Lucie l’aveugle
par
Blanche LAMONTAGNE-BEAUREGARD
Elle était aveugle de naissance. Elle se nommait Lucie. Ses parents étaient de ces habitants de vieille souche, fervents dans l’âme, qui continuent sur la terre nouvelle, les saintes croyances des ancêtres. Sa mère avait cette bonté qui rayonne, cette intelligence qui réjouit, cette grandeur d’âme et cette noblesse de caractère qu’ont nos mères chrétiennes. C’est elle qui, à force de patience et de douceur, avait appris à la petite Lucie ses prières et le catéchisme, si bien que, conduite par une de ses petites sœurs elle avait fait, comme les autres enfants de son âge, sa première communion.
À mesure que l’âme de son enfant s’ouvrait aux conceptions de la vie, sa mère lui apprenait à se résigner, en faisant entrer dans sa nuit le clair rayonnement de la foi. Pour atténuer sa détresse, de peur qu’elle eût trop de regrets de ne pas voir la terre, elle lui parlait souvent du ciel. « Chère enfant, lui disait-elle, ne te désole pas, ne murmure pas ! Si tu pouvais voir les choses de ce monde, peut-être deviendrais-tu une fille frivole, livrée aux vanités terrestres. Quand l’œil du corps s’éteint, l’œil de l’esprit s’allume. Et par les yeux de l’âme on voit plus loin et plus haut... Pense au ciel. Les beautés de la terre ne sont rien auprès des beautés du ciel »... Et, doucement, l’aveugle se résignait. Un monde mystérieux se levait en elle, le monde des merveilles éternelles promises à ceux qui espèrent et qui aiment. Et l’aveugle, comme une visionnaire mystique, vivait d’une vie intérieure et secrète. Sa bouche ne connaissait pas les paroles amères, car son âme était pétrie d’amour...
Lucie venait d’atteindre sa dix-huitième année quand sa mère décida de l’emmener à Sainte-Anne-de-Beaupré. Cette année-là les miracles se multipliaient dans l’église de la grande Thaumaturge, et le nom de la bonne sainte Anne était sur toutes les lèvres. Lucie s’y rendit, conduite par sa mère. Agenouillée au pied de l’autel, transportée de foi et d’amour, elle fit à sainte Anne cette prière : « Grande sainte, vous dont l’âme est pleine de pitié, et dont les mains sont pleines de grâces, grande sainte, retirez-moi de mes ténèbres ! Faites que ce voile tombe de mes yeux, et que la nuit fasse place au jour ! Accordez-moi le don de la lumière ! Faites que je voie la clarté du jour, l’herbe des champs, la verdure des bois, les cierges de votre autel et les fleurs de votre église ! Laissez-moi contempler votre image, afin qu’elle se grave dans ma mémoire, et que je conserve à jamais vos bienfaits dans ma pensée !... Accordez-moi de voir la maison où je suis née, la terre qui me nourrit, et le doux visage de ma mère !... Grande sainte, retirez-moi de mes ténèbres ! »...
À genoux, les mains jointes, Lucie ressemblait à une illuminée. Et, durant la messe, pendant l’offertoire, ses yeux s’ouvrirent... La lumière étala devant elle son magique enchantement. Les rayons du soleil qui tombaient des vitraux se jouaient à ses pieds, les cierges brûlaient parmi les fleurs, et l’aveugle, ravie, ne cessait de dire : « Que c’est beau, mon Dieu, que c’est beau ! »... Des cris de joie s’échappèrent de ses lèvres, et ses regards pleins d’une ivresse infinie se fixaient obstinément sur l’autel de la grande Sainte...
Mais voici qu’une pensée du ciel lui vint. Elle trembla dans la crainte que sa joie fut une joie trop terrestre, une joie fatale, et, joignant de nouveau les mains, elle dit à la bonne sainte Anne : « Grande sainte, si le don que vous m’avez fait doit me conduire au péché, si ma vue doit me perdre, si je puis tomber en enfer à cause d’elle, grande sainte, laissez-moi dans mes ténèbres. Retirez-moi le don de la lumière... Que je ne voie jamais la clarté du jour, l’herbe des champs, la verdure des bois, les cierges de votre autel, et les fleurs de votre église. Ne me permettez pas de contempler votre image, de voir la maison où je suis née, la terre qui me nourrit, et le bon, le doux visage de ma mère... Grande sainte, si ma vue doit me perdre, laissez-moi dans mes ténèbres !... »
Puis elle se tut, immobile. Une sueur froide coulait sur son front ; la pâleur des morts recouvrait son visage. Alors, de nouveau sa vue s’obscurcit. Un voile noir s’étendit devant elle, et elle retomba dans la nuit.
Blanche LAMONTAGNE, Récits et Légendes,
Beauchemin, 1922.