Le joueur de violon

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Selma LAGERLÖF

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PERSONNE ne saurait contester que, sur ses vieux jours, Lars Larsson, le joueur d’Ullerud, ne se montrât d’une humilité et d’une modestie parfaites. Mais il n’avait pas toujours été ainsi. Dans sa jeunesse, il paraît avoir été d’une telle morgue et d’une telle vantardise que tout le monde en était peiné pour lui.

On raconte que c’est en une seule nuit qu’il se transforma complètement et voici dans quelles conditions.

 

................................................................................

 

Par une belle soirée de samedi, fort tard du reste, Lars Larsson se promenait le violon sous le bras. Il était d’humeur très enjouée, car il rentrait d’une fête où il avait fait danser jeunes et vieux au son de son violon.

Il remarquait à part lui que tant que son archet était en mouvement, personne n’avait pu tenir en place. Il y avait eu à travers la maison un tournoiement si échevelé et si entraînant que parfois, il lui avait semblé voir chaises et tables prendre part à la danse.

« Je crois décidément que jamais ils n’ont eu un tel musicien par ici, pensait-il. Mais aussi, quelles difficultés j’ai eues à vaincre avant de devenir l’homme que je suis ! continua-t-il. Ce n’était guère amusant au temps de mon enfance, lorsque mes parents m’envoyaient garder les vaches et les moutons et que j’oubliais tout pour rêver, en faisant vibrer les cordes de mon violon. Quelle misère ! on ne voulait même pas chez moi me payer un vrai violon. Je n’avais pour tout instrument qu’une vieille caissette en bois sur laquelle j’avais tendu des cordes.

« Dans la journée, on me laissait seul dans la forêt et je n’étais pas trop à plaindre, mais ce qui allait moins bien, c’était de rentrer le soir, ayant égaré mon troupeau. Ai-je assez de fois entendu de la bouche de mes parents que j’étais un vaurien, que jamais je ne deviendrais rien de bon ! »

Coupant bientôt le sentier sur lequel cheminait Lars Larsson, un petit ruisseau cherchait sa voie. Le terrain étant pierreux et accidenté, le ruisseau avait beaucoup de peine à avancer : il errait par-ci par-là, se hasardait en petites cascades, et néanmoins il donnait l’impression de n’arriver nulle part. Par contre, le chemin que suivait le musicien s’efforçait d’aller aussi droit que possible. C’est pourquoi, à tout instant, il rencontrait le ruisseau tortueux qu’il traversait chaque fois sur un petit pont. Le musicien était donc bien obligé de traverser constamment le ruisseau, et cela ne lui déplaisait pas du reste. Cela lui donnait la sensation d’être accompagné, de n’être plus seul dans la forêt.

Il faisait nuit claire autour de lui. Le soleil ne s’était pas encore levé, mais son absence n’y faisait rien, la clarté étant parfaite quand même.

On sentait cependant qu’on n’était pas en plein jour. La couleur des choses était autre. Le ciel était tout blanc, les arbres et les hautes plantes du sol avaient un ton grisâtre. Mais tout était aussi clairement visible qu’en plein midi. S’étant arrêté sur un des petits ponts pour regarder dans le ruisseau, Lars Larsson pouvait distinguer la moindre bulle d’air sortant du fond de l’eau.

« En regardant un ruisseau sauvage tel que celui-ci, pensa le musicien, je ne peux m’empêcher de revoir ma propre vie. J’ai montré la même obstination à me frayer une route à travers tous les obstacles qui se dressaient devant moi. C’était mon père : il se mettait en travers de ma route, dur comme le roc. C’était ma mère : elle essayait de me retenir en m’enveloppant doucement comme entre des touffes de mousse. Mais j’ai réussi à contourner l’un et l’autre, et je me suis lancé éperdument dans la vie.

« Hé oui ! Je pense que ma mère reste encore là-bas à pleurer à cause de moi. Mais qu’est-ce que cela me fait ? Elle aurait bien dû comprendre qu’il me fallait devenir quelqu’un et qu’elle ne devait pas se mettre en travers de ma route. »

D’un geste nerveux, il arracha à un buisson quelques feuilles qu’il jeta dans le ruisseau.

– Voilà de quelle manière je me suis détaché de tout ce qui me retenait là-bas, dit-il en suivant du regard les feuilles parties au fil de l’eau.

« Ma mère sait-elle qu’à présent je suis le joueur de violon le plus habile du Vermland entier ? » se dit-il en poursuivant son chemin.

Il avança à pas rapides jusqu’au moment où il rencontra de nouveau le ruisseau. Alors il s’arrêta encore pour regarder l’eau.

Ici, le ruisseau arrivait en torrent rapide, faisant un vacarme assourdissant. Comme il faisait nuit, on entendait sortir de l’eau des sons tout différents de ceux qu’on entend dans la journée, et le musicien en fut tout surpris.

Pas de gazouillis dans les arbres, pas le moindre bruissement de feuilles. Pas de grincement de roues sur la route, aucun tintement de clochettes dans la forêt. On n’entendait que la chute d’eau, et c’est pourquoi on l’entendait plus distinctement que dans la journée. On eût dit qu’au fond de l’eau s’agitaient les choses les plus invraisemblables. D’abord, on aurait cru entendre moudre du blé entre des meules énormes, parfois un son cristallin montait qui faisait penser à l’entrechoquement des verres dans une fête, d’autres fois il y avait un bourdonnement tel qu’on se serait cru sur la place de l’église, à l’heure de la sortie, quand les gens s’interpellent entre eux et engagent des parlotes animées.

– C’est bien là aussi une espèce de musique, se dit Lars Larsson, bien que je ne puisse trouver que cela vaille grand-chose. Du moins je trouve que l’air que j’ai composé l’autre jour était autrement intéressant.

Mais plus il s’attardait à écouter la cascade, mieux il en appréciait la musique.

– Je crois vraiment que tu fais des progrès, lui cria-t-il. Tu as dû comprendre que celui qui t’écoute est le meilleur musicien du Vermland entier.

Au moment même où il prononçait ces paroles, il crut entendre surgir du fond de l’eau des sons métalliques, comme si quelqu’un là-bas était en train d’accorder un instrument.

– Tiens, tiens, voilà le Neck lui-même qui arrive ! Je l’entends accorder son violon. Eh bien, voyons maintenant si tu sais mieux jouer que moi ! s’écria Lars Larsson en riant. Mais je ne peux pas rester ici toute la nuit à attendre que tu veuilles bien commencer, continua-t-il, tourné vers la cascade. Maintenant, il faut que je m’en aille ; mais je te promets de m’arrêter sur le prochain pont pour écouter si tu es capable de te mesurer avec moi.

Il continua son chemin, et tandis que le ruisseau poursuivait dans la forêt sa route tortueuse, le musicien se remit à penser aux choses d’autrefois :

– Je me demande ce qu’il en est du petit ruisseau qui longe la cour de notre ferme. Je voudrais bien le revoir encore une fois. Je devrais bien passer chez nous de temps en temps pour voir comment ma mère se tire d’affaire, maintenant que mon père est mort. Mais avec toutes mes occupations, cela devient presque impossible. Avec toutes mes occupations actuelles, dis-je, je n’arrive pas à m’intéresser à autre chose qu’à mon violon ; dans toute la semaine, il n’y a guère de soir où je sois libre.

Un moment après, il rencontra de nouveau le ruisseau, ce qui changea le cours de ses idées. Cette fois, le ruisseau n’arrivait pas en cascades tapageuses mais en flots calmes et profonds. Sous les feuillages, gris dans la nuit, il paraissait d’un noir luisant, charriant encore quelques touffes d’écume blanche, souvenirs des cascades passées.

Le musicien, s’étant arrêté au milieu du pont et n’entendant sortir de l’eau qu’un faible clapotis intermittent, se mit à rire bruyamment.

– Je pensais bien que le Neck ne se soucierait pas d’accepter mon rendez-vous ; j’ai bien toujours entendu dire qu’il est un musicien fameux, mais que peut-on attendre d’un être qui reste toujours tranquille dans son ruisseau, sans jamais rien entendre de nouveau ? Il doit bien savoir qu’ici se trouve quelqu’un qui s’y connaît mieux que lui, et voilà pourquoi il préfère rester sur la réserve.

Ayant dit, il partit, et, de nouveau, perdit de vue le ruisseau.

Il pénétra dans une partie de la forêt qui lui avait toujours paru lugubre. Le sol était couvert d’immenses amas de pierres, entre lesquels grimaçaient des racines de sapin dénudées et entortillées. S’il y avait, de par la forêt, des esprits maléfiques et dangereux, c’est bien là qu’ils devaient se trouver embusqués.

En s’aventurant parmi ces blocs de pierre d’aspect sauvage, le musicien eut un frisson de peur et commença à se dire qu’il n’avait pas été très prudent en se vantant devant le Neck.

Il lui sembla que les grosses racines de sapins lui faisaient des gestes de menace.

– Prends garde, toi qui te crois plus fort que le Neck ! lui criaient-elles.

Lars Larsson sentit son cœur se contracter d’angoisse. L’oppression fut si violente qu’il ne put presque plus respirer, et ses mains se refroidirent. Il s’arrêta au milieu de la route et essaya de se raisonner.

– Jamais il ne s’est trouvé de musicien dans la cascade, se dit-il. Ce ne sont là que superstitions et racontars. Et alors, peu importe ce que je lui ai dit ou non.

Ayant parlé ainsi, il regarda autour de lui dans la forêt, comme s’il cherchait la confirmation de ses paroles. S’il avait fait jour, il est probable que tout, jusqu’à, la moindre feuille, lui eût cligné de l’œil pour lui dire que dans la forêt, il n’y a rien de bien dangereux ; mais, comme c’était encore pleine nuit, les arbres se renfrognaient, silencieux, ayant l’air de cacher toutes sortes de dangers mystérieux.

Aussi, Lars Larsson s’alarma de plus en plus. Ce qui l’effraya surtout, c’est qu’il lui fallait traverser le ruisseau encore une fois, celui-ci ne se séparant du chemin qu’un peu plus loin, Il se demanda ce que le Neck allait lui faire, lorsqu’il traverserait le dernier pont. Peut-être verrait-il une grosse main noire sortir de l’eau pour l’attirer au fond.

Il s’était monté la tête au point de se demander s’il ne valait pas mieux rebrousser chemin. Mais alors, il rencontrerait le ruisseau de nouveau. Et s’il quittait le chemin pour s’engouffrer dans la forêt, il ne manquerait certainement pas de le rencontrer encore, tant son cours était tortueux.

Il ressentit une telle angoisse, qu’il ne sut plus que faire. Il était pris, enchevêtré, enchaîné par ce terrible ruisseau, et ne voyait aucun moyen d’en sortir.

Enfin, il aperçut devant lui le dernier pont. En face, de l’autre côté du ruisseau, se trouvait un vieux moulin, abandonné depuis bien des années, à ce qu’il paraissait. La grande meule demeurait immobile, suspendue sur l’eau, la vanne pourrissait par terre, les rayères se couvraient de mousse, et dans les lucarnes vides, la fougère et le lichen poussaient en abondance.

– Si c’eût été autrefois, j’aurais trouvé des gens par ici, pensa le musicien, et j’aurais été hors de tout danger.

Il fut cependant tranquillisé par la vue d’une construction faite de main d’homme, et en traversant le ruisseau, il n’avait presque plus peur du tout. Aussi ne lui arriva-t-il rien d’extraordinaire. Le Neck sembla ne pas lui garder rancune. Il s’indigna contre lui-même d’avoir pu ainsi se monter la tête pour rien, rien du tout.

Il se sentit très content et tout à fait rassuré, et il fut encore plus content en voyant la porte du moulin s’ouvrir et une jeune fille s’avancer vers lui.

Elle avait l’air d’une jeune paysanne, le fichu de coton sur la tête, la jupe courte et la blouse large, les pieds nus.

Elle s’approcha du musicien et lui dit simplement :

– Si tu veux jouer pour moi, je danserai pour toi.

– Parfaitement ! répondit le musicien qui avait retrouvé sa belle humeur, maintenant qu’il n’y avait plus de danger. Je n’y vois pas d’inconvénient. Jamais de ma vie, je n’ai refusé de jouer pour une belle fille qui veut danser.

Il s’installa sur une pierre au bord de l’écluse, ajusta le violon sous le menton et se mit à jouer.

La jeune fille fit quelques pas, mais s’arrêta presque aussitôt.

– Qu’est-ce que tu joues ? fit-elle. Ça manque absolument d’entrain.

Le musicien changea d’air. Il en essaya un qui était plus vif. La jeune fille resta toujours mécontente.

– Est-ce que je peux danser sur un air si languissant ? dit-elle.

Alors, Lars Larsson aborda l’air le plus alerte qu’il connût.

– Si tu n’es pas contente de celui-là, dit-il, il faudra faire venir un musicien plus habile que moi.

À peine ces paroles prononcées, il eut la sensation d’une main qui lui saisit le bras juste au coude et se mit à manier l’archet, tout en accélérant la cadence.

De l’instrument sortit un air tel qu’on n’en avait jamais entendu de pareil. Il était d’un tel mouvement, que Lars Larsson se disait que même une roue lancée à toute vitesse n’aurait pu le suivre.

– Voilà ce que j’appelle un air de danse, s’écria la jeune fille, qui se mit à tournoyer.

Mais le joueur ne la regarda plus. Il était tellement surpris de l’air qu’il jouait qu’il ferma les yeux pour mieux écouter.

Lorsque, quelques minutes après, il les rouvrit, la jeune fille avait disparu, mais il ne s’en étonna pas outre mesure. Il continua à jouer longtemps, longtemps, uniquement parce que jamais encore, il n’avait entendu pareille musique.

– Maintenant, je trouve que c’est le moment de m’arrêter, se dit-il enfin, et il voulut déposer l’archet.

Mais l’archet continua à se démener et ne se laissa pas arrêter. Il dansait de-ci de-là sur les cordes, forçant le bras et la main à suivre le mouvement. Et la main qui tenait le manche du violon et qui maniait les cordes, ne pouvait non plus se détacher.

Alors Lars Larsson sentit son front se couvrir d’une sueur froide et s’abandonna à une peur atroce.

– Comment cela finira-t-il ? Dois-je rester ici jusqu’au jour du jugement dernier ? se demanda-t-il, désespéré.

L’archet continua sa danse effrénée, évoquant, comme par enchantement, des airs sans fin. À chaque instant surgissait un morceau nouveau, si beau que le pauvre musicien était bien forcé d’admettre combien peu valait sa propre maîtrise. Et c’est cela qui le peina bien plus que la fatigue.

– Celui qui se sert de mon violon s’y connaît, mais moi je n’ai jamais été qu’un gâte-métier. C’est maintenant seulement que j’apprends ce que c’est que de jouer.

Pour quelques instants, il put se laisser enthousiasmer par la musique au point d’oublier son triste sort. Mais tout à coup, il sentit ses bras endoloris par la fatigue et de nouveau il se laissa envahir par le désespoir.

– Je ne pourrai déposer ce violon avant de m’être tué au jeu. Je comprends que le Neck n’est pas content à moins.

Il se mit à pleurer sur lui-même, tout en continuant à jouer.

– Il aurait bien mieux valu pour moi rester dans la petite cabane auprès de ma mère. À quoi bon toute ma gloire, si je dois finir de cette manière ?

Il resta ainsi des heures durant. Le matin parut, le soleil se leva, et les oiseaux commencèrent leurs chants. Mais lui jouait, jouait sans trêve.

Comme le jour naissant était un dimanche, Lars Larsson dut rester seul auprès du vieux moulin. Personne ne prit la route de la forêt. Tout le monde s’en fut vers l’église dans la vallée ou bien vers les villages qui bordaient la grand-route.

La matinée s’écoula et le soleil monta toujours plus haut dans le ciel. Les oiseaux se turent, mais en échange, on entendit le bruissement des longues aiguilles des pins.

Lars Larsson ne se laissa pas arrêter par la chaleur de cette journée d’été. Il jouait, jouait.

Enfin le soir vint, le soleil se coucha, mais son archet n’avait pas besoin de repos et son bras continua à se mouvoir fébrilement.

– Il est bien certain que cela ne finira que par ma mort, dit-il, et ce sera là la juste punition de mon orgueil.

Très tard dans la soirée, il vit un être humain s’approcher à travers la forêt. C’était une pauvre vieille au dos courbé, aux cheveux gris et au visage ridé par bien des chagrins.

« Voilà qui est singulier, pensa le musicien. Il me semble reconnaître cette vieille femme. Est-il possible que ce soit ma mère ? Est-il possible qu’elle soit devenue si vieille et si grise ? »

Il l’interpella à haute voix pour l’arrêter.

– Mère, mère, viens ici ! cria-t-il.

Elle s’arrêta comme à contrecœur.

– Je me rends compte maintenant, par mes propres oreilles, que tu es le joueur de violon le plus habile du Vermland entier, dit-elle, et je comprends que tu ne te soucies plus d’une vieille femme comme moi.

– Mère, mère, ne passe pas ! cria Lars Larsson. Je ne suis pas un joueur habile, je ne suis qu’un vaurien. Viens ici, pour que je puisse te parler !

Alors, la mère s’approcha de lui et s’aperçut de son état. Son visage avait une pâleur mortelle, ses cheveux ruisselaient de sueur et le sang sortait par la racine de ses ongles.

– Mère, je suis tombé dans le malheur à cause de mon orgueil, et maintenant il faut que je me tue à force de jouer. Mais auparavant, dis-moi si tu peux me pardonner, à moi, qui t’ai laissée seule et pauvre dans tes vieux jours ?

La mère se sentit envahir d’une grande pitié pour le fils, et toute la colère qu’elle avait eue contre lui disparut comme par enchantement.

– Pour sûr que je te pardonne, dit-elle.

Mais voyant son angoisse, et empressée à lui faire comprendre que c’était bien là ses sentiments véritables, elle confirma le pardon en prononçant le nom du Seigneur.

– Au nom du Seigneur Jésus-Christ, je te pardonne, dit-elle.

À ces paroles, l’archet s’arrêta, le violon tomba par terre et le joueur se leva, délivré et sauvé. Car l’enchantement était rompu du moment que sa vieille mère avait été émue de pitié devant son malheur, au point de prononcer sur lui le nom du Seigneur.

 

 

 

Selma LAGERLOF, Le joueur de violon.

 

Traduit du suédois par

Thekla Hammar et Fritiof Palmer.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net