appelée à les suivre.
La charrette les escorta tout le long du trajet, mais pas une seule fois la femme ne souleva ou n’écarta son voile. Pour quelques-uns, ce fut une personne qu’ils aimaient ; pour d’autres, une personne qu’ils craignaient ; pour la plupart, une personne qu’ils avaient abandonnée.
Plusieurs fois, lorsque le chemin s’élargissait, les deux inconnus dépassèrent encore les autres charrettes et, retenant ensuite leur cheval, laissèrent le convoi les devancer à son tour. Alors, la femme mystérieuse restait assise, tournée vers les émigrants et ne cessait de les regarder ; mais elle ne fit aucun signe à personne, et nul ne sut qui se cachait sous son voile noir.
Elle les accompagna jusqu’à la gare. Là, ils espéraient voir son visage. Mais, quand ils furent descendus et se retournèrent, elle avait disparu.
*
* *
La longue file des charrettes et des voitures était enfin arrivée à la gare.
On venait de construire le chemin de fer, et la station, toute neuve, s’élevait, dans un immense défrichement, au cœur le plus sombre de la forêt. Ni champs ni jardins ; de vastes emplacements déserts à peine essouchés, pleins de racines et de graviers, où l’on espérait qu’une société pourrait bientôt bâtir. Déjà deux boutiques, un atelier de photographie et un hôtel s’étaient installés dans cette solitude. Là aussi coulait le Dalelf. Il sortait, sauvage et furieux, des forêts profondes et se précipitait en petits torrents d’écume. Les émigrants ne reconnaissaient pas le large fleuve majestueux qu’ils avaient quitté le matin. Ils n’avaient plus ici de vallée souriante à contempler. De tous côtés, des hauteurs hérissées de sapins noirs fermaient leur horizon.
Quand on fit descendre les enfants, ils se mirent à pleurer. La veille encore, ils étaient très heureux d’aller à Jérusalem, mais le départ de la maison leur avait tiré des larmes, et la vue de la gare les jetait dans un vrai désespoir.
Leurs parents, occupés à charger de leurs bagages le fourgon du train, les abandonnèrent à eux-mêmes. Alors ils se réunirent en cercle et délibérèrent, et, les plus âgés prenant les plus jeunes par la main, les enfants s’éloignèrent, deux à deux, un grand et un petit. À travers les sables et les terres incultes, ils reprirent le même chemin vers la sombre forêt.
Une femme pensa tout à coup à leur donner leur goûter : elle les appela. Personne ne répondit et des hommes se lancèrent sur les traces que tous ces petits pieds avaient laissées dans le sable.
Ils les aperçurent sous la forêt, cheminant toujours deux à deux, un grand et un petit. Quand ils les hélèrent, les enfants ne tournèrent pas la tête et continuèrent à marcher. On les rattrapa : alors ils essayèrent de se sauver, mais les petits n’avaient plus la force de suivre les autres et ils s’arrêtèrent tous sur le chemin, tremblants et éplorés.
– Où allez-vous donc, enfants ?
Les plus petits firent des cris aigus, mais l’aîné des garçons répondit :
– Ça nous est bien égal qu’on aille à Jérusalem ; nous voulons nous en retourner à la maison.
Et longtemps après qu’ils furent ramenés à la gare et installés dans les wagons, ils gémissaient encore et répétaient :
– Ça nous est bien égal qu’on aille à Jérusalem : nous voulons nous en retourner à la maison.
Selma LAGERLÖF,
Jérusalem en Dalécarlie, 1929.
Traduction et avant-propos de
André Bellesort.