La légende de sainte Lucie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Selma LAGERLÖF

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IL Y A des centaines d’années vivait dans le sud du Vermland une vieille femme, riche et avare, dame Rangela. Elle possédait un château – ou plutôt une ferme fortifiée – situé sur un promontoire au bord d’un golfe long et étroit où le Vener pénètre profondément dans les terres. On y accédait par un pont-levis. Madame Rangela y entretenait une forte garde qui abaissait le pont lorsque les voyageurs consentaient à acquitter les droits de péage qu’elle exigeait. Ceux qui, à cause de leur pauvreté ou pour toute autre raison, refusaient de payer, se voyaient forcés, puisqu’il n’existait aucun bac, de faire un détour de plusieurs lieues pour doubler le golfe.

Ce péage arbitraire excitait beaucoup de colère et de rancune contre Madame Rangela ; il est probable que les âpres paysans, ses voisins, l’eussent bien forcée de leur accorder le libre passage si elle n’avait possédé un puissant ami et protecteur dans la personne de sire Eskil de Bœrtsholm, dont le domaine touchait à celui de Madame Rangela. Ce sire Eskil habitait un vrai château ceint de remparts et de donjons ; il était si riche que ses terres réunies auraient constitué une province ; il chevauchait accompagné d’une soixantaine de valets armés et il était l’un des conseillers intimes du roi. Sir Eskil n’était pas seulement un ami pour Madame Rangela : elle avait su se l’attacher par des liens d’alliance en lui faisant épouser sa fille. Aussi comprend-on que personne n’osait s’opposer aux faits et gestes de la dame cupide et rapace.

Depuis des années, Madame Rangela continuait de rançonner les passants, lorsque survint un évènement qui lui causa une grande inquiétude. Sa fille mourut soudain ; Madame Rangela comprit qu’un homme comme sire Eskil, demeuré seul avec huit enfants en bas âge et à la tête d’un train de maison comparable à celui d’un roitelet, ne tarderait guère à conclure un nouveau mariage, d’autant qu’il n’était pas âgé. Si la nouvelle femme était hostile à Madame Rangela, celle-ci pourrait en éprouver bien des ennuis. Il était en réalité presque plus nécessaire d’être bien avec la noble dame de Bœrtsholm qu’avec sire Eskil, car celui-ci, souvent, absent, toujours occupé de tant d’affaires importantes, laissait forcément à sa femme le soin de la maison, voire du domaine entier.

Madame Rangela, ayant longuement délibéré, se rendit un jour, peu de temps après l’enterrement, à Bœrtsholm. Elle trouva sire Eskil dans son cabinet secret. Elle engagea la conversation, parla des huit orphelins qu’il fallait élever ; de la nombreuse valetaille qui demandait de la surveillance ; des grands banquets où sire Eskil n’hésitait pas à convier des rois et des princes ; du revenu des terres, des troupeaux, des chasses, des abeilles, des houblonnières, des pêches ; des moissons qu’il fallait engranger et savoir conserver et utiliser ; bref, de tout ce qui constituait l’occupation d’une maîtresse de maison. Elle fit un tableau très sombre des difficultés où il allait se débattre par suite du décès de sa femme.

Sire Eskil écoutait avec le respect dû à une belle-mère, mais non sans une certaine inquiétude. Ce discours ne préluderait-il pas à la proposition de venir elle-même s’installer à Bœrtsholm comme gouvernante ? Il ne pouvait se dissimuler que cette vieille femme au double menton, au profil d’épervier, avec sa voix rude et ses manières rustiques, ne serait pas une compagne bien agréable.

– Mon cher sire Eskil ! continua Madame Rangela, qui n’était pas sans se douter de l’effet produit et des appréhensions de son interlocuteur, je n’ignore pas qu’il s’offre à vous des occasions de mariages superbes ; mais je sais aussi que vous êtes assez fortuné pour envisager bien plus le bonheur de vos enfants que les dots et héritages, aussi suis-je venue pour vous proposer de choisir comme remplaçante à ma fille une jeune cousine germaine.

La figure de sire Eskil s’éclaira visiblement en apprenant que c’était une jeune parente qu’on lui proposait. Voyant la bonne impression produite par ses paroles, Madame Rangela précisa son idée et essaya de le convaincre qu’il ne pourrait rien faire de mieux que d’épouser Lucia, la fille de son frère, le bailli Sten Folkesson, laquelle aurait ses dix-huit ans accomplis au cours de l’hiver, le jour de la Sainte-Lucie. Elle était élevée par les pieuses dames religieuses du couvent de Riseberga. Elle y avait appris non seulement les bonnes mœurs et une sévère piété, mais aussi, à force de participer aux occupations domestiques du couvent, les moyens de gérer et diriger un grand train de maison. « Si sa jeunesse et sa pauvreté ne sont pas des obstacles à vos yeux, sire Eskil, je vous aurais conseillé de la choisir, conclut Madame Rangela. Je sais que ma défunte fille lui aurait, le cœur léger, confié le soin de ses enfants. Elle n’aurait pas besoin de se lever du tombeau pour veiller sur ses petits comme madame Dyrit d’Œrehus, si vous leur donnez sa cousine Lucia pour belle-mère. »

Sir Eskil, qui n’avait guère de temps pour s’occuper de ses propres affaires, fut rempli d’une grande gratitude vis-à-vis de Madame Rangela qui lui proposait un si bon arrangement. Il demanda une quinzaine de jours pour réfléchir ; mais, dès le lendemain, il donna pleins pouvoirs à Madame Rangela pour entamer des pourparlers en son nom. Dès que le permirent les convenances, la confection du trousseau et les préparatifs du mariage, les noces eurent lieu, de sorte que la jeune femme fit son entrée à Bœrtsholm vers la fin de l’hiver, peu de temps par conséquent après avoir accompli ses dix-huit ans.

En supputant la gratitude que sa nièce lui devait pour lui avoir trouvé un établissement aussi considérable, Madame Rangela arrivait à se dire qu’elle en avait plus de sécurité même que du temps où sa propre fille régnait en maîtresse à Bœrtsholm ; dans sa joie, elle augmenta de quelques liards le droit de péage et défendit sévèrement aux habitants de la rive de faire traverser le golfe en bateau aux voyageurs qui se présenteraient.

Or il advint un beau jour de printemps, quelques mois après l’arrivée de Madame Lucia à Bœrtsholm, qu’une procession de pèlerins malades en route pour la source de la Sainte-Trinité de Sœtra en Vestmanland demanda le libre passage du pont. Ces pauvres gens, partis pour retrouver la santé, étaient habitués à ce que les habitants du pays où ils passaient fissent tout leur possible pour faciliter leur voyage ; et il leur arrivait certes plus souvent de recevoir de l’argent que d’avoir à en dépenser. Mais les gardes du pont avaient des ordres formels et sévères : ils ne devaient montrer aucune indulgence, surtout pour cette espèce de voyageurs que dame Rangela soupçonnait d’être moins malades qu’ils ne le prétendaient dans leur désir de courir le pays, et de n’être bons à rien.

Lorsque les pèlerins se virent refuser le passage, ils éclatèrent en lamentations. Les pauvres infirmes montraient leurs membres perclus et atrophiés et demandaient s’il était possible qu’on voulût prolonger leur supplice de toute une journée de route supplémentaire. Les aveugles s’agenouillaient aux pieds des gardiens, essayant de leur baiser les mains, tandis que les parents et amis des malades, qui les accompagnaient, retournaient leurs sacs et leurs bourses devant les soldats et leur montraient qu’ils n’avaient pas le sou.

Les gardiens cependant restèrent inexorables, et le désespoir des pèlerins était sans bornes, lorsque, par bonheur, la jeune dame de Bœrtsholm approcha en barque avec ses beaux-enfants. Dès qu’elle eut accosté et qu’elle eut appris la cause de ce désordre, elle s’écria :

– Mais c’est la chose du monde la plus facile à arranger ! Les enfants débarquent pour faire une visite à leur grand-mère, Madame Rangela ; pendant ce temps, je ferai passer les pèlerins dans mon bateau.

Les enfants aussi bien que les gardiens, qui connaissaient l’âpreté de Madame Rangela lorsque le péage était en jeu, cherchèrent par des signes et des clignements d’yeux à dissuader la jeune femme de son entreprise, mais elle ne remarqua rien ou ne voulut rien remarquer. Car cette jeune femme ne ressemblait en rien à sa parente. Dès sa petite enfance, elle avait aimé et chéri la vierge sicilienne sainte Lucie, qui était sa patronne, et elle la portait toujours dans son cœur comme un exemple à imiter. En récompense, la sainte avait infusé dans tout son être de la chaleur et de la lumière, ainsi qu’on le voyait à son extérieur qui était d’une transparence et d’une délicatesse qu’on craignait presque de froisser en la touchant.

Avec force bonnes et douces paroles, elle fit traverser aux pèlerins le détroit ; et enfin, le dernier malade débarqué, elle les quitta comblée de bénédictions. Si celles-ci avaient été aussi pesantes que précieuses, son embarcation aurait coulé avant qu’elle eût gagné le rivage.

Bénédictions et bons souhaits, elle en eut bientôt grandement besoin ; car dès ce moment, sa parente Madame Rangela commença à soupçonner qu’elle s’était grossièrement trompée sur ce qu’elle devait attendre de cette jeune femme et à regretter d’en avoir fait l’épouse de sire Eskil. Elle qui, avec tant de facilité, avait élevé si haut la jeune parente pauvre, prit la résolution de l’arracher de sa grande situation avant qu’elle eût pu lui nuire davantage.

Pour arriver à ses fins, elle dissimula soigneusement ses mauvais desseins et lui rendit de fréquentes visites à Bœrtsholm. Elle essaya d’abord de semer la discorde entre les gens de la maison et la jeune maîtresse. Mais à son étonnement, elle échoua : ou Madame Lucia, malgré sa jeunesse, connaissait l’art difficile de bien gouverner ou encore, et principalement, les domestiques comme les enfants s’étaient rendu compte que la nouvelle maîtresse jouissait d’un puissant appui céleste toujours prêt à punir ses adversaires ou à favoriser ceux qui la servaient fidèlement et de bon cœur.

Voyant qu’elle n’obtenait rien de cette façon, Madame Rangela résolut d’entreprendre sire Eskil lui-même. Par malheur, il était rarement à la maison cet été-là, retenu auprès du roi par des délibérations longues et délicates. Si parfois il venait passer un ou deux jours à Bœrtsholm, son temps était pris par ses intendants et ses gardes-chasse. Il ne prêtait qu’une attention distraite à la gent féminine du château, et, lorsque Madame Rangela venait, souvent il ne se montrait pas et ne lui donnait ainsi aucune occasion de conversation en tête à tête.

Un beau jour d’été, comme sire Eskil délibérait avec son maître-écuyer, des cris violents interrompirent soudain leur conversation : ils sortirent.

Sire Eskil trouva sa belle-mère, Madame Rangela, à cheval devant la porte du château, qui hululait comme un hibou.

– Ce sont vos pauvres enfants, sire Eskil, cria-t-elle. Ils sont en danger sur le lac. Ils sont venus en bateau me faire une visite ce matin, mais je suppose que la barque a fait eau au retour. Je viens de les apercevoir et je suis venue à bride abattue vous en avertir. Vraiment, bien que ce soit la fille de mon propre frère, je dis que votre femme n’aurait pas dû laisser partir les enfants seuls dans une si mauvaise embarcation. Ce n’est pas le fait d’une mère, mais le tour d’une marâtre.

Sire Eskil demanda bien vite de quel côté se trouvaient les enfants ; puis il se précipita, suivi du maître-écuyer, vers l’abri des bateaux. Au bout de quelques pas, ils aperçurent Madame Lucia au milieu du groupe des enfants qui montait la pente raide conduisant du lac à Boertsholm.

La jeune femme n’avait pas accompagné les enfants ce jour-là, ayant fort à faire dans son ménage. Mais il semblait qu’elle eût reçu un avertissement d’en haut, de la puissance céleste qui veillait sur elle, car elle était sortie brusquement pour jeter un coup d’œil sur le lac. Elle avait aperçu les enfants qui agitaient les bras et appelaient au secours. Sans tarder, elle avait sauté dans sa propre petite barque et elle était arrivée à temps pour les prendre avec elle pendant que leur bateau coulait.

En montant le sentier entourée des enfants, Madame Lucia était si occupée à les questionner pour savoir comment l’accident était arrivé et les enfants si occupés à raconter leur aventure qu’ils ne virent point sire Eskil qui venait à leur rencontre. Surpris de l’allusion de Madame Rangela à un « tour de marâtre », il fit signe au maître-écuyer de se cacher derrière un des fourrés de rosiers sauvages qui, superbes et luxuriants, couvraient presque toute la montagne où était situé Bœrtsholm.

Il entendit alors les enfants raconter à Madame Lucia comment ils étaient partis le matin dans une bonne barque ; pendant leur visite chez Madame Rangela, cette barque avait été sans doute changée contre une autre qui lui ressemblait mais qui était à demi pourrie. Ils ne s’étaient aperçus de la substitution qu’au milieu du lac quand l’eau entrait de toutes parts. Ils ajoutaient qu’ils auraient certainement péri si leur mère ne s’était rendu compte du danger où ils étaient.

Madame Lucia eut-elle l’intuition de ce que signifiait cet échange de bateaux ? Toujours est-il qu’elle s’arrêta à mi-côte, pâle comme une morte, les yeux pleins de larmes et les mains serrées contre son cœur. Les enfants se pressèrent autour d’elle pour la consoler : il n’y avait pas lieu de pleurer puisqu’ils n’avaient aucun mal. Mais elle demeura blanche et sans force.

Alors les deux aînés des enfants, deux vigoureux adolescents de quatorze et quinze ans, se donnèrent les mains pour former comme une civière et la portèrent jusqu’en haut de la côte pendant que les six autres suivaient en chantant et en battant des mains.

Tandis que le petit cortège s’acheminait vers Bœrtsholm entre les haies d’églantiers en fleur, sire Eskil restait immobile, plongé dans ses réflexions, regardant longuement sa femme et ses enfants. La jeune femme lui avait paru douce et singulièrement rayonnante quand elle était passée devant lui portée par les deux garçons ; peut-être eût-il souhaité que son âge et sa dignité lui eussent permis de la prendre dans ses bras et de la porter lui-même dans son château. Peut-être songea-t-il aussi au piètre bonheur et à l’ample moisson d’ennuis et de peines qu’il récoltait au service des souverains, alors que la paix et la joie l’attendaient à son propre foyer. Ce jour-là du moins, il ne s’enferma plus dans son cabinet, mais il resta au milieu des siens à causer avec sa femme et à regarder le jeu des enfants.

Madame Rangela s’en aperçut avec un grand déplaisir et se hâta de quitter Bœrtsholm aussitôt que les convenances le permirent. Mais, comme personne n’osait sérieusement la soupçonner d’avoir risqué la vie de ses petits-enfants pour discréditer Madame Lucia aux yeux de son époux, les rapports amicaux ne furent point troublés, et Madame Rangela put continuer à ourdir ses complots contre la jeune femme.

Pendant longtemps, il sembla que la vieille femme en serait pour ses frais, car la bonté de Madame Lucia et sa conduite irréprochable, jointes à la protection de sa patronne céleste, la rendaient invulnérable. Mais, à l’automne, Madame Rangela eut la joie de voir sa nièce se lancer dans une entreprise qui ne pourrait manquer de déplaire à sire Eskil.

Cette année-là, la récolte avait été si belle à Bœrtsholm qu’elle dépassait de beaucoup celle de l’année précédente, oui, même celles des années antérieures aussi loin qu’on pouvait remonter. La chasse et la pêche avaient également donné deux fois plus que d’ordinaire. Les ruches avaient abondé en miel et en cire, les houblonnières en houblon. Les vaches n’avaient jamais eu autant de lait ; la laine des moutons poussait touffue et longue comme une herbe ; les porcs engraissaient au point de ne pouvoir plus bouger. Tous les habitants du château se rendaient compte de cette bénédiction du ciel et se sentaient persuadés qu’elle descendait sur le domaine à cause de la piété de la jeune Madame Lucia.

Or, pendant qu’à Bœrtsholm on travaillait ferme pour engranger et utiliser les richesses de l’année, on voyait apparaître tous les jours des malheureux qui venaient des pays de la rive est et nord-est du grand lac de Vener. Avec des pleurs et des lamentations, ils racontaient que la contrée d’où ils venaient avait été ravagée par une armée ennemie qui avait traversé le pays en incendiant, pillant et égorgeant. Les guerriers avaient poussé la méchanceté jusqu’à mettre le feu au blé mûr qui attendait la faux et avaient emmené tout le bétail. Les pauvres habitants, qui avaient eu la vie sauve, voyaient venir l’hiver sans abri et sans nourriture. D’aucuns parcouraient les pays voisins en mendiant, d’autres se cachaient au fond des bois, d’autres encore erraient sur l’emplacement de leurs pauvres fermes, ne pouvant faire aucun travail, mais incapables de s’arracher à ce triste coin de terre et aux ruines de ce qui avait été leur foyer.

Madame Lucia, au récit de toutes ces misères, souffrait de voir les provisions de toutes sortes qui s’amassaient à Bœrtsholm. La pensée des malheureux qui mouraient de faim au-delà du lac finit par l’obséder au point qu’elle ne pouvait sans remords porter à ses lèvres une seule bouchée de nourriture.

Et tous les jours, elle se rappelait les histoires dont elle avait entendu faire la lecture au couvent, et qui parlaient de saints hommes et de saintes femmes qui s’étaient privés du nécessaire pour venir en aide aux pauvres. Surtout le souvenir de sa propre patronne, la sainte Lucie de Syracuse, ne la quittait pas : sainte Lucie, miséricordieuse à un jeune homme païen qui l’aimait pour ses beaux yeux, les avait arrachés de leurs orbites et les lui avait offerts sanglants et éteints afin de le guérir de son amour pour elle, vierge chrétienne, qui ne pourrait jamais lui appartenir. La jeune femme souffrait profondément à ces souvenirs ; elle se méprisait elle-même d’entendre parler de tant de misères sans rien tenter pour les soulager.

Pendant qu’elle roulait ces pensées dans sa tête, une missive lui parvint de sire Eskil où il lui mandait que, forcé de faire un voyage en Norvège pour le compte du roi, il ne serait à Bœrtsholm qu’à la Noël. Il reviendrait alors accompagné non seulement de sa petite troupe de soixante hommes, mais d’une foule d’amis et de parents. Madame Lucia devait préparer de belles et longues fêtes avec force banquets !

Le jour même où Madame Lucia apprit que son mari ne rentrerait pas de l’automne, elle s’apprêta à alléger l’inquiétude qui l’accablait. Elle donna l’ordre à ses gens de porter à la rive toutes les provisions de vivres déjà préparées pour l’hiver. On les chargea ensuite sur les bateaux et les chalands de Bœrtsholm.

Les magasins de provisions et les caves vidés, madame Lucia s’embarqua avec les enfants et ses gens sur un navire armé. Ne laissant à Bœrtsholm que quelques vieux gardiens, elle partit avec tous ses biens, à la cadence des rames, pour traverser le grand lac qui s’étendait devant elle sans rive, comme une mer.

Sur cette expédition de Madame Lucia, les légendes et les notices abondent. Il est dit que la partie de la province que l’ennemi avait le plus dévastée était, à l’arrivée de Madame Lucia, presque entièrement abandonnée de ses habitants. La jeune femme avait ordonné à ses rameurs de longer lentement la côte pour épier quelque signe de vie ; découragée, elle avait dû constater que nulle part, on ne voyait de fumée s’élever vers le ciel ; on n’entendait chanter aucun coq ni mugir aucune vache.

Cependant un vieux prêtre, appelé sire Kolbiœrn, vivait non loin du lac. Il n’avait pas voulu suivre ses paroissiens fuyant leurs foyers en ruine, car la cure aussi bien que l’église étaient remplies de blessés. Il était resté pour soigner leurs plaies, et il leur avait distribué le peu qu’il possédait. Les privations et les veilles l’avaient tellement épuisé qu’il sentait sa mort proche. En un jour, un de ces jours sombres de l’automne, où des nuages lourds traînaient très bas sur le lac, où l’eau roulait des vagues noires et où la tristesse de la nature augmentait le sentiment de désespoir et de misère, le pauvre curé, trop faible même pour célébrer une messe, s’était accroché de ses dernières forces à la corde de sa cloche pour appeler la bénédiction divine sur ses moribonds. Et miracle ! À peine les notes eurent-elles cessé de sonner, qu’une petite flottille de barques et de chalands apparut, se dirigeant vers la rive. D’un des navires descendit une belle jeune femme avec un visage où transparaissait de la lumière. Devant elle marchaient huit nobles enfants, et elle était suivie d’un cortège de domestiques portant des vivres de toutes sortes ; des veaux et des agneaux cuits en entier, de longs bâtons où s’enfilaient des couronnes de pains, des tonnelets de bière et des sacs de farine. Le secours sembla miraculeux.

Non loin de l’église de sire Kolbiœrn, sur un isthme étroit appelé Saxudde, il y avait eu depuis des temps immémoriaux une ferme de paysans. Elle avait été pillée et incendiée ; mais le propriétaire, un vieillard de soixante-dix ans, était si attaché à sa vieille maison qu’il avait refusé de quitter le terrain brûlé. Sa femme, avec un petit-fils et une petite-fille, était demeurée auprès de lui. Ils s’étaient nourris de leur pêche ; mais une nuit, la tempête avait emporté et détruit leurs filets ; depuis ce moment, assis dans les décombres de leur foyer, ils attendaient la mort. Couché entre eux, leur chien dépérissait lentement. Le paysan voulut le chasser pour qu’il employât ses dernières forces à courir chercher sa pitance ailleurs. Au coup qu’il lui porta, le chien poussa un hurlement et se sauva. Mais toute la nuit, il continua à courir autour de la ferme en hurlant à la mort. On l’entendait au loin sur le lac, et avant même la pointe du jour, Madame Lucia vint au secours de cette détresse.

Plus loin, dans les prairies, se dressait une petite maison entourée de hautes clôtures. Elle était habitée par quelques saintes femmes qui avaient fait vœu à Dieu de ne jamais en sortir. Pour ces pieuses sœurs, les soldats avaient eu quelques égards : ils ne leur avaient fait aucun mal ni à elles ni à leur maison, mais ils leur avaient volé toutes leurs provisions d’hiver et leurs bêtes, sauf les pigeons. Les pauvres femmes avaient tué et mangé les oiseaux l’un après l’autre. Il ne leur restait plus qu’une seule bête, colombe blanche très apprivoisée et qu’elles aimaient beaucoup. Ne voulant pas la manger, elles lui rendirent la liberté. La colombe s’élança d’abord comme une flèche vers le ciel, mais elle revint ensuite se poser sur le faîte de la maison. En ramant le long de la rive, Madame Lucia aperçut l’oiseau et comprit que là où il vivait devaient se trouver des gens. Elle débarqua et distribua à ces saintes femmes ce qu’il leur fallait de vivres pour passer l’hiver.

Plus loin, vers le sud, il y avait eu un petit bourg, mais il avait été entièrement rasé. Seuls les longs ponts et les quais en pilotis où les navires abordaient jadis étaient demeurés. Sous ces ponts, un homme, connu sous le nom de Lasse le marchand, s’était réfugié avec sa femme et pendant que le tumulte du combat faisait rage au-dessus d’eux, elle avait mis au monde un enfant. Trop malade après ses couches pour fuir, elle avait dû rester là, et le mari n’avait pas voulu la quitter malgré ses objurgations. Leur misère était très grande et une nuit, dans son désespoir, la femme résolut de se noyer avec son enfant, en pensant que son mari fuirait et sauverait ainsi sa vie. Mais l’enfant cria au contact de l’eau froide. Le mari se réveilla et réussit à les tirer hors du lac ; or, l’enfant effrayé ne cessa de crier pendant toute la nuit. Les cris, portés par l’eau, amenèrent les sauveteurs qui, en épiant et en écoutant, exploraient la rive.

Tant qu’il lui resta des vivres à distribuer, Madame Lucia continua de longer les rives du Vener ; et jamais son cœur n’avait été plus léger ni plus joyeux que pendant ce voyage. De même qu’il n’y a pire supplice que de rester spectateur inactif devant les grands malheurs d’autrui, un doux sentiment de quiétude et un vif bonheur sont la récompense de ceux qui s’efforcent tant soit peu de les soulager. La même allégresse, sans aucun mauvais pressentiment, l’animait encore lorsque, la veille de la Sainte-Lucie, dans la soirée, elle rentra à Bœrtsholm. Au souper, qui ne consistait qu’en pain et en quelques verres de lait, elle causa avec ses compagnons de voyage de la belle expédition qu’ils avaient faite, et tous étaient d’accord pour déclarer qu’ils n’avaient jamais vécu de plus beaux jours.

– Mais, maintenant, nous avons devant nous des jours de grand travail, continua-t-elle. Demain, il ne nous est pas loisible de célébrer le jour de Sainte-Lucie par une fête et des banquets comme les autres années. Nous avons à brasser de la bière, à abattre du bétail et à cuire du pain afin d’avoir fini nos préparatifs de Noël pour bien recevoir sire Eskil.

La jeune femme parlait sans la moindre inquiétude : elle savait que l’étable et la bergerie, les granges et les magasins regorgeaient de richesses de toute espèce, bien que rien ne fût encore prêt à servir de nourriture pour les hommes.

Si heureux qu’eût été le voyage, tout le monde tombait cependant de fatigue et on se coucha de bonne heure. À peine Madame Lucia eut-elle fermé les yeux qu’un grand bruit la réveilla. On entendait un cliquetis d’armes, des sabots de chevaux sur le pont-levis précipitamment baissé et des voix qui lançaient des appels. Puis la grande porte du château grinça sur ses gonds, des pas pressés sonnèrent contre les pavés de la cour. Madame Lucia comprit que sire Eskil était de retour avec ses cavaliers.

Madame Lucia sauta promptement hors de son lit pour aller à sa rencontre. Sa toilette hâtivement achevée, elle gagna l’escalier pour descendre dans la cour, mais elle n’eût même pas le temps de s’y engager : sire Eskil avait déjà gravi la moitié des marches.

Un porteur de torches le précédait. À la lueur dansante des flammes, Madame Lucia crut voir que le visage de son époux était bouleversé par une violente colère. Elle espéra une seconde que c’était le feu rouge et enfumé des brandons qui rendait ses traits aussi sombres et aussi sinistres ; mais à l’air effrayé et aux regards baissés des enfants et des serviteurs qui s’écartaient devant lui, elle reconnut que son mari était rentré, fort en colère, prêt à prononcer des arrêts et à distribuer des punitions.

Tandis que, du haut du palier, Madame Lucia le regardait monter, il leva les yeux et l’aperçut à son tour : avec une anxiété grandissante, elle remarquait que sa figure se contractait en un sourire forcé.

– Vous venez sans doute au-devant de moi pour m’offrir un repas de bienvenue ? ricana-t-il. Vous vous êtes dérangée en vain cette fois, car mes hommes et moi avons soupé chez votre parente, Madame Rangela. Mais demain, ajouta-t-il, – et la colère lui monta si fort à la tête qu’il abattit violemment son poing sur la balustrade de l’escalier, – demain, nous nous attendons à ce que, en l’honneur de votre patronne sainte Lucie, vous nous offriez un repas digne de la maison. Je vous prierai également de ne pas oublier de me faire apporter ma boisson du matin au premier chant du coq.

La jeune femme ne put prononcer une parole. Comme l’été passé, lorsqu’elle avait compris par le récit des enfants que Madame Rangela lui en voulait à mort et complotait contre elle, elle resta les mains pressées contre son cœur, les yeux remplis de larmes. Il ne lui était guère possible de ne pas voir que Madame Rangela avait rappelé sire Eskil et qu’elle l’avait monté contre elle en lui racontant comment sa femme, en son absence, avait soigné ses biens.

Cependant sire Eskil fit encore un pas ou deux dans l’escalier ; sans se laisser apitoyer par l’inquiétude de sa femme, il se haussa vers elle et poursuivit d’une voix effrayante :

– Par la croix de Notre-Seigneur, Madame Lucia, rappelez-vous que si ce déjeuner ne me convient pas, il vous en cuira votre vie durant.

Puis il posa lourdement sa main sur l’épaule de sa jeune femme et la poussa devant lui vers la chambre à coucher.

Pendant le trajet, il sembla à Madame Lucia que soudain une chose lui apparaissait qui lui avait échappé. Elle comprit qu’elle avait eu tort d’agir de sa seule autorité et que sire Eskil pouvait bien avoir raison de se fâcher contre elle. N’avait-elle pas, sans lui demander son avis, disposé de ses biens ? Aussi essaya-t-elle, dès qu’ils se trouvèrent seuls, de lui demander pardon de cet acte irréfléchi dû à sa jeunesse ; mais il ne la laissa pas parler.

– Couchez-vous, Madame Lucia, dit-il, et ne vous avisez pas de vous lever avant l’heure accoutumée ! Si demain la façon dont vous nous traiterez, mes hommes et moi, ne me convient pas, vous aurez certainement besoin de toutes vos forces pour le chemin que vous aurez à parcourir.

Terrifiée, la jeune femme n’osa pas insister, et on ne s’étonnera pas qu’elle ne fermât pas l’œil de la nuit. Elle agitait dans son esprit les paroles de son mari et les menaces qu’elles contenaient.

Il avait évidemment résolu de ne la condamner qu’après avoir par lui-même jugé de la véracité des accusations de Madame Rangela. Et comme le lendemain elle ne serait certainement pas en état de le traiter selon son désir, une punition très sévère l’attendait. Le moins qui pût lui arriver était qu’il la déclarerait indigne d’être son épouse et la renverrait chez ses parents ; mais dans les dernières paroles qu’il avait prononcées, elle croyait discerner une menace bien plus terrible : elles semblaient impliquer qu’il la traiterait en simple voleuse chassée à coups de bâtons par ses valets.

Elle se rendait compte que Madame Rangela avait su inspirer à sire Eskil une colère folle à son égard ; aussi commença-t-elle à trembler et à claquer des dents de terreur, se sentant près de la mort. Elle se disait qu’elle devrait employer les lueurs de la nuit à chercher un moyen de salut ; mais la frayeur la paralysait.

« Comment me serait-il possible demain d’offrir un banquet à mon mari et à ses soixante hommes ? se disait-elle, désespérée. Que pourrais-je bien tenter ? Il vaut autant rester immobile à attendre le malheur et le déshonneur. »

La seule chose qu’elle pût faire pour son salut était d’adresser des prières ferventes à sainte Lucie de Syracuse. « Ô sainte Lucie, ma très chère patronne, demain c’est le jour où tu souffris le martyre et gagnas le paradis céleste. Rappelle-toi combien la vie sur la terre est sombre et froide et dure ! Viens à moi cette nuit et emmène-moi loin d’ici ! Viens fermer mes yeux dans le sommeil de la mort ! Tu sais que ce serait l’unique moyen pour moi d’éviter la honte et l’opprobre. »

Les heures de la nuit passèrent ainsi et le matin tant redouté approchait. Plus tôt même qu’elle l’aurait cru, le premier chant du coq retentit ; bientôt après, les valets chargés des soins du bétail traversèrent la cour, et les chevaux firent du bruit dans l’écurie.

« Sire Eskil ne tardera pas à s’éveiller, se disait-elle. Il me donnera bientôt l’ordre de faire apporter sa boisson du matin, et alors je serai forcée d’avouer que j’ai agi si inconsidérément que je ne possède ni bière, ni hydromel pour le désaltérer. »

À cette heure du plus grand danger pour la jeune femme, son amie céleste, sainte Lucie, ne put résister au désir de la secourir. Sa protégée n’avait en somme péché que par excès de charité. Le corps terrestre de la sainte qui, depuis des centaines d’années, reposait dans l’étroit caveau des catacombes de Syracuse, retrouva un souffle vivant, reprit son ancienne beauté et l’usage de ses membres, revêtit une robe tissée avec les rayons des étoiles et ressortit dans le monde où il avait jadis souffert et aimé.

Et quelques instants après, le guetteur effrayé de la tour de Bœrtsholm vit un étrange phénomène : un globe de feu se leva à l’horizon du Sud. Il traversa l’espace nocturne si vite que l’œil ne pouvait suivre son trajet ; se dirigea droit sur Bœrtsholm, frôla le veilleur et disparut. Sur cette boule de feu – tel fut du moins le récit du guetteur – se tenait, la touchant à peine de la pointe des pieds, comme en dansant et les bras levés, une jeune femme.

Presque au même moment, Madame Lucia qui veillait en angoisse, vit un rai de lumière pénétrer par une fente de la porte. Celle-ci s’ouvrit immédiatement après, et à la grande stupéfaction de Madame Lucia, une belle jeune femme apparut, habillée de vêtements blancs comme la lumière des astres.

Ses longs cheveux noirs et flottants étaient maintenus par un lien de verdure qui ne portait point de fleurs mais de petites étoiles scintillantes. Ces étoiles illuminèrent toute la chambre, et pourtant il sembla à Madame Lucia qu’elles n’étaient rien comparées aux yeux de la douce étrangère : ceux-ci non seulement brillaient du plus pur éclat mais rayonnaient d’amour céleste et de miséricorde.

À la main, la vierge étrangère portait un grand hanap de cuivre d’où émanait le fin parfum du jus très noble de la vigne. Elle traversa comme en volant la pièce, s’approcha de sire Eskil, remplit de vin une coupe qu’elle lui tendit.

Sire Eskil, qui avait bien dormi, s’éveilla lorsque la lumière tomba sur ses paupières et porta la coupe à ses lèvres. Dans l’état demi-lucide du réveil, il ne se douta point du miracle : il constata seulement que le vin qu’on lui offrait était très bon et parfumé, et il vida la coupe sans rien laisser.

Mais ce vin, qui n’était certainement autre que la noble malvoisie, gloire du Midi et perle des vins, était si soporifique qu’à peine la coupe vidée, sire Eskil s’affaissa de nouveau sur les coussins et s’endormit. La sainte avait disparu, laissant Madame Lucia dans un état de surprise tremblante et d’espoir frémissant.

Sa radieuse protectrice ne se borna pas à traiter sire Eskil. Dans la froide et sombre matinée d’hiver, elle parcourut les salles basses et obscures du château suédois et, à chacun des soldats endormis, elle offrit un gobelet du vin généreux du Sud.

Tous ceux qui en burent crurent goûter un breuvage céleste. Ils tombèrent immédiatement en un sommeil rempli de rêves où ils se promenaient dans des pays de printemps éternel et d’éternel soleil.

Mais Madame Lucia vit à peine disparaître la vision lumineuse que l’angoisse et l’inertie de la nuit se dissipèrent comme par enchantement. Elle s’habilla rapidement et appela tous ses gens au travail. Et dans la longue matinée d’hiver, ils se mirent tous avec ardeur et entrain à préparer le festin de retour pour sire Eskil et pour ses hommes. De jeunes veaux, des cochons, des oies et des poulets perdirent la vie ; des pâtes furent pétries, les feux s’allumaient sous les broches et dans les fours à pain ; on faisait revenir du chou, on épluchait des raves, on préparait des gâteaux au miel pour le dessert.

Dans la salle des fêtes, les tables se couvraient de nappes ; les cierges coûteux sortaient des coffres profonds et sur les bancs s’étalaient les coussins de plumes et les tapisseries.

Pendant tous ces apprêts, le châtelain et ses hommes continuaient à dormir. Lorsque enfin sire Eskil rouvrit les yeux, il vit au soleil que midi avait sonné. Il s’étonna de son long sommeil, mais plus encore de ne plus ressentir le courroux qui l’avait animé la veille au soir. Dans les rêves du matin, sa femme lui était apparue en grande douceur, et il ne comprenait même plus qu’il eût voulu la condamner à une punition ignominieuse.

« Peut-être, en somme, les choses ne sont-elles pas aussi graves que Madame Rangela se l’est imaginé, pensa-t-il. Certes, je ne pourrai la garder comme femme si elle a gaspillé mes biens, mais il suffira peut-être de la renvoyer chez ses parents. »

En sortant de sa chambre, il fut reçu par ses huit enfants qui le conduisirent à la salle des banquets. Les hommes s’y trouvaient déjà installés, attendant impatiemment son arrivée pour s’attaquer aux mets somptueux sous lesquels la table semblait ployer.

Madame Lucia prit place aux côtés de son mari sans montrer aucune inquiétude. Elle n’en était pourtant pas exempte, car, si elle avait su faire préparer en hâte une nourriture abondante et variée, elle n’avait pu brasser de la bière ni de l’hydromel, et elle craignait bien que sire Eskil ne fût que médiocrement content d’un repas où la boisson manquait.

Alors elle aperçut devant elle sur la table le grand pot de cuivre qu’avait apporté la sainte. Il était là, bien en place, rempli jusqu’au bord d’un vin parfumé. De nouveau, elle se sentit le cœur gonflé de gratitude à l’égard de sainte Lucie dont la protection veillait sur elle. Heureuse, elle servit à sire Eskil le vin miraculeux ; mais elle lui en révéla la provenance, et ce fut un récit qu’il écouta avec la plus grande surprise.

Lorsque sire Eskil eut vidé son gobelet de vin qui, cette fois, n’avait aucun effet assoupissant mais était vivifiant et excitant, Madame Lucia eut le courage de lui raconter son expédition aux contrées dévastées. Sire Eskil prit d’abord un air très grave ; mais comme elle mentionnait qu’elle avait secouru le prêtre, sire Kolbiœrn, il s’écria : « Sire Kolbiœrn est un ancien et fidèle ami à moi, Madame Lucia ; je suis bien aise d’apprendre que vous avez pu lui être utile. »

Au cours du récit, il apparut que le paysan de Saxudde avait été le compagnon de sire Eskil en plusieurs campagnes ; que, parmi les saintes femmes du couvent, il y avait une parente de sire Eskil, et que Lasse, le marchand du bourg, était son fournisseur d’armes et de draperies qu’il faisait venir pour lui de l’étranger. Avant même que Madame Lucia eût terminé son histoire, sire Eskil était prêt non seulement à l’excuser, mais à la remercier.

Cependant, l’angoisse par laquelle Madame Lucia avait passé dans la nuit lui remonta soudain au cœur, et ce fut la voix voilée de larmes qu’elle ajouta :

– Et maintenant, il me paraît à moi-même, mon cher seigneur, que j’ai très mal agi en faisant, sans votre autorisation, largesse de vos biens. Et je vous prierai, par égard pour ma jeunesse et ma très grande inexpérience, de me pardonner mon action irréfléchie.

En entendant ces dernières paroles et en songeant que sa femme avait tant de piété qu’un des habitants du ciel avait, pour lui venir en aide, repris sa forme terrestre, il dut s’avouer que lui, qui avait la prétention d’être un homme sage et perspicace, s’était laissé prévenir contre elle, et il en éprouva une grande humiliation ; il baissa les yeux et fut incapable de répondre.

Madame Lucia, se méprenant sur ce silence et sur cette attitude, sentait revenir sa frayeur et aurait voulu se lever de table pour fuir en pleurant. Mais à ce moment, la miséricordieuse sainte Lucie entra dans la salle du banquet, – cette fois invisible à tous – se glissa près de la jeune femme et lui murmura à l’oreille les paroles qu’elle devait dire. Ces paroles étaient justement celles que Madame Lucia aurait souhaité prononcer ; mais, sans l’exhortation céleste, sa timidité les aurait toujours retenues sur ses lèvres.

– Il y a encore une chose que j’aurais sollicitée de vous, mon cher époux et maître, poursuivit-elle : c’est que vous restiez si possible davantage dans votre foyer. Je n’aurais alors jamais la tentation d’agir contre votre volonté, et je pourrais ainsi vous mieux prouver tout l’amour que je vous porte sans que personne se glissât entre vous et moi.

Sire Eskil goûta visiblement ces paroles. Il releva la tête et, sa grande joie chassant sa honte, il se préparait à répondre, lorsqu’un des intendants de Madame Rangela se précipita dans la salle. Tout essoufflé, il raconta que Madame Rangela était partie de chez elle de bon matin pour se rendre à Bœrtsholm, sans doute pour assister au châtiment de Madame Lucia. En route, elle avait rencontré quelques paysans qui depuis longtemps la haïssaient à cause du péage. La surprenant dans l’obscurité de la nuit, seule avec un unique serviteur, ils avaient jeté Madame Rangela à bas de son cheval, et, après avoir mis en fuite le valet, ils l’avaient impitoyablement assassinée.

L’intendant poursuivait en ce moment les meurtriers, et il était venu pour demander que sire Eskil lui prêtât main forte.

Alors sire Eskil se leva et, d’une voix fort sévère, il dit :

– Je devais d’abord une réponse à ma femme et à ses prières, mais auparavant, j’aimerais en finir avec Madame Rangela. Je dirai donc, bien qu’elle soit ma parente par alliance, que je la laisserai sans vengeance, n’étant certes pas enclin à envoyer mes gens exercer des représailles sanglantes à cause d’elle, car j’estime en conscience qu’elle est tombée victime de ses actes.

Après ces mots, il se tourna vers Madame Lucia, et sa voix se fit si douce, qu’on n’aurait jamais cru son gosier capable de notes pareilles.

– Je répondrai maintenant à ma chère femme que je lui pardonne de grand cœur, et j’espère qu’elle, de son côté, excusera ma violence. Et puisqu’elle le désire, je demanderai au roi de choisir un autre conseiller, car j’entre dès aujourd’hui au service de deux nobles dames : l’une est ma femme, l’autre sainte Lucie de Syracuse, à qui je fais vœu d’élever des autels dans toutes les églises et les chapelles de mes domaines, la priant de maintenir brûlante, chez nous que glace le froid du Nord, cette flamme et cette étoile conductrice de l’âme qui s’appelle la charité.

 

*

 

Le treize décembre, à l’heure matinale où le pays du Vermland est plongé dans le froid et les ténèbres, sainte Lucie faisait encore dans mon enfance son entrée dans tous les foyers épars entre les fiœlls de Norvège et le fleuve de Gullspâng. Elle portait encore – du moins à mes yeux d’enfant – une robe faite de la clarté blanche des étoiles ; autour de sa tête s’enroulait une guirlande de verdure où brûlait des fleurs de lumière, et elle éveillait toujours les dormeurs en leur présentant un pot rempli d’une boisson chaude et parfumée.

Jamais je n’eus plus belle vision que la sienne quand la porte s’ouvrait et qu’elle apparaissait éblouissante dans le noir de ma chambrette. Et je forme le souhait qu’elle ne cesse pas de visiter les maisons du Vermland. Car elle est la lumière qui dompte les ténèbres ; elle est la légende qui défie l’oubli ; elle est la chaleur du cœur qui rend les pays glacés attrayants et ensoleillés en dépit de l’hiver.

 

 

 

Selma LAGERLÖF, Le charretier de la mort

et autres nouvelles fantastiques.

 

Traduit du suédois par T. Hammar.

 

 

 

 

 

 

 

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