La vieille horloge

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Blanche LAMONTAGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’automne a fait son apparition. Tout nous annonce sa présence. Des feuilles sèches éclatent sous nos pas. Le ciel s’est drapé de teintes plus douces, et horizon s’élargit sans limites devant la forêt à demi dépouillée. Des oiseaux par bandes s’enfuient. La voix des petites sources est étouffée dans l’épaisseur des mousses qui s’étiolent. Toutes ces beautés sont en train de mourir.

Quel charme infini se dégage de cette brise rude qui passe, de ces coups d’ailes furtifs, tristes comme des adieux, de cet été magnifique agonisant dans la splendeur de l’automne, et que la neige bientôt couvrira d’un linceul blanc !...

Plongée dans ma rêverie je marchais ce matin le long de la route paisible où, seules, quelques maisons se dressent à l’entrée des bois, enveloppées de feuillages et de silence. Les champs sont rasés. La plupart des arbres sont nus. Le ciel semble se rapprocher de nous et venir à notre rencontre. En face de cette immensité attirante, la pensée ouvre ses ailes comme l’oiseau, et l’on a soif d’espace... Je marchais, je marchais toujours, et je m’aperçus que je me trouvais à l’extrémité du rang, juste en face de la maison du père Antoine Leroux.

Le vieux, assis dans les marches du perron, fumait sa pipe, tandis qu’un rayon de soleil jouait dans sa barbe blanche. Je connais depuis nombre d’années cet homme étrange, au visage patriarcal, aux yeux brillants et spirituels, aux allures débonnaires. Je connais sa parole facile, son amour du babillage, le talent naturel qu’il a pour raconter, discourir, raisonner. Je sais qu’il aime à conter ses peines, à faire des confidences, à s’entretenir avec tous, jeunes ou vieux. Il parle de ceci, de cela, de tout, de rien, avec un entrain particulier, et les mots tombent de sa bouche comme l’eau qui coule d’une source...

Depuis que, l’an dernier, il a enterré son épouse, le père Leroux est devenu un peu taciturne. Il vit seul comme un ermite, dans cette maisonnette pleine de souvenirs. Mais la parole lui est toujours facile. Il parle de ses tristesses, de son ennui, de son deuil. C’est là la grande obsession de ses vieux jours.

Il me salua avec un « Bonjour mon enfant ! » et un sourire où se lisait le plaisir éprouvé par cette rencontre inattendue. J’avais déjà reçu ses confidences. Je m’attendais à quelque effusion. Ne sachant plus depuis combien de temps je marchais je lui demandai de me dire l’heure.

« Ah ! oui, dit-il, j’peux te dire cela par le soleil. Tu sais, autrefois, dans mon jeune temps, y avait pas d’horloge. C’était le jour qui nous guidait. J’peux te dire cela par le soleil. Il est à peu près midi moins vingt. Dans la maison, j’ai une horloge mais c’est comme si j’en avais pas... Elle ne marche pas depuis un an. Entre un peu, ma fille, j’vas te conter son histoire. Il n’est pas encore midi. Viens t’asseoir un peu »...

Tout en parlant le vieillard m’entraînait dans la cuisine et me montrait la vieille horloge, immobile sur sa corniche de bois brut où pendait une dentelle en papier à jour. C’est une horloge haute de plusieurs pieds, brune, presque noire, dont la tête pointue est surmontée de deux petits clochetons qui lui donnent un air sévère et monastique. Elle est faite d’un bois verni qui a depuis longtemps cessé de luire. Son aiguille, semblable à un doigt de fer, se détache, rigide sur la pâleur du cadran. Sa robe brune est ornée en avant d’une grosse touffe d’églantines peintes à la main, et dont les couleurs sont à demi effacées par l’usure. On dirait quelque grande dame de jadis, en toilette démodée, qui garde dans sa décrépitude une apparence de splendeur... Il se dégage d’elle je ne sais quel aspect de mélancolie et de fatigue. Elle semble triste et lasse comme tous les êtres qui ont peiné et souffert.

« Tu sais, mon enfant, continua le vieil Antoine, d’une voix de plus en plus vibrante, tu sais, aussi vrai que j’suis ici, cette horloge-là, elle a un cœur comme toi et moi... Vois-tu, c’est ma pauvre femme qui s’en est toujours occupée. C’est elle qui la montait, la réglait, lui donnait son air d’aller. On a tant besoin de cela, une horloge dans la maison ! Les femmes ne peuvent pas s’en passer. C’est elle qui leur dit quand est-ce qu’il faut faire du feu, mettre la table, allumer la lampe, soigner les poules, traire la vache... C’est elle qui dit aux femmes : « Levez-vous, mettez la soupe au feu, préparez la cuite de pain, rangez les chaudrons, ouvrez les lits pour la nuit »... Elles étaient accoutumées de vivre l’une à côté de l’autre. Sans doute, à force de voir son visage, tous les jours à la même heure, l’horloge l’aimait ma bonne vieille et depuis qu’elle est partie elle est dans la peine et n’a plus de goût pour rien... Elle n’a pas frappé un coup depuis que ma pauvre vieille est morte... Oui, j’te le dis, ma fille, c’te horloge-là elle a un cœur comme toi et moi !... »

L’émotion lui serrait la gorge. Il parlait maintenant d’une voix étouffée où montaient des espèces de sanglots contenus. Puis deux larmes coulèrent de ses joues et tombèrent sur ses mains ridées...

« Tu vois pourtant, continua-t-il, en se levant et secouant vivement du doigt le balancier, les ressorts et les aiguilles de l’horloge, tu vois comme tout est bien en place et d’aplomb. Elle n’a rien de dérangé. Elle est solide comme un vieux brick. Non, ce qu’elle a, vois-tu, c’est du chagrin. Elle ne peut pas se consoler, et elle pleure à sa manière... Oui, j’te le dis, ma fille, aussi vrai que je suis ici, c’te horloge-là elle a un cœur comme toi et moi !... »

Le vieillard se tut. J’étais, à mon tour, émue et bouleversée. Une émotion intense m’envahissait. Quelles paroles aurais-je pu dire à cet homme plongé dans sa douloureuse croyance ? Aucune phrase, j’en étais sûre, aucun artifice ne pouvait jeter un baume sur cette plaie profonde, sur ce cœur qui aimait son mal et n’en voulait pas guérir...

Je repris ma route, l’esprit hanté d’étranges Impressions. Ce récit me laissait songeuse et perplexe. Le vers célèbre de Lamartine me revint alors à la mémoire :

« Objets inanimés avez-vous donc une âme ? »

J’étais troublée par le mystère de cette vieille horloge devenue tout à coup silencieuse et cessant subitement de vivre comme un cœur qui se refroidit. Et je me disais :

« Qui sait ? Qui sait ? C’est peut-être vrai qu’elle pleure la mort de sa maîtresse, qu’elle souffre de ne plus voir cette aimable petite vieille aux cheveux en bandeaux qui, à toute heure, se penchait vers elle et lui souriait. Dieu permet peut-être ces amitiés entre les êtres et les choses pour marquer davantage la grandeur des humbles vies, où tout est régulier et fidèle comme le tic-tac de l’horloge... »

Accablée sous le poids de ces réflexions, je continuai mon chemin, tandis que le soleil étendait devant moi des ombres dorées et que les feuilles d’automne roulaient à mes pieds comme des papillons morts.

 

 

 

 

Blanche LAMONTAGNE,

Au fond des bois, 1931.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net