La recherche de Judith
par
Jean LANDER
Un soir de 1840, un promeneur attardé sur le cours d’Étigny, à Auch, aurait pu voir assise sur un tambour une femme étrange.
Ce jour-là, il y avait foire, et des baraques de saltimbanques couvraient le demi-cercle qui se trouve à l’extrémité du cours d’Étigny. C’était sur les tréteaux extérieurs de l’une de ces baraques que la femme dont je parle était assise, sur un tambour entouré de petites sonnettes de cuivre.
Ses cheveux noirs, retroussés sur le haut de la tête et retenus par un peigne de cuivre rouge, dégageaient le cou et les épaules, qui sortaient d’une robe rouge très décolletée et très courte. Les tons cuivrés de sa peau, brunie encore par l’action du soleil du Midi, donnaient au blanc bleuâtre de ses yeux un éclat extraordinaire ; son pied, chaussé seulement d’une sorte de pantoufle à cothurnes rouges, pendait en dehors de l’estrade où elle était assise. Ses mains brunes, fortes, mais d’une forme admirable, étaient croisées sur ses genoux ; sa tête était penchée sur sa poitrine, – on aurait pu la croire endormie.
Cependant une voix venant de l’intérieur, cria :
Judith !
Aussitôt la femme se leva et rentra en soulevant un pan de draperie rouge et jaune qui fermait l’entrée de la baraque.
La famille était réunie, et tous les sujets composant la troupe du saltimbanque se tenaient debout autour d’une table sur laquelle fumait une soupe préparée dans un chaudron de cuivre, lequel avait été placé au milieu de la table.
Deux places se trouvaient encore vacantes.
Judith s’avança et parut surprise de trouver encore une place vide près d’elle.
Ses yeux, que jusque-là elle avait tenus baissés, parcoururent le cercle et d’un seul regard comptèrent pour ainsi dire les hôtes de la maison.
– Père, pour qui cette place ? dit-elle d’une voix vibrante.
– Nous avons un étranger.
Et le père, en se détournant à demi, montra à sa fille un homme assis dans un coin.
– Approchez, monsieur, dit Judith.
L’étranger se leva et s’assit près d’elle.
Alors le chef de la troupe, le père, étendit la main au-dessus de la table et prononça quelques paroles, après quoi chacun s’assit et Judith servit la soupe.
Une lampe de fer à trois becs, suspendue au-dessus de la table par une corde nouée à l’une des traverses en bois de la cabane, éclairait ces personnages d’une lueur tremblante et rougeâtre ; le moindre souffle du vent qui agitait la toile tendue sur la baraque imprimait à la lampe un balancement et un tournoiement qui jetait alternativement, sur les hôtes qui entouraient la table, des masses d’ombre et de vives lueurs.
En face de Judith, celui qu’on appelait le père était assis ; sa figure brune et sévère ressortait dans un cadre de cheveux blancs un peu longs, qui retombaient en désordre sur son cou. Ses fortes épaules se dessinaient dans un maillot couleur de chair, et les muscles de ses bras ressortaient comme des câbles dans le tricot. – À son cou on voyait un étroit collier de verroteries usées et ternies où se balançait une amulette.
– Servez d’abord l’étranger, dit le père, qui renvoya son assiette pleine à Judith.
Cet homme avait deux filles, Judith et Uranie. – Uranie était assise près de lui, elle était blonde, grande, pâle, avec des yeux noirs, d’un noir mat et velouté ; ses épaules blanches et ses bras un peu maigres sortaient tout frissonnants d’un corset de velours noir, bordé d’un galon de cuivre doré, et sa jupe de mousseline blanche, ornée de découpures rouges, bouffait autour d’elle.
– Vous avez deux filles, monsieur ? dit l’étranger.
– J’en avais trois, dit le père. Un jour, monsieur, j’ai reçu un étranger, comme voilà que je vous reçois, je lui ai offert mon lit comme étant le meilleur, j’ai dormi par terre sur une natte et quand, le matin, je me suis réveillé, l’étranger était parti et il avait emmené ma fille. C’était la plus jeune des trois ; – que Dieu lui pardonne !
Un nuage passa sur la figure de l’étranger.
– Et cependant, dit-il, vous me recevez sans crainte.
– J’ignore qui j’ai reçu, dit laconiquement le saltimbanque, et j’ignore qui je reçois.
– Si j’avais été là, moi, dit un des hommes assis à la table, j’aurais bien rattrapé le drôle..., et je vous aurais ramené votre fille, ajouta-t-il en jetant sur Uranie un regard rouge. Qu’on vienne encore en enlever une ici !
– Que ceux qui ont travaillé aujourd’hui, dit le père en se levant, que ceux qui ont travaillé aujourd’hui se couchent.
– Nous avons tous donné aujourd’hui, dit une femme, vous le savez bien ; nous avons fait dix représentations et toujours comble partout ; ça fatigue plus quand le public donne, pas sur le coup, mais après on est mort. Il n’y a que Judith qui n’a rien fait.
– Hé bien, Judith, dit le père, allumez les fourneaux et faites seule.
Monsieur, ajouta le vieillard en s’adressant à l’étranger, voici mon lit. Je vais dormir sur une natte comme j’ai fait l’autre fois.
L’étranger s’assit sur le bord du lit, et le vieillard s’étendit dans un coin en s’enveloppant dans un lambeau d’étoffe rouge.
Judith passa alors à son cou des colliers de perles rouges, vertes et bleues chargés d’amulettes, et, ayant allumé les fourneaux, elle plaça dessus une espèce de chaudière et des creusets, tout en jetant de temps à autre des regards du côté de l’étranger.
Quand elle le crut endormi, elle sortit d’un sac de cuir des herbes et des fleurs, et, déroulant devant elle une longue feuille de parchemin chargée de caractères étranges, elle combina les feuilles et les fleurs et les plongea dans la chaudière d’où s’échappa bientôt une épaisse fumée, à travers laquelle on apercevait plus que vaguement les hôtes endormis et le vieillard couché dans le coin, dont la tête blanche tombait penchée sur la couverture.
Judith, à la lueur du foyer, apparaissait dans sa robe rouge ; un rapide frisson agitait ses épaules noires, à reflets dorés ; ses grands yeux, pleins d’éclairs, allaient du parchemin à la chaudière ; ses traits fortement tendus se couvraient de moiteur et ses lèvres tremblantes murmuraient :
« Le secret, le secret. »
– Mon père, dit-elle en touchant l’épaule du vieillard endormi, ne retrouverons-nous jamais le secret qu’avait ma mère ?
Mais le vieillard n’entendit pas.
Quand Judith revint à la chaudière, elle trouva l’étranger debout près du foyer.
– Dormez, monsieur, dit-elle, ceci ne vous regarde pas.
Mais l’étranger se rapprocha d’elle, et, ayant retiré du feu la chaudière où s’agitait le jus verdâtre des fleurs décomposées :
– Voyez-vous, monsieur, dit-elle à l’étranger, nous allons ainsi de ville en ville sans aucun lien sur la terre ; nous n’avons ni un champ ni un toit où nous puissions nous reposer ; nous n’avons pour nous aider que des vagabonds dont nous nous défions, et partout nous sommes méprisés et injuriés, chacun nous repousse. Si nous n’avions pas les secrets que nous ont laissés nos pères pour nous faire craindre et nous venger, je crois que nous ne trouverions pas de pain.
En ce moment le vieillard qui dormait dans un coin remua, et Judith se tut.
– Voyez pourtant, ajouta-t-elle, je respecte mon père et j’honore Dieu. Je rends le bien qu’on me fait. Si je reçois la charité, je rends la santé aux malades. J’ai des secrets pour cela.
– Ma fille, dit l’étranger, le Dieu vivant ne se contente pas de si peu.
– Le Dieu vivant ?...
– Oui, le Dieu vivant, dit l’étranger, cherchez-le, ma fille.
Ses yeux se remplissaient successivement de larmes et d’éclairs, aux discours de son hôte.
La lampe à trois becs pâlissait à l’approche du jour.
L’étranger lui dit alors :
– Cherchez Dieu, le Dieu vivant, le créateur du ciel et de la terre.
– Vous dites, s’écria encore la bohémienne, que Dieu n’est pas seulement dans les cieux, il est ici... sur la terre. Je pars, dit-elle, et je ne m’arrêterai que lorsque je l’aurai trouvé.
Quand le vieillard se réveilla : – Allons, dit-il, plions bagages, et partons, il faut être à Roquelaure avant midi. Où donc est notre hôte d’hier ? ajouta-t-il.
– Il est parti avant le jour, sans doute, dit Judith, car à mon réveil il n’y était plus.
– Il n’a pas dormi, dit le père, car mon lit n’est pas défait. Qui donc était cet homme ? A-t-il laissé quelque monnaie pour son repas et pour la nuit ?
– Non, dit Judith.
– Voilà qui est bien, dit le vieillard, celui-là au moins ne m’a pas enlevé ma fille.
À ces mots, Judith détourna la tête, et, plaçant sur ses épaules un vieux châle, elle le noua derrière sa taille souple et fine et jeta sur sa tête un madras de soie usé.
– Père, dit-elle, je vais devant vous. Quand j’aurai trouvé ce que je cherche, vous me rejoindrez.
Et sans regarder si tous les hôtes de la cabane étaient là, sans leur dire adieu, oubliant sa sœur, elle partit, emportant sur ses épaules le plus jeune enfant de la maison.
Judith était une véritable bohémienne. Elle avait vingt ans, mais elle ne savait pas son âge ; elle avait un père, mais elle ne savait pas son nom ; elle l’avait toujours appelé père et les autres l’appelaient toujours maître ; elle était acrobate et jouait du tambour de basque.
Un jour, le père rentra tenant dans la main un gros livre, et, depuis ce jour-là, dès que la représentation était finie, il lisait et quelquefois il racontait à sa fille les choses qui s’y trouvaient.
Ce gros livre, c’était la Bible.
Comme beaucoup de bohémiens, son père et sa mère possédaient des secrets terribles et des secrets fameux, ils savaient des remèdes et des poisons inconnus.
Le père avait confié cela à Judith parce qu’elle était sage et discrète.
En quittant la baraque de son père, l’asile ambulant où elle était née, Judith erra par la ville, voulant laisser à son père le temps de prendre les devants ; elle s’aperçut alors qu’elle était sans argent.
« Qu’importe, se dit-elle, je mendierai ; j’irai, misérable, jusqu’à ce que j’aie rencontré le Tout-Puissant, le Dieu vivant et éternel. Je n’ai besoin de rien jusque-là, et quand je l’aurai trouvé... » Elle n’acheva pas sa pensée, elle regarda le petit enfant qu’elle portait, elle lui sourit, et elle lui chantonna quelque chose de doux, de si doux, que l’enfant, après avoir ri, ri aux éclats, s’endormit enfin sur son épaule.
– Madame, dit-elle à une marchande d’oranges qui stationnait au coin de la rue des Bains ; madame, indiquez-moi, je vous prie, une maison où je pourrais demander un asile pour la nuit.
– Jésus ! s’écria la marchande d’oranges, qui voulez-vous qui reçoive une bohémienne ? Tenez, ajouta-t-elle en lui montrant une maison de belle apparence, il y a là des gens craignant Dieu qui peut-être vous recevront.
– Des gens craignant Dieu, dit la bohémienne, voyons ! Et elle frappa.
Une jeune servante doucement embéguinée dans un petit bonnet ouvrit à la bohémienne.
– Entrez, lui dit-elle, je vais demander à madame. Asseyez-vous, ajouta-t-elle d’une voix douce. Je ne suis point maîtresse ici, ajouta-t-elle encore avec un beau sourire, en se retournant à demi.
– Madame, dit la jeune servante en pénétrant dans le salon où se trouvait madame Bernajot, sa maîtresse ; madame, il y a là une bohémienne qui demande l’hospitalité pour un jour, elle a avec elle un petit enfant beau comme un ange, que faut-il faire ?
– Vous êtes toujours la même, Lucie, s’écria Mme Bernajot ; au lieu de dire : Madame, il y a là une bohémienne, ne pourriez-vous dire : une bohémienne prie madame..... Vous n’apprendrez donc jamais à parler à la troisième personne... Enfin recevez-la dans la cuisine, mais il ne faut pas qu’elle couche ici... grand Dieu !... il ne manquerait plus que cela ! Quand monsieur rentrera, vous lui montrerez cette femme, mais je vais aller la regarder, sans qu’elle s’en doute, par la fenêtre du petit cabinet. Vous la montrerez aussi aux enfants quand ils reviendront de la promenade, pour qu’ils voient que nous sommes charitables. Vous aurez soin de leur montrer comme ces genslà sont misérables, il faut qu’ils sentent la différence, eux qui sont si heureux ! Ils apprécieront après cela les soins que l’on a pour eux ! Cette femme est-elle très misérable ?
– Oui, madame.
– Vraiment ?
– Oui, madame.
– Hé bien, ayez soin de la montrer aux enfants. Ayez soin de la faire souper après vous, sans dessert, bien entendu..... elle sera bien heureuse, vous verrez, d’avoir une bonne soupe... ces gens-là, on ne sait pas de quoi ça vit !
Lucie retourna à la cuisine et causa avec la bohémienne en lui annonçant que Mme Bernajot lui accordait à souper et qu’elle, elle la ferait coucher dans sa chambre et dormirait sur une chaise pour cette nuit-là.
– Voyez-vous, ajouta Lucie, j’offrirai cela à Dieu pour lui demander la guérison de ma sœur qui a une maladie cruelle.
– Dieu, dit la bohémienne, vous connaissez donc Dieu ?
– Ma chère femme, dit Lucie, vous n’avez donc pas de religion ?
Monsieur et madame sont des gens de religion qui font de bonnes œuvres pour se sauver ; madame craint Dieu et monsieur aussi. Mais, dit-elle, je le prie pour qu’il guérisse ma sœur et pour qu’il touche le cœur des pécheurs.
– Votre sœur est malade ? dit Judith.
– Oui, dit Lucie.
– Nous parlerons de cela, dit Judith.
– Maman, s’écriait l’aîné des enfants, une bohémienne, est-ce que ce n’est pas des gens qui disent l’avenir et qui savent des remèdes ?
– Ce sont des gens très méchants, reprenait la mère, des gens qui ont commerce avec le démon et qui châtient les petits enfants quand ils ne sont pas sages.
Ces paroles étaient suivies d’un instant de silence et de repos, mais le vacarme reprenait bientôt.
– Enfin, pensa Mme Bernajot, nos domestiques qui n’ont jamais aucune distraction, hé bien, on pourrait faire danser cette femme ; on la montrerait aux enfants pour qu’ils voient que nous sommes charitables !
En conséquence, Mme Bernajot pénétra, suivie de ses enfants et portant sur ses bras le plus jeune, dans la cuisine où Judith attendait l’heure du souper. L’enfant que Judith portait avec elle avait été, par Lucie, doucement endormi et couché sur un oreiller.
– Vous êtes bohémienne ? dit Mme Bernajot.
– Oui, madame, dit Judith.
Puis Mme Bernajot, poussant devant elle ses enfants, leur dit :
– Regardez comme cette femme est misérable. Voyez-vous ses habits déchirés, ses souliers troués ; regardez, si vous n’êtes pas sages, vous serez comme cela. – Nous allons lui donner à souper parce qu’elle est bien malheureuse, et que le bon Dieu recommande d’être charitable – voyez-vous comme c’est vilain, la misère... Voyez, ajouta-t-elle, en secouant le petit enfant de Judith endormi sur l’oreiller, voyez comme il est joli, ce petit enfant : hé bien, il sera toujours malheureux, tandis que vous, rien ne vous manque. Voyez comme vous devez remercier Dieu...
C’est étonnant, ajouta-t-elle, en approchant de l’enfant de la bohémienne celui qu’elle-même portait sur ses bras : Votre enfant a l’œil bien intelligent, ma chère femme, déjà il a l’air de voir que ma petite fille est plus que lui, on dirait qu’il lui fait des saluts, et la mienne a un petit air supérieur... en vérité c’est étonnant !
Mme Bernajot, qui souffrait depuis plusieurs années d’une maladie cruelle qui l’empêchait de se tenir longtemps debout, se retira, entraînant à sa suite ses cinq enfants en leur disant :
– Si vous n’êtes pas sages, la bohémienne vous emportera, voilà ! et ce sera l’enfant de la bohémienne qui sera votre petite sœur ; ainsi prenez garde !
Puis, faisant sauter sur ses bras l’enfant qu’elle portait, elle retourna sur ses pas et dit en avançant la tête, à la porte de la cuisine :
– Je vous permets de faire danser cette femme pour vous amuser, je veux que vous ayez une petite soirée, cela vous fera plaisir ; demain, vous travaillerez un peu plus tard pour rattraper cela. Donnez-lui chacune un ou deux sous ; moi, je lui en donnerai dix. Allons, je veux bien vous procurer cette petite soirée.
Mme Bernajot agissait par une grossièreté de cœur assez commune, mais tout à fait inconsciente. On aurait tort de croire qu’elle eût l’intention d’humilier Judith, non certes ! ni de lui faire sentir en appuyant dessus toute l’horreur de sa misère, non certes... vraiment non.
On eût étonné Mme Bernajot si on lui eût dit qu’elle était cruelle. Elle ne l’était pas avec intention ; elle l’était par bassesse et par stupidité. – Nul ne sait à quel point la bassesse est cruelle, à quel point la stupidité est féroce, et Mme Bernajot le savait moins que personne. Elle n’avait jamais réfléchi, mais surtout à ce mot terrible : Quand je donnerais tout mon bien aux pauvres, si je n’ai la charité je ne suis rien.
Quand Mme Bernajot se fut enfin retirée, la cuisinière, Lucie et la bonne d’enfants se réunirent autour de la bohémienne. Il ne fut question que d’elle et de ses aventures, elle leur dit qu’elle avait des secrets puissants.
Lucie alors causa avec elle et lui raconta ce qu’avait sa sœur. Maladie dévorante et terrible dont bientôt elle allait mourir.
Judith alors se leva, et leur dit :
– Ceux qui me parlent et qui m’écoutent sont mes semblables. Je les aime et je dois faire pour eux ce qu’ils font pour moi-même. Vous m’offrez votre lit pour la nuit, je vais vous donner ce qu’il faut pour guérir votre sœur ; faites ce que je vous dis et elle sera guérie, car vous n’avez pas été curieuse de ma misère, vous avez été compatissante.
Quand le lendemain la bohémienne fut partie, Lucie donna à sa sœur le remède que Judith lui avait laissé, et la sœur de Lucie fut guérie.
– Je pars, avait dit Judith, car je ne trouve point ici l’esprit de Dieu, et c’est lui que je cherche.
Mme Bernajot, en apprenant la merveille de la guérison, s’évanouit entre les bras de son mari, sur le visage duquel une sueur froide perlait lentement.
– Vous avez le même mal, disait doucement M. Bernajot. Ah ! si nous avions su ! il aurait donc fallu parler à cette femme. Il faut tout faire pour la retrouver, tout, tout ; il faut la retrouver.
Mais on ne retrouve pas celui que Dieu a envoyé et qui est parti.
– Qu’a-t-elle dit ? disait Mme Bernajot.
– Elle a dit en partant, répondait Lucie, qu’elle cherchait l’esprit de Dieu, et que, ne le trouvant point ici, elle n’y reviendrait jamais.
Ceci étonna beaucoup Mme Bernajot. Elle était de ces gens qui font l’aumône quelquefois et jamais la charité, qui soulagent les besoins du corps et oublient l’âme.
La lettre tue ceux qui s’y attachent, et il n’y a pas de pire obscurité que l’obscurité de cette mort. Qui sait de quel coup mortel se frappent ceux qui, en donnant au pauvre, lui parlent rudement et refoulent rudement son cœur ?
La lumière les fuit, et les épouvantables catastrophes de leur vie n’ouvrent même pas leurs yeux à jamais fermés. Ils ont frappé les membres souffrants de Jésus-Christ, ils ont frappé ses pieds et ses mains sacrés : ils sont bourreaux au Calvaire, et demandent au crucifié qu’ils abreuvent de fiel et de vinaigre de les conduire à la vie éternelle.
Peu de jours après la visite de Judith, Mme Bernajot mourut.
À quelques jours de là, on aurait pu voir sur le chemin qui conduit de Toulouse à Castelnaudary une femme exténuée de fatigue, et portant sur ses épaules un petit enfant endormi.
Le temps était menaçant, de grosses nuées noires s’amoncelaient à l’horizon, la journée avait été accablante, et déjà on entendait dans le lointain le roulement sourd du tonnerre.
L’enfant dormait toujours et la femme, inquiète, le voyant dormir, regardait le ciel et pressait le pas. De grosses gouttes de sueur perlaient sur son front.
Tout à coup, au détour du chemin, elle se trouva à la grille d’une habitation de belle apparence, et ce fut avec un soupir de soulagement qu’elle souleva le lourd marteau de la porte cochère.
– Jean, cria de l’intérieur la voix douce d’une femme ; Jean, ouvrez, voilà certainement mon cousin Paul ; ouvrez vite.
La porte s’ouvrit et Judith se trouva en présence d’un laquais en culotte courte qui lui barra le passage et, se retournant du côté de l’intérieur, il dit sur un ton de respect froid :
– Madame s’est trompée, c’est une espèce de mendiante.
Au même moment, Judith aperçut, derrière le laquais, une jeune femme blonde et fluette qui accourait toute rougissante et qui, en la voyant, recula de deux pas.
– Madame, dit Judith, l’orage approche ; donnez-moi, s’il vous plaît, l’hospitalité, j’ai avec moi un enfant et nous avons peur.
– Un enfant ? dit d’une voix sèche la jeune femme dont le visage prit à la fois l’air piqué et craintif ; un enfant ?... enfin ! entrez dans l’écurie si cela vous arrange. Et poussant devant elle une petite fille de cinq à six ans qui l’avait rejointe, elle ajouta :
– Rentrez, Marie, rentrez.
En ce moment, le marteau de la porte cochère retentit de nouveau ; la jeune femme revint sur ses pas en courant, tira elle-même le verrou, et un jeune homme entra.
– Julie, dit-il en lui prenant la main, voyez par quel temps j’accours près de vous.
Julie leva la tête et regarda son cousin.
Mais en ce moment un éclair traversa le ciel et le tonnerre gronda.
Julie poussa un cri en se suspendant au bras de son cousin.
Celui-ci la porta presque jusque dans le péristyle où se trouvait déjà Judith.
– Mon cher cousin, s’écria Julie, rentrons, je vous prie, cette bohémienne me fait peur.
C’est depuis qu’elle est entrée que le tonnerre gronde comme cela. – Puis, se tournant vers le domestique, elle ajouta :
– Faites-la coucher dans l’écurie, si vous voulez. Mon Dieu, que j’ai peur ! ajouta-t-elle en se pliant avec grâce au bras de M. Paul de Courcy, son cousin.
– Et mes chevaux, murmura le laquais nommé Anselme, il faudra donc qu’ils couchent avec une bohémienne ?
– Dieu ! s’écria une femme de chambre, cette espèce de femme va coucher ici ?
– Madame a très peur ! dit le laquais.
– Madame, s’écria la femme de chambre en rejoignant sa maîtresse, madame je me meurs de peur ; ces bohémiennes, ça jette des sorts. Si madame la couche dans l’écurie, les chevaux seront morveux demain, c’est certain. Je suis morte de peur !
– Couchez-la dans le grenier alors, reprit la jeune femme d’un air effaré.
– Dans le grenier ! madame n’y pense pas ! dans le grenier, c’est si près du fruitier, tous les fruits de madame seront gâtés.
– Mon Dieu ! s’écria la jeune femme en se serrant plus près de son cousin, que faire, que devenir ! Paul, je vous en prie, dites quelque chose.
– Le plus court, s’écria la femme de chambre, serait de la mettre dehors. Toutes ces femmes sont des misérables avec leurs enfants qu’elles ont volés je ne sais où. J’ai une peur ! c’est au point que le cocher de madame a été obligé tout à l’heure de me faire respirer des sels.
– Hé bien, courez, ma fille, et dites à Constant de mettre cette femme à la porte.
Un second coup de tonnerre retentit, et Mme Joliet cacha son visage dans ses mains en s’écriant d’un ton effrayé et mutin :
– Paul, je vous en prie, faites vite finir tout cela, c’est affreux d’avoir peur, savez-vous ?
– Si au lieu de mettre cette bohémienne à la porte on la faisait entrer ici, dit Paul, qui attira sa cousine près de lui ; elle jouerait du tambour de basque et nous danserait quelque chose au bruit du tonnerre. Cela ne ferait pas de mal ; cela serait original. Qu’en dites-vous ?
– Oui, c’est cela, s’écria Mme Joliet oubliant ses terreurs. Et, claquant des mains à la manière des petits enfants, elle courut jusqu’à l’antichambre.
– Constant, s’écria-t-elle, faites entrer cette femme, elle va nous danser quelque chose.
Au moment où, après avoir donné cet ordre, Mme Joliet refermait la porte et rejoignait son cousin en courant sur la plante des pieds, la femme de chambre échangea un regard avec Constant et s’écria en levant les épaules :
– Si on a jamais vu !
Au bout d’un instant, Constant ouvrit la porte du salon et dit, d’un ton où se sentait une ironie basse et méchante, mais avec un visage impassible :
– Cette femme refuse de danser devant madame, en disant qu’elle craint d’attirer sur elle la colère de Dieu.
– Mais c’est superbe ! s’écria Paul de Courcy, nous allons nous amuser comme des dieux ; laissons-la, pour le moment, conjurer à sa manière la colère de l’Être suprême qui nous envoie ces jolis petits coups de tonnerre ; dînons, et après dîner, ma chère Julie, nous la ferons venir, nous la ferons parler, et danser, qui plus est ; l’orage sera passé, et la belle ne craindra plus la colère du Tout-Puissant.
– La belle, la belle, reprit malicieusement Mme Joliet en minaudant dans un petit miroir ; la belle, mon cousin ?
– Ah ! ma chère Julie, vous savez bien qu’il n’y a que vous qui.... que......
– Savez-vous, mon cousin, que si ce n’était pas si effrayant, ce serait bien beau, le tonnerre ?
– Venez près de moi, Julie, je suis votre protecteur.
– Pas encore, Paul, reprit Mme Joliet.
– Savez-vous que c’est très effrayant, Julie, d’épouser une jeune et jolie veuve comme vous ?
– C’est vrai ! pourtant, nous allons nous marier ; quand je pense que je n’ai été inconsolable que juste un an, mon cher cousin !... Convenez aussi que j’avais été sacrifiée, car vous savez, enfin, M. Joliet, entre nous soit dit, n’était pas aimable, et sans sa grande fortune.... ; enfin le pauvre homme m’a tout laissé, il ne faut pas trop médire de lui... Comme le tonnerre gronde, mon cousin.... !
– Est-ce que vous craignez quelque chose avec moi, Julie ?
– Ah ! par exemple, s’écria Julie, avec vous, mon cousin, un officier du roi ! mais enfin, vous savez, le tonnerre !
– Le tonnerre, reprit l’officier, que diable, le tonnerre, je ne le crains pas plus qu’autre chose. Un homme ne doit rien craindre, ni Dieu, ni diable ; il ne doit craindre, reprit-il, que le feu de vos beaux yeux, ma chère cousine.
Les domestiques s’étaient groupés autour de la bohémienne et l’examinaient à distance avec curiosité.
On l’avait laissée dans le vestibule, et elle s’était assise sur un tabouret qui s’y trouvait, l’enfant couché sur ses genoux, la tête dans les mains.
Quand l’éclair traversait la nuée, elle levait la tête et s’écriait :
– Dieu vivant, épargnez-moi !
– Y a-t-il rien de plus drôle, s’écria le premier valet de chambre ; y a-t-il rien de plus drôle que d’entendre cette misérable crier au Dieu vivant de l’épargner. Où est-il, son Dieu vivant ?
En ce moment, les éclats de la foudre étaient devenus si terribles, que monsieur l’officier du roi lui-même éprouva une certaine crainte. Il se sentit mal à l’aise près de sa gracieuse cousine, et il la quitta pour aller chercher cette bohémienne qui, décidément, ne devait pas lui refuser de danser en sa présence.
M. Paul de Courcy, l’officier du roi, avait un certain ton rodomont bien fait pour intimider la valetaille. Il fallait une certaine profondeur d’observation pour découvrir, derrière sa brusque insolence, une crainte parfois assez vive ; cet esprit étroit et cette âme basse ne voyait aucun inconvénient à traiter avec mépris les gens de pauvre apparence.
En entrant dans le vestibule il écarla d’un geste les domestiques et s’écria, en touchant du bout du doigt la bohémienne :
– Allons ! allons donc ! Savez-vous que c’est à ma cousine que vous devez d’avoir trouvé ici un refuge ; il est au moins étrange que vous ne payiez point l’hospitalité qu’on vous donne par une complaisance ! Allons, oh là ! levez-vous et suivez-moi.
Le regard de la bohémienne se voila sous un feu sombre, elle se leva avec l’enfant dans ses bras et suivit le fringant capitaine. Ses lèvres pâlies s’agitaient dans une parole intérieure.
Quand elle entra dans le salon où l’attendait Mme Joliet : – Allons, dit Paul de Courcy en se jetant avec mollesse près de sa cousine ; allons, que diable ! dansez, nous ne vous avons pas fait venir ici pour perdre notre temps à vous parler, ma chère !
Judith leva les yeux, puis elle éleva au-dessus de sa tête l’enfant qu’elle portait. Au même moment la foudre éclata, et, brisant les vitres, parcourut la pièce, puis tournoyant autour de la bohémienne immobile qu’elle couvrit de feu, elle fondit enfin sur le canapé d’où une épaisse fumée noire s’éleva bientôt.
Les domestiques, épouvantés du fracas qui venait de se faire, virent passer Judith qui, sous des torrents de pluie, traversa la cour son enfant sur les bras et gagna la route. Mais, effrayés du silence étrange qui planait sur la maison, ils se regardèrent avec crainte.
– Qu’est-il arrivé ! dit enfin la femme de chambre ?
– Madame sonnera, répliqua un des valets.
Mais dans une maison où il y a des morts on ne parle pas comme dans une maison où il n’y a que des vivants. L’air rend un son mat qui étonne.
Tous se turent.
De M. l’officier du roi et de sa gracieuse cousine il ne restait que peu de chose. Des débris calcinés, qui firent reculer d’horreur la femme de chambre et les valets.
La pluie tombait avec une telle violence que Judith, effrayée et inquiète, s’écria en serrant son enfant entre ses bras :
– Dieu vivant, est-ce vous que j’ai vu tout à l’heure ? soutenez mon cœur, dirigez-moi. Où êtes-vous ? Dieu vivant !
En ce moment la bohémienne aperçut, cachée derrière quelques buissons, une petite cabane ; elle leva le loquet d’une porte disjointe et entra.
– Nous sommes dans la douleur, dit un vieillard qui s’avança en la voyant entrer. Si vous ne craignez pas de voir mourir ma fille, entrez, madame.
Judith posa son enfant et s’assit près du lit. La malade souriait.
– Vous ne souffrez donc pas ? dit la bohémienne.
– Madame, reprit le vieillard, nous attendons en ce moment la visite de Dieu.
– Dieu ! dit la bohémienne qui se leva, Dieu ici ! je le cherche depuis longtemps.
– Le voici, dit une voix, et Judith, en se retournant, se trouva en face d’un prêtre qui éleva sur sa tête un vase d’or.
Judith retomba assise près du lit et cacha son visage. Elle entendit des murmures, des soupirs, des larmes, puis des chants, et quand elle leva la tête :
– En vérité, lui dit la malade, Dieu m’a rendu la vie.
Et contre toute espérance elle se leva et montra à son père un visage radieux.
Il sembla à Judith que la cabane était pleine de feu.
– Que c’est simple, disait le vieillard en serrant sa fille dans ses bras. Dieu vivant, que vous êtes doux !
L’orage était passé, le ciel était devenu bleu, et Judith, en voyant le prêtre qui se disposait à partir, déposa son enfant sur les bras de la jeune femme guérie, puis elle suivit le prêtre de loin, à distance, et on ne la revit jamais plus.
La foudre, qui l’avait épargnée dans la première maison, ne l’avait pas épargnée dans la seconde.
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Les hommes ne la revirent plus ; mais le prophète Élie, qui ne perd jamais de vue la montagne du Carmel, l’aperçut sur une cime si haute, qu’il eût été étonné lui-même, s’il n’eût été le prophète Élie.
Jean LANDER, Le chemin de la vie, 1881.