Le tumulus

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Selma LAGERLÖF

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’était à l’époque de l’année où la bruyère est rouge. Sur la lande, elle se dressait en touffes drues. Ses tiges, pareilles à de minuscules troncs d’arbres, poussaient des branches vertes et serrées, couvertes de petites feuilles dures comme des aiguilles de sapin, et de clochettes lentes à se faner. Les fleurs semblaient faites, non du tissu juteux des pétales ordinaires, mais d’écailles sèches. Elles étaient très insignifiantes de taille et de forme, et presque dénuées de parfum. Enfants des vastes espaces, elles ne s’étaient pas écloses à l’air immobile et calme où les lys épanouissent leurs corolles. Elles ne sortaient pas non plus du riche terreau dont se nourrissent les roses et d’où leurs fleurs se gonflent de sève. Elles n’avaient pour elles que leur couleur : elles étaient d’un pourpre ardent. La lumière colorante du soleil ne leur avait point manqué. Ce n’étaient pas de pâles fleurs de serre, ni de ces plantes d’intérieur délicates qui cherchent l’ombre. La vigueur et la gaieté bienheureuse de la santé régnaient sur la vaste lande fleurie.

La bruyère revêtait le pauvre champ de son rouge manteau jusqu’à la lisière du bois. Là, sur la crête d’une basse montagne, s’élevaient quelques tumuli de pierre à demi écroulés. La bruyère avait beau essayer d’étendre sur leur pied son manteau collant : on entrevoyait un fond de granit, comme la propre peau rugueuse et grise de la montagne. Sous le plus élevé de ces tumuli, reposait un vieux roi appelé Atle. Sous les autres dormaient ceux de ses guerriers qui étaient tombés lors de la grande bataille sur la lande. Ils y étaient depuis si longtemps que l’horreur et le respect de la mort n’entouraient plus leurs tombeaux. Un chemin passait entre leurs derniers lieux de repos. Le promeneur nocturne ne songeait plus à regarder si du sommet des tumuli, à l’heure de minuit, leurs hautes figures enveloppées de brouillards nostalgiquement contemplaient les étoiles.

C’était un matin frais, étincelant de rosée, tout ensoleillé. Un chasseur qui avait parcouru la lande depuis l’aurore s’était jeté dans la bruyère, derrière le tumulus du roi Atle. Étendu sur le dos, il dormait. Il avait enfoncé son chapeau sur ses yeux, et il avait appuyé sa tête sur la gibecière de cuir d’où sortaient les longues oreilles d’un lièvre, et la queue aux plumes recourbées d’un coq des bois. Son arc et ses flèches gisaient à côté de lui.

Une jeune fille surgit de la forêt, un panier de provisions à la main. Lorsqu’elle s’arrêta sur le roc nu entre les tumuli, elle pensa que ce serait là une fameuse place pour y faire une danse, et elle ne put résister à l’envie d’essayer. Elle déposa son panier dans la bruyère et se mit à danser toute seule. Elle ignorait que le chasseur était couché derrière le tumulus du roi.

L’homme dormait toujours. La bruyère était d’un rouge ardent sous le ciel d’un bleu intense. Le fourmi-lion avait creusé son trou près du dormeur. Au fond de ce trou, une parcelle de mica jetait des étincelles comme s’il avait voulu enflammer toutes les souches de la lande. Au-dessus de la tête du chasseur se redressaient les plumes de la queue du coq de bruyère, et leur éclat métallique passait du pourpre foncé au bleu d’acier. Sur la partie découverte de son visage, le soleil dardait des rayons. Mais il n’ouvrait point les yeux pour contempler la splendeur du matin.

La jeune fille dansait. Elle tournait si rapidement que la fine terre noire qui s’était amassée dans les rugosités du roc tourbillonnait autour d’elle comme une fumée. Une vieille racine de pin sèche, grise et brillante, avait été arrachée et jetée dans la bruyère. Elle la saisit, et l’emporta dans sa danse. Des éclats de bois volèrent de la souche pourrie. Les mille-pattes et les perce-oreilles, qui avaient élu leur domicile dans les fentes, furent lancés, étourdis, dans l’air humide, et s’enfoncèrent aussitôt sous les grandes herbes.

Lorsque la jupe de la jeune fille effleura la bruyère, des nuées de petits papillons gris s’en échappaient et montaient vers le ciel. Le dessous de leurs ailes était blanc et argenté, et ils bruissaient comme des feuilles sèches sous un coup de vent. Ils paraissaient alors tout blancs et l’on eût dit que la mer de bruyère rouge jetait une blanche écume. Le vol des papillons se maintenait un instant. Leurs ailes fragiles tremblaient si violemment que la poussière colorée se détachait et retombait comme une cendre neigeuse. L’air semblait traversé d’une fine pluie éclairée par le soleil.

Tout autour, dans la bruyère, les sauterelles frôlaient leurs pattes avec leurs ailes qui résonnaient comme des cordes de harpe. Elles jouaient en cadence, et si bien à l’unisson, qu’en traversant la lande, on croyait entendre partout la même sauterelle, tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt devant, tantôt derrière. Mais ce jeu sonore ne suffit point à la jeune danseuse ; elle se mit à fredonner une ronde. Sa voix était rude et aiguë. Le chant éveilla le chasseur. Il se retourna, se souleva sur son coude et vit la jeune fille. Il était en train de rêver que le lièvre qu’il venait de tuer avait bondi hors de la gibecière et avait saisi une de ses propres flèches pour le tuer à son tour. Encore à demi assoupi, la tête étourdie par le songe, brûlante de ce sommeil en plein soleil, il regarda la danseuse.

Elle était grande, fortement charpentée, ni belle de visage, ni légère à la danse, ni juste dans son chant. Elle avait des joues rondes, de grosses lèvres et le nez camus. Son teint était rouge, ses cheveux bruns, sa taille plutôt épaisse, ses mouvements brusques. Ses vêtements étaient pauvres, mais de couleurs voyantes. Des rubans rouges bordaient sa jupe rayée, et des tresses de laine suivaient les contours de son corsage. D’autres jeunes filles évoquent des roses et des lys ; elle était pareille à la bruyère drue, gaie, brillante.

Le chasseur contemplait avec plaisir cette accorte et grande fille qui dansait dans la lande au milieu de la musique des sauterelles et du vol des papillons. Puis, brusquement, sa bouche se fendit en un large rire très sonore. La jeune fille l’aperçut et s’arrêta immobile.

– Tu me crois sans doute folle ?

Ce furent les premières paroles qui lui vinrent aux lèvres. Et elle pensa immédiatement au moyen d’obtenir son silence et qu’il n’allât point raconter au village qu’il l’avait vue danser seule avec une vieille souche de sapin.

Il était, lui, un homme taciturne. Il ne trouva rien à répondre, et se sentit si intimidé qu’il ne songea qu’à fuir, bien qu’il fût volontiers resté à la regarder encore. Il prit son chapeau, jeta sa carnassière sur son épaule, et se sauva en courant entre les touffes de bruyère.

Rapidement, la jeune fille empoigna son panier et courut après lui. L’homme était petit, avec des mouvements embarrassés, et visiblement assez faible. Elle l’eut bientôt rejoint et, d’un coup brusque, elle fit tomber son chapeau pour le forcer de s’arrêter. Il n’eût pas mieux demandé, mais sa grande timidité l’affolait, et il ne s’enfuit que plus vite. Elle le poursuivit et attrapa cette fois la carnassière. Il dut enfin se retourner et se défendre. Elle l’attaqua vigoureusement. Il lutta, mais elle finit par le jeter à terre.

– De cette façon, il n’en dira rien à personne, pensa-t-elle en se réjouissant.

Mais bientôt elle eut peur, car l’homme ne se relevait pas. Il pâlissait et ses yeux chavirèrent. Il ne s’était point fait de mal, mais l’émotion avait été trop rude. Jamais encore des sentiments aussi forts et aussi contraires ne l’avaient agité. Il aimait à regarder la jeune fille et s’en irritait ; il était timide et pourtant fier de la force qu’elle possédait.

La grande et vigoureuse fille le prit à bras-le-corps et le releva. Puis elle lui fouetta le visage avec les rameaux de bruyère, jusqu’à ce que le sang se remît à circuler. Lorsque les petits yeux du chasseur se tournèrent de nouveau vers la lumière, ils brillaient de plaisir en la contemplant. Il se taisait toujours, mais il saisit la main qu’elle lui avait passée autour de la taille, et la caressa doucement.

C’était un enfant de la famine et des peines précoces ; sec et jaune, de sang et de muscles pauvres. Elle fut touchée de le voir si farouche, lui, un homme qui attrapait la trentaine. Elle se dit qu’il avait dû vivre solitaire dans la forêt, puisqu’il était en si piteux état et si mal vêtu. Personne ne devait s’occuper de lui, ni mère, ni sœur, ni amie.

 

 

La grande forêt miséricordieuse couvrait ce pays sauvage et désert. Toujours hospitalière et protectrice, elle accueillait dans son sein tous ceux qui faisaient appel à son aide. Ses hauts troncs d’arbres montaient la garde autour de la tanière de l’ours et, dans la pénombre des fourrés épais, elle cachait les nids remplis d’œufs des petits oiseaux.

À l’époque où les hommes avaient des serfs, plusieurs de ceux-ci s’étaient échappés et réfugiés derrière ses murailles verdoyantes. Elle devenait pour eux une vaste prison qu’ils n’osaient plus quitter. Elle maintenait une discipline sévère parmi ses prisonniers. Elle obligeait à la prévoyance les indolents ; elle enseignait l’ordre et l’honnêteté à ces pauvres êtres que l’esclavage avait abrutis. Elle n’accordait de vivre qu’aux seuls travailleurs.

Le chasseur et la jeune fille qui s’étaient rencontrés dans la lande descendaient de ces serfs évadés. Ils s’aventuraient parfois dans les vallées cultivées, car ils n’avaient plus à craindre d’être remis dans les chaînes d’où s’étaient échappés leurs ancêtres ; mais en général, ils vivaient sous l’ombre de la forêt. Le nom du chasseur était Toenne. Son véritable métier était l’exécution des travaux de défrichement, mais il s’entendait à bien d’autres choses. Il ramassait du bois sec et résineux, distillait du goudron, préparait de l’amadou et allait souvent à la chasse. La jeune fille qui dansait s’appelait Yofrid. Son père était charbonnier. Elle faisait des balais, cueillait des baies de genévrier et brassait de l’hydromel avec les fleurs blanches du piment royal, ou myrte des marais. Ils étaient tous deux fort pauvres. Jusqu’à ce jour, ils ne s’étaient point croisés dans la vaste forêt ; mais maintenant, il leur semblait que tous les chemins du bois formaient un filet où ils ne pouvaient éviter de se rencontrer.

Toenne avait éprouvé jadis un grand chagrin. Il avait vécu longtemps avec sa mère, dans une misérable hutte de branchages ; aussi, dès qu’il fut devenu un homme, il avait résolu de bâtir pour elle une bonne maison bien close. Tous ses moments perdus, il les avait employés à abattre des troncs d’arbres qu’il dissimulait ensuite sous de la mousse et des branches. Il tenait secret son projet jusqu’au moment où il serait en état d’élever la cabane. Or, sa mère mourut avant qu’il eût eu le temps de lui montrer son travail et de lui confier son intention. Lui qui avait besogné avec la même ardeur que David, roi d’Israël, lorsqu’il ramassait des trésors pour le temple de Jérusalem, il en conçut un amer chagrin. La maison rêvée ne l’intéressa plus. La misérable hutte lui suffisait. Il n’y était cependant guère mieux qu’un animal dans son terrier.

Qu’un homme comme lui, qui jusqu’ici avait tant chéri la solitude, se mît à rechercher la société de Yofrid, cela ne pouvait signifier qu’une chose : qu’il la voulait pour femme. Aussi, Yofrid s’attendait-elle tous les jours à ce que Toenne en parlât à son père ou à elle-même. Mais Toenne en était sans doute incapable. Tout en lui prouvait qu’il était d’une race servile. Les pensées qui se formaient dans sa tête marchaient aussi lentement que le soleil lorsqu’il parcourt le firmament. Et il lui était plus difficile de donner une forme à ces pensées vagues qu’à un forgeron de forger un bracelet avec des grains de sable roulants.

Un jour, Toenne conduisit Yofrid à une des cachettes où il avait enfoui ses troncs d’arbres sous des branches et des feuilles. Il écarta la mousse et les rameaux et lui montra les poutres.

– C’était pour la mère, dit-il.

Il leva sur Yofrid un regard plein d’attente.

– C’était pour la mère, pour sa maison, répéta-t-il.

Que cette jeune fille était donc lente à comprendre ! Elle ne saisissait pas son intention.

Il résolut donc de s’expliquer mieux.

Deux jours après, il commença à traîner les poutres entre les tumuli, jusqu’à l’endroit où Yofrid lui était apparue pour la première fois. Elle y passa comme d’habitude et le vit à l’œuvre. Mais elle partit sans rien dire. Depuis qu’ils étaient amis, elle avait pourtant coutume de lui donner un coup de main lorsqu’il était à la besogne ; mais ce lourd travail ne semblait point lui agréer. Comment ne comprenait-elle pas que c’était sa maison, à elle, qu’il bâtissait ?

Or. Yofrid le comprenait fort bien ; mais elle n’avait aucune envie de se donner à un homme comme Toenne. Elle voulait un mari fort et sain. Cela lui paraissait un mauvais calcul d’épouser un homme faible et simple d’esprit. Et cependant, beaucoup de choses l’attiraient en cet homme taciturne et timide. Elle n’avait qu’à songer à la cruelle déception qu’il avait soufferte lorsque sa mère était morte avant qu’il eût eu le bonheur de lui élever cette maison, pour sentir sous ses paupières des larmes de compassion. Et voici qu’il la construisait enfin, la maison, et à l’endroit où Yofrid avait dansé ! Il avait un cœur d’or. Et cela la séduisait étrangement et fascinait ses pensées ; mais elle ne voulait point se marier avec lui.

Tous les jours elle traversait la lande et voyait s’élever la maison pauvre et sans fenêtre ; le soleil filtrait entre les poutres mal jointes des murs.

L’ouvrage de Toenne avançait très rapidement mais d’une manière grossière. Ses poutres n’étaient pas équarries, à peine écorcées. Il faisait son plancher de jeunes arbres coupés en deux ; et c’était un plancher inégal et vacillant. La bruyère qui fleurissait autour de la maison – car une année s’était passée depuis le jour où Toenne s’était endormi derrière le tumulus du roi Atle – avançait des rameaux hardis à travers les interstices des murs, et les fourmis, qui entraient et ressortaient librement, semblaient examiner ce frêle ouvrage de l’homme.

Partout où elle allait ces jours-là, Yofrid était poursuivie par la pensée qu’une maison s’élevait pour elle. Un foyer à elle se construisait là-haut sur la lande. Elle savait que si elle n’y entrait pas comme maîtresse, l’ours ou le renard seuls y habiteraient. Car elle connaissait Toenne assez pour comprendre qu’il n’y logerait jamais s’il avait travaillé en vain. Il pleurerait, le pauvre, en voyant qu’elle ne venait pas. Il éprouverait le même chagrin qu’à la mort de sa mère. Mais c’était sa faute à lui : pourquoi ne lui avait-il rien demandé avant de commencer son travail ? Ce fait qu’elle ne l’aidait jamais à construire cette cabane, n’était-ce pas une réponse suffisante ?

Que de fois d’ailleurs n’avait-elle pas été tentée d’y mettre la main ! Chaque fois qu’elle voyait de la belle mousse blanche, ses doigts lui démangeaient du désir d’en ramasser pour boucher les fentes des murs. Et l’âtre ! Comme elle eût voulu le maçonner avec lui ! De la façon dont il s’y prenait, la fumée ne sortirait point de la maison. Mais qu’importe ! Personne n’y cuirait son pain ou n’y brasserait son hydromel...

Yofrid n’en pouvait pourtant détourner sa pensée : cette maison l’obsédait.

Cependant Toenne travaillait avec une ardeur et un zèle infatigables, persuadé que Yofrid comprendrait enfin, lorsque la maison serait achevée. D’ailleurs il ne s’inquiétait guère. Tout à son travail de charpentier et de maçon, il n’avait pas de temps à donner aux soucis. Les jours s’écoulaient si rapides !

Un après-midi. Yofrid, qui traversait la lande, vit que la maison avait une porte et, devant cette porte, une marche de pierre. Elle comprit que l’ouvrage était achevé, et elle se sentit extrêmement troublée. Toenne avait couvert le toit de mottes de terre avec de la bruyère fleurie ; et un désir violent la saisit d’entrer sous ce toit rouge. Toenne était absent. Yofrid résolut d’y pénétrer. Cette maison n’était-elle pas faite à son intention ? C’était sa maison à elle. Comment aurait-elle pu résister à l’envie de la voir ?

L’intérieur était plus plaisant qu’elle n’aurait cru. Le plancher était jonché de genévrier haché. Un parfum frais de résine et d’aiguilles de pin y régnait. Les rayons du soleil, qui se glissaient par des lucarnes et les fentes des murs, formaient des bandes lumineuses à travers la pièce. Yofrid y semblait attendue : des rameaux verts étaient enfoncés dans les fentes des murs, et sur l’âtre était placé un sapin fraîchement coupé. Toenne n’y avait point transporté son ancien mobilier. Il n’y avait qu’une table neuve et un banc sur lequel était jetée une peau d’élan.

Dès que Yofrid eut franchi le seuil, elle se sentit enveloppée par le charme et la gaîté d’un foyer. Elle eut du mal à s’y arracher. Or, Yofrid avait travaillé avec beaucoup d’ardeur pour se faire un trousseau. Ses mains industrieuses avaient tissé des tapisseries afin d’orner sa maison future, si jamais elle en avait une. Elle eût été contente d’en voir l’effet sur ces murs neufs.

Rapidement elle rentra chez elle, prit ses tapisseries, revint, et se mit à suspendre les tissus bariolés au bord du toit. Elle avait laissé la porte toute grande ouverte, de façon que le rouge soleil du soir l’éclairât, elle et son travail. Elle allait et venait, empressée, alerte, fredonnant une chanson. Elle était satisfaite au fond du cœur. La pièce devenait très belle. Les roses et les étoiles tissées brillaient d’un éclat extraordinaire.

Tout en travaillant elle surveillait la lande et les tumuli, car il lui semblait que cette fois encore Toenne devait se moquer d’elle et rire caché derrière le tombeau du roi Atle. Le tumulus royal s’élevait en face de la porte, et le soleil se couchait derrière. Il attirait ses yeux. Elle avait l’impression que quelqu’un y était assis et la regardait.

Au moment où le soleil était descendu si bas que seuls quelques derniers rayons d’un rouge de sang auréolaient le vieux monceau de pierres, elle vit qui la regardait. Le tumulus n’était plus un tumulus : c’était un vieux guerrier géant tout gris et ridé. Il était assis et la contemplait. Autour de sa tête les rayons du soleil formaient une couronne, et son manteau rouge était si ample qu’il couvrait la lande entière. Sa tête était grosse et lourde, son visage couleur de roc. Ses vêtements et ses armes avaient aussi la teinte du granit et imitaient si bien les reflets de la pierre et les végétations du lichen, qu’il fallait y regarder à deux fois pour distinguer le vieux guerrier. C’est comme certaines chenilles qui ressemblent aux tiges où elles se posent, et devant lesquelles on passerait et on repasserait avant de s’apercevoir que l’on prenait pour du bois un corps d’animal.

Mais Yofrid ne s’y trompait plus. C’était bien le vieux roi Atle lui-même. Elle alla à la porte et le regarda en face, la main au-dessus des yeux. Il avait de petits yeux bridés sous son front haut et courbé, un nez long et une barbe drue. Et il vivait, cet homme de pierre. Il souriait et clignait de l’œil vers elle. Elle eut peur. Ce qui l’effrayait le plus, c’étaient ses gros bras musculeux et ses mains velues. Plus elle le regardait, plus le sourire de sa bouche s’élargissait, et enfin il leva un de ses bras pesants pour l’appeler. Alors Yofrid s’enfuit et se sauva chez elle.

En rentrant, Toenne trouva la maison ornée de tapisseries semées d’étoiles. Il en conçut un tel courage qu’il envoya demander au père de Yofrid sa fille en mariage. Le père consulta Yofrid et elle accepta. Elle n’était pas trop mécontente de la tournure qu’avaient prise les choses, bien qu’elle n’y fût qu’à demi consentante. Mais comment aurait-elle pu refuser sa main à un homme dont elle avait déjà orné la maison de son propre trousseau ? Cependant elle commença par se persuader que le roi Atle était redevenu un tumulus de pierre.

 

 

Toenne et Yofrid vécurent heureux ensemble pendant plusieurs années. Ils acquirent une bonne réputation. « Ce sont de braves gens, disait-on ; voyez combien ils s’aident entre eux ! comment ils travaillent ensemble ! L’un ne peut se passer de l’autre. »

Toenne devenait tous les jours plus fort, plus endurant, et moins lent à comprendre. Yofrid avait, semblait-il, fait un homme de lui. Le plus souvent il la laissait agir à sa guise ; mais il savait quelquefois être tenace et maintenir sa volonté.

L’enjouement et la gaieté semblaient accompagner Yofrid partout. Plus elle vieillissait, plus ses vêtements étaient bariolés. Tout son visage luisait d’un rouge vif. Mais aux yeux de Toenne elle était toujours belle.

Ils n’étaient pas aussi pauvres que la plupart des gens de leur condition. Ils mangeaient du beurre dans leur gruau, ne mêlaient point de son ni d’écorce à leur pain. L’hydromel écumait dans leurs canettes. Leurs troupeaux de chèvres et de moutons se multipliaient si rapidement qu’ils pouvaient s’offrir le luxe de manger de la viande.

Une fois, Toenne exécuta un travail de défrichement pour un paysan de la vallée. Et, les ayant vus tous deux à l’œuvre et si gais ensemble, le paysan pensa comme tant d’autres : « Ce sont de braves gens. »

Ce paysan venait de perdre sa femme ; elle lui avait laissé un enfant de six mois. Or, il eut l’idée de prier Toenne et Yofrid de le prendre en nourrice.

– Mon fils m’est très cher, dit-il ; mais je vous le confie, car vous êtes de braves et bonnes gens.

Toenne et Yofrid n’avaient pas d’enfants.

Il leur parut très naturel de se charger de celui-ci. Ils acceptèrent aussi sans hésitation. D’ailleurs ils espéraient retirer de grands avantages des soins qu’ils donneraient à l’enfant d’un paysan, et comptaient que ce fils adoptif serait un appui à leur vieillesse.

Mais l’enfant ne fit pas de vieux jours chez eux. Il mourut avant la fin de l’année. On disait un peu partout que c’était la faute des parents nourriciers, car l’enfant était grand et fort avant de venir chez eux. On n’entendait point par là qu’ils l’eussent tué, mais plutôt qu’ils s’étaient chargés d’une chose dont ils n’étaient pas capables. Ils n’avaient point eu assez d’amour pour entourer le petit des soins nécessaires. Habitués à ne penser qu’à eux-mêmes et à leurs intérêts, ils ne s’étaient pas donné le loisir de le choyer. Le jour, ils allaient ensemble au travail, et la nuit ils voulaient leur sommeil tranquille. L’enfant buvait trop de ce lait qu’ils aimaient à boire eux-mêmes. Cependant ils n’étaient aucunement conscients de l’avoir mal soigné. Ils croyaient être aussi tendres pour lui que le sont en général des parents adoptifs. Le nourrisson leur avait été à charge. Ils ne le regrettèrent point lorsqu’il mourut.

Les femmes ont ordinairement grand plaisir à s’occuper des enfants : mais Yofrid avait un mari pour qui elle avait conçu tous les soucis d’une mère : elle ne souhaitait point d’autre enfant. D’habitude il est doux aux femmes de suivre le rapide développement des petits ; mais la joie de Yofrid était de voir Toenne progresser en force, en intelligence, en orgueil viril, de la voir ranger et parer la maisonnette, et faire prospérer les troupeaux et avancer le défrichement qu’ils avaient commencé dans la lande.

Yofrid se rendit chez le paysan afin de lui annoncer la mort de l’enfant.

Lorsqu’il apprit cette nouvelle :

– Ah, dit-il, il m’est arrivé la même chose qu’à celui qui met des édredons si mous dans son lit qu’il s’y enfonce jusqu’à coucher sur le bois dur. J’ai voulu trop bien faire pour mon fils et voilà qu’il est mort !

Il était fort affligé.

À ces mots Yofrid éclata en pleurs.

– Je voudrais que tu ne nous eusses jamais confié ton fils ! s’écria-t-elle. Nous étions trop pauvres. Il n’a pas été assez bien chez nous.

– Ce n’est pas cela que j’ai voulu dire. répondit le père. Je crois plutôt que vous avez trop dorloté l’enfant. Cependant je n’accuse personne. Dieu seul décide de la mort et de la vie. J’ai l’intention de célébrer les obsèques de mon fils unique comme s’il avait été grand. Je vous invite, toi et Toenne. Vous comprendrez ainsi que je n’ai point de rancune contre vous.

En effet. Toenne et Yofrid assistèrent aux funérailles. Ils furent très bien traités, et personne ne leur dit rien de désagréable. Les femmes qui avaient enseveli le petit corps savaient que le petit avait terriblement maigri et qu’il paraissait bien que les soins lui avaient manqué. Mais c’était peut-être l’effet de la maladie ; et pourquoi en rendre responsables des gens que l’on considérait comme de braves gens ?

Yofrid pleura beaucoup pendant les jours que durèrent les funérailles. Elle entendait les autres femmes s’entretenir de la peine que leur donnaient leurs enfants ; et elle observa même qu’elles ne causaient guère entre elles que de cela. Il y en avait qui ne se lassaient jamais de raconter les moindres propos et les jeux de leurs petits. Yofrid eut envie plusieurs fois de parler de Toenne ; mais la plupart des femmes ne parlaient point de leurs maris.

Yofrid et Toenne rentrèrent des funérailles un soir, très tard. Ils se couchèrent tout de suite, mais à peine endormis, ils furent réveillés par de faibles vagissements. « C’est l’enfant », se dirent-ils, encore mal éveillés, et remplis d’une sourde colère d’être ainsi dérangés. Mais soudain ils se dressèrent sur leur séant. L’enfant était mort. D’où venait donc ce gémissement ? Ils prêtèrent l’oreille et n’entendirent plus rien : mais, dès qu’ils se furent rendormis, la plainte recommença. De petits pieds mal assurés se pressaient sur la dalle de pierre, devant la porte ; une petite main tâtonnait pour trouver le loquet, et ne put l’ouvrir ; et l’enfant fit en gémissant et en tâtonnant le tour de la cabane. Puis il s’arrêta derrière le mur où touchait le chevet de leur lit. Chaque fois qu’ils parlaient ou se levaient, ils n’entendaient plus rien ; mais dès qu’ils allaient s’assoupir, le bruit des pas vacillants et des sanglots étouffés les réveillait.

Ce qu’ils n’avaient point voulu admettre, mais ce qui pourtant, pendant ces derniers jours, s’était présenté à leur esprit comme une possibilité, leur devint une certitude. Ils comprirent cette nuit-là qu’ils avaient laissé mourir l’enfant. Si cela n’avait pas été, comment aurait-il eu le pouvoir de revenir ?

Une nuit qu’il leur était impossible de fermer l’œil à cause du petit revenant, Yofrid se leva.

– Dors, Toenne, dit-elle. Si je veille, je pense que tu ne seras pas dérangé.

Elle sortit et s’assit sur la marche de la porte, songeant à ce qu’ils pourraient bien faire pour être désormais tranquilles. Il ne fallait pas que cela continuât. Elle se demandait si la confession, la pénitence, l’humiliation et le repentir les sauveraient de cette dure épreuve.

À ce moment elle leva tout à coup les yeux, et elle eut la même vision qu’elle avait eue jadis à cette même place. Le tombeau de pierre se transformait en un guerrier. Malgré la nuit sombre, elle reconnut réellement le vieux roi Atle qui la contemplait. Elle le voyait si bien qu’elle distinguait jusqu’aux bracelets rongés de mousse dont ses poignets et ses jambes étaient encerclés : des rubans s’y croisaient, entre lesquels se gonflaient les muscles de ses mollets.

Cette fois elle n’eut point peur du vieux roi. Il lui apparut comme un consolateur et comme un conseiller. Il semblait la regarder avec pitié, comme pour lui rendre le courage. Le puissant guerrier avait eu son jour de gloire, le jour où il avait couché là, sur le champ de bataille, des centaines d’ennemis, et où il avait marché dans des flots de sang. Que lui importait alors la mort d’un homme de plus ou de moins ? Les soupirs des enfants dont il avait tué les pères avaient-ils touché son cœur de roc ? La mort d’un petit être n’était pas plus lourde qu’une plume à sa conscience.

Et elle perçut son murmure : « Pourquoi se repentir ? Ce sont les dieux qui gouvernent. Les Nornes tordent les fils de la vie. Comment les enfants de la terre regretteraient-ils d’avoir exécuté ce que les immortels les ont forcés d’accomplir ? »

Et Yofrid s’encouragea en se disant : « Est-ce ma faute si l’enfant est mort ? C’est Dieu seul qui gouverne. Rien n’arrive sans sa divine volonté. » Le meilleur moyen d’imposer silence au revenant, c’était encore d’éloigner tout repentir de son cœur.

La porte de la maison s’ouvrit et Toenne parut.

– Yofrid, dit-il, l’enfant est entré dans la cabane. Il est venu frapper jusqu’à mon lit. Que faire, Yofrid ?

– L’enfant est mort, répondit Yofrid. Tu sais bien qu’il est enfoui profondément sous la terre. Tout ceci n’est que rêve et imagination.

Elle parla d’une voix dure et repoussante, car elle craignait que Toenne ne fût trop scrupuleux et ne causât leur malheur.

– Il faut en finir, continua Toenne.

Yofrid eut un rire sinistre.

– Que veux-tu donc faire ? Dieu nous a envoyé cette épreuve. N’eût-il pas été dans son pouvoir de sauvegarder l’enfant si telle avait été sa volonté ? Il ne l’a point voulu. De quel droit nous persécute-t-il maintenant ?

Elle parla comme inspirée par le vieux héros de pierre, qui, sombre et dur, les dominait.

– Il faut avouer que nous avons mal soigné l’enfant, et faire pénitence, répondit Toenne.

– Jamais je ne consentirai à souffrir pour ce qui n’est point ma faute, répliqua Yofrid. Qui a voulu la mort de l’enfant ? Certes, ce n’est point moi ! Quelle pénitence te faut-il ? Veux-tu te flageller ou jeûner comme font les moines ? M’est avis que tu as besoin de tes forces pour ton travail.

– J’ai déjà essayé la discipline, murmura Toenne. Ce ne m’est d’aucun secours.

– Tu vois, dit Yofrid, avec un rire amer.

– Il faut davantage, poursuivit Toenne avec une résolution obstinée. Il faut avouer.

– Que veux-tu donc avouer à Dieu qu’il ne connaisse déjà ? railla Yofrid. N’est-il pas le maître de tes pensées ? Que lui diras-tu ?

Elle trouvait Toenne stupide et têtu. Elle l’avait ainsi jugé au début de leur connaissance ; mais le cœur d’or de son mari avait effacé en elle le souvenir de ces défauts.

– Il faut avouer au père, Yofrid, et lui offrir une réparation.

– Et laquelle ? demanda-t-elle.

– La maison et les chèvres...

– Il exigera sans aucun doute pour son fils unique que nous payions comme pour un homme. Et alors tout ce que nous possédons n’est pas assez.

– Eh bien donc, s’il ne se contente pas de moins, nous devrons aussi nous donner nous-mêmes, et devenir ses serfs.

À ces mots un froid désespoir saisit Yofrid, et elle se sentit de la haine contre Toenne. Tout ce qu’elle allait perdre se dressait devant elle : la liberté, pour laquelle ses pères avaient risqué leur vie, la maison, l’aisance, l’honneur et le bonheur.

– Écoute-moi bien, Toenne, dit-elle d’une voix sourde, étranglée d’angoisse, le jour où tu feras cela, je mourrai.

Ils n’échangèrent plus aucune parole ; mais ils restèrent assis sur le pas de la porte jusqu’au jour. Ils étaient tous les deux remplis de crainte et de mépris l’un pour l’autre. Ils se mesuraient mutuellement à la mesure de leur colère, et chacun des deux trouvait l’autre étroit d’esprit et méchant.

À partir de cette nuit, Yofrid fit comprendre à Toenne qu’il lui était inférieur. Devant les étrangers, elle se plaisait à lui donner le sentiment de sa stupidité. Quand elle l’aidait au travail, elle s’y prenait de telle façon qu’il devait reconnaître qu’elle était bien plus forte. Évidemment elle cherchait à le déposséder de la place de maître. Parfois aussi elle faisait l’enjouée, espérant ainsi le distraire et l’empêcher de penser ; car s’il n’avait rien fait pour exécuter son projet, elle devinait qu’il ne l’avait pas abandonné.

Pendant ce temps, Toenne redevenait de plus en plus ce qu’il avait été avant son mariage : maigre, pâle, taciturne et d’esprit lent.

Le désespoir de Yofrid grandissait. II lui semblait que tout allait lui être ravi. Son amour pour Toenne se réveilla. « Quelle valeur gardera pour moi la vie, se dit-elle, si Toenne se perd ? Mieux vaut encore se plier sous l’esclavage avec lui, que de rester libre, lui mort. »

 

 

Cependant Yofrid ne put se décider tout de suite à lui céder. Elle lutta longtemps avec elle-même. Mais un matin elle s’éveilla très calme et très douce. Elle éveilla son mari en disant qu’elle ferait selon sa volonté. Elle ne demandait qu’un seul jour de répit afin de prendre congé de sa maison.

Toute la matinée elle alla et vint, l’âme attendrie. À chaque instant des larmes lui montaient aux yeux. Elle se disait que la lande s’était faite belle pour elle. La gelée avait passé en emportant les fleurs et le champ tout entier avait pris une couleur brune. Mais lorsque le soleil de ce jour d’automne y coulait des rayons obliques, la bruyère s’illuminait et rougissait. Il lui souvint alors du jour où elle vit Toenne pour la première fois.

Elle eut voulu revoir encore le vieux guerrier, car il avait été le témoin de son premier bonheur.

Elle en avait eu très grand peur alors. Il lui avait semblé la guetter, prêt à la saisir. Mais le pouvoir qu’il avait sur elle avait expiré... Elle tâcherait de l’apercevoir vers le tomber du soir, au clair de la lune.

Or, sur le midi, deux ménétriers ambulants vinrent à passer. Yofrid eut l’idée de les retenir, car elle voulait arranger un banquet. Toenne dut à la hâte se rendre chez ses parents et les y convier. Ses petits frères et sœurs se chargeraient ensuite de courir jusqu’au village et d’inviter des amis.

On eut bientôt réuni beaucoup de monde.

La joie fut grande. Toenne se retirait dans un coin comme toujours lorsqu’il y avait des étrangers à la maison ; mais Yofrid était d’une gaîté presque folle. D’une voix aiguë elle conduisait les rondes et s’empressait de faire circuler parmi les invités les canettes de bière écumeuse. La maison était étroite, mais les ménétriers savaient enlever les danseurs et la danse ne souffrait point d’être resserrée.

La chaleur devint étouffante. On ouvrit la porte, et tout à coup Yofrid s’aperçut que la nuit était venue, et que la lune s’était levée. Elle s’approcha du seuil et regarda le monde blanc du clair de lune.

Une abondante rosée était tombée. La lande entière s’argentait sous les gouttelettes pressées dont le reflet lunaire faisait scintiller le moindre brin d’herbe. La mousse courte qui poussait tout autour sur le granit et les pierres, déjà gelée, se couvrait de frimas. Yofrid s’y aventura ; et la mousse fragile craquait sous ses pieds.

Elle fit quelques pas sur le sentier qui menait au village, comme pour se rendre compte de ce qu’elle éprouverait le lendemain lorsque Toenne et elle, la main dans la main, le suivraient et iraient au-devant des pires opprobres. Car, quelle que fût l’issue de leur rencontre avec le paysan, quoi qu’il leur prît ou qu’il leur laissât, le déshonneur les frapperait toujours. Elle se dit : « C’est ici le chemin de la mort. » Et elle ne comprenait plus comment elle aurait le courage de le suivre. Elle se sentit lourde et aussi engourdie que si elle eût été de pierre comme le roi Atle.

Elle leva les yeux vers le tumulus royal et aperçut le vieux roi. Mais cette nuit il était paré comme pour une fête. Il portait de nouveau une couronne comme la première fois qu’elle l’avait vu, mais une couronne blanche. Blancs aussi brillaient le plastron de sa cuirasse, et son bouclier resplendissait de blancheur. Il regardait Yofrid avec une froide indifférence. L’étrangeté indéchiffrable des grands visages de pierre était imprimée sur ses traits. Il trônait, sombre et puissant, et Yofrid eut un instant la vague intuition qu’il était l’image de quelque chose qui existait au fond d’elle-même et au fond de tous les hommes, de quelque chose d’enterré depuis des siècles et de caché sous des monceaux de pierres, et qui pourtant n’était pas mort. Le vieux roi siégeait au fond du cœur humain. Il était le guerrier de pierre qui voit passer la misère et la pauvreté sans que son cœur en soit ému. « Les dieux l’ont voulu », disait-il. Il était l’homme de pierre capable de porter sans vaciller le fardeau d’un péché jamais expié. Il disait : « Pourquoi regretter ce que tu as fait, contraint par les dieux immortels ? »

La poitrine de Yofrid se gonflait d’un soupir profond comme un sanglot. Elle avait une impression qu’elle ne comprenait pas bien, l’impression qu’elle devait combattre l’homme de pierre si elle voulait être heureuse. Mais elle se sentait terriblement faible.

Son impénitence et l’homme de pierre sur la lande lui paraissaient avoir des rapports entre eux. Si elle ne pouvait vaincre l’une, l’autre s’emparerait d’elle.

Mais lorsqu’elle tournait les yeux vers sa maison, où les tapisseries qu’elle avait tissées brillaient sous les poutres du toit, où les ménétriers répandaient la gaîté, où se trouvait réuni tout ce qui lui tenait au cœur, elle éprouvait comme une impossibilité de se plier sous l’esclavage. Elle ne le pouvait pas même pour l’amour de Toenne. Elle voyait au fond de la maison le pâle visage de son mari, et son cœur se serrait.

Dans la maison, tout le monde s’était donné la main pour un branle général. Les danseurs étaient rangés les uns derrière les autres, et, un jeune homme fort et fougueux à leur tête, ils s’étaient mis à courir avec une vitesse folle. Ce chef de file les entraîna par la porte ouverte, dehors sur la lande étincelante au clair de lune. Ils passaient, haletants et riants, en tourbillon affolé, sous les yeux de Yofrid. Ils trébuchaient sur les pierres, ils tombaient dans la bruyère, ils faisaient des rondes éperdues autour de la maison, et plus loin, autour des tumuli, le dernier de la file appelait Yofrid en lui tendant la main. Elle la saisit.

Ce n’était plus de la danse, c’était une course effrénée, mais enjouée et intrépide. On tournait de plus en plus rapidement, les cris devenaient plus aigus, le rire plus étincelant. De tumulus en tumulus, sur la lande, la file des danseurs serpentait. Celui qui tombait dans les tournants rapides était violemment traîné et relevé. Les ménétriers, qui étaient sortis sur le seuil de la maison, pressaient la mesure. Le branle suivait la cadence de plus en plus vertigineuse, sur la mousse molle et le roc glissant.

Yofrid sentait, tout en dansant, qu’elle ne pourrait pas renoncer à la liberté. Non, elle ne suivrait pas Toenne ! Elle s’enfuirait et se réfugierait au plus profond de la forêt, pour ne plus jamais revenir.

On avait fait le tour de tous les tumuli, sauf de celui du roi Atle. En ce moment le branle y montait. Yofrid tenait les yeux attachés sur le vieux guerrier. Elle vit se tendre ses bras de géant. Elle poussa un cri, mais le cri fut noyé dans les rires fous. Elle voulut s’arrêter, mais un poing vigoureux la tenait et l’entraînait. Le guerrier essayait d’attraper les passants, mais ils étaient trop rapides. Comment ne s’en apercevaient-ils pas ? L’angoisse de la mort s’empara de Yofrid. Elle savait qu’il l’atteindrait, elle. Et c’était elle qu’il avait guettée depuis des années.

Quand ce fut son tour de passer devant le roi Atle, elle le vit se dresser et s’apprêter à bondir sur elle. En cet extrême péril elle sentit tout à coup que si seulement elle pouvait se résoudre à la démarche douloureuse du lendemain il n’aurait plus aucun pouvoir sur elle. Mais c’était impossible.

Elle était la dernière du branle. Le mouvement tournant était si violent pour elle qu’on la traînait plus qu’elle ne courait, et qu’elle trébuchait souvent, et que la rapidité de la danse l’arrachait de terre. Pourtant, elle eut beau passer avec cette furieuse vitesse, le vieux guerrier fut plus prompt qu’elle. Ses bras lourds s’abattirent sur elle, ses mains de pierre la saisirent et la pressèrent contre la brillante cuirasse de sa poitrine. L’angoisse de la mort l’enveloppa et étouffa ses cris.

Ce fut la fin de la danse et de la gaîté : Yofrid agonisait. La course sauvage l’avait précipitée contre le tumulus et tuée net.

 

 

Selma LAGERLÖF, Le vieux manoir, 1911.

 

Recueilli dans Le fantastique féminin,

d’Ann Radcliffe à nos jours,

anthologie établie par Anne Richter,

Marabout, 1977.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net