La fuite en Égypte
RÉCITS LÉGENDAIRES
par
G. de LA LANDELLE
L’Allégorie enseigne que la Vérité se cache au fond d’un puits ; l’Inspiration l’en fait jaillir en source fécondante.
Douloureusement amalgamée au mensonge dans toutes les connaissances humaines, histoire ou sciences, la vérité s’en dégage par l’intuition de l’orateur, du poète, de l’artiste.
La foi la découvre ; la légende la propage, non sans la décorer d’ornements pieux ; le cœur la recueille et elle en déborde en flots de lumière. Loin de rester noyée dans son puits, elle pénètre ainsi les âmes qu’elle charme en vivifiant les œuvres des hommes de paix et de bonne volonté.
Ces réflexions me sont inspirées par un tableau peint, durant la dernière guerre, dans la tribune d’une petite chapelle de Morlaix dédiée à saint Joseph. Page suave, tracée par le pinceau d’Yan’Dargent, ce tableau représente une halte de la Sainte Famille dans une oasis. Il interprète poétiquement un épisode du voyage ordonné par l’ange qui apparut en vision au vénérable époux de Marie et lui dit :
« Levez-vous, prenez l’enfant et sa mère, fuyez en Égypte et n’en partez point jusqu’à ce que je vous le dise ; car Hérode cherchera l’enfant pour le faire mourir. »
Joseph n’hésite point. Tout est miraculeux en cet enfant dont la conception est un mystère. Dans les entrailles maternelles, il a été humblement salué par la voyante Élisabeth ; depuis sa naissance, les bergers, les anges, les rois mages, se sont prosternés devant lui ; à Jérusalem, dans le temple, le juste Siméon et la prophétesse Anne ont éclaté à sa vue en transports de joie ; Joseph se hâte donc, et le voyage commence selon les ordres de Dieu.
Mais aucun des pieux fugitifs n’est exempt des souffrances inhérentes à la condition humaine. Ce ne sera pas sans fatigues, ni sans douleurs, qu’ils atteindront la terre d’Égypte où les attendent d’autres douleurs et d’autres fatigues.
I. – L’OASIS NOUVELLE.
Trois journées de marche séparent la Sainte Famille du redoutable Hérode le Grand. Elle a franchi le torrent de Barath et pénétré dans le désert de Sur qui confine à l’orient avec l’Idumée, au couchant avec les eaux de la mer.
À l’abri des persécutions du prince, elle est à la merci des éléments dont l’enfer suscite les tourmentes. Le sable et la voûte bleue du ciel, vastes fournaises, se renvoient leur chaleur torride. Tout est brûlant. Le vent qui soulève la poussière est un brasier comme elle ; un brouillard couleur de sang voile l’horizon ; sur la morne solitude s’étend le linceul de la Mort, fille du Péché.
Sortie du cratère des abîmes, elle plane dans le simoun avec un sinistre sourire.
Et le nuage sanglant s’épaissit, se rapproche, enveloppe la famille fugitive, l’écrase de son poids, l’étouffe sous son haleine de feu.
Les airs sont remplis de fantômes.
Dans la nuée sablonneuse se pressent tous les dieux impurs du monde païen. L’Esprit de mensonge les guide.
Du sein de leur légion surgit l’antique Chaos, jaloux de reconquérir l’infini. Et déjà le dieu Pan, personnification de la matière, étreint dans ses bras de marbre le divin nouveau-né qui a revêtu la forme humaine.
L’humble monture qui portait la mère et l’enfant, tombe terrifiée comme l’ânesse de Balaam ; épuisée, haletante, elle est sur le point d’expirer.
La vierge-mère n’a plus que la force de presser contre son cœur l’enfant qui gémit. Il semble sur le point de rendre sa jeune âme à sa divine patrie. Des larmes roulent dans les yeux de Marie qui demande secours à son Père céleste.
Les faibles provisions, dont les voyageurs se sont précipitamment munis au moment du départ, ont été consommées. L’outre qui contenait l’eau est tarie.
– N’aurions-nous évité un danger que pour en rencontrer de non moins redoutables ? Mais ici même. Moïse fit jaillir l’eau du roc, et Celui qui m’a envoyé en songe l’ordre de fuir en Égypte ne nous abandonnera pas !
Ainsi médite le modeste charpentier, issu des rois de Juda, Joseph qui, jusqu’à ce moment, a servi de guide, mais que la fatigue terrasse à son tour. Comme sa sainte compagne, il a dû s’asseoir à la base d’un rocher, faible abri contre la marée de sable, qui monte, monte, et a déjà couvert leurs pieds. Le rocher même semble près d’être englouti. Le sol est mouvant. La terre, l’air, le feu, menacent à la fois.
– Seigneur, murmura pieusement Joseph, dans la fournaise ardente de Babylone, votre ange protégeait Sidrac, Misaël et Abdenago. Nous vous prions comme ils vous priaient ; nous croyons et nous espérons en votre appui, car nous ne pouvons plus que mourir en bénissant votre nom.
Le brasier était avivé par Baal, Astarté, Anubis, par les démons, par les cyclopes ; la Mort, accroupie sur le roc, étendit ses ailes sur la mère et l’enfant.
Sous le souffle infernal, le sable fondu jetait des étincelles enflammées. La pierre brûlante se fendit.
La tête de l’enfant suffoqué reposait inerte, comme sans vie, sur le sein de sa jeune mère.
Alors une larme de Marie tomba sur l’arène stérile.
Et l’aridité devient gazon verdoyant.
Une fleur au calice argenté s’élève du lieu même qu’arrose la larme maternelle de la vierge-épouse.
Joseph devait la cueillir et conserver à jamais ce lis, emblème de pureté, qu’aucune souillure ne flétrit, que l’adversité ne dessécha point et qui s’épanouit encore sur le trône même de Dieu.
Les anges du Seigneur, chassant les spectres des faux dieux, apportaient la fraîche brise de mer. La sérénité de l’azur remplaçait les rouges brouillards. L’Esprit venait de vaincre la Matière ; Pan jeta un cri de détresse ; la Mort s’enfuit avec le Péché qui l’engendre.
Et l’enfant, rouvrant les yeux, se prit à sourire aux messagers de son Père céleste.
Son père terrestre pensait avec candeur :
– Selon ma foi et mon espérance, de même qu’il fallait l’épreuve, ainsi est venu le secours.
Or la Vierge répétait son cantique inspiré :
« Mon âme glorifie le Seigneur, et mon esprit est ravi de joie en Dieu, mon salut ! »
Cependant s’élargissait le cercle de lumière, de paix et d’amour, tandis que saint Michel, l’archange, et Raziel, et Japhiel, doctes maîtres des pères du genre humain, contraignaient les démons à disparaître dans les ruines de leurs temples.
Vers le couchant, les débris d’une colonnade indiquent l’emplacement des lieux où Moloch rendait ses oracles sur les restes palpitants des victimes humaines. Au midi, non loin des voyageurs, s’élève une pyramide, orgueilleux tombeau. Elle est gardée par deux sphinx qui ne poseront plus de sanglantes énigmes.
Spectres de pierre, vous êtes muets pour toujours.
Car il reprend vie, cet enfant rose et blond qui s’abreuve au simple vase de terre tendu à ses lèvres par l’archange Gabriel.
Tsédékiel qui, jadis, visitait le patriarche Abraham et lui révélait les vertus des dix noms du Dieu vivant, se tient debout derrière la Sainte Famille. Il l’abrite sous l’ombre d’un palmier au large feuillage, dont il est lui-même la tige. Une douce joie rayonne sur ses traits, tandis qu’il le tient au-dessus de ces têtes, courbées tout à l’heure sous les ailes de plomb de la Mort.
Dans ses cheveux d’or, sur ses bras angéliques, se joue une lumière amie, dont les reflets rebondissent des plis de sa robe blanche à sa ceinture de messager.
Péliel, qui lutta contre Jacob sans le vaincre, offre à genoux des fruits vermeils.
Il n’est point jusqu’à l’âne de la crèche qui ne soit l’objet de la sollicitude des fils du ciel.
Est-ce Raphaël, l’ange d’Isaac et de Tobie, est-ce Métatron qui conférait avec Moïse, est-ce Malathiel qui prophétisait avec Élie, est-ce Uriel l’ange du soleil ? Qu’importe ! L’un d’eux s’est empressé de décharger et de relever le pauvre animal renversé par le simoun. Il l’a conduit dans la fraîche prairie qui remplace le sable en feu.
Que la paisible créature se désaltère, se repaisse et recouvre la force de porter son divin fardeau.
Halte bénie ; plus de vestiges d’angoisses.
Les petits oiseaux accourent joyeux vers l’Oasis nouvelle. Regardez ! pour défatiguer leurs ailes, ils se poseront sur celles de leurs grands frères des cieux ; et les voici qui prennent leur part de l’ombre et de la brise, de l’eau limpide, des fruits mûrs.
Tableau charmant où le ciel et la terre se prêtent mutuellement l’hospitalité.
De légers nuages blancs roulent leurs flocons au-dessus du palmier des anges ; les oiselets gazouillent, le garçon fleurit sous les pieds de ses hôtes.
Il y a dans le désert un asile de plus pour les voyageurs altérés.
Cependant Joseph contemple avec sérénité Marie pleine de grâces et son enfant que servent les Esprits, serviteurs de Dieu.
La nuit prolongera ces heures paisibles Un cantique harmonieux, prière des anges et de ceux qu’ils gardent, s est fait entendre au coucher du soleil. Le palmier de Tsédékiel s’arrondit en dôme ; les fleurs s’effeuillent d’elles-mêmes pour servir de berceau à l’enfant Jésus.
Les étoiles passeront en se disant !
– Ils dorment et les anges veillent sur eux.
Mais demain ?
Demain ; ne savez-vous donc pas qu’aucun des pieux voyageurs n’est affranchi des souffrances humaines ?
Seulement l’âne n’était plus fatigué, l’outre était de nouveau remplie, la corbeille aux provisions avait cessé d’être vide, et le lis cueilli par Joseph ne faisait plus qu’un avec son bâton de voyageur.
Ainsi se renouvelait le prodige de la floraison de sa baguette, qui le désigna au grand prêtre du temple de Jérusalem pour devenir l’époux de Marie. Ainsi se répétait encore en sa faveur l’antique miracle par lequel fleurit la verge d’Aaron.
L’enfant Jésus en souriait de son ineffable sourire.
Quand l’aube blanchit les confins de l’Idumée, les anges du Seigneur avaient disparu ; et la prière du matin ne fut accompagnée que par les gazouillements des oiselets de l’Oasis nouvelle.
II. – LA PORTE DE L’ENFER.
Le plus célèbre des bandits du pays de Sur était alors Dan-Ismaël, fils de Séheb, plus brièvement, D’n IsmàlSb ou Dismas, appelé aussi Matha, chef redouté en la tribu de Siméon, dont il avait maintes fois ravagé le territoire.
Il y enlevait les jeunes gens, les enfants, les femmes, qu’il vendait ensuite aux trafiquants de Crète ou de Sicile. Souvent, sur les côtes de Peluse, il dressait des embûches aux navigateurs dont il causait ainsi le naufrage et pillait les cargaisons.
Les caravanes craignaient Dismas à l’égal de la disette, de la peste et du simoun.
Il avait récemment taillé en pièces une cohorte envoyée à sa poursuite par le roi Hérode. Sa tête était mise à prix.
Bravant tous les édits, se vantant d’être insaisissable, il s’en riait.
Sa horde était le fléau de la contrée. Voyageurs et bestiaux, montures et marchandises, elle s’emparait de tout.
Dismas, toutefois, n’était pas sans parole. Quiconque avait payé tribut pour le passage, non-seulement n’avait rien à craindre de sa bande, mais était protégé par elle contre les autres larrons d’Arabie.
Né en Égypte d’une esclave Israélite et d’un chef de voleurs, il avait, dès l’âge de quatorze ans, préféré les hasards du désert aux coups montés dans les villes. Puis, devenu chef par son audace, il avait imposé à ses brigands la coutume étrange des larrons d’Égypte.
Ceux-ci formaient une corporation soumise à Séheb qui les obligeait à s’inscrire sur un registre et à mettre en commun le fruit de leurs rapines. Les personnes volées pouvaient recouvrer les objets dérobés en payant au chef le quart de leur valeur 1.
Au pays de Sur, Dismas avait fixé sur ce taux le congé de passage par le désert.
Mais Joseph n’avait point le congé de Dismas, et l’or dont les rois mages avaient fait l’offrande à l’enfant divin était un appât et un danger de plus.
Deux grandes journées de marche au delà du temple de Moloch, la Sainte Famille fit la rencontre d’une caravane remontant d’Égypte en Judée.
– Avez-vous traité avec Dismas ? – Lui avez-vous payé le droit de transit ? demandaient les guides à Joseph à qui le nom du chef des pillards n’était pas inconnu.
Il secoua négativement la tête.
– Vous êtes pauvres, direz-vous, poursuivit un chamelier ; mais votre jeune compagne se vendrait fort cher même avec son enfant. Vous paraissez fort, malgré votre grand âge, et vous savez sans doute quelque métier ?...
– Je suis charpentier.
– Ceci accroît votre valeur. Sur les marchés d’esclaves les bons ouvriers sont rares. D’ailleurs, Dismas, qui ne dédaigne rien, s’accommoderait aussi de votre âne et de vos bardes. Le désert n’est pas souvent franchi par des rois.
Joseph et Marie s’entre-regardèrent en songeant à la visite des princes d’Orient qui avaient adoré Jésus dans la crèche de Bethléem.
– Pour notre part, ajouta un marchand, nous avons acquitté le tribut et nous nous en trouvons bien. Ces cavaliers qui nous escortent sont des voleurs chargés de nous protéger.
– Vous feriez prudemment, reprit le guide, de vous mettre, dès à présent, en règle avec eux.
– Oui, payez rançon, croyez-nous ; sans quoi, vous courez le risque de perdre au moins la liberté.
Sur ces mots, Joseph essaya de retirer un sac de poudre d’or de l’une des corbeilles que portait son âne. Mais l’enfant dormait dans ce panier, et Marie, quoiqu’elle eût tout entendu, fit signe de ne point troubler son sommeil.
Alors Dan-Ismaël, fils de Séheb, informé par ses espions de la présence d’une troupe opulente voyageant à petites journées, était à la tête du gros de ses gens pour en faire rafle.
Quelle proie pour les larrons du désert !
Trois rois revenant par mer de Jérusalem en Judée sur un navire de Tarsis, avaient débarqué à Feluse pour retourner en leur pays. Ils étaient vêtus d’étoffes somptueuses, couronnés de pierreries et suivis par de riches soigneurs qui les servaient. Leur caravane se composait de nombreux chameaux chargés de trésors, de bêtes de somme, de chevaux et d’esclaves de l’Inde et de l’Éthiopie, blancs, jaunes ou noirs, tous du plus grand prix.
À la vérité, quelques gens de guerre les escortaient. Ceci importait peu !
Dismas, rassemblant ses plus intrépides compagnons, courait à la poursuite des rois mages.
Cependant, après quelques heures de repos, la Sainte Famille s’était engagée dans un défilé rocailleux.
Deux masses énormes de blocs calcinés s’élèvent, comme des colonnes, à l’ouverture de cette gorge où Joseph ne pénètre point sans adresser à Dieu les plus ferventes prières.
Les paroles des chameliers et des marchands l’inquiétaient. Il n’ignorait pas que sa compagne et que l’enfant divin étaient assujettis à toutes les souffrances de la condition humaine.
Les douleurs de l’esclavage ne seraient-elles point une autre de leurs épreuves ?
Marie silencieuse paraît triste.
Rien de plus sinistre que l’abord du défilé qui a reçu le nom de Porte de l’Enfer. Le sol en est dur et glissant. Des précipices côtoient sans cesse le rocher.
Crêtes abruptes, sentiers étroits, gouffres sans fond, crevasses, déchirures, voûtes sombres surplombant d’effroyables passages, digne repaire de reptiles et de détrousseurs de caravanes.
Dans ces montagnes bouleversées par des convulsions qui les suspendent entre des abîmes, commença de souffler un vent glacial. La nuit descendait. Le ciel s’était couvert. Un orage s’amassait, voilant les sommets, enveloppant d’un rideau brumeux les hauteurs les plus voisines. Au loin, du côté du Sinaï, grondait la foudre :
– C’est là, mon Dieu, que vous avez dicté vos saints commandements à votre serviteur Moïse. Ici même votre peuple était guidé par une colonne de feu. Nous sommes égarés dans les ténèbres, nous qui obéissons à vos ordres ; vous ne nous abandonnerez pas !
Ainsi pensait Joseph. Mais l’obscurité devenait de plus en plus intense. Toutes les étoiles du ciel étaient cachées par les nuées noires.
Aussi le brigand Dismas ne put-il apercevoir l’étoile qui guidait les rois mages.
La pluie tombait à torrents.
L’enfant Jésus se réveilla transi de froid.
– Où trouver un asile ? s’écria Marie.
En ce moment fut entrevue, par delà le gouffre, une lueur rougeâtre qui tremblait à l’abri de la pluie et du vent.
Joseph prit l’âne par la bride et tâtonnant avec son bâton fleuri, chemina par l’arête du roc vers ce point brillant.
Trajet horrible. À droite et à gauche, le vide. Parfois des déclivités soudaines, puis d’âpres rugosités qu’il fallait franchir à petits pas. Mais les éclairs avaient permis d’apercevoir une étroite chaussée volcanique jetée comme un pont sur d’épouvantables profondeurs. Elle aboutissait à une sorte de corniche en spirale, et devait serpenter autour d’un mont dénudé que les voyageurs atteignirent enfin.
Ils virent de là un brasier entretenu par quelques hommes nus et noirs.
C’était le phare des voleurs, bûcher allumé par des esclaves que surveillait une femme jeûne, alerte, inquiète, car jamais orage plus terrible n’avait assombri le ciel du désert.
En apercevant Joseph et Marie, elle descend précipitamment vers l’ouverture d’une caverne où ils viennent de se réfugier.
– Malheureux ! s’écria-t-elle, que venez-vous faire ici ?
– Nous vous demandons asile pour notre enfant qui se meurt de froid et pour nous-mêmes que l’orage vient d’égarer,
– Mais savez-vous que vous êtes chez le plus terrible des chefs du désert ?
– Dismas ! murmura Joseph. Nous sommes prêts à lui payer le tribut.
– Pauvres gens ! fait la compagne du bandit. Il n’y a pas de rançon pour ceux qui ont le malheur de découvrir notre retraite. Dismas ne vous le pardonnera point !
– Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! dit Marie ; mais, par pitié, ne nous repoussez pas.
– Je ne désire que votre salut, reprend la jeune femme d’un ton bienveillant, et si j’essaye de vous éloigner, c’est de crainte que mon mari ne vous fasse du mal.
Mais la pluie torrentielle tombait en cascades sur les rochers ; les chemins étaient impraticables ; les ténèbres profondément épaisses.
Leilam avait entrevu le divin enfant, glacé dans ses langes humides ; les regards de Marie avaient rencontré les siens ; Joseph continuait de l’implorer. Tout en peignant le redoutable courroux de son époux et maître, elle introduisit les voyageurs dans un souterrain, au fond duquel se trouvait un appartement spacieux, décoré avec recherche.
L’un des serviteurs nègres conduisait l’âne à une écurie taillée dans le roc, mais ce ne fut point sans jeter sur les voyageurs un regard de compassion.
Au même instant éclata au dehors la voix furieuse du chef des bandits.
L’orage lui avait fait perdre les traces de la caravane trois fois royale. L’Inde, la Perse, l’Éthiopie, passaient sans s’acquitter du tribut. Il perdait leurs riches dépouilles. Ses malédictions faisaient retentir tous les échos de la montagne.
Sa femme, éperdue, tremblait.
Marie et Joseph, joignant les mains, plaçaient leur confiance en la miséricorde de Dieu.
Dismas, rugissant encore, entra.
Leilam, qui n’avait pas eu le temps de cacher les voyageurs, ne trouvait point de paroles pour les protéger, en ce moment surtout où il était en proie à une colère infernale.
III. – HOSPITALITÉ.
Le chef des larrons de Sur était un homme jeune, d’une haute stature. Vigoureux, actif, rusé, habile à combiner des expéditions aventureuses, il avait le profil de l’aigle, le regard du lion, l’agilité du tigre, la mâle beauté d’un descendant d’Ismaël.
À peine avait-il atteint sa vingt-cinquième année. Et pourtant, depuis plus de six ans déjà, il commandait en maître à une nombreuse horde de pillards, fiers de lui obéir.
La fille du chef, son prédécesseur, Leilam, fleur de rocher, était devenue sa compagne en récompense de son indomptable courage.
Elle l’aimait, le craignait et le servait avec un dévouement de toutes les heures.
Dès que les nuées avaient enveloppé les montagnes, elle fit allumer dans une grotte située au-dessus de la caverne le brasier qui guida tout d’abord la Sainte Famille. En même temps, elle tenait des vêtements tout prêts pour son mari. N’eussent été ses terreurs, on l’aurait vue s’approcher de lui en esclave soumise, le débarrasser de ses armes, lui retirer son manteau détrempé par l’orage, essuyer son front et ses épaules, lui offrir sa tunique de laine, se complaire à recevoir ses ordres.
Mais, alarmée comme elle l’était, elle resta immobile auprès de son propre enfant, misérable petit garçon malingre, étiolé, couvert de plaies hideuses, accroupi maintenant dans un angle de la pièce où la Sainte Famille recevait l’hospitalité.
Cette salle décorée de trophées de guerre et de pillage était revêtue de panneaux de cèdre sculptés par le ciseau patient de quelque captif hébreu.
Les sujets empruntés à l’Ancien Testament représentaient la mort d’Abraham, Moïse rapportant les tables de la loi, le Serpent en croix dans le désert et le roi David devant l’arche.
Leilam, qui en connaissait le sens, l’avait expliqué plusieurs fois à son pauvre enfant lépreux, triste objet d’amour et d’horreur pour le jeune chef des bandits.
Le malheureux petit garçon aimait ces saintes histoires, mais on évitait d’en parler devant son père ; car, ayant affranchi pour prix des sculptures l’esclave leur auteur, Dismas avait été aussitôt trahi.
Des cohortes d’Hérode, parfaitement renseignées, avaient osé l’attaquer dans son repaire.
Pas un soldat ne revint de cette expédition. Dismas n’en avait pas moins déclaré qu’à l’avenir aucun étranger ne sortirait vivant de chez lui.
– Infortunés voyageurs ! pensait Leilam, l’esclavage perpétuel est le moindre des dangers qu’ils courent.
Les imprécations de son mari accrurent son effroi :
– Il va les tuer, murmura-t-elle en frémissant. Dismas ne prit garde à elle ni à son enfant ; mais, apercevant les étrangers, il cessa de proférer des malédictions et arrêta sur eux des regards qui, tout à coup, s’adoucirent.
Puis, d’un accent affable :
– Voyageurs égarés, dit-il, soyez les bienvenus chez Matha Dan-Ismaël, fils de Séheb.
– Que le Dieu d’Abraham, de Moïse et de David soit loué ! s’écria Leilam avec un transport de joie.
Et l’enfant lépreux, se soulevant de son grabat, battit des mains en essayant de sourire ; puis il retomba sut son affreuse couchette, dont Sa mère essayait vainement d’éloigner la malpropreté.
Joseph, son bâton fleuri à la main, n’avait pas eu le temps de prendre la parole. Marie était saluée par l’homme de rapine, qui dit à sa femme :
– Ceux-ci ne sont des émissaires de mes ennemis ni des traîtres. La tempête les a jetés hors de leur route ; le brasier que tu as allumé pour me guider moi et les miens les a induits à prendre asile dans notre demeure. Ils sont mes hôtes.
Dans le foyer flambait un feu destiné à sécher les vêtements du maître. Il ordonna de l’aviver, de préparer des bains de pied pour le père et la mère, et ajouta :
– Il faut laver l’enfant à l’eau tiède et l’envelopper de linges secs.
Leilam s’empressait d’obéir à ces ordres inespérés. Joseph remerciait chaleureusement ; et Marie, dont le divin Fils s’était ranimé, regardait avec compassion le petit lépreux qui tendait les mains vers elle.
– Nous n’avons que ce seul enfant, dit d’un ton douloureux le chef de bandits, et vous voyez de quelle horrible maladie il est atteint. Je n’ai rien épargné pour le faire guérir. J’ai consulté les médecins, les prêtres et les mages. J’ai fait des offrandes à tous les dieux de l’Égypte, de la Phénicie et même de Rome, où des marchands crétois ont sacrifié pour lui à Jupiter Capitolin. Hélas ! le mal incurable ne cesse d’empirer !
– Pourquoi, demanda Joseph, n’avoir pas invoqué le Dieu d’Abraham et de Moïse ?
– C’est celui des Juifs qui m’ont toujours trahi ou persécuté. Ma tête est mise à prix par Hérode...
– Nous fuyons nous-mêmes sa persécution, et si nous allons en Égypte, c’est que, dès son retour de Rome, il a ordonné le massacre de tous les enfants en bas âge.
– Le monstre ! s’écria Dismas ; à quoi peut lui servir cette infamie ?
L’enfant Jésus, lavé à l’eau tiède, venait d’être enveloppé dans du linge fin apporté par Leilam, et souriait au petit lépreux dont les yeux languissants allaient de lui à sa mère.
– Ne jetez point cette eau ! dit alors Marie ; mais baignez-y votre fils, il sera soulagé.
– Que le Dieu vivant vous entende ! s’écria Leilam.
– Oui, ajouta Joseph, faites comme elle vous a dit.
Dismas garda le silence, n’osant espérer.
Mais à mesure que l’eau du bassin de cuivre touchait aux plaies du petit lépreux :
– Je souffre moins ! disait-il.
Leilam lava délicatement sa figure :
– J’y vois mieux !... J’entends mieux !... Quel bonheur ! reprit coup sur coup la chétive créature.
Alors Dismas se levant jeta un grand cri d’espoir :
– Non ! dit-il, je ne regretterai jamais la riche proie qui m’échappe, car, sans l’orage, ces voyageurs bénis ne seraient pas entrés chez moi. Des flambeaux, un festin ! Traitons nos hôtes comme des envoyés des dieux...
– Dites du seul vrai Dieu, interrompit Marie avec douceur.
– J’y consens ! fit le larron.
Et Leilam, tout heureuse, embrassa son fils enveloppé aussi de linge blanc ; elle le coucha sur un lit exempt de souillure et, pleine de foi, plaça près de lui le bâton fleuri de Joseph.
Les deux enfants dormaient profondément quand le souper fut servi.
Se conformant alors aux avis des gens de la caravane, l’époux de Marie offrit à Dismas de lui payer le tribut d’usage.
– Nous parlerons de cela demain ! fit le bandit en souriant.
Puis, comme Leilam et comme les serviteurs du logis, il fut charmé des Sages paroles de ses hôtes.
En vérité, la caverne de voleurs fut convertie, ce soir-là, en maison d’édification et de prières, à l’inverse de ce qui arriva par la Suite au temple de Jérusalem, transformé par d’avides marchands en caverne de voleurs, ainsi qu’on le voit en l’évangile selon saint Matthieu.
Joseph, qui était un juste, louchait le cœur du farouche Dismas ; la seule vue de Marie pénétrait l’âme tendre de Leilam.
Dans les vastes souterrains remplis de fruits de rapine, dépouilles, tributs et rançons, régnait une paix sereine, car l’Enfant-Dieu y reposait.
L’orage s’était apaisé. À travers les fissures du roc et les soupiraux, apparurent les étoiles du ciel. Dismas s’en aperçut ; mais, ravi par les discours des étrangers qu’il recevait :
– Je le répète, s’écria-t-il, et je le jure par mon aïeul Ismaël, fils d’Abraham, je me féliciterai toujours de la tempête d’aujourd’hui.
– Que le Seigneur vous entende ! dit Joseph.
– Le Seigneur vous entendra ! ajouta Marie.
Cependant Leilam remarquait avec une pieuse espérance que son fils, loin de se tordre en gémissant comme les nuits précédentes, dormait du plus paisible sommeil. Elle se mit donc à genoux devant le berceau de l’autre enfant ; et, d’un cœur empli de gratitude, elle l’adora, ainsi qu’avaient fait à Bethléem les pasteurs, les rois-mages miraculeusement préservés de l’attaque des larrons du désert, et les anges qui, invisibles autour d’elle, recueillirent ses actions de grâces comme un parfum agréable au Maître des cieux.
Le lendemain, dès le point du jour, le fils de Dismas et de Leilam s’éveilla en criant :
– Je suis guéri, mère ! père, je suis guéri !
Il s’était élancé hors de sa couche, le bâton de pureté à la main. Sur sa figure, sur son corps, plus une plaie, plus une trace de sa hideuse infirmité. Leilam, en versant des larmes de reconnaissance, le conduisit vers l’enfant Jésus que Marie venait de prendre sur ses genoux et, inspirée par sa foi maternelle, lui fit dire ces mots :
– Enfant Divin, protégez-moi toujours, et pour toujours délivrez-moi du mal !
– Qu’il en soit ainsi ! fit Dismas accouru aux cris de joie de sa femme et de son fils.
Et, le serrant dans ses bras, il lui donna le nom de Slamaël, qui signifie purifié, guéri, sauvé par Dieu.
Ensuite il se précipita dans les profondeurs les plus sécrètes de son souterrain, d’où il revint avec un coffret rempli d’or et de pierreries ; car, au lieu d’accepter le tribut de ses hôtes, il voulait, par un riche présent, leur témoigner sa gratitude.
Mais Joseph refusa en le remerciant de son hospitalité, et la Vierge sainte ajouta :
– C’est nous qui demeurons vos obligés, et un jour mon Fils lui-même vous récompensera.
Il sembla que l’enfant Jésus approuvât ces paroles qui mirent le comble à l’étonnement du chef de bandits.
Leilam, au contraire, n’en parut aucunement surprise.
Slamaël baisa les pieds de son jeune sauveur, fut béni par Marie, et reçut de Joseph l’une des fleurs du bâton de pureté dont il paraissait avoir grande envie.
Lorsque les hôtes de Dismas sortirent de la caverne pour reprendre leur route, tous ses serviteurs, sa femme et son fils s’agenouillerait en les acclamant. Et, avec un respect reconnaissant, le jeune chef de pillards, montant à cheval, les suivit de loin pour les protéger lui-même en cas d’attaque.
Mais plus ils s’éloignaient, moins il se sentait digne d’approcher d’eux, tellement que, durant plusieurs jours, il les garda sans se montrer, non plus que les cavaliers qui l’accompagnaient.
Enfin, non loin des confins d’Égypte, un dard aigu s’enfonça tout à coup dans les replis de son vêtement.
Des ennemis embusqués, autres larrons jaloux de sa prospérité, l’attaquaient à l’improviste. Alors, transporté de colère, il fondit sur eux.
La Sainte Famille, peu après, atteignit le but de son périlleux voyage, mais continua d’être errante durant un certain temps, allant de bourgades en cités, et campant encore maintes fois en des lieux déserts.
Elle s’établit enfin à Bablion (qu’on appelle souvent Babylone), sur la rive gauche du Nil, à trois lieues d’Héliopolis,
En cette contrée, jadis, le fils du patriarche Jacob, Joseph, dont le nom veut dire accroissement, avait grandi au point de devenir le plus puissant seigneur d’une terre où il était entré comme esclave.
En cette contrée, où il épousa la belle Aseneth qui fut mère d’Éphraïm et de Manassé, l’humble époux de Marie allait demander au travail de ses mains la subsistance de chaque jour, car l’or des rois mages, employé en aumônes et en offrandes à Dieu, n’avait été qu’un dépôt pour la Sainte Famille.
Un atelier fut ouvert par Joseph, qui devint, en Égypte, le plus habile des ouvriers en l’art de façonner non seulement les charpentes, mais aussi les meubles précieux, incrustés de bois rares, de nacre et de riches métaux.
Cependant, après avoir assouvi sa vengeance sur les perfides émissaires de Ghenmar Joca, son rival au pays de Sur, Dismas était rentré dans son aire de bandit.
Et il y reprit sa vie de brigandage dont la tendre Leilam détourna toujours leur fils Slamaël.
Jamais il n’osa contraindre ce fils miraculeusement guéri de la lèpre, à l’accompagner dans ses expéditions, car jamais ne s’était fané le lis de pureté donné par Joseph.
– Cette fleur sacrée, disait Slamaël, m’a été donnée pour me préserver du mal.
Dismas ne l’empêcha point d’adorer le dieu d’Israël ; enfin, quand l’heure en fut venue, il alla jusqu’à l’autoriser à se retirer en Judée avec sa mère devenue vieille.
– Puisque ce qui fait mon orgueil fait votre honte, leur dit-il, allez ! Quant à moi, je reste à la tête de mes hardis compagnons.
Mais à l’époque des prédications de Jésus de Nazareth, il se souvint de sa compagne dévouée et de son fils qu’il regrettait amèrement. Il se trouvait seul, et, ne les voyant pas revenir à lui, il résolut d’aller à eux.
Alors pourtant il était au faîte de sa puissance.
Toutes les hordes du désert le reconnaissaient pour chef unique. L’insigne larron, Ghenmar Joca, vulgairement Gesmas, et Dumachus d’après les Romains, venait de tomber au pouvoir des troupes du gouverneur Ponce-Pilate ; et les bandes que ce vieil ennemi avait commandées jusque-là s’étaient empressées de se soumettre à sa loi.
À leur tête, il repoussa victorieusement les Romains.
Les tribus de pillards du vaste territoire qui s’étend de la mer à l’Idumée, entre l’Égypte et la Palestine, célébraient les succès de Matha Dan-Ismaël, fils de Séheb, quand il disparut seul.
L’âme troublée, il allait à la recherche de sa vieille compagne et de son fils qui ne cessaient de prier pour lui dans le temple de Jérusalem.
IV. – LE BON LARRON.
Plus de trente années de courses, de batailles, de dangers, sans cesse renaissants, n’avaient pas abattu la vigueur de Dismas. Quoiqu’il eût dépassé la cinquante-huitième année, ses bandits l’appelaient encore le jeune chef. Pas une mèche de ses cheveux noirs, pas un brin de sa barbe n’avait blanchi, et il avait conservé toutes les qualités qui le rendaient redoutable aux Égyptiens et aux Arabes, aux Juifs et même aux Romains. Enfin, ce qu’il y avait en lui de droiture, loin d’être submergé par le crime, remontait à la surface du cœur.
À la vérité, en questionnant les voyageurs qu’il rançonnait, il avait appris de bien étonnantes choses sur le pays où résidaient son fils et sa femme.
Un Maître divin y enseignait une doctrine nouvelle plus pure que le lis. Il ordonnait de pardonner les offenses, de rendre le bien pour le mal, d’aimer Dieu et son prochain comme soi-même.
Ennemi des hypocrites, il prêchait le mépris des richesses, recherchait les pécheurs pour les convertir, consolait les affligés te guérissait les plaies de l’âme comme celles du corps.
Il chassait les démons et rendait la vue aux aveugles, il remettait les péchés et purifiait les lépreux.
Comment ces récits extraordinaires ne se seraient-ils pas associés dans la pensée de Dismas au souvenir de son fils, de sa femme et de ses propres impressions du temps où il avait abrité la Sainte Famille.
Ils le déterminèrent à pénétrer eu Judée, où, sous le nom de Titus, il osa s’aventurer en simple voyageur.
Puis, convaincu qu’il trouverait Slamaël et Leilam, écoutant dans le temple de Jérusalem les prédications du Maître, il essaya d’y entrer.
Mais en ce moment éclatait une sédition violente dont le fauteur se nommait Barabbas ; il se trouva mêlé à la foule des rebelles, et, quoique étranger au tumulte, fut fait prisonnier par les soldats de Pilate.
Ainsi, le jour oz il était innocent, il fut traité en coupable.
Ainsi, après avoir, durant de longues années, bravé tous les gens de guerre envoyés à sa poursuite, il tomba en leur pouvoir lorsqu’il n’était qu’un passant inoffensif.
En prison, tout d’abord, il fut reconnu par le vieux Ghenmar-Joca, qui le salua d’insolents éclats de rire.
Leur jugement était porté d’avance. Ils étaient, l’un et l’autre, condamné au supplice de la croix.
Or, dans la prison même, Dismas continua d’entendre parler de Jésus de Nazareth, en butte aux haines aveugles du peuple juif qui lui préféra Barabbas.
Insensible aux sarcasmes de Ghenmar, il se résignait à son sort en se disant :
– J’ai été pris sans m’être défendu, lorsque je venais paisiblement me réunir à ma femme et à mon fils pour écouter le Maître qui guérit la lèpre de l’âme comme celle du corps.
Et sur sa croix, à droite de Jésus, il continuait de penser ainsi en disant à son vieil ennemi qui blasphémait :
« N’as-tu donc aucune crainte de Dieu ? Nous subissons, nous, le juste châtiment de nos crimes ; mais Celui-ci n’a fait aucun mal. »
Ensuite, s’adressant à Jésus :
« Seigneur, dit-il, souvenez-vous de moi quand vous serez arrivé en votre royaume. »
Jésus, se faisant alors reconnaître pour l’enfant qu’il avait reçu en sa demeure, lui rappela que, dès lors, la récompense de son hospitalité lui avait été promise ; et il ajouta ce qui est écrit en l’évangile de saint Luc :
« Je vous dis en vérité que vous serez aujourd’hui avec moi dans le Paradis. »
Dismas, à travers ses larmes de joie, aperçut en même temps, dans la foule, sa femme et son fils Slamaël, tous deux pénétrés de la plus sainte douleur. Mais Dieu permit que les paroles du Sauveur mourant parvinssent à leurs oreilles ; et leurs douleurs furent adoucies par une espérance ineffable 2.
Le Christ ressuscité ayant emmené ses disciples hors de Jérusalem du côté de Béthanie, la veuve et le fils du bon larron se trouvèrent parmi ceux qui le virent monter au ciel.
Leilam agenouillée dit alors avec un transport de bonheur :
– Ma prière est exaucée !
Et son âme séparée de son corps rejoignit les esprits célestes qui accompagnaient en la gloire éternelle le Sauveur, Fils de Dieu.
Elle expira ainsi entre les bras de Slamaël qui, le jour de la Pentecôte, devait être pleinement éclairé sur la plénitude de ses joies d’épouse et de mère.
Or la fleur de pureté qu’il possédait depuis son enfance, le lis de Joseph, né d’une larme de Marie, ne se flétrit point tant qu’il vécut. Après avoir répandu de suaves parfums sur les épreuves de son apostolat, cette fleur sacrée porta des fruits au pays de Sur, qu’il avait évangélisé eu invoquant son père mort en croix à la droite du Rédempteur divin.
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Fils du désert et disciple de Notre-Seigneur, Slamaël avait connaissance de divers traits de ses jeunes années. Il en entretint les tribus nomades de l’Arabie Pétrée. La tradition s’en est perpétuée d’âge en âge.
L’histoire enseigne qu’Hérode le Grand mourut rongé de vers, un, deux ou trois ans après la naissance de Jésus-Christ, et on lit en l’Évangile selon saint Matthieu que la Sainte Famille demeura en Égypte jusqu’à cette mort. Cependant rien n’oblige à croire que l’avis de l’ange pour le retour l’ait immédiatement suivie, car un retard de plusieurs années ne porte aucune atteinte à l’accomplissement voulu de la prophétie : – « J’ai rappelé mon fils d’Égypte 3. »
La légende arabe, au contraire, affirme implicitement un assez long retard, en peignant l’enfant Jésus, qu’elle désigne sous le nom d’Aïssa, comme d’âge à prendre part aux jeux des jeunes garçons de Bablion ou Baboul, de nos jours l’un des faubourgs du Caire.
Aussi bien, sans tenir compte de l’état du pays assujetti alors à la domination romaine, et sans se soucier de l’époque de la fondation d’une ville bâtie seulement en l’an 969 de l’ère chrétienne, c’est au Caire qu’elle place le récit qui va suivre.
L’anachronisme est un des privilèges de la légende qui, pour être conforme à la vérité intuitive, n’a que faire de l’exactitude historique.
La légende n’est article de foi ni de science ; il ne faut exiger d’elle ni chronologie ni géographie : elle confond volontiers les lieux, les temps, comme les mœurs et les costumes, témoin les tableaux et les sculptures d’une foule d’artistes pieux ; elle est poésie et naïveté dans son savoir tout aimable, et il doit suffire qu’elle soit vérité par son esprit.
Quel âge avait l’enfant Jésus lors de la fuite en Égypte ? Selon les uns, déjà deux ans, passés à Nazareth en la fraternelle compagnie du petit Jean-Baptiste ; dès lors c’est à lui-même que, dans le désert, les anges offrent des corbeilles de fruits.
Selon d’autres, Marie l’allaite encore, et c’est pour elle qu’aux signes du divin nourrisson les palmiers se courbent afin qu’elle cueille leurs fruits rafraîchissants.
Dans le premier cas, les rois mages seraient depuis longtemps de retour en leur pays et même Hérode pourrait avoir cessé de vivre.
D’après la seconde version, qui se rapproche davantage de l’Évangile selon saint Matthieu, les mages viennent à peine de changer leur itinéraire de retour au moment où l’ange ordonne à Joseph de se réfugier en Égypte.
Les charmantes inspirations des légendaires, imagiers, tailleurs de pierre, sculpteurs, chroniqueurs ou poètes, n’en sont pas moins sincères. Les légendes, sont des parfums qui émanent des œuvres de foi et d’amour ; comme des fleurs de nuances variées, elles confondent leurs arômes ; leur suavité même les concilie et l’ange de la Vérité les recueille comme une gerbe d’hommages qui lui sont rendus avec ferveur.
Du reste, la tradition du séjour de la Sainte Famille à Bablion est désormais admise par toute la chrétienté, et ce séjour, précédé d’un certain temps d’existence nomade, n’aurait pas duré moins de six ans.
Sur l’emplacement de sa demeure, l’impératrice sainte Hélène fit bâtir une église qui existe encore 4.
Or voici ce qui se raconte dans les pays divers qui ont été soumis à la domination arabe et notamment dans la province d’Oran.
V. – LE JEUNE MAÎTRE.
L’enfant Jésus (Aïssa), rempli de sagacité, d’intelligence et d’adresse, était vif jusqu’à la turbulence, au point d’alarmer sa sainte mère, – Marie, dont le nom soit glorifié !
Bien que studieux et soumis aux ordres de ses parents, il s’éloignait trop souvent de leur logis. Et on le voyait sans cesse courir ou jouer avec de jeunes camarades, jaloux de lui pour la plupart. Il était le plus beau et le plus agile ; son esprit délié, sa parole claire et ferme, les obligeaient de se soumettre à lui dès qu’il le voulait. Et comme il avait toujours raison quand il était présent, les plus mutins, dès qu’il était absent, lui donnaient toujours tort.
À la vérité, les timides, qu’il avait coutume de protéger, l’aimaient pour sa droiture, mais comme peuvent aimer les cœurs timides. Ils n’osaient, en son absence, protester en sa faveur ; et leur faiblesse enhardissait d’autant les méchants qui l’enviaient par les maléfices du démon, – dont le pouvoir soit maudit !
Il advint donc un jour que, Jésus n’étant point là pour les diriger, ils se prirent de querelle ; et l’un des forts, s’étant jeté sur l’un des faibles, le battit outrageusement. Mais ce dernier, ramassant une grosse pierre, la lui lança de toute sa force, l’atteignit à la tempe et le tua.
Toutes les disputes cessent aussitôt.
Les moins acharnés s’entre-regardent avec consternation, tandis que le jeune meurtrier pleure en criant :
– Mes amis, ne me dénoncez pas ! Ne dites point que c’est moi !
– Et qui donc veux-tu que nous accusions ?... Quand la justice s’en mêlera, il faudra bien déclarer la vérité.
– On s’en prendrait à nous. Tant pis pour toi.
– Mais vous savez bien que l’autre avait tort !
– En lui lançant une si grosse pierre, tu t’es donné le tort le plus grand !
– Non ! s’écrie le pire des envieux, l’unique tort est à Aïssa.
– Mais Aïssa est absent, objecta un timide.
– Eh bien ! c’est précisément là sa faute ! Pourquoi a-t-il pris l’habitude de nous commander ? S’il avait été ici, nous ne nous serions ni querellés ni battus ; par conséquent notre camarade ne serait point mort. Aïssa est donc le vrai coupable ; et il faut, tous tant que nous sommes, le dire à la justice.
– Oui, certainement ! s’écrient les plus jaloux de Jésus.
Et ils menacent les timides, qui s’engagent de même à n’accuser que lui.
L’esprit de haine et la lâcheté l’emportèrent de la sorte. Les méchants admiraient les arguments captieux du calomniateur ; les autres les acceptaient comme des excuses. Quant au petit meurtrier, bien qu’il fût de ceux que le jeune Maître défendait d’ordinaire, il poussa l’ingratitude jusqu’à se réjouir d’être mis à couvert aussi odieusement.
Or, tout cela fut ainsi combiné par l’inspiration du tentateur, – dont Dieu nous garde !
Des passants s’étant alors approchés, les jeunes garçons se dispersèrent avec effroi ; le cadavre de la victime fut apporté à ses parents.
Ceux-ci, désespérés de leur malheur, se rendirent en pleurant auprès du grand juge, homme estimable et craignant Dieu, – dont le saint nom soit à jamais loué !
Ce magistrat leur promit de faire un exemple mémorable, et sur-le-champ envoya tous ses gardes et serre-gens, à la recherche des jeunes garçons coutumiers de jouer avec celui qui était mort.
La liste en était longue ; mais, les agents de police étant remplis de zèle, on les trouva tous, à l’exception de Jésus, sorti dès le matin de l’atelier de son père, fort étonné de sa longue absence, car on était au milieu du jour, et les crieurs annonçaient au peuple la prière de midi.
Le soleil dardait d’aplomb sur les terrasses des édifices ; l’ombre des palmiers s’arrondissait autour de leurs tiges ; l’heure du repas était venue.
Quand les émissaires du grand juge eurent dit pourquoi ils recherchaient l’enfant Aïssa, une inquiétude cruelle troubla sa mère, – la sainte vierge Marie qui soit éternellement honorée !
Cependant les autres jeunes garçons, arrachés de leur logis, avaient été, malgré leurs cris et leurs résistances, traînés par-devant le grand juge. Et la salle d’audience se remplit de leurs parents alarmés.
Mais Joseph ni Marie ne sortirent de leur demeure où ils attendaient, en priant avec ferveur, le retour de leur fils bien-aimé, – Jésus, dont le nom soit loué dans tous les siècles des siècles !
L’interrogatoire commença précisément par celui qui avait tramé le complot contre l’absent.
Il entra dans les plus odieux détails en le chargeant de tous les torts. Par sa bouche parlait l’Esprit même du démon, – dont les tentations puissent être éloignées de nos cœurs !
– Cet étranger, ce Galiléen, fier de sa beauté, s’était arrogé l’autorité sur tous les jeux ; il commandait en maître, et, ne souffrant aucune résistance à ses volontés, il n’avait pas hésité à lapider le premier qui avait eu le courage de lui désobéir. Ensuite il avait menacé de traiter de même quiconque le dénoncerait ; mais, tous à la fois s’avançant pour le saisir, il s’était enfui et n’avait pu être rejoint, car il courait mieux que personne.
Le grand juge, frappé de cette déposition, ordonna de faire avancer le jeune Aïssa pour l’interroger contradictoirement. Mais Aïssa, n’ayant pas été trouvé chez ses parents, ne put être interrogé ; les charges les plus accablantes s’accumulaient contre lui.
Divers habitants de la place, témoins journaliers des ébats de la jeune troupe, et entre eux les parents de la victime, honnêtes gens dont la douleur touchait l’assistance, attestèrent hautement qu’en effet le Galiléen semblait exercer le plus grand empire sur ses petits camarades.
Ceux-ci, comme ils en étaient convenus de gré ou de force, s’accordaient à dire que le vrai coupable était Aïssa ; et, le jeune Maître n’étant point là pour se justifier, les plus timides osèrent soutenir effrontément leur exécrable mensonge.
Enfin, le véritable meurtrier, rougissant et tremblant à la fois, dit avec trouble :
– Sans Aïssa, celui qui est mort vivrait et nous ne serions pas ici !
Malgré la qualité d’étranger de l’absent qu’écrasaient tant de témoignages unanimes, le grand juge ne voulait point prononcer sa sentence sans l’avoir confronté avec les témoins et publiquement confondu, car ce magistrat craignait le Dieu Tout-Puissant, – dont l’éternelle justice soit éternellement respectée !
L’audience allait donc être suspendue. Déjà les licteurs reformaient le faisceau de la hache et des verges, quand fut introduit le fils de Marie, – dont la pureté soit le modèle de toutes les âmes !
Et de tous les côtés de la salle s’élevèrent des murmures d’indignation, de haine ou de vengeance, comme suscités par l’Esprit de mensonge, – le démon, dont la bonté du Très-Haut nous préserve à jamais !
Jésus avait été trouvé sur le bord du Nil, où les gens envoyés à sa recherche le virent seul tout occupé à pétrir avec de la terre molle de jolis oiseaux qu’il animait ensuite de son souffle divin.
Avec de petits cailloux de diverses couleurs, il leur façonnait des ailes et des plumages brillants ; il jetait sur l’argile du sable fin qui miroitait comme l’or ; avec des débris de coquillages, il faisait des yeux pleins de vivacité.
Il fabriqua un rouge-gorge dont il teignit le collier avec le jus d’une baie sauvage.
Il fabriqua une hirondelle dont la queue était empruntée à un roseau.
Et à mesure qu’il variait ses modèles en souriant, tous ses oiselets voletaient autour de lui, perchant sur sa tête ou sur ses épaules, gazouillant des mélodies dont les serre-gens étaient charmés.
Enfin, avec une prédilection remarquable, il fit une colombe blanche qu’il lâcha en murmurant le nom de l’Esprit-Saint, – qui soit à jamais en vous !
Alors, tous les oiseaux ayant suivi la colombe, Jésus se retourna comme pour rentrer chez ses parents, et les serre-gens, remplissant enfin leur office, lui dirent d’un accent de regret :
– Notre devoir est de vous conduire par-devant le grand juge.
– Eh bien, acquittez-vous de votre devoir, répondit Jésus en les suivant de bonne grâce.
– Assurément, pensaient les agents du prétoire, celui qui donne ainsi la vie n’est pas le même qui a donné la mort.
Mais ils n’avaient pas connaissance des dépositions unanimes des témoins, et, n’étant pas appelés à rendre témoignage, ils se bornèrent à faire entrer l’accusé accueilli par des rumeurs détestables qui, pourtant, ne le troublèrent pas.
L’innocence est sans crainte, la sagesse sans arrogance. Il s’avança d’un air simple avec une assurance pleine de sérénité.
Dans l’assistance, son attitude prise en mauvaise part accrut les préventions. Chacun traita d’audace hypocrite ce qui n’était que l’effet de sa tranquillité de conscience et de sa confiance en la justice de Dieu, – dont le règne soit éternel !
Tous les regards étant fixés sur Jésus, personne ne s’aperçut de la confusion des timides, de l’embarras des plus mauvais, de la pâleur du chef du complot de dénonciation, ni du trouble du jeune meurtrier qui baissait la tête pour cacher ses larmes.
Le grand juge dit alors d’un ton sévère :
– Aïssa, est-ce toi qui as tué ?
– Non ! ce n’est pas moi, répondit Jésus.
– Tous tes amis t’accusent.
Jésus, se retournant, vit ses camarades les uns confus et repentants, d’autres indécis, d’autres obstinément résolus à soutenir leur faux témoignage
– Je n’étais pas avec eux ce matin, dit-il ensuite au magistrat étonné de son assurance et qui s’apercevait du trouble des accusateurs.
– Où donc étais-tu ? demanda-t-il avec moins de sévérité.
– Aux bords du Nil, où vos gardes m’ont trouvé comme ils le diront.
– Tu t’y étais enfui pour te cacher.
– N’ayant fait aucun mal, je ne me cachais point. Les gens qui m’ont conduit ici l’affirmeront, et seront d’avis de consentir à ce que je vais demander, pour prouver mon innocence.
– Que demandes-tu donc ?
– Qu’on apporte ici celui qui est mort.
Les murmures à ces mots recommencent dans l’assistance ; les membres du tribunal eux-mêmes se montraient défavorables ; mais, les gens de police se levant, l’un d’eux dit avec fermeté :
– Oui, en vérité, nous demandons qu’il en soit selon le désir d’Aïssa.
Le grand juge, homme savant et sage, donna donc l’ordre d’aller chercher l’enfant frappé de mort ; et un grand silence se fit.
Tous les jeunes garçons semblaient inquiets ; leurs parents commencèrent à concevoir des doutes ou des craintes. Jésus, les bras croisés sur la poitrine, levait les yeux vers le ciel.
Sa beauté resplendissait. La blancheur de sa robe devenait éclatante en témoignage de son innocence.
Une auréole de gloire fut entrevue au-dessus de son front.
Les juges, gardes et licteurs, les parents des enfants arrêtés, la foule qui s’était accrue, tous attendaient, espéraient ou redoutaient une manifestation supérieure. Le jeune meurtrier tremblait ; chacun de ceux qui avaient faussement dénoncé Jésus aurait bien voulu se démentir, sauf le premier encore aveuglé par l’Esprit du mal, – qui soit éloigné de vous !
Mais personne n’osa élever la voix.
Et le corps de l’enfant tué, enveloppé déjà d’un linceul, fut respectueusement déposé sur la natte du prétoire.
Jésus, étendant la main sur lui, dit alors :
– Lève-toi !
Et le mort obéit en se redressant plein de vie.
Que le Dieu de lumière soit adoré par toutes les nations du monde qu’il a créé et vivifié !
– Dis, maintenant, qui t’a tué ! commanda Jésus.
Et le ressuscité montra du doigt son jeune meurtrier, qui n’avait pas attendu pour se précipiter à genoux, en criant :
– C’est moi !... et qu’Aïssa, fils de Dieu, me pardonne !
Jésus lui tendit la main.
– Ah ! s’il avait été parmi nous, je n’aurais pas été frappé, je ne me serais pas vengé ; mais personne ne verrait maintenant le miracle de la justice !
– Il est vrai, s’écria le ressuscité.
– Pardonnez-vous donc l’un à l’autre, reprit l’Enfant divin, comme je pardonne à tous ceux qui m’ont faussement accusé.
D’un élan général, tous les jeunes garçons se prosternèrent devant Jésus, à l’exception d’un seul, qui, blême et livide, n’avait pu se lever de sa place.
C’était l’accusateur principal, à qui le grand juge dit d’un ton menaçant :
– Pourquoi donc n’implores-tu pas ton pardon, toi aussi ?
Mais le malheureux ne put répondre ; il était devenu subitement sourd et muet.
Alors, descendant de son siège, le grand juge s’inclina devant le jeune Maître en plaçant la main sur son cœur. Tous les autres magistrats, les gardes et les licteurs, suivirent cet exemple, ainsi que le greffier qui devait tout écrire sur le livre des sentences, afin que le peuple en gardât souvenir à jamais.
Ensuite, ils accompagnèrent le fils de Marie jusqu’au logis de ses parents en donnant des louanges à Dieu, père de la justice et du salut de tous les mondes !
Une multitude immense s’était assemblée autour de la demeure du charpentier Israélite Joseph :
– Ici, disait-on, habite le jeune Maître qui donne la vie à des oiseaux de terre molle et qui ressuscite les morts !
Et d’abord cela fut répété d’un cœur pieux sans aucune arrière-pensée ; mais bientôt chacun se proposa de venir, dès le lendemain, provoquer à son profit quelque miracle nouveau.
Et c’est pourquoi, au milieu de la nuit, la Sainte Famille s’éloigna précipitamment de la ville, ainsi qu’elle s’était enfuie de Judée ;
Car il ne faut pas tenter Dieu et vouloir imposer sa volonté au Tout-Puissant qui vit et règne au plus haut des cieux.
Plaise à son Auguste Majesté de répandre sur nous la rosée de ses bénédictions !
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Slamaël, fils de Dismas, aimait à faire ressortir du précédent récit toutes les vérités douces et austères qu’il recèle pour l’édification des chrétiens.
Prêchant les timides et les tièdes, dont la faiblesse couvre les iniquités des méchants.
Condamnant les jaloux et les envieux, dont la bassesse cause la persécution des justes,
Exaltant les vertus du jeune Maître, dont les actes, dès son enfance, attestaient la mission de rédemption et de salut,
Mais après avoir recueilli le miel de ces paroles, les Arabes, pasteurs ou guerriers, sédentaires ou nomades, et leurs femmes, et leurs hôtes, demandaient curieusement :
– Et que devint ensuite l’enfant ressuscité ? Que fit par la suite le jeune meurtrier si coupable envers Jésus ? Et qu’est-il arrivé au méchant sourd-muet ?
– Tous trois aujourd’hui répandent la Bonne Nouvelle. Les deux premiers, devenus frères par le pardon et la charité, parcourent le monde après avoir eu le bonheur d’être, comme moi-même, disciples de Notre-Seigneur. Le troisième, possédé par un démon muet, fut enfin conduit en Galilée et présenté à Jésus dont la bonté miséricordieuse lui a rendu la parole en chassant de lui le démon. Il ne s’en sert désormais que pour louer et bénir le Maître Divin dont il était, en Égypte, si honteusement jaloux.
VI. – RETOUR EN GALILÉE.
Les Arabes demandaient encore comment la Sainte Famille était revenue à Nazareth où ils savaient que l’époux de Marie rouvrit un atelier pour continuer à vivre du travail de ses mains :
– Quel chemin prit-elle ? Fallut-il retraverser le pays de Sur ? Joseph conduisait-il, comme auparavant, l’âne qui avait porté jusqu’aux bords du Nil la Vierge Marie et son Enfant Divin ? Firent-ils d’autres rencontres de larrons ? Durent-ils acquitter le tribut de passage ? Furent-ils de nouveau secourus et servis par les anges ? Vit-on naître sous leurs pas de nouvelles oasis ?
Si l’on racontait en détail toute l’histoire et toutes les actions de Jésus, « je ne crois pas, dit l’apôtre saint Jean, que le monde même pût contenir les livres qu’on en écrirait ».
Mais Slamaël pouvait satisfaire la pieuse curiosité de ses prosélytes par d’autres fragments de la légende qui s’est étendue, s’étend et s’étendra toujours sur la surface de la terre.
– Non, la Sainte Famille rappelée d’Égypte ne reprit pas le même chemin qu’en fuyant la persécution d’Hérode. Elle ne retraversa point l’Arabie Pétrée et n’eut ainsi que faire de traiter avec les détrousseurs de caravanes.
Le jeune Maître avait cessé d’être l’enfant que sa mère berçait dans la corbeille de l’âne conduit par saint Joseph.
Et cet âne, après l’avoir porté bien souvent encore tant que dura sa première enfance, était mort de vieillesse, regretté comme un fidèle serviteur. Humble et patient, il avait été l’animal préféré par Jésus qui, peut-être jamais, ne monta de fier coursier, mais voulut plus tard faire sur une ânesse son entrée triomphale à Jérusalem, le jour de la fête des Rameaux.
Enfin, lorsque l’ange du Seigneur, selon sa promesse, apparut de nouveau à saint Joseph et lui eut ordonné de se retirer à Nazareth en Galilée, ce fut Jésus lui-même qui, au sortir de la ville, servit de guide à ses parents.
Joseph, traînant un léger chariot, pensait à dresser une tente sur le passage de la caravane ; mais l’Enfant Divin le conduisit aux bords du Nil, près du lieu où, la veille, il se plaisait à pétrir ses petits oiseaux.
Là se trouvait une grande barque dont les mariniers avaient plusieurs fois reçu à leur bord le jeune fils de Marie. Ils semblaient attendre des passagers. Jésus entra dans leur barque où ses parents le suivirent ; puis, s’étant placé au gouvernail, il fit office de pilote, sans que sa sainte mère, ni Joseph, ni les gens de l’équipage, en parussent étonnés.
Ensuite, au gré du courant, on descendît vers la mer où se déversent les eaux du grand fleuve.
Et au lever du soleil, la colombe blanche, symbole de l’Esprit-Saint, s’étant posée sur le mât, les autres oiseaux, voletant autour d’elle, saluèrent de leurs gazouillements celui qui les avait animés.
Les sommets des hautes pyramides, éclairés par les premiers rayons du jour, apparurent un instant. Elles rappelaient la puissance des Pharaons et la dure captivité du peuple hébreu.
Joseph dit en les voyant :
– Le Seigneur ma rappelé de la terre d’exil et me ramène an pays de mes pères.
Marie contemplait son fils, qui souriait aux mariniers, pauvres gens en grand mépris parmi les Égyptiens.
Ces hommes simples étaient tout à sa dévotion, ramant ou pêchant selon sa volonté et l’appelant Maître du fond de leur cœur.
Un souffle favorable gonflait la voile, on eut bientôt dépassé la ville d’Héliopolis et les villages d’alentour ; vers le soir, l’ancre fut jetée au milieu des îles aux palmiers.
La Sainte Famille passa une nuit paisible sous la tente de la grande barque. Oiseaux et mariniers n’avaient cessé jusque-là d’unir leurs chants, harmonieux concert qui montait avec sérénité vers la demeure du père céleste.
La traversée continua ainsi jusqu’à Péluse 5, la ville des marécages, où se trouvaient dans le port des vaisseaux de toutes les nations.
Souvent Joseph et Marie avaient cru voir les arbres s’incliner, les poissons bondir hors de l’eau, comme pour saluer au passage. Cependant, avec une candeur tout aimable, l’Enfant Divin était familier envers ses dociles compagnons qui, les yeux humides de larmes, se mirent à ses pieds en le priant de les bénir avant de les renvoyer dans le haut Nil.
Mais le jeune Maître, prenant dans ses petites mains leurs mains grosses et rudes, leur dit affectueusement :
– Soyez bénis par mon Père du ciel vous qui m’avez servi pour son amour ; ses anges vous garderont, et c’est parmi vos pareils que je choisirai mes apôtres.
Ensuite, la Sainte Famille entra dans le vaisseau qui, peu après, la débarqua non loin du mont Carmel, d’où elle se rendit à Nazareth de Galilée...
Voilà ce que Slamaël, fils de Dismas, racontait aux pasteurs, qui, s’il s’interrompait, demandaient avidement :
– Et après ? après ? que savez-vous de plus ?
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D’après l’extatique sœur Emmerich, ce M à Gaza, ville peu éloignée de son port maritime, qu’arriva la Sainte Famille, et elle y aurait séjourné trois mois avant de retourner à Nazareth.
D’autre part, selon les Grecs, elle s’y était arrêtée trois jours lors de la fuite en Égypte, et il est permis de supposer que, dès lors, saint Joseph songeait à prendre la voie de mer, comme le firent les rois mages qui s’embarquèrent à Tarsis en Cilicie. Hérode, l’ayant appris, fit brûler tous les navires de ces parages qui se trouvaient alors dans les ports de Palestine : cruauté non moins inutile que le massacre des Innocents.
Sœur Emmerich ne parle point du retour par eau ; elle dit seulement qu’il fallut traverser une rivière allant du Nil à la mer Rouge, que la Sainte Famille ne courut aucun danger et que la fin du voyage se fit par la route la plus fréquentée.
L’enfant Jésus, selon la visionnaire contemplative, avait alors huit ans moins trois semaines, mais un an de moins d’après la tradition mentionnée par M. l’abbé Darras dans son histoire de la Sainte Vierge, la Légende de Notre-Dame.
Le moindre de ces âges concorde suffisamment avec la légende arabe du Jeune Maître.
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– Après ? après ? que savez-vous de plus ? demandaient Les enfants du désert au fils du bon larron.
Un soir donc, il leur dit la légende du lit d’Hérode, qui, débouche en bouche, a passé d’Orient en Occident, et que l’on se répète encore de nos jours, sous le chaume, dans la Bretagne Armorique.
VII. – LE LIT D’HÉRODE.
Joseph, l’époux de Marie, ayant acquis en Égypte l’art d’incruster les bois précieux les uns dans les autres et de les décorer d’ornements, fit dès son retour à Nazareth une chaire à prêcher sans pareille au monde.
Il n’avait rien négligé pour la rendre digne d’être la tribune de vérité, d’où se répandrait sur le peuple la parole de Dieu.
Et il en fit don à la maison de prières en sorte que, dans toute la Galilée, ou ne tarda point à parler de son admirable talent.
Jamais ouvrier n’avait fabriqué de meubles comparables aux siens.
Les temples ni les palais des empereurs ou des rois, à Rome, en Grèce, ni à Jérusalem, ne contenaient rien d’aussi beau que sa chaire, exécutée en vue de proclamer les volontés du Seigneur.
Et tant on le dit, que la renommée en parvint au tétrarque de Galilée, Hérode Antipas, fils du cruel Hérode le Grand.
Curieux de voir cette merveille en se rendant de Tiberias qu’il faisait bâtir, à Césarée-de-Philippe où résidait son frère, il s’arrêta dans la petite ville de Nazareth, et l’ayant admirée, manda l’ouvrier qui l’avait faite :
– Je veux, lui dit-il, un lit de la même beauté. Or et ivoire, bois odoriférants d’Arabie, bois du Liban ou autres, nacre de Perse, tous les matériaux vous seront fournis par mes ordres ; et si vous me contenter pleinement, vous recevrez triple salaire.
– Prince ! dît humblement Joseph, je m’efforcerai, mais sans aucune augmentation de prix, car la pauvreté est agréable au Dieu que je sers.
Cette réponse déplut à Hérode
– Seriez-vous, dit-il avec hauteur, de ceux qui, sous prétexte de rendre hommage à leur Dieu, affectent la mépris de la Divine Fortune ? Prenez-y garde ! si vous n’accomplissez point à mon gré votre tâche, je voua traiterai en ennemi de Tibère César ; votre tête sera tranchée.
Aussi peu ému de cette menace qu’ébloui par l’offre d’un triple paiement, Joseph répondit que sa conscience l’obligeait à mettre tous tes soins aux travaux qu’on lui confiait et que, cette fois comme toujours, il s’acquitterait scrupuleusement de sa tâche.
Hérode passa donc aux détails de la commande, indiqua la forme générale, précisa très exactement les dimensions, longueur, largeur et hauteur, laissa au goût de l’artiste-ouvrier le choix des décorations et demanda livraison pour trois mois après.
– Impossible en aussi peu de temps ! répondit Joseph.
– Combien en avez-vous consacré à votre chaire ?
– Plus de six mois répartis en une année.
– J’accorde six mois, pas un jour, pas une heure de plus ! ajouta le prince d’un ton impérieux.
Et sur-le-champ furent apportés les matériaux nécessaires pour commencer.
Joseph se mit donc à l’œuvre, dressa le bâtis, ajusta les colonnes, posa le baldaquin, et au bout de peu de jours put s’adonner à la partie vraiment difficile, pour laquelle personne ne pouvait l’aider, c’est-à-dire aux incrustations, filets et ornements de tous genres.
Hérode, qui avait fait fournir en temps convenable chacune des matières précieuses, envoyait demander, de mois en mois, des nouvelles de son lit.
Joseph faisait réponse que, d’après le temps accordé, il en était au point voulu.
Mais des six mois consacrés à la chaire et répartis sur une année entière de travail n’avaient pas été déduits les jours de sabbat dus à la prière et au repos. C’était, sur six mois consécutifs, un septième du temps de différence. Pour la compenser, l’époux de Marie passait autant de nuits qu’il le fallait, et sauf durant le jour du Seigneur, travaillait avec une application extrême à la combinaison des filets, du plaqué, des dorures ou des sculptures.
Chacune des quatre colonnes représentait cent heures d’assiduité attentive ; leur quatre piédestaux formant les montants en exigèrent le même nombre. Le baldaquin seul demanda cent heures de labeur minutieux. Les bateaux, les panneaux, les pieds en forme d’aigles romaines, les accessoires, chiffres ou emblèmes, absorbèrent un temps plus long encore.
L’artiste-ouvrier ne disposa plus que d’un mois pour les derniers perfectionnements, le fini, le joli et les raccords de goût.
Néanmoins enfin, tant il avait su ménager les instants, l’ouvrage fut entièrement terminé, ou du moins il le crut ainsi, trente-sept heures avant le terme de rigueur fixé par Hérode Antipas.
Sur ces trente-sept heures, il est vrai, vingt-quatre appartenaient au jour du sabbat ; qu’importait, puisque tout était prêt !
Après la prière du soir, Joseph s’endormit donc du sommeil du juste, du sommeil victorieux d’un travailleur satisfait d’avoir accompli une grande tâche.
Au point du jour, il fut sur pieds, se rendit à son atelier, situé à cent pas environ du corps du logis, et tout en rendant à Dieu de ferventes actions de grâce, contempla son ouvrage, en se demandant s’il y avait encore quelques retouches à y faire. Il ne s’aperçut de rien de défectueux et passa la journée du Seigneur dans une douce joie.
Pourtant, puisqu’il disposait dans la matinée du lendemain de quelques heures ouvrables, Marie et Jésus étant endormis, il retourna encore à l’atelier avec la lampe pour inspecter une dernière fois son œuvre.
Soudain, avec un serrement de cœur, il croit s’apercevoir qu’elle pèche par les dimensions. Il court à son registre, consulte ses notes, mesure, trouve la hauteur exacte, mais au sens de la largeur manque une demi-coudée en trop au sens de la longueur.
Erreur irréparable qu’Hérode ne lui pardonnera pas.
Les dégrossissements des pièces du bâti avaient été faits par ses aides. Joseph les avait ajustées, montées, démontées, remontées vingt fois, sans en contrôler les mesures, car le lit, tel qu’il était, se trouvait établi sur des proportions excellentes.
Hérode qui, comme son père, marchait dans les voies d’iniquité, a-t-il tendu un piège au trop fidèle serviteur de Dieu ? Le démon a-t-il brouillé les mesures ? Les ouvriers sont du reste bien excusables, car les dimensions d’exécution sont évidemment plus harmonieuses que celles fournies par le tétrarque.
Maintenant, hélas ! les matériaux sont employés ; le temps fait défaut.
Joseph se prépare à subir le dernier supplice. N’attendant grâce ni merci de la part d’Hérode, il met ordre à ses affaires avec un soin scrupuleux, règle tous ses comptes et passe en prières le reste de la nuit.
Dès que les habitants de Nazareth rouvriront leur portes, il sortira pour payer ceux dont l’erreur lui coûte la vie ; il rompt à l’amiable ses divers engagements et, sans faire part de ses angoisses à Marie ni à Jésus, attend à genoux, son bâton fleuri dans les mains, l’intendant chargé de recevoir livraison.
Il prie le Dieu d’Israël de lui accorder la grâce d’une sainte mort.
Les miracles dont il a été le témoin ne lui inspirent point la pensée d’implorer un miracle. Les anges du ciel, les grands de la terre, comme les humbles bergers de Bethléem, comme les pauvres mariniers du Nil, se sont prosternés devant le fils de Marie, son enfant obéissant. Toutes les merveilles de la fuite en Égypte sont présentes à son esprit. La Sainte Famille y a reçu les bienfaits d’un chef de larrons pénétré de reconnaissance, les hommages des magistrats, ceux de la population entière d’une ville. Une colombe mystique, animée du souffle de l’Enfant Divin, a guidé la barque dont il tenait le gouvernail. Joseph se sait tendrement aimé par cet enfant qui a le pouvoir de donner et de rendre la vie. Dans ses propres mains fleurit une branche, autre merveille miraculeuse. Rien de tout cela ne provoque en lui une présomptueuse confiance.
Que la volonté du Seigneur s’accomplisse ! Si le père terrestre de Jésus doit être sacrifié pout la plus grande gloire de son Père du ciel, qu’il en soit ainsi !
– Que ma mort soit digne de lui et de vous, Seigneur ! murmure le saint vieillard avec un recueillement profond.
Un nuage passe devant ses yeux. À sa prière succède une vision terrible.
Il se trouve en présence d’Hérode irrité qui l’accuse d’avoir outragé la Fortune, son aveugle déesse, le fait traîner devant l’autel de cette divinité et lui ordonne d’y sacrifier
Joseph se redresse avec une pieuse énergie, et, refusant d’obéir, est soutenu par la pensée que, le premier d’entre tous les hommes, il a eu le bonheur d’adorer le Messie naissant.
Retenu pourtant par une puissance sacrée, il ne confesse point cette foi nouvelle ; mais il proclame la toute-puissance du seul vrai Dieu, le Dieu d’Abraham, d’Israël et de David. Puis, sous les yeux d’Hérode, il renverse l’idole, il foule aux pieds l’offrande et s’offre lui-même en sacrifice au Dieu vivant.
Les bourreaux le saisissent ; il est mis à la torture.
Il sent les fers qui te tenaillent, les chevalets qui le brisent. Aux sommations d’Hérode, il répond par les louanges du Dieu d’Israël et de Moïse. Les larmes triomphantes du martyre jaillissent de ses yeux. Une sueur brûlante baigne ses tempes, le supplice se prolonge ; son corps est broyé, son âme plongée dans une ineffable joie.
Une extase d’une douceur infinie le transporte vers les cieux ouverts.
Marie et Jésus l’accueillent et le conduisent, sa palme de pureté à la main, jusqu’aux pieds du trône éternel.
Consolante et sublime vision, douloureuse et céleste épreuve, symbolique angoisse, présage saint, tableau mystérieux, image qui se transforme tout à coup en réalité, car Marie et Jésus sont en présence de Joseph dans son atelier où se dresse le somptueux lit d’Hérode.
L’Enfant Divin sourit :
– Ma mère, a-t-il dit, soyez sans craintes.
Et Marie est rassurée, quoique l’intendant d’Hérode soit aperçu au loin, tandis que Joseph annonce qu’il a eu le malheur de se tromper dans les dimensions.
– Cet homme, poursuit-il, a certainement l’ordre de mesurer mon travail ; d’ailleurs, je ne saurais le laisser se tromper et serai le premier à reconnaître de bonne foi mon inconcevable erreur.
Jésus sourit encore. L’erreur était nécessaire pour que l’époux de la Vierge immaculée eût devant Dieu tous les mérites du martyre.
L’intendant d’Hérode s’arrête ; Marie, pleine de confiance en son fils, va lui ouvrir.
Jésus, cependant, a saisi dans ses jeunes mains deux des colonnes du lit et prie respectueusement Joseph de saisir de même les deux autres.
– Écartons, dit-il, ces deux montants en poussant les panneaux, nous donnerons au lit les dimensions prescrites.
En effet, sous leur effort, le meuble se resserre en un sens et s’élargit dans l’autre, sans qu’aucune de ses décorations en souffre. Loin de là, les côtés trop longs sont détenus plus brillants, et la double demi-coudée qui accroît la largeur est une admirable incrustation d’émaux. Répétée symétriquement au milieu de chacun des panneaux, elle y représente un entrelacement de fleurs et de feuillages dessinés avec un art sans égal.
L’intendant ébloui s’écrie qu’on ne saurait payer assez cher un tel chef-d’œuvre ; il a eu soin d’ailleurs de vérifier les mesures qui sont d’une rigoureuse exactitude ; la livraison est faite. Alléluia !
Joseph reprit ensuite avec simplicité ses travaux de maître charpentier et menuisier, n’eut plus de rapports avec le tétrarque Hérode et durant une vingtaine d’années vécut dans une pieuse obscurité. Seulement, à l’époque des fêtes de Pâques, il faisait régulièrement le voyage de Jérusalem où Jésus, à l’âge de douze ans, devait étonner par sa sagesse les docteurs de la loi, ainsi qu’on le voit en l’évangile selon saint Luc.
Enfin, ajoutait Slamaël en racontant aux pasteurs arabes les légendes de la fuite en Égypte et du lit d’Hérode, enfin, le lis que je tenais de saint Joseph devint soudainement triple.
À ce prodige, moi qui vous parle, je fus pénétré de la connaissance de sa mort sereine. Il venait d’expirer en bénissant Dieu, dont le fils l’ensevelit de ses divines mains.
L’heure de partir pour la Judée m’était révélée en même temps ; je m’y rendis donc avec Leilam, ma mère, et sous le nom de Joseph j’y devins l’un des disciples de Notre-Seigneur Jésus, dont je vous prêche la sainte loi.
Son premier miracle authentique eut lieu aux noces de Cana où il se trouvait avec la Sainte Vierge, sa mère, alors veuve, qui continuait d’habiter Nazareth. Mais ceux qui avaient précédé ou accompagné sa naissance furent suivis d’autres merveilles accomplies en ce désert, en Égypte et autres lieux ; il est permis d’en propager la connaissance.
Leur tradition se perpétuera dans la mémoire des peuples ; elle n’y sera imposée à la foi de personne ; chacun aura le droit de les révoquer en doute ; elles n’en seront pas moins l’objet de méditations conformes au texte de l’apôtre bien-aimé, car, ainsi qu’il l’enseigne, une infinité d’actions du Divin Maître n’ont pas été relatées dans les livres évangéliques.
G. de LA LANDELLE.
Paru dans La Semaine des Familles en 1875.
1 Historique.
2 Pour ce récit légendaire, l’on s’est conformé à la tradition recueillie en l’île d’Ouessant par M. F.-M. Luzel, de la bouche de Marie Tual, vieille paysanne illettrée qui, elle-même, étant enfant, l’avait apprise d’une autre personne de l’île. Mais, d’après la version de l’extatique sœur Emmerich, le bon larron, vulgairement Dismas, serait l’enfant lépreux miraculeusement guéri, lequel devenu brigand comme son père ne se serait converti que sur la croix.
3 Saint Matthieu, II, 15.
4 Légende de Notre-Dame, par l’abbé Darras, ch. XIII. Annales de la propagation de la Foi, janv. 1830.
5 Le lin de Péluse était renommé. Marie excellait en l’art de le filer, et c’est en mémoire de son habileté merveilleuse qu’on appelle fils de la vierge les linéaments subtils qui, le matin en automne, flottent en réseaux vaporeux au-dessus des champs imbibés de rosée.