Les quêteux qui jettent des sorts...

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Blanche LAMONTAGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Connaissez-vous des quêteux qui jettent des sorts ?.. Moi, je n’en connais pas. Les quêteux que je connais sont sociables et polis : quand ils ne disent pas « Merci », au moins ils ne disent rien... Mais autrefois, dans l’ancien temps, il y avait, dit-on, de ces quêteux redoutables qui pouvaient faire vider les maisons dans leur sac parce que, si on avait le malheur de leur refuser ce qu’ils demandaient, les poules cessaient de pondre et les vaches retenaient leur lait... Si un animal mourait d’une façon imprévue, si le pain brûlait au four, si les poules couveuses avaient peu de petits, si la brassée de savon ne voulait pas tourner, si les petits moutons étaient rares, c’était la faute du jeteux de sorts qui, sans doute, n’était pas satisfait de ce qu’on lui avait donné la dernière fois... Mais il paraît que ces quêteux étaient plus hardis dans les maisons quand les hommes n’étaient pas là... Les femmes sont si peureuses et tendres de croyance !... Par crainte – et par charité aussi, sans doute –, nos grand’mères donnaient, parfois, paraît-il, presque toute la façon de beurre ou la cuite de pain...

Voici, à ce sujet, une histoire amusante :

 

Un soir, comme la brunante tombait, on vit venir, dans le rang du village de la Croix, Gribouille le quêteux qui jetait des sorts. Il marchait clopin-clopant. avec son gros bâton de chêne noueux, portant au bras un panier vide de raisin, plein d’œufs et recouvert d’un mouchoir rouge. Il avait une petite figure méchante, plissée et poussiéreuse. Son chapeau qui n’avait plus de forme, lui descendait bas sur le front, et ses petits yeux malins brillaient comme des colimaçons après la pluie. Les enfants de François-Louis – un habitant de par là – qui jouaient sur le perron, se sauvèrent, et Gribouille entra dans la maison après avoir donné trois gros coups de poing dans la porte. Il vit que la femme était seule – l’homme étant encore aux champs –, et prit sa grosse voix pour dire : « Bonsoir, la dame, la charité pour un pauvre homme ! » – « Asseyez-vous toujours, dit-elle, un peu craintive. Si vous voulez manger, j’ai du bon lard salé et une fournée de pain qui achève. » Le four flambait, la bonne odeur du pain frais emplissait l’air. Elle pensa que le quêteux, ayant faim, s’adoucirait en voyant ces croûtons roses, encore fumants. Mais non. – « J’ai pas faim ! » dit-il d’un air courroucé. La femme avait grand-peur. Elle songea aux sorts terribles qu’il allait jeter sur la maison. Pâle et tremblante, elle étendit la main sur la corniche de l’horloge pour tâter quelques sous : il n’y en avait pas. – « Mon pauvre homme, ça me fait bien de la peine, mais je n’ai pas d’argent... » Alors, le quêteux se fâcha. Il fronça les sourcils, ses lèvres s’ouvrirent et, montrant ses dents comme une bête furieuse, il commença d’une voix sèche : « Vous n’avez pas d’argent, c’est égal, la Mère, vous en aurez encore moins ! Je vous réponds que vous aurez pas de chance c’te année !... Vot’ blé aura pas d’épis, vos vaches donneront pas de lait et vos petits moutons auront pas de margoulette ! Pas d’épis, pas de lait, pas de margoulette ! Pas d’épis, pas de lait, pas de margoulette ! »

Il répétait ces mots d’une voix forte et saccadée, et la maison en semblait ébranlée...

À ce moment-là François-Louis entra. C’était un grand gaillard aux épaules carrées, au visage franc, et qui n’avait pas froid aux yeux... Ayant voyagé aux États, dans sa jeunesse, il y avait pris de l’audace, et ne croyait pas aux sortilèges. Quand il aperçut sa femme, blanche comme un drap et toute retirée, il entra dans une grande colère. Levant le bras il montra la porte à Gribouille : « Sors d’ici, chenapan, dit-il, va jeter tes sorts ailleurs ! » Sans dire un mot, dans un tour de main, la rage au cœur, le quêteux ramassa son panier, son bâton, son chapeau, et sortit, l’œil chargé d’éclairs... Et quand il fut sur la route, il recommença ses malédictions : « Vot’ blé aura pas d’épis, vos vaches donneront pas de lait, et vos petits moutons auront pas de margoulette... Pas d’épis, pas de lait, pas de margoulette !... Pas d’épis, pas de lait, pas de margoulette ! »

Bientôt, on le vit disparaître à la fourche des quatre chemins. Et les mots secs résonnaient encore sous le ciel calme : « Pas d’épis, pas de lait, pas de margoulette ! Pas d’épis, pas de lait, pas de margoulette ! »...

On ne revit jamais dans le rang du village de la Croix, Gribouille le quêteux qui jetait des sorts... Est-ce grâce à François-Louis qui n’avait pas froid aux yeux ?... Toujours est-il que cette année-là comme les autres années, les blés portèrent de beaux épis, les vaches donnèrent du lait, et chaque petit mouton eut sa margoulette...

 

 

 

 

Blanche LAMONTAGNE,

Récits et Légendes, Beauchemin, 1922.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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