La mesure de blé

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Blanche LAMONTAGNE-BEAUREGARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’année était dure. La gelée avait passé, l’automne précédent, sur les récoltes ; c’était un temps de disette où la farine était rare. Les huches manquaient de pain, et bien des pauvres étaient affamés. Et voici que l’heure des semences était venue, et la plupart des habitants n’avaient pas de grain pour ensemencer. Seul, Pierre-Jean, qui avait pu sauver une partie de sa récolte, avait encore du blé, mais sa femme, la Louise, achevait de le donner. Elle en donnait à tous ceux qui en demandaient. Qui aurait résisté à la prière de ces malheureux ? Pouvait-elle les laisser périr dans leur pauvreté ? Si Dieu nous a donné plus, c’est pour ceux qui ont moins..., disait-elle, et, toujours, avec la même pensée et le même geste, lentement, gravement, statue vivante de la charité, elle versait dans le sac des pauvres une mesure de blé.

Chaque fois elle se disait : « C’est la dernière. » Mais le lendemain amenait un nouveau mendiant, plus misérable que tous les autres. Alors les larmes venaient aux yeux de la Louise. – « Seigneur, il y en a donc bien de ces miséreux ! » s’écriait-elle. Elle levait les bras au ciel, posait une main sur son cœur et s’en allait vitement au fournil quérir une mesure de blé.

Un matin, Pierre-Jean lui dit : « Il reste du grain juste pour notre semence ; il ne faut pas y toucher, tu m’entends, femme ? La charité ne doit pas nous ôter le pain de la bouche... » Et la Louise promit. Le soir même, entre chien et loup, un nouveau mendiant se présenta, demandant du blé pour ensemencer. Sa figure était pâle et maigre, ses joues étaient creuses. Les privations de toutes sortes se voyaient en lui ; il était effrayant comme un spectre. Pourtant, on le connaissait pour un bon travaillant. Mais quand le malheur s’acharne... sait-on jamais ce qui nous attend ? Il est de ces forces qui sont au-dessus de nous... – « Nous avons juste de quoi nous nourrir d’ici la récolte, dit-il. Après, que deviendrons-nous ? Si vous ne vous laissez toucher, nous mourrons avant l’hiver, et mes enfants me maudiront dans leur agonie. Ils croiront peut-être que j’étais lâche, que j’aurais pu les nourrir mieux... Oh ! ce serait trop dur !... Donnez pour eux, au moins... Si vous voyiez les pauvres visages amincis, et ces petites mains qui se tendent !... Mais il faut les priver pour que la ration dure... Si vous saviez ! Si vous saviez ! »... Ses mains décharnées frémissaient, et sa voix semblait venir du fond de ses entrailles... La Louise sentit un grand déchirement se faire en elle. Elle se rappela qu’elle n’avait plus de grain à donner, qu’elle ne pouvait plus écouter son cœur... Comment refuser ? – « Que faire, mon Dieu, que faire ! » s’écria-t-elle. Mais, cette fois encore, la divine pitié l’emporta. Se dérobant comme une voleuse, elle courut au fournil, s’assura que son mari ne la vit pas, et, rapidement, avec des mains nerveuses et des yeux brillants, elle versa dans le sac du pauvre une mesure de blé...

Le lendemain, au petit jour, Pierre-Jean se disposa à semer. Il partit pour les champs. La Louise le suivait, et tremblait de tous ses membres... Quelle allait être la conséquence de sa charité coupable ? Le maître offensé allait-il lui en tenir compte, et son amour en serait-il diminué ? Sûrement, elle n’avait pas réfléchi en donnant cette mesure de blé. Par sa désobéissance, voilà que la semence allait être incomplète, et que, peut-être, un de leurs plus beaux champs demeurerait stérile... Elle revit le paysan maigre et blême, sa main tendue au nom de ses chers petits qui devaient mourir de faim... Puis elle réentendit les paroles formelles de son compagnon : « Il reste du grain juste pour notre semence ; il ne faut pas y toucher, tu m’entends, femme ? » Et, prise d’un grand effroi, elle se remit à trembler...

Les sillons s’ouvraient, un à un, sous la charrue que tiraient les bœufs. Le soleil brillait sur les champs, et déjà Pierre-Jean songeait aux belles moissons qui remplissent les charrettes et les granges... Et les sillons s’ouvraient... Quand ils furent prêts à recevoir la graine, Pierre-Jean vint pour charger le sac de grain sur ses épaules, mais il était si pesant qu’il ne put le soulever. « Tiens, comme je suis faible à matin ! » fit-il, en riant. Le saisissant de nouveau, il voulut le mettre sur ses épaules, mais il vit de nouveau le sac lui échapper... Alors, aidé de Louise, dont le visage resplendissait, il l’ouvrit... Ô surprise ! Le sac était comble d’une mesure de blé !...

 

 

 

 

 

Blanche LAMONTAGNE-BEAUREGARD,

Récits et Légendes, Beauchemin, 1922.