Les trois Noëls de Jean-le-Loup
NOUVELLE
par
Émile LANGLOIS
C’était un grand gars, grand, maigre, osseux, mal chevillé, avec des bras longs d’une aune et des jambes qui n’en finissaient plus. Sur ce corps de faucheux s’agitait sans trêve une tête pétrie en pain de sucre ; dans la face, presque imberbe, brillait une large bouche fendue tout de travers et comme taillée d’un coup de serpe. Imaginez au dessus un nez long, mince et pointu, vraie plaque de cadran solaire que mettait davantage encore en relief un front bas, à peine ombré de vagues sourcils sous lesquels brillaient étrangement deux grosses prunelles prêtes à tomber de leurs orbites. Ajoutez à cela un crâne à moitié dénudé, un crâne de teigneux, triste et laid comme toutes les ruines de la vieillesse sur un être en pleine fleur...
Il s’appelait Jean Grimaud ; mais dans le village on ne le connaissait guère que sous le sobriquet de Jean-le-Loup. Et jamais appellation ne fut mieux justifiée.
Fils d’une pauvre servante qu’un amour sans lendemain avait vouée à la misère, honteux de sa lèpre morale autant que de sa laideur physique, Jean s’était toujours montré d’un caractère sombre et taciturne. Tout enfant, il vivait à l’écart, se méfiant des autres parce qu’il se défiait de lui-même. Jamais on ne l’avait vu se mêler aux jeux de son âge ; souvent même, peu soucieux des leçons du magister, il s’en allait faire l’école buissonnière dans les prés ou dans les taillis.
Avec les ans, ces instincts de solitude et de sauvagerie ne firent que s’accuser davantage.
Comme il avait fui l’école, Jean-le-Loup évita les réunions et les fêtes, ne courant aucune assemblée, allant à peine au cabaret et, quand il y entrait, restant des heures accoudé en silence au coin d’une table, devant sa tasse.
Ce genre de vie bizarre souleva bien, au début, les moqueries et les quolibets ; mais c’était un véritable hercule que Jean-le-Loup, et quand il eut fait sentir à quelques freluquets la pesanteur de son poing, les langues se turent, ou du moins parlèrent bas.
Au reste, honnête garçon, travailleur et poli, Jean-le-Loup était le meilleur berger que la ferme des « Bruyères » eut connu depuis longtemps.
*
* *
Cependant, cet être si abrupt si primitif, qu’on pouvait se demander s’il avait une âme, cet être souffrait. Sous son écorce rugueuse battait un cœur d’or : Jean-le-Loup adorait les enfants. Et cent fois, dans ses nuits solitaires, il avait fait le rêve de posséder, lui aussi, un de ces petits anges qu’il voyait dormir dans leurs bers, à la ferme, ou se jouer entre les jambes de leur père.
Mais quelle femme aurait voulu de lui ? Il était trop laid, trop difforme.
Jean voulut se replier sur les enfants des autres ; mais il leur fît peur avec ses grands bras, ses gros yeux roux, son large sourire embarrassé.
Et Jean-le-Loup était triste...
Un soir, il suivait, pensif, le sentier des « Bruyères ». La messe venait de finir, une belle messe de minuit toute parsemée d’étoiles, de carillons et de refrains d’autrefois.
Le gars n’était point dévot ; ce soir-là, pourtant, quelque chose l’avait remué, non pas la voix des cloches, non pas le chant des « noëls », non pas la splendeur des lustres couronnés de lumières... mais l’étable rustique où rayonnait, dans la paille, le bel enfant rose et blond de la Vierge.
Et tout en, regagnant sa pauvre bergerie, Jean-le-Loup songeait. Les yeux remplis du gracieux tableau de la crèche, il se prenait à envier le sort de ces bergers anciens qui avaient bercé et réchauffé l’Enfant-Dieu.
Mais le temps n’était plus, hélas ! où le Roi des rois se plaisait à descendre parmi les pasteurs...
Et, plus attristé que jamais, Jean s’en va tirer le loquet de son étable.
Ace moment un cri plaintif se fait entendre, quelque chose comme l’appel inquiet d’un agneau, quoique plus doux et plus frêle encore. Jean prête l’oreille, mais, à cette heure tardive, tous ses moutons reposent.
– J’ai la berlue, se dit-il.
Mais non : voilà que la petite voix reprend sa plainte languissante. Cette fois, le berger a parfaitement entendu :
– C’est étrange, murmure-t-il, on dirait le petiot de la ferme qui pleure dans mon lit !
Jean-le-Loup allume un falot. Lui, l’homme de la solitude et de la nuit, l’être inaccessible à la peur, le voilà tout ému, tout tremblant, comme s’il avait le pressentiment d’un mystère.
D’une main timide il soulève un coin du drap...
Ô miracle ! sur la toile grossière un nouveau-né apparaît, rose et blond, bouche et paupières entr’ouvertes. Jean n’en croit pas ses yeux ; pour se convaincre qu’il n’est pas le jouet d’un rêve, il se penche vers la frêle créature et, lentement, lentement, pose sur sa joue tiède ses bonnes lèvres charnues.
Mais cette caresse un peu gauche a réveillé l’enfant qui se met à gémir de plus belle.
Que faire ? Le plus simple était de courir à la ferme.
Jean tomba au beau milieu du réveillon ; tout essoufflé, il conta son histoire. On le crut fou. Mais quand la patronne, qu’il avait entraînée avec lui, revint à la ferme, un gros poupon dans son tablier, ce furent des exclamations sans fin :
– C’en était une affaire ! Drôle de cadeau de Noël, tout de même, que ce « mioche »... Il devait y avoir quelque histoire là-dessous... Qui sait ? un fils de princesse, peut-être, qui sera tombée amoureuse de Jean-le-Loup !... Voyez-vous le cachottier !
Et les rires d’éclater.
Mais Jean n’entend pas. À genoux devant l’âtre où la fermière s’ingénie à réconforter l’enfant, le berger ne quitte pas des yeux le cher fardeau qui remue doucement ses petits membres devant la bûche de Noël.
– Qu’allons-nous en faire ? demanda le maître au bout d’un instant. On ne peut pourtant pas le garder.
Le visage de Jean-le-Loup exprima une angoisse profonde :
– Si je payais ? hasarda-t-il.
Et comme chacun le regardait ébahi :
– Je vous laisserai mes gages, reprit-il. Est-ce entendu, le maître ? Bah ! un de plus un de moins, ça ne paraîtra guère. Pas vrai, patronne ?
Le fermier se laissa gagner.
Cette nuit-là, Jean-le-Loup ne dormit pas.
*
* *
Les années ont passé. L’enfant trouvé est maintenant un grand écolier, à la mine éveillée, au regard intelligent.
Affectueux et tendre, le petit Noël – ainsi l’appelle-t-on – ne connaît point de plus grand plaisir que d’aller, au retour de la classe, rejoindre son parrain dans la plaine. Jusqu’au soir il court près de Jean à travers les sillons et, de temps en temps, lui ramène quelque brebis apeurée. Et quand, à la tête du troupeau, le berger reprend le sentier de la ferme, le petit Noël lui donnant la main, dire le plus heureux des deux serait difficile.
L’enfant n’ignore rien du mystère de sa naissance ; le dévouement de Jean, la tendresse inquiète avec laquelle il a veillé sur ses premiers pas, lui font regarder comme un héros cet être déshérité. Et loin de s’ennuyer en sa compagnie, le petit Noël bornerait volontiers ses désirs à vivre près de son parrain tous ses jours, pasteur comme lui, simple et pauvre comme lui.
Mais Jean-le-Loup nourrit des ambitions plus hautes. Depuis douze ans, cet humble, ce farouche, vit dans un enchantement perpétuel, tout à la joie de se prodiguer pour le roseau débile égaré sur sa route. Les premiers temps, un nuage a bien assombri cette joie : la crainte qu’on ne vînt réclamer l’enfant. Mais les années ont fui, et du jeune orphelin nul ne se soucie plus. Il est bien à lui, son petit Noël !
Aussi quels beaux projets ne caresse-t-il pas pour son filleul ? Le voir un jour à la tête d’une grande ferme, riche et cossu comme le patron des « Bruyères », voilà son rêve. Malheureusement, filleul et parrain ont l’escarcelle aussi peu garnie l’un que l’autre. Et plus le petit Noël avance en âge, plus Jean-le-Loup voit pâlir dans la brume la silhouette de ses merveilleux châteaux en Espagne.
Mais quelqu’un veille... Par une nuit de décembre toute parsemée d’étoiles et de carillons, Jean-le-Loup est rentré à la ferme. Encore tout aux souvenirs des Noëls passés, il fait un rêve splendide. À peine a-t-il clos les yeux qu’une main discrète entrebâille la porte de son étable. Une femme s’approche de sa couche, une femme enveloppée d’un long voile ; mais aux lueurs des astres Jean peut distinguer ses traits. Et, chose merveilleuse, la dame a le visage du petit Noël !
La visiteuse a compris la pensée du berger, et, bas à son oreille, si bas qu’il entend à peine : « – C’est vrai, dit-elle, je suis sa mère ! Oh ! ne me maudissez pas... si vous saviez !... Moi, je vous adore tous les deux. »
Et, penchée sur le dormeur, la belle dame pose lentement, lentement, un baiser parfumé sur ses bonnes lèvres charnues. Puis, sans lui donner le temps de revenir de son trouble, elle glisse dans ses deux mains une bourse pleine et s’évanouit comme une ombre. Au petit jour, Jean s’éveilla, poursuivi par son rêve... Ô stupeur, la bourse était là !
*
* *
Le petit Noël a grandi, l’enfant est devenu un homme, et quand Jean-le-Loup le regarde aller et venir et commander en maître à la ferme, une bouffée d’orgueil monte au visage du pauvre berger.
Car son filleul est maintenant patron des « Bruyères ». Dans la bourse mystérieuse, il y avait deux parts, mais Jean n’a pas voulu de la sienne, des deux trésors il n’en a fait qu’un et l’ancien fermier, vieilli et cassé, a pu céder la place à l’adolescent plein de vie.
Mais ce n’est pas tout : un beau matin, le foyer s’est agrandi ; le jeune maître a ramené sous le vieux toit des « Bruyères » la vierge aimée de sa jeunesse : les voilà deux aujourd’hui pour l’aimer...
Jean-le-Loup est bien heureux, n’est-ce pas ? Eh bien non, quelque chose manque à sa joie, quelque chose... il ne sait trop quoi. En vain les deux adolescents l’entourent-ils d’une affection toute filiale, il semble à Jean que ce n’est plus comme autrefois, au temps de son petit Noël.
C’est que, plus l’homme s’achemine vers la vieillesse, plus il redevient enfant. N’est-il pas tout simple qu’il revienne aussi à la compagnie des frais bambins au joyeux babil, au mignon sourire ?
Les jeunes mariés furent longtemps à s’apercevoir du mal qui rongeait leur ami et les désolait. Un jour cependant ils devinèrent... Dès lors, la gaieté refleurit à la ferme, une gaieté folle qui déconcerta tout à fait Jean-le-Loup. Avec quels airs mystérieux on vous le dévisageait ! Et puis, comme on riait sous cape de sa mine déconfite ! Le pauvre homme n’y comprenait rien.
Un soir, il comprit tout. Ce soir-là, un beau soir de Noël tout parsemé d’étoiles et de carillons, Jean rentrait à la ferme, causant tout bas avec ses souvenirs, quand il s’entendit appeler dans la grande chambre où flambait à pleine cheminée la bûche de Noël.
– Regarde, mon vieux Jean, regarde !
Et, dans un chancelant berceau d’osier, Jean-le-Loup aperçut, à travers ses larmes, un doux enfantelet rose et blond comme celui de la crèche, comme celui de la bergerie des « Bruyères ». Et, penché vers la frêle créature, Jean-le-Loup posa lentement, lentement sur la joue tiède du nouveau-né, ses deux bonnes lèvres charnues...
Il avait retrouvé son petit Noël.
Émile LANGLOIS.
Paru dans La Sylphide en 1897.