Paix sur la terre

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Selma LAGERLÖF

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

QUE de choses étranges se sont passées au temps jadis !

Les gens de la maison sont tous réunis dans la salle un soir de Noël. En eux et autour d’eux règne la paix d’une veille de fête. Les bêtes ont eu leur fourrage, les bains dans l’étuve sont terminés, tout le monde a mis ses habits de fête, une mince couche de paille est répandue sur le sol battu, deux chandelles brûlent et à leur lumière, le maître, assis au haut bout de la table, fait la lecture de l’Évangile.

Pendant qu’il lit le récit de l’adoration des bergers et le message de paix des anges, la porte s’ouvre, pas entièrement, juste assez pour permettre à une personne du dehors de jeter un coup d’œil dans la pièce sans être vue elle-même. Un peu après, quelqu’un se faufile dans la salle, comme un coup de vent, par l’entrebâillement de la porte, tire soigneusement le battant et le ferme au crochet et à la barre.

Le maître de la maison, qui lit à haute voix, entend bien que quelqu’un est entré, mais n’interrompt pas sa lecture, jusqu’à ce que sa fille mariée, assise à côté de lui, pose avec effroi sa main sur le bras de son père « Père, père, chuchote-t-elle. Regarde, père ! »

Sa voix trahit un tel mélange de stupeur et d’angoisse que le père interrompt sa lecture, ôte ses lunettes et regarde du côté de la porte.

La maison est grande, comme d’ordinaire ici dans le Nord, où le bois de charpente abonde ; elle est toute grise, en dedans comme au dehors. Ce n’est pas la demeure de pauvres gens, néanmoins tout est devenu gris par l’âge et la fumée : murs, plancher, plafond. Il n’y a que la grande pendule et la haute armoire qui sont peintes en bleu et brun.

Quand le maître dirige ses regards vers la porte, il ne distingue pas d’abord la personne qui est entrée. Il ne croit voir que les planches et des poutres grises.

Il se tourne vers sa fille mariée. Le visage de la jeune femme est toujours bouleversé et ses yeux regardent fixement le coin de la porte.

« À côté du chambranle », chuchote-t-elle pour guider les yeux de son père, et celui-ci découvre maintenant, appuyé au montant, quelque chose de gris et de desséché, quelque chose qui ressemble à une souche ou au tronc d’un arbre abattu par le vent.

Le père ne se rend pas bien compte de ce que c’est. Cette souche est couverte d’écorce de bouleau et de lambeaux de peaux de bête, et en bas il aperçoit deux pieds, incomplètement couverts de souliers d’écorce déchirés, et il voit que ce sont des pieds humains si décharnés que les doigts semblent vouloir se détacher les uns des autres.

Tout à coup il comprend pourquoi il n’a pu se rendre compte de ce qu’il voit. L’être près de la porte a une longue chevelure grise rejetée en avant, et qui couvre le visage. Une main, aussi décharnée que les pieds, écarte les cheveux d’un côté et un œil apparaît, un œil à l’affût comme celui d’un animal sauvage dans son repaire.

« C’est une femme, se dit le père, en voyant les longs cheveux. Elle a dû vivre dans la forêt, avec son proscrit, c’est pourquoi elle n’est vêtue que d’écorce et de peaux de bêtes. Mais pourquoi Magnhild en a-t-elle si peur ? Un être aussi faible et émacié est pourtant bien inoffensif. Magnhild croirait-elle par hasard que c’est un troll ? »

Il se tourne vers sa fille pour la calmer. Elle s’est levée à moitié de son banc ; ses regards ne se détournent pas un instant de la malheureuse près de la porte.

Son père la regarde, ne pouvant comprendre ce qu’éprouve sa fille, elle qui en général n’a peur ni de l’ours ni des trolls.

Il regarde autour de lui. Tout le monde a les yeux tournés vers la porte. Voici le fils : ce n’est qu’un gamin, il vient d’avoir quinze ans. Il n’a jamais vu personne qui ait l’air aussi étrange, et il semble avoir envie de rire. Le gendre, lui, s’est levé, l’air furieux. Quel que soit cet être près de la porte, il saura protéger le foyer contre lui. Les deux vieilles servantes, effarées, se blottissent près de la cheminée, se cachant les yeux de leurs mains levées, et elles attirent à elles les petits enfants, qui pleurent et enfouissent leurs têtes dans les jupes des vieilles. C’est compréhensible, pense le père. Les enfants et les bonnes femmes sont facilement effrayés. Mais Magnhild ?

Le père comprend que c’est de lui, le maître de la maison, que tout le monde attend une parole. Il se lève lourdement et s’éclaircit la gorge pour gagner du temps. Mais Magnhild l’attire et le force à se rasseoir. « Chut ! Chut ! » fait-elle. Et le père, qui n’aime pas agir quand il n’a pas bien compris ce dont il est question, se laisse faire et demeure à sa place.

À ce moment la fille mariée se lève. Elle s’approche de la porte, s’arrête, fait encore un pas et s’arrête de nouveau. Elle a l’air de quelqu’un qui s’approche d’une maison en flammes, désireux d’y entrer pour sauver ses biens. Mais arrivée à deux pas de l’être inconnu, elle retourne à sa place et s’assied à côté de son père.

« J’ai cru la reconnaître, dit-elle tout bas, comme se parlant à elle-même.

– La reconnaître ? pense le père. Que veut-elle dire ? Comment pourrait-elle connaître quelqu’un d’aspect aussi minable ? »

À ce moment, l’étrangère commence à bouger. Elle avance à pas traînants et lourds sur le sol couvert de paille. Sur ses pieds demis-nus aux longs orteils maigres, elle semble marcher avec des pattes d’oiseau. Elle ne s’approche de personne, mais va à la pendule, placée en encoignure dans sa haute caisse. Arrivée là, elle s’arrête et écoute longuement.

La fille mariée redevient inquiète : « Père, dit-elle, la pendule n’était pas là au moment où Urd a disparu. Est-ce possible que ce soit elle ? »

Le père toussote encore une fois. « Ah, Magnhild songe à Urd, sa sœur aînée, disparue depuis dix ans. Et ce serait cela, Urd ! » Le père crache loin de lui par terre, crache pour ainsi dire son mépris d’une idée pareille. Urd qui était si belle, si blanche et rose, si blonde, si jeune, si exquise ! L’étrangère n’est certainement qu’une pauvre vieille, mourant de faim, venant d’un village perdu de proscrits.

« Quelle folie ! »

Le gendre lui jette un regard interrogateur, et le père acquiesce d’un signe de tête : il faut se débarrasser de cette folle. Que Magnhild lui donne un peu à manger, ensuite la malheureuse pourra coucher dans un coin de l’étable. Le temps est doux, c’est un hiver sans neige, elle ne sera pas à plaindre. Mais ici il est impossible de se recueillir en ce soir de fête avec une demi-folle qui va et vient dans la pièce.

L’ordre du père n’est pas obéi. Magnhild s’approche de son mari. « Tu ne reconnais pas Urd, toi non plus ? » Le mari a un haut-le-corps. Il jette un regard sur l’étrangère et paraît sur le point d’éclater de rire. Ce serait là Urd ? Lui, mieux que personne, devrait bien reconnaître Urd. Il y a dix ans, il allait l’épouser. Mais elle disparut huit jours avant le mariage.

Il jette encore un coup d’œil sur la pauvresse. C’est manifestement une vieille femme usée, courbée, à cheveux gris, avec une peau semblable à du cuir tanné. Comment Magnhild peut-elle se figurer un seul instant qu’on se trouve en présence d’Urd ? Mais c’est la marotte de Magnhild, cette peur de voir revenir sa sœur. Elle a toujours craint d’avoir pris la place d’Urd en devenant sa femme. Encore après dix ans révolus, elle se refuse à croire à la mort d’Urd. « Que deviendrai-je le jour où Urd sera de retour et verra que j’ai épousé son fiancé ? » dit-elle souvent.

Voilà enfin que l’étrangère se détourne de la pendule et avance au milieu de la pièce. Elle évite soigneusement les gens, on s’en rend compte, et s’approche du lit. Elle passe en tâtonnant la main sur la couverture, et en même temps elle aspire l’air par petits souffles courts comme un chien qui flaire. Quand elle s’est rendu compte que le lit est vide, elle pousse un grognement mécontent.

« Père, c’est elle ! s’écrie Magnhild. Mère était malade au lit, il y a dix ans, quand Urd a disparu. Elle la cherche. »

L’étrangère ne semble plus bien savoir de quel côté diriger ses pas. Elle écarte ses cheveux pour regarder autour d’elle, et cette fois toute l’assistance peut contempler son visage émacié, une vraie tête de mort.

La fille mariée éclate en sanglots. Certes, elle a redouté le retour d’Urd, mais elle ne s’en souvient plus. Son cœur se fend. Elle songe seulement à ce que sa sœur a dû souffrir pour devenir telle qu’elle est à présent. On ne peut savoir si elle a complètement perdu la raison, mais il est évident qu’elle n’est plus un être humain pareil aux autres. Elle a les allures d’une bête.

« Qui a pu l’avilir ainsi ? Chez qui a-t-elle vécu ? »

L’étrangère poursuit son inspection de la pièce. Elle flaire et cherche, mais ne semble guère voir. Elle a laissé ses cheveux retomber devant son visage.

Magnhild s’approche d’elle, pose sa main sur le bras de l’autre et demande : « Est-ce toi, Urd ? je te reconnais. Dis que c’est bien toi. »

Alors, la malheureuse sursaute, se réfugie dans un coin comme un rat effrayé et ne bouge plus pendant un grand moment.

Elle revient cependant de nouveau vers l’intérieur de la pièce. On se rend compte qu’elle cherche quelque chose de spécial. Elle va, d’un meuble à l’autre, du banc à la table, du coffre au lit, elle tâtonne, elle flaire, elle paraît mécontente.

Elle finit par s’approcher de la cheminée, et les deux vieilles servantes qui, avec les enfants, étaient assises, sur les pierres de l’âtre, s’écartent devant elle. C’est naturel, car elle fait moins l’effet d’un être humain que d’un animal.

Elle tâte les pierres du foyer, touche à deux marmites, fait de nouveau entendre un murmure de mécontentement, mais ne cesse de chercher.

Toujours reniflant et flairant, elle est arrivée devant le four à pain et en ouvre la porte. En la voyant faire, c’est le père cette fois qui pousse une exclamation. La porte du four a un défaut qui la rend difficile à ouvrir, mais l’étrangère y réussit du premier coup, comme si une longue expérience lui avait appris comment s’y prendre.

Mais comment, comment serait-ce possible que cette femme fût Urd ?

Elle fouille dans le four et tout à coup de furieux crachements en sortent. Le vieux chat de la maison apparaît dans l’ouverture, le dos rond sous ses poils hérissés.

L’étrangère l’attrape, le caresse, le berce dans ses bras et enfin s’assied contre la cheminée, le chat sur ses genoux. Le père reste stupéfait, en voyant le chat s’installer sur elle et se mettre à ronronner. Le chat la reconnaîtrait-il ? Serait-ce quand même Urd ?

Tout à coup elle se met à parler au chat.

Tout le monde a eu un mouvement de stupeur. On ne semble pas s’être attendu à ce qu’elle pût parler, du moins dans une langue intelligible.

D’ailleurs il n’est pas facile de la comprendre. Sa voix, rauque et rude, paraît venir d’un gosier rouillé faute d’exercice. On entend que ce sont des paroles, des mots, mais ils sont accompagnés de tant de sifflements, de croassements qu’il est impossible d’en saisir le sens.

Magnhild se glisse tout près de l’étrangère et se met à genoux devant elle.

Elle parle très vite, sa sœur, si toutefois on peut parler de sœur. On dirait un enfant qui rabâche des rimes dénuées de sens, tant son débit est rapide. Magnhild n’arrive pas à attraper les mots au vol. Elle comprend cependant que les mêmes phrases reviennent inlassablement.

Parfois tout ne lui paraît qu’un croassement, aussi impossible à interpréter que celui des corbeaux.

Mais elle tient bon. Il faut qu’elle puisse éclaircir la chose terrible qu’elle soupçonne. Peut-être est-ce l’unique occasion qui s’offrira.

Enfin vient un mot qu’elle comprend, puis d’autres encore. Après un moment, elle peut saisir toute une phrase. Elle est dans une tension d’esprit intense. Il lui semble qu’elle n’écoute pas seulement avec ses oreilles mais avec toute sa volonté, toute son âme.

Les autres s’approchent aussi pour écouter, mais ne comprennent presque rien. Le père demande coup sur coup à Magnhild si elle a saisi quelque chose, mais elle lui fait signe de patienter.

Elle finit par ne plus entendre qu’on lui pose des questions, car elle en est arrivée, à pouvoir suivre d’un bout à l’autre tout ce que récite l’étrangère.

« Je raconte tout ceci au chat, rien qu’au chat, ainsi commence la tirade. Je n’ai pas juré de ne pas le raconter au chat.

« Je raconte au chat que huit jours avant mes noces, j’ai été prise par une bande de brigands.

« Je raconte au chat qu’ils m’ont entraînée dans leur caverne, où ils m’ont enfermée. Ils m’ont laissé la vie sauve à condition de jurer de ne trahir à personne l’endroit où ils se cachent.

« Je raconte au chat que j’ai été leur servante, depuis que je suis tombée entre leurs mains. Je raconte, au chat que je ne sais pas combien de temps s’est passé depuis, mais j’ai mis au monde sept enfants que le chef des brigands a noyés dans le fleuve.

« Ce sont neuf brigands, neuf malfaiteurs. Ils vivent de vol. ils se plaisent au meurtre. Ils habitent une caverne de la montagne où personne n’a su les chercher.

« Je raconte au chat que j’avais gardé des pois et des grains de blé que j’ai semés par terre depuis la grosse pierre qui ferme l’antre jusqu’ici à la porte de la maison.

« C’est une grande montagne et un large fleuve. Je n’en connais pas les noms, mais j’ai semé des pois et des grains de blé tout le long du chemin.

« J’ai traversé de vastes forêts pour venir ici. Je n’en connais pas le nom, mais j’ai semé des pois et des grains de blé par terre. »

« Je raconte tout ceci au chat, non pas parce qu’ils m’ont arrachée à mon père et à ma mère, non pas parce qu’ils m’ont enlevée dans la semaine qui devait précéder mon mariage, non pas parce qu’ils mont gardée enfermée dans l’obscurité et le froid, non pas parce que mes cheveux ont blanchi et que ma belle jeunesse est partie, mais parce que le chef des brigands a noyé dans le fleuve mes sept enfants. ».

Magnhild se lève quand elle a écouté ces confidences jusqu’au bout. Elle va à son père, se plante devant lui et répète mot à mot ce qu’elle vient d’entendre. Son visage s’est fait dur et sévère, et elle récite le tout avec une grande netteté, mais il y a dans son accent une telle douleur et une telle colère que ceux qui l’écoutent comprennent et ressentent tout ce que sa sœur a souffert, et en souffrent à leur tour comme d’une douleur physique.

Pendant que Magnhild parle, son regard tombe sur l’Évangile, resté ouvert sur la table en face du père, et dès qu’elle a transmis le message d’Urd, elle tire à elle le livre et le ferme bruyamment.

« Tu prêches la paix, dit-elle au livre, mais c’est que tu n’as sans doute jamais cru que pareille chose pût arriver à personne. Tu ne voudrais pourtant pas qu’on laissât impuni ce crime que les brigands ont commis envers ma sœur ? Je donnerais ma vie, tout ce qui m’est le plus cher au monde, tout ce que j’appelle le bonheur pour que ma sœur soit vengée. Mais en ce moment je te remets sur l’armoire, car ce sont d’autres paroles que les tiennes que je désire entendre ici ce soir. »

Elle repose le livre à la place accoutumée et se tourne vers les hommes. Ils sont excités au point de vouloir se lancer dans les entreprises les plus hardies.

Le père se lève et s’approche d’Urd, qui continue à caresser le chat sur ses genoux et qui ressasse inlassablement sa même litanie.

Il est impossible de savoir si elle sait ce qu’elle fait. Elle n’a pas l’air d’avoir sa pleine connaissance. Elle semble avoir imaginé, avant d’être tombée dans sa présente déchéance, ce qu’elle ferait et dirait si elle parvenait à échapper aux brigands, et elle agit et parle à présent selon ce plan échafaudé jadis, sans plus savoir ce qu’elle fait.

Le père reste devant elle et la contemple. Les veines de son front se gonflent et sa voix est épaisse et étrange quand il prend la parole :

« Jusqu’à ce jour, dit-il, j’ai été un homme pacifique, qui n’a molesté personne. Mais pour ce crime contre Urd, je veux tirer vengeance à la manière de mes pères, sans demander le secours ni du bailli ni du commissaire. Si quelqu’un veut me suivre, c’est bon, sinon moi et mon fusil nous réglerons cette affaire. »

Le frère d’Urd, qui n’avait que cinq ans à l’époque du rapt et qui se souvient à peine d’elle, a depuis longtemps grincé des dents sans le savoir, et l’homme qui devait épouser Urd, si elle n’avait pas été enlevée, est pâle comme un mort et sa respiration est si pénible qu’on dirait un râle.

Tous deux ressentent un grand soulagement aux paroles du père. Partir à la recherche des brigands et les tuer comme des chiens, c’est la seule chose qui puisse apaiser leur soif de vengeance.

Quand Magnhild entend son mari annoncer qu’il suivra son beau-père, elle cesse de pleurer et lève avec fierté la tête. « Maintenant je suis heureuse à cause d’Urd de t’avoir épousé, dit-elle. Car si tu n’avais pas été mon mari tu n’aurais pas été présent ici ce soir, et père n’aurait pas eu un bon combattant comme toi à ses côtés. »

Là-dessus, elle cesse ses plaintes et s’apprête à équiper les hommes. Elle tire de l’armoire leurs vêtements, examine soigneusement chaussettes et souliers, ceintures, boutons et courroies, pour être sûre que tout est solide et en bon état.

Le père va chez quelques voisins pour demander s’ils veulent lui prêter assistance. Le gendre et le fils restent à la maison pour apprêter les fusils et les poires à poudre et bien aiguiser les couteaux.

Quand tous les préparatifs sont terminés, Magnhild persuade aux hommes de se coucher. Elle restera debout encore un moment pour s’occuper des provisions de bouche qu’ils devront emporter.

La malheureuse Urd a ramassé un peu de la paille de Noël qui couvrait le sol et s’en est fait une couche où elle s’est endormie. Tous les efforts pour la persuader de se coucher dans un lit ont été vains.

Le calme s’est établi autour de Magnhild et, dans ce calme, ses pensées se reportent au moment où, quelques heures plus tôt, toute la maisonnée, paisiblement réunie, écoutait le message des anges pour la venue au monde du grand prince de la paix.

Puis elle songe qu’elle a elle-même enlevé la bible : estimait-elle donc l’œuvre qu’on préparait contraire aux enseignements de l’Évangile ?

Non, elle ne veut pas croire qu’il en est ainsi. Il ne peut être dit qu’on doive pardonner à ceux qui assassinent et volent. Elle n’ignore pas que Jésus pardonnait à ses bourreaux, mais c’était autre chose. Il disait lui-même qu’ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient.

Mais ceux qui maltraitent une jeune fille innocente et pure au point de la transformer en une bête de la forêt, ne doivent-ils pas être punis ? Dieu n’a pas pu vouloir qu’on laisse en liberté des êtres pareils.

Pendant qu’elle vaque à sa besogne, elle croit tout à coup entendre un léger bruit, comme un froissement. Le bruit est extrêmement faible. On dirait le frémissement de petites, petites ailes de papillons.

Elle court à la porte et rouvre. Alors elle entend mieux un faible froufrou et, sur sa main, tombe un flocon froid et mouillé.

C’est la neige, la première neige de l’année. Et elle tombe juste ce soir !

Maintenant on peut s’attendre à ce que la chute de neige continue, jusqu’à monter très haut contre le mur de la maison.

Magnhild en demeure interdite. « Est-ce là la réponse à ma question ? » demande-t-elle.

Il tombe déjà assez de neige pour que les menues traces laissées par Urd en soient couvertes. Urd elle-même est incapable de fournir le moindre renseignement. Et si même, un jour, elle retrouvait la raison et la santé, son serment l’empêcherait de parler. Elle ne dirait jamais plus que ce qu’elle a dit ce soir.

Il semblait donc que les brigands dussent rester libres.

Aucune expiation contre eux ne pourrait être tentée le lendemain matin.

Magnhild demeura un moment les dents serrées, écoutant la chute des petits flocons. Rien n’est plus endormant, rien n’est plus apte à bercer les esprits inquiets. C’est un battement d’ailes délicates, un souhait de paix envoyé du ciel de Noël.

Elle rentre et referme la porte. Puis elle redescend le livre et se met à le feuilleter.

« Oh, dit-elle, tu n’as pas même voulu permettre cela. Pas même cela. »

 

 

 

Selma LAGERLÖF, L’anneau du pêcheur,

Stock, 1944.

 

Traduit du suédois par

M. Metzer et Th. Hammar.

 

 

 

 

 

 

 

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