La grand-mère

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Blanche LAMONTAGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hier, il vint chez nous un pauvre mendiant. Cet homme – l’être le plus étrange que j’aie connu – me raconta cette histoire que j’écoutai avec la plus grande avidité :

– Ma mère, dit-il, mourut en me donnant le jour. Je fus recueilli au berceau par ma grand-mère que mon adoption sembla consoler de la mort de sa fille. Mon grand-père étant mort aussi quelques années auparavant, je devins l’unique raison de vivre de cette pauvre vieille, et toute son affection retomba sur moi. Malgré le travail acharné qu’elle dut accomplir pour m’élever, – car elle était pauvre –, elle m’aimait autant qu’il est possible d’aimer en ce monde.

Je vivais seul avec elle, dans une petite maisonnette, pauvre, blanchie à la chaux, perchée sur une colline, un peu éloignée de l’église et des autres habitations. Elle n’avait pour tout bien que cette maison et le morceau de terre qui s’étendait autour sur une distance de quatre ou cinq arpents. Mais il était inculte, en partie couvert de roches et de souches. Elle rêvait de cultiver un jour avec moi ce terrain et d’en retirer un petit revenu chaque année. J’étais alors un petit garçon à l’air sage, aux yeux vifs, aux longues boucles frisées qui me retombaient sur les épaules... Hélas ! que ces beaux jours sont loin de moi ! Plus je grandissais, plus elle me parlait sérieusement de son projet. « Mon “fi”, disait-elle, en son langage rustique, mon “fi”, dépêche-toi de pousser, il y a de l’ouvrage qui t’attend ! On travaillera tous les deux, ce sera amusant... Tu amasseras ton argent, sou par sou, et tu pourras ensuite agrandir ton bien et acheter une lisière du voisin. Ça donnera du beau foin, tu verras ; ensuite tu t’achèteras des moutons et des vaches, tu prospéreras, je te le dis, mon “fi”, tant que j’aurai les deux yeux ouverts ! » Et son regard s’attachait sur moi avec un amour intense mêlé d’orgueil.

En attendant que je fusse assez grand pour commencer avec elle le travail des champs, la pauvre vieille peinait bien fort pour gagner sa vie et la mienne. Elle reprisait les filets de pêche, faisait des chaussures, cousait et filait. En retour, elle recevait du poisson, du lard. D’autres lui apportaient le bois pour se chauffer. Les marchands lui donnaient du drap, du sucre, de l’huile pour sa lampe, et parfois aussi une ou deux pièces d’argent qu’elle serrait avec joie dans un tiroir de la vieille commode aux poignées usées... J’étais toujours bien vêtu, mieux que les autres enfants de mon âge. Elle prenait du temps sur ses nuits pour coudre mes habits, et même des fois, je crois qu’elle ne se couchait pas du tout. Je la voyais toujours à l’ouvrage, avec une aiguille à la main, ou bien, assise à son rouet et filant...

Ah ! ce que je la connaissais la voix du rouet, cette voix ouatée qui berce comme une chanson et qui endort comme un rêve !... « Ô voix berceuse du rouet, que ne résonnez-vous encore à mes oreilles comme au temps où j’étais un petit garçon à l’âme pure et aux longs cheveux frisés ! » Toute l’année, en toute saison, du matin au soir, et parfois du soir au matin, ma grand-mère filait. L’hiver, elle filait près de la fenêtre pour voir clair plus longtemps et pour ménager l’huile. L’été, et tant que le vent le permettait, elle s’asseyait dehors, près du vieux perron aux marches tremblantes, du côté du soleil et de la montagne. C’était une jolie vieille dont le visage avait du charme et de la dignité. Ses petits yeux, gris comme la mer, s’embusquaient sous des sourcils blonds. Ses cheveux blancs frisaient joliment sur les tempes. Sa petite coiffe de grenadine encadrait bien son doux visage encore rose... Cette femme était belle de la beauté des saintes...

Que de fois, par les beaux soirs d’été, en revenant de l’école, j’apercevais de loin la chère vieille filant au milieu des rayons de soleil couchant ! Des feux magnifiques scintillaient au-dessus d’elle. C’était comme l’apothéose de la fileuse... Au fond, les montagnes se recouvraient d’un voile mauve. Les forêts, les ravines, tout s’enveloppait d’ombre et de silence. La mer venait tranquillement mourir à nos pieds. L’oiseau, caché dans les broussailles, achevait ses chants d’amour. Un incendie céleste répandait ses flots ardents sur la crête des monts. Et tandis que son bras vigilant tournait la roue du rouet, parmi cette poussière dorée, il me semblait que grand-mère filait du soleil !...

Puis je grandis. Bientôt, je commençai à défricher avec elle le lopin de terre que la broussaille avait envahi. Il y avait encore de la neige entre les souches, que déjà nous étions courbés sur les mottes de terre et les troncs d’arbres enracinés. Tout un printemps et tout un été nous travaillâmes avec un acharnement monstrueux, couverts de sueurs et de terre, brûlés par le soleil, piqués par les mouches, d’autres fois les mains et les pieds engourdis par le froid. Les brumes du soir tombant sur les collines nous trouvaient à notre rude tâche. Mais ma grand-mère avait l’énergie d’un homme et la force d’un lion. Elle venait à bout des plus grosses souches, et c’est elle qui soulevait les fagots que je pouvais à peine remuer. « Pour toi mon “fi”, disait-elle, aucun fardeau ne me paraît trop lourd ! Tu vas donc te trouver établi. Et ce qui reste d’arbres, là-bas, devant nous, nous abattrons tout cela l’année prochaine avec un peu d’aide des voisins. Oui. Nous en viendrons à bout, mon “fi” ! Ensuite, tu pourras te marier. La petite Jeannette à François te ferait une femme accomplie... Elle t’aime déjà, je le sais... Et quelle est la fille qui ne t’aimerait pas, mon “fi” ?... » La pauvre vieille parlait avec exubérance, laissant déborder de son cœur toute son ambitieuse, toute sa folle tendresse. Hélas ! son beau rêve ne s’est pas réalisé ; j’en avais décidé autrement.

Deux amours se partagent l’existence des hommes de la Gaspésie : la mer et la forêt. Or, j’avais sans doute du sang de marin dans les veines ; je ne songeais qu’à naviguer. Souvent, avec des camarades, je me laissais aller au gré du vent, dans une chaloupe à voile. Cette promenade sur l’eau était la plus grande joie que je connusse. Le large m’attirait avec ses courants mystérieux, ses brouillards dorés, ses éclairs, ses ombres, ses vagues frangées d’écume... Dès lors, mon avenir fut fixé et rien ne put m’en dissuader. Les conseils, – les remontrances de ma grand-mère, les dangers des flots, qu’elle me fit voir sous toutes leurs faces, les larmes qu’elle versait abondamment chaque fois que je parlais de mon dessein, rien ne put me détourner de ce funeste projet. Ô douloureux, ô cruels souvenirs ! Encore aujourd’hui, après tant d’années, ils sont dans mon âme comme un fer chaud dans une plaie vive !

Je partis donc, je partis la nuit pour ne pas voir pleurer la pauvre vieille. Comme il faut que la passion de la mer soit puissante pour étouffer dans une âme tous les autres sentiments ! Je partis sans me demander ce que deviendrait cette femme qui ne vivait que pour moi, qui ne travaillait que pour moi, dont j’étais l’unique espoir et l’unique tendresse, dont j’étais la vie enfin, toute la vie ! Je partis comme un déserteur, et je me rendis à pied, de peine et de misère, jusqu’à Gaspé. J’y trouvai un brick en partance pour l’Angleterre. Je fus assez chanceux pour y monter tout de suite comme matelot. Alors commença pour moi une vie nouvelle, vie de bonheurs et d’épreuves. Toujours engagé à bord des bateaux qui transportaient des marchandises d’un pays à l’autre, je n’amassai jamais un sou, dépensant dans les hôtels de Londres tout ce que je gagnais d’argent sur la mer. Puis je fis la connaissance d’une jeune Anglaise que j’aimai follement. Comme elle m’aimait aussi, nous nous mariâmes secrètement et je l’emmenai à Gaspé où je louai une petite maisonnette de pêcheurs. Je faisais la pêche avec les autres hommes de l’endroit.

Comme j’étais habile à prendre la morue, je gagnais de jolies sommes. Grâce à mon travail, nous vivions sans connaître la misère. Parfois, je pouvais acheter chez le marchand de l’endroit les plus belles soies dont ma femme aimait à se parer. Ses yeux riaient alors, tout son visage rayonnait, et par sa joie j’étais payé de mes peines.

Mais malgré tout le mal que je me donnais pour la rendre heureuse, je la vis rapidement devenir songeuse et mélancolique. Son front se penchait en de longues rêveries dont elle me cachait le motif.

Paraissant se détacher de tout, elle passait des heures entières sur la grève à contempler l’horizon. Ses grands yeux, bleus comme la vague, se perdaient dans le lointain, s’y enfonçaient, s’y attachaient obstinément. Elle rêvait à son pays, à la brumeuse Angleterre.

Hélas ! ce que j’avais redouté arriva. Peu à peu, ma compagne fut prise du mal du pays, et, un jour que je m’étais attardé au large plus que d’habitude, le soir, je trouvai la maison vide... J’appris qu’elle s’était embarquée le matin même sur un vapeur qui partait pour l’Angleterre, et depuis je n’en ai jamais entendu parler. Je connus alors le désespoir le plus terrible qui se puisse imaginer. J’errai pendant des semaines sur les grèves, criant et l’appelant, croyant que quelque lointain vaisseau allait la ramener. Mais elle ne reparut jamais. Après avoir pleuré toutes les larmes de mes yeux, sortant de cette épreuve comme d’un horrible cauchemar, je me retrouvai maigre, vieilli, pauvre, sans aide et sans soutien. Alors, je n’eus plus qu’une idée : retrouver ma grand-mère, lui demander pardon et refaire auprès d’elle mon existence brisée...

Je fis de mes vieilles hardes un paquet que je mis sur mon dos, et je partis à pied comme un gueux. Je ne me rappelle plus pendant combien de temps je marchai. La tête me brûlait ; j’étais comme fou. Quand j’aperçus la maison de mon enfance, le cœur me battait à grands coups... Je la reconnus bien vite cette pauvre et vieille maisonnette, petite, presque jolie, à demi cachée dans un bosquet de peupliers qui jetaient de longues ombres sur la blonde colline. À côté était encore le petit pont ployant sur l’eau bleue du ruisseau. C’était vers la fin du jour, en été. Déjà l’automne commençait de roussir les coteaux. Les parfums maritimes qui montaient des grèves se mêlaient à la bonne odeur des champs mûris. Les petites sources chantaient dans les savanes. Des nuages blancs s’enroulaient en écheveaux, et tournaient, tournaient dans un océan de lumière. Le seuil de la maison me fit battre le cœur. La cheminée fumait. La porte était ouverte. À l’intérieur, je voyais des enfants qui jouaient, une jeune femme qui allait et venait. « Si je l’avais voulu, me disais-je, les larmes aux yeux, si je l’avais voulu, cette maison serait à moi ; ce bonheur serait le mien ! Chaque jour je viendrais m’asseoir à cette table, et j’y mangerais dans la paix et l’amour le blé levé dans mes propres sillons. J’aurais à mes côtés une femme joyeuse, et sur mes genoux des enfants babillards. Hélas ! hélas ! je n’ai que la misère. Je couche sur la paille des granges, dans l’herbe des fossés, et je suis le plus malheureux des hommes ! » Le maître de céans, revenant chez lui, arrivait justement des champs. Je m’approchai pour l’interroger. « Savez-vous, lui dis-je, ce qu’est devenue la vieille N. qui vivait dans cette maison ? » Il me regarda, tout surpris, scrutant mon regard sous les bords du chapeau que j’avais rabattu sur mon front. Mais il ne me reconnut pas ; il ne pouvait pas me reconnaître, car j’étais déjà presque un vieillard. « Vous l’avez connue ? » demanda-t-il. « Ah ! oui, repris-je, parlant comme un vrai mendiant, elle m’a hébergé plusieurs fois, jadis ! – Ah ! dit-il, il n’y en a pas comme les pauvres pour comprendre les pauvres !... Cette vieille-là, c’était une sainte. Elle est morte l’année dernière. Figurez-vous qu’elle est morte de peine pour son petit-fils qu’elle a élevé, et qui la quitta pour aller naviguer en Angleterre. Elle a parlé de lui jusqu’à la dernière minute. Ce sans-cœur-là n’a jamais écrit un mot. Pauvre vieille ! Il lui prenait des chagrins que ça faisait pitié ! Oui, pauvre vieille ! Ce gaillard-là peut dire qu’il l’a tuée la même chose que si il lui avait planté un poignard dans le cœur ! » À mesure qu’il parlait, je sentais mes jambes ployer sous mon corps : il me semblait que je tombais comme une masse inerte. J’aurais voulu que la terre s’ouvrît pour m’engloutir, pour y enfouir ma honte et mon désespoir. L’homme au visage accueillant dit encore : « La vieille n’est plus là, mais si vous voulez coucher, on vous recevra de grand cœur. » Je balbutiai un remerciement, disant que je voulais faire encore un bout de chemin, et je tournai le dos à la maisonnette blanche dont jamais je n’aurais osé franchir le seuil. Je marchai au hasard, traînant mon âme lourde de tous les remords de l’assassin...

Depuis longtemps le jour avait disparu. Dans la vague obscurité du soir, je voyais moutonner la mer des feuilles et se profiler la cime des sapins, comme des mâts immobiles. De partout, autour de moi, montait la sourde fermentation des sèves et le mystérieux épanouissement des forêts... J’étais seul, près des bois immenses. Là, loin de toute habitation, je criai ma douleur comme une bête sauvage. Mes cris et mes sanglots se répercutaient de gouffre en gouffre, de profondeur en profondeur. À pleine voix je suppliai la pauvre morte de m’écouter, de me pardonner : je l’implorai comme une sainte. De toutes mes forces je criais : « Ma grand-mère, ayez pitié de moi ! Ma grand-mère, priez pour moi ! » L’écho des bois répétait gravement : « Ayez pitié de moi ! Priez pour moi ! » Les arbres semblaient prier avec moi, et leurs branches s’étendaient comme pour me recevoir. Je m’enfonçai dans leurs ombres épaisses, et je disparus au plus noir de la nuit... N’ayant plus maintenant ni ambition ni espérance, je suis devenu, dit-il, un gueux des grands chemins, et bien rares pour moi sont les jours où je peux manger à ma faim comme aujourd’hui. »

 

 

 

 

Blanche LAMONTAGNE, Au fond des bois, 1931.