Rosa mystica

 

 

 

           LIVRE PREMIER

 

 

À cet âge où, des sens brisant la verte écorce,

La fleur de l’âme éclate et brille dans sa force,

Où tout prend une voix et, d’un accent vainqueur,

Parlant hier aux yeux frappe aujourd’hui le cœur,

Écolier, dans les bois il marchait plein de rêves.

Respirant le soleil et le parfum des sèves,

II oubliait son livre entre ses mains ouvert,

Et lisait le printemps aux pages du désert.

 

C’était un jeune sage ; en ces riants portiques

Tout à l’heure il songeait des demi-dieux antiques :

Soldat, il triomphait aux champs de Marathon,

Ou, vaincu, libre et fier, tombait avec Caton ;

Poëte, il ravissait, près de la source ardente,

Le rameau d’or cueilli par Virgile et par Dante ;

Entre ces deux lauriers s’exerçait à choisir,

Et sur les grandes morts il pleurait de désir.

 

Le jour, filtrant par goutte aux voûtes des allées,

Sème de diamants les mousses constellées,

Et, jaspant de vermeil le tronc du chêne obscur,

Fait sourire, à ses pieds, la pervenche œil d’azur.

C’est midi ; la forêt croise en détours sans nombre

Ses chemins, clairs sillons tracés sous des flots d’ombre.

Au hasard l’enfant marche, absorbé tout entier

Dans son rêve sans terme ainsi que le sentier.

Bientôt avec l’odeur qui sort de chaque tige,

Il subit du printemps l’invincible vertige,

Les folles visions, voltigeant par essaims,

Rompent en lui le fil des austères desseins.

Parti du Capitole, épris des vieux trophées,

Le mobile songeur s’égare chez les fées.

Il touche à ces jardins où s’endort la raison

Sous d’attrayants rameaux dont l’ombre est un poison.

Un murmure joyeux l’invite ! il va sans crainte,

Il fait un dernier pas vers le noir labyrinthe.

 

Mais, tout à coup, tenant une rose à la main,

Grande et belle une femme a barré le chemin.

Au doux vent de ses pas la feuille à peine bouge,

Et s’embrase aux reflets de son vêtement rouge ;

Le concert de sa voix, des grâces de son corps,

De ce printemps perfide étouffe les accords ;

Elle parle et sourit, l’éclair de sa paupière

Brille et du ciel ardent éclipse la lumière.

 

 

                                     BÉATRIX.

 

Reconnais-moi ! je donne au cœur des ailes d’or.

Nul à ces grands sommets dont tu cherches la voie

N’atteindra si mes yeux n’éclairent son essor.

 

J’apporte à mes élus la force dans la joie ;

Et, sous des noms divers, je viens pour eux du ciel,

Leur frayant le retour vers le Dieu qui m’envoie.

 

Je suis la Béatrix aux paroles de miel,

Révélant les secrets du bienheureux empire ;

J’y prépare, à qui m’aime, un laurier éternel.

 

Beaux combats et beaux vers, c’est moi qui les inspire.

 

Ayant dit, à l’enfant elle adresse un regard

Qui dans le vif du cœur pénètre comme un dard,

Et, sur ce front tremblant, d’un doigt calme elle applique

La rose préparée à ce baiser mystique.

 

Soudain, les lits de mousse et l’églantier vermeil,

Le chêne aux feuilles d’or miroitant au soleil,

Les magiques appels des fleurs et de la brise,

Ces doux pièges des bois par qui l’âme est surprise,

Toute la terre, enfin, disparaît. Le rêveur,

Saisi par Béatrix dans ce baiser sauveur,

Plus haut que la nature, en son essor paisible,

Monte et ses yeux guéris s’ouvrent sur l’invisible.

 

Il voit le paradis, le bonheur des élus

Embelli, ce jour-là, par un amour de plus.

Une âme y vient de naître, une vierge innocente,

Gardant du sein de Dieu l’empreinte éblouissante,

Rayonnante à la fois de force et de douceur,

Pareille à Béatrix comme une jeune sœur.

Un rosier sans épine est son lit ; deux beaux anges

De leurs robes d’azur ont fait ses premiers langes.

Le chant des séraphins, mélodieux ruisseau,

Coule comme un lait pur autour de son berceau.

Quatre saintes, debout, marraines et patronnes,

Filant l’or de ses jours en tressent des couronnes,

Et, lui versant les flots dont on baptise aux cieux,

Répandent leurs vertus sur ce front gracieux.

 

 

                              SAINTE MARIE.

 

          Reçois mon nom, mon nom sans tache,

          Tu me le rendras aussi pur,

          Sans qu’une ombre en ta vie attache

          Un seul nuage à cet azur.

 

          Je te prends, rose de mystère,

          Pour t’abriter de ma pudeur ;

          Dieu seul, sous ton feuillage austère,

          Saura quelle est ta douce odeur.

 

          Sous d’autres feux que ceux de l’âme

          Jamais tu ne voudras fleurir ;

          Mais tu connaîtras, pauvre femme,

          Tous les amours qui font souffrir.

 

          Tu boiras à l’éponge amère

          Qui m’abreuve au pied de la croix ;

          Et le glaive en ton cœur de mère

          Comme au mien plongera sept fois.

 

 

                   SAINTE VICTOIRE.

 

La vie en fleurs m’offrit ses plus chères délices.

Quand tout me souriait, jeunesse, honneurs, beauté,

J’ai des mornes prisons choisi la volupté ;

J’ai pris Dieu pour époux, dans l’horreur des supplices.

 

Plus cruels à mon cœur que le fer et le feu,

J’ai subi les assauts de deux amours contraires :

Ma foi m’a fait trembler pour mon père et mes frères.

J’ai vu ceux que j’aimais ennemis de mon Dieu.

 

Mais le ciel m’a rendu ma maison douce et calme ;

Mon sang a racheté tous ceux que j’ai chéris ;

Dans le salut des miens j’en ai reçu le prix...

Je te lègue, à présent, mon martyre et ma palme.

 

 

                   SAINTE THÉRÈSE.

 

Dans un corps admiré cacher un cœur de flammes,

Gomme un brasier trop plein sous l’or de l’encensoir,

C’est un don périlleux... tu peux le recevoir !

Tu seras belle et pure entre toutes les femmes.

 

Car le feu dont ta grâce embrasera les âmes

Consume en ses ardeurs tout criminel espoir ;

Qui te chérit s’enchaîne aux rigueurs du devoir,

Il apprend à servir le Dieu que tu proclames.

 

Et toi, tu meurs d’amour ; mais d’un amour sacré

Qu’un terrestre désir n’a jamais effleuré,

Dont nul ne troublera les extases divines,

 

Tu poursuis, à jamais, d’un chaste emportement,

Tu prends, ainsi que moi, pour éternel amant,

Jésus en croix, saignant et couronné d’épines.

 

 

                  SAINTE ÉLISABETH.

 

Dieu montre à qui se perd, pour le gagner aux cieux,

                Ta vertu souriante,

Étoile aimable et sûre invitant tous les yeux,

                Astre où l’on s’oriente.

 

Chacun t’apportera sa lèpre et ses douleurs.

                Sans que tu t’en effraies ;

Car ton doigt délicat, fait pour cueillir des fleurs,

                Aime à panser des plaies.

 

Le pauvre, à tes genoux, recevra, sans fierté,

                L’aumône qu’il repousse ;

Tu sauras embellir même la charité

                D’une beauté plus douce.

 

Une grâce est cachée aux plis de ton manteau,

                Transformant toutes choses ;

De ton voile, entr’ouvert sur ton pieux fardeau

                Tu fais pleuvoir des roses.

 

Ainsi, les bienheureux, égrenant leurs fleurons,

Sèment sur nos berceaux les perles de leurs fronts,

Et font, dès sa naissance, à l’âme de tout homme

Un germe de vertus des noms dont il se nomme.

 

À peine elle a reçu ce grain des fleurs du ciel,

Dont la terre à sa lèvre empruntera le miel,

La sœur de Béatrix, la rose bien nommée,

Se lève dans l’azur comme une aube enflammée.

 

Tout l’horizon s’embrase à sa vive rougeur ;

Son sourire a plongé dans les yeux du songeur,

Et, pour garder cette âme, active sentinelle,

La vision s’y fixe en sa grâce éternelle.

 

Par le songe ébloui, sitôt qu’à son réveil

L’adolescent revoit la terre et le soleil,

Il croit, au bord des prés, trouvant l’herbe si pâle,

Que la nuit s’y promène en ses sentiers d’opale.

En vain, pour l’attirer, les grands lis importuns

De leur robe d’argent agitent les parfums,

En vain sourit, tout près, la pourpre des cerises ;

Sous l’ambre et le carmin les fleurs lui semblent grises,

Si fort brille, à ses yeux, de l’éclat d’un brasier,

La rose ardente au sein du mystique rosier.

 

 

 

 

                LIVRE DEUXIÈME

 

 

La prison de Konrad est sombre ; éclairs funèbres,

Ses regards de courroux sillonnent les ténèbres.

Soldat vaincu d’un droit qui succombe avec lui,

Et doutant de ses dieux, insultés aujourd’hui,

Il maudit cette foule au cœur bas et frivole,

Qui fait du crime heureux une insolente idole.

Blessé sous le drapeau dont il porte le deuil,

Il saigne dans sa chair, comme dans son orgueil.

 

Mais son mal le plus âpre est dans l’âme elle-même ;

C’est un vide rongeur à la place où l’on aime,

Un désir qui survit, couvrant plus d’un remord.

Jeune, il invoque, hélas ! et redoute la mort ;

Indigné de sentir que l’épreuve du glaive

En le laissant vaincu n’a pas tranché son rêve,

Mais un son de voix doux comme la charité

Parvient, dans le cachot, à son cœur agité.

 

 

                      ROSA MYSTICA.

 

            Je viens, dans la prison plaintive,

            Veiller au chevet des douleurs ;

            C’est le jardin que je cultive,

            J’y prends mes perles et mes fleurs.

 

            Si je n’en peux briser la porte,

            J’y laisse après moi, chaque soir,

            Pour prix des joyaux que j’emporte,

            Le pain, la prière et l’espoir.

 

            Un songe heureux vers toi m’appelle ;

            Quatre saintes m’ont dit ton nom ;

            Je sais qu’une fleur immortelle

            Éclot dans ton noir cabanon.

 

            Je veux cueillir sur tes blessures

            Les larmes du juste affligé,

            Et, si mes mains sont assez pures,

            Toucher à ton cœur soulagé.

 

 

                          KONRAD.

 

À d’aussi nobles mains un miracle est possible.

Mes fers peuvent tomber, ma prison peut s’ouvrir,

Mon flanc, qui saigne encor, devenir insensible...

Mais tu parais trop tard, mon cœur ne peut guérir.

 

Pour fuir de son cachot, mon âme n’a plus d’aile,

Je souffre de ma nuit sans désirer le jour ;

J’admire encor le bien, mais j’ai perdu son zèle,

Et je crois à ton Dieu, mais j’y crois sans amour.

 

 

                            ROSA.

 

           Tu sais aimer, puisque tu pleures,

           Tu sais prier, puisque tu crois !

           Je viendrai, dans tes sombres heures,

           T’ouvrir les deux bras de la croix.

 

           C’est peu de souffrir sans révolte,

           Sachons féconder chaque pleur ;

           Aimons Dieu ! l’amour seul récolte

           Les fruits semés par la douleur.

 

           Peut-être que ta gerbe est mûre,

           S’il y pleut une larme encor ;

           Tu risquerais, par un murmure,

           De flétrir ses mille épis d’or.

 

 

                        KONRAD.

 

Il est des maux portant avec eux leurs délices,

Où des belles vertus les germes sont semés...

Nulle fleur n’éclora dans mes âpres calices ;

Leur poison m’est venu des cœurs les plus aimés.

 

Sous le fer des méchants je tombai sans blasphème.

Mais, par des coups secrets que je ne puis trahir,

J’ai souffert trop souvent des vertus elles-mêmes...

Je veux les oublier !... et crains de les haïr.

 

 

                           ROSA.

 

          J’ai vu répandre bien des larmes

          À de pauvres yeux délaissés ;

          Par le sourire, ou d’autres armes,

          J’ai connu bien des cœurs blessés.

 

          Jamais à panser une plaie

          Je n’ai pleuré comme aujourd’hui !

          Dieu veut, sans doute, que j’essaie

          D’adoucir ta coupe d’ennui,

 

          Pour que ton cœur, sans méfiance,

          Cherche, au fond du vase de fiel,

          Cette fleur de la patience

          Qui manque à ta couronne au ciel.

 

 

                          KONRAD.

 

Parlant du ciel ainsi, tu l’habites sans doute,

Toi dont chaque regard éclaire ma prison !

La colère en mon cœur s’endort, quand je t’écoute.

J’y sens se réveiller la voix de l’oraison.

 

Ta sereine beauté, chassant l’ombre et la crainte,

Luit en des traits si purs qu’ils n’ont rien de mortel ;

Sous ses longs cheveux noirs, ton front est d’une sainte.

Dis s’il faut qu’on t’adore, et monte sur l’autel !

 

 

                             ROSA.

 

          L’humble culte qu’il faut me rendre,

          C’est un peu de douce pitié.

          Offre à Dieu ta ferveur si tendre ;

          Garde pour moi ton amitié.

 

          Mes jours, comme tes jours sans trêve,

          Sont pleins d’ennemis dangereux,

          Et mon front n’a touché qu’en rêve

          Au nimbe d’or des bienheureux.

 

          Mes pieds ont peine à me conduire

          Sur un sentier matériel ;

          Mais je suis pareille au navire,

          Ma force est dans le vent du ciel.

 

          C’est le nom du Dieu que je prie

          Qui donne à ma voix sa douceur,

          Et, dans ton âme endolorie,

          M’annonce à toi comme une sœur.

 

          Si mon front a quelque noblesse,

          Je la reçus avec la foi ;

          Je n’ai que ma chaste faiblesse

          Et mon cœur qui soient bien à moi.

 

          Dieu me vit tremblante et courbée ;

          Un piège était sur mon chemin,

          Et mon âme y serait tombée,

          Sans un miracle de sa main.

 

 

                         KONRAD.

 

Si des pleurs à tes yeux je ne voyais les traces,

Je te croirais un ange et n’oserais parler.

Ton cœur, que la tristesse embellit de ses grâces,

S’il n’avait pas souffert ne saurait consoler.

 

Non moins que ta beauté cette douleur m’attire,

M’apprenant que ton sein palpita comme nous.

Ce front charmant, peut-être, est fait pour le martyre ;

Mais il est fait, encor, pour qu’on l’aime à genoux.

 

Puisque de ma prison tu sais ouvrir les portes,

Délivre aussi mon âme esclave en ce bas lieu ;

Tends à mes faibles mains la palme que tu portes,

M’élevant jusqu’à toi pour m’approcher de Dieu.

 

 

                         ROSA.

 

          Je n’ai la palme, ni les ailes,

          Ni l’esprit fier et triomphant ;

          J’ai l’amour et l’espoir fidèles,

          J’ai l’humble foi qui me défend.

 

          Pour l’emporter dans la lumière,

          Mon bras est trop débile encor ;

          Mais vois-tu, là-haut, la prière

          Qui nous tend son échelle d’or ?

 

          Il faut l’escalader ensemble !

          Oublions les pleurs essuyés...

          Tu me soutiendras si je tremble ;

          Montons ! l’un sur l’autre appuyés.

 

 

                         KONRAD.

 

Ah ! lorsque je rêvais, dans mes saisons bénies,

De planer dans la sphère où s’allume le jour,

De plonger jusqu’au fond des choses infinies,

En traversant le ciel dans un essor d’amour ;

 

L’ange qui m’entraînait sur ses ailes de flamme

Avait ces yeux, ce front, ces lèvres, cette voix...

La rencontrai-je, enfin, cette sœur de mon âme,

Tardive Béatrix, est-ce vous que je vois ?

 

Venez-vous me ravir, éperdu, sur les cimes

De ce chaste idéal objet de mon tourment ;

M’apportez-vous la fleur des voluptés sublimes

Que je veux respirer jusqu’à l’enivrement ?

 

 

                           ROSA.

 

          Au nom des promesses divines

          Je viens pour t’aider à souffrir ;

          Ma tendre couronne d’épines

          Est la fleur que je dois t’offrir.

 

          De mon front qui saigne et se penche,

          Pour la partager si tu veux,

          J’en vais détacher une branche

          Et l’enlacer à tes cheveux.

 

          Le Dieu clément qui nous l’impose,

          Pour des jours bientôt révolus,

          De chaque dard fait une rose

          Et la fixe au front des élus.

 

 

                         KONRAD.

 

Donne-moi, donne-moi ce pâle diadème,

La ronce aux mille dards dont ta chair a saigné ;

Son charme a pénétré dans ma douleur que j’aime ;

De fleurs et de parfums je sens mon front baigné.

 

Oui, c’est là Béatrix ! ses pleurs et son sourire

Réveillent en mon cœur d’ineffables accords ;

Et l’éclair de ses yeux, dardé pour me conduire,

Me lance vers le ciel et m’arrache à mon corps.

 

Qu’importe le passé ! je sens tomber mes chaînes ;

Comme d’un frais berceau je sors de ma prison ;

Je respire, déjà, dans les saisons prochaines,

Un souffle d’infini qui passe à l’horizon.

 

Partons, ô Béatrix, je te suis dans la nue !

Mais je veux, pour ta gloire, écrire, auparavant,

Sur les murs du cachot où je t’ai reconnue :

« Entré mort en ces lieux, Konrad en sort vivant. »

 

 

 

 

                 LIVRE TROISIÈME

 

 

                           BÉATRIX.

 

Mon nom est allégresse, heureux qui le prononce !

Venez dans mes jardins où l’on est transformé ;

J’écarterai de vous les cailloux et la ronce.

 

Cueillez votre bonheur où Dieu vous l’a semé.

Pour entrer dans la gloire, où je veux vous conduire,

C’est peu d’avoir souffert, si l’on n’a pas aimé,

 

Si l’on n’a pas compris le ciel dans un sourire ;

Si des yeux, précurseurs du soleil idéal,

Pour vous montrer le but, n’ont commencé de luire.

 

Souris donc, et rougis sur le rosier natal,

Comme une aube éveillant l’espérance immortelle,

Donne, ô mystique fleur, donne l’oubli du mal

 

À l’ami douloureux qui prie et qui t’appelle.

L’amour de Béatrix, le tien, ma jeune sœur,

Exhale en ses parfums, l’esprit qui renouvelle.

 

Laisse à ton bien-aimé respirer tout ton cœur.

 

 

                     ROSA MYSTICA.

 

          Ordonnez, mon Dieu, je suis prête

          Au plaisir comme à la douleur ;

          Ordonnez, et ma main discrète

          Cueillera la ronce ou la fleur.

 

          Mais, par cette croix que j’embrasse,

          Cette croix, mon souverain bien,

          Laissez, comme un don de la grâce,

          Laissez-moi ce chaste lien ;

 

          Vous pouvez donner ou reprendre,

          Mon Dieu ! mais, au moins pour un jour,

          Permettez cette amitié tendre

          À mon cœur plein de votre amour.

 

          Faites, sur la route éclaircie

          Où va cet homme triste et doux,

          Que son cœur au mien s’associe

          Pour des œuvres dignes de vous.

 

 

                          BÉATRIX.

 

Il est d’heureux devoirs, s’il en est de sévères.

Nul, sans qu’une fleur brille au bord de son chemin,

N’a marché vers le ciel même sur nos calvaires.

 

La terre a son Éden permis au cœur humain,

Où chaque brise apporte à l’âme une caresse ;

Moi, qui l’ai traversé, je vous y tends la main.

 

Donnez une heure encore à sa féconde ivresse.

La douleur, devant Dieu, n’a toute sa beauté

Que dans l’homme, investi de force et de tendresse,

 

Qui connaît le plaisir et qui l’a rejeté.

Vous, donc, que Dieu destine à son amer calice,

Allez, dans mes jardins, sourire en liberté,

 

Allez parer vos cœurs avant le sacrifice.

 

 

                 VOIX DE LA TERRE.

 

Goûtez à tous mes fruits ! des plaines aux vallons,

Glanez sur les hauts lieux, à tous mes échelons,

          À travers l’ombre, ou dans les flammes.

En marchant vers demain, jouissez d’aujourd’hui !

Premier degré du ciel, la terre a, comme lui,

          Des lieux de repos pour les âmes.

 

Dieu ne m’a pas donné ces fruits d’or, ces prés verts,

Pour n’être pas cueillis, pour demeurer déserts.

          À mes jardins il faut des hôtes.

Épuisez-moi, d’abord, de mes dons les meilleurs ;

Puis, s’il est une voix qui vous invite ailleurs,

          Partez pour des sphères plus hautes.

 

 

                LES FLEURS DES BOIS.

 

              Venez ! voici, dans nos bois,

                      Les beaux mois

              Où l’on aime, où l’on médite.

              Dieu, qui répand sur nos fleurs

                      Leurs couleurs,

              Dieu veut que l’on nous visite.

 

              Venez ! la rose, aujourd’hui,

                      Meurt d’ennui,

              Sur le buisson qui l’enchaîne,

              De n’ouïr que les ruisseaux,

                      Les oiseaux,

              Ou la voix grave du chêne.

 

              Comme elle aurait de plaisir

                      À saisir,

              En frémissant sur sa tige,

              Un souffle, au moins, plus vivant

                      Que le vent,

              Votre haleine qui voltige.

 

              Elle aspire à recevoir,

                      Pour ce soir,

              Sur sa corolle embrasée,

              Une larme de vos yeux...

                      L’aimant mieux

              Qu’une coupe de rosée.

 

              Quand frappe à leur front vermeil

                      Le sommeil,

              Oui, les fleurs seraient heureuses

              D’écouter et d’assoupir

                      Un soupir

              De vos lèvres amoureuses.

 

              Les bois aiment la chanson

                      Du pinson ;

              Mais, pour le chêne lui-même,

              Rien ne vaut deux fraîches voix,

                      Mille fois

              Répétant ces mots : Je t’aime !

 

 

                  LES FONTAINES.

 

          La source, au pied du mont natal,

          À l’abri du moindre zéphyre,

          Comme un grand disque de cristal

          Dans un cadre vert de porphyre,

 

          Sous le chêne au feuillage noir,

          Fraîche au milieu d’un air torride,

          La source étale son miroir

          Comme un acier pur et sans ride.

 

          L’azur sombre en est si profond,

          Si bien clos dans son lit de roche,

          Qu’effrayé de ce puits sans fond

          Jamais le chevreuil n’en approche.

 

          Que sert le transparent bassin,

          Si le cygne au long cou d’ivoire

          Ne doit s’ébattre dans son sein,

          Et si la biche n’y vient boire ?

 

          Il attend de voir, à genoux

          Sur la mousse qui l’environne,

          Un couple aux yeux chastes et doux

          Que le myrte amoureux couronne.

 

          Ensemble ils viennent s’y pencher,

          Mêlant noirs cheveux, boucles blondes ;

          Leurs regards, prompts à se chercher,

          Croisent deux éclairs sous les ondes.

 

          Alors, animés par leurs yeux,

          Le bassin, fait pour qu’on s’y mire,

          De sombre devenu joyeux

          S’illumine de leur sourire.

 

 

                      CHANT D’OISEAUX.

 

              Quand nous chantons nos amours,

              Les vieux chênes sont-ils sourds ?

                    Non sans doute.

              Mais à leurs pieds, par bonheur,

              Dans l’ombre, un beau promeneur

                    Nous écoute.

 

              On le devine à ses yeux,

              C’est un amant soucieux,

                    Las d’attendre.

              Charmez, oiseaux, son ennui,

              Et trouvez un chant, pour lui,

                    Vif et tendre.

 

              Battez de l’aile ! on entend

              Deux soupirs, à chaque instant,

                    Se confondre.

              Voici le bruit d’un baiser ;

              Il va, sans plus s’apaiser,

                    Vous répondre.

 

 

                           KONRAD.

 

Chantez pour nous ! chantez vos plus douces chansons.

Mes frères les oiseaux, et battez-nous des ailes.

Polissez le cristal de vos miroirs fidèles,

Fontaines au flot pur près de qui nous passons.

 

Et vous, lancez à flots l’odeur qui nous enivre,

Rosiers pleins de soleil, chèvrefeuille et jasmin ;

Voici, les yeux baissés et sa main dans ma main,

La reine de mon cœur qui consent à me suivre.

 

Unissez vos splendeurs pour nous faire un beau jour ;

Rayonnez, embaumez, chantez d’une voix tendre.

S’il faut des cœurs émus pour savoir vous entendre,

Ô nature, en voici tout palpitants d’amour !

 

 

                    CANTIQUE.

 

          J’ai respiré, dans une rose,

                L’odeur du ciel ;

          Toute larme dont je l’arrose

                Y fait son miel.

 

          C’est mon bon ange ! elle se voue

                À ma douleur...

          Par l’éclat vermeil de sa joue,

                C’est une fleur.

 

          Ni le velours qui sur la pêche

                Brille un matin,

          Ni la rose-thé la plus fraîche,

                Ni le satin,

 

          Ni le lotus au blanc calice,

                De l’onde issu,

          N’ont de sa peau suave et lisse

                Le fin tissu.

 

          Quand sa main, qu’elle m’abandonne,

                Vient à s’ouvrir,

          Ma lèvre, en y touchant, frissonne,

                Je crois mourir !

 

          Mais, ce qu’au monde rien n’égale,

                Âme ni fleur,

          C’est l’encens que son âme exhale

                Dans chaque pleur.

 

          Ce chaste encens m’apporte un rêve

                Tout plein de Dieu.

          Et, comme un nuage, il m’enlève

                Dans le ciel bleu.

 

          Ce mystique parler que j’aime

                Dans son ardeur,

          Fait oublier sa beauté même

                Pour sa pudeur.

 

          Si bien qu’à sa voix tout se calme

                Et se soumet...

          Je n’aperçois plus qu’une palme

                Sur un sommet.

 

 

                           ROSA.

 

          Hier, ces doux noms que je t’inspire,

          Ces doux aveux, en qui j’ai foi,

          M’auraient fait trembler ou sourire,

          Prononcés par d’autres que toi.

 

          Je les accepte de ta bouche ;

          Sans chercher, dans mon propre cœur,

          D’où vient que ton accent me touche,

          Pourquoi je veux être ta sœur.

 

          Calme et fort dans sa confiance,

          Ce cœur, rassuré d’aujourd’hui,

          Sent que vers ton âme il s’élance,

          Et que ton âme vient à lui.

 

          Dieu nous a poussés l’un vers l’autre,

          Il a sur nous d’heureux desseins ;

          Aimons, pour sa gloire et la nôtre,

          Aimons, comme ont aimé les saints.

 

 

                          KONRAD.

 

Oui, c’est Dieu que j’entends à travers ta parole !

C’est Dieu qui par tes mains me touche et me guérit,

Qui, des feux de ce jour, t’allume une auréole,

Qui para cet Éden où notre amour fleurit ;

 

Lui qui préfère aux lis, dont le baume l’encense,

Qui respire ton âme en ce fervent essor ;

Lui qui, pour m’enivrer, fit, de sa propre essence,

La nature si belle et toi plus belle encor.

 

Avant l’heure où ton cœur, débordant sur les cimes,

Eût transformé ces bois, où j’ai tant soupiré,

Avant de t’y conduire, ô toi qui les animes,

Je n’avais rien senti, rien vu, rien admiré !

 

Un arôme inconnu sort, aujourd’hui, des roses ;

Les oiseaux sont plus vifs et plus mélodieux ;

Des rayons tout nouveaux ont brillé sur les choses,

Depuis que j’y regarde aux flammes de tes yeux.

 

Je voyais tout, jadis, comme à travers un rêve

Où l’on flotte indécis sur un vague sentier ;

Mais tout prend forme et vie au soleil qui se lève ;

Je sens de mon chaos jaillir un monde entier.

 

J’entends une parole et non plus un murmure ;

Aux flancs noirs des ravins coule à flot le vrai jour.

Ton cœur m’a fait connaître, éclairant la nature,

L’infini qui se cache aux esprits sans amour.

 

 

                             ROSA.

 

            Mon cœur, à moi, s’y renouvelle

            Dans ces bois que tu fais chérir ;

            Alerte comme l’hirondelle,

            Je sens mes ailes se rouvrir.

 

            Je retrouve, en ces lieux tranquilles,

            Tous mes joyaux les plus prisés ;

            Je n’ai rien laissé dans les villes,

            Sinon les fers que j’ai brisés.

 

            À tes côtés, sur les bruyères,

            Je m’agenouille avec émoi ;

            Comme s’il cueillait mes prières,

            J’y sens Dieu s’incliner vers moi.

 

            Loin des hommes, plus lu m’entraînes

            Vers ces sommets couronnés d’or,

            Plus, dans ces régions sereines,

            Plus je voudrais monter encor,

 

            Ce chemin par où l’on s’élève

            Dans l’azur qui baigne les monts,

            Chaque nuit Je le fais en rêve,

            Depuis le soir où nous aimons.

 

            À ton bras joyeuse, il me semble

            Que, dans l’air lumineux et chaud,

            Nous montons, nous volons ensemble,

            Disant : plus haut, toujours plus haut !

 

            Là, nous écoutons, sans mystère,

            Des voix, qu’on ne pouvait saisir,

            Troublé qu’on était sur la terre,

            Par la douleur ou le plaisir.

 

            Puis, bercés dans un or fluide,

            Enivrés d’exquises senteurs,

            Nous descendons, d’un vol rapide,

            Pour nous poser sur ces hauteurs.

 

 

                   VOIX DES SOMMETS.

 

                Donnez l’essor à votre âme.

                Elle aspire aux grands sommets ;

                Des sens éteignez la flamme

                Avec l’onde et le dictame

                Et le miel que je promets.

 

                Fuyez l’humaine malice ;

                Et, loin d’un monde envieux,

                Apportez, comme un calice,

                Pour que rien ne le ternisse,

                Votre amour sur les hauts lieux.

 

                Sa tente est sous le mélèze

                Près des flots immaculés ;

                Le cœur y respire à l’aise

                Et l’air léger vous apaise

                Sur les gazons non foulés.

 

                De l’aigle et de la lumière

                Ce mont est le vrai séjour ;

                Il est fait pour la prière,

                Pour la vertu libre et fière...

                Il est fait pour votre amour.

 

                Les oiseaux, la brise et l’onde

                Entendront seuls votre aveu ;

                Ma forêt vierge et profonde

                Vous cache aux regards du monde,

                Mais vous laisse voir à Dieu.

 

 

                         KONRAD.

 

Comme on respire bien sur nos Alpes sublimes ;

Leur souffle est plein de force et de sages conseils.

Lorsqu’on rêva d’atteindre aux héroïques cimes,

Qu’on est bien, pour aimer, sous ces chastes soleils !

 

Livre, ô blanche Yung-Frau, livre-nous ton domaine ;

Soutiens, sur les degrés d’azur et de cristal,

Porte, comme une sœur, l’ange que je t’amène.

Elle est digne d’avoir ton front pour piédestal.

 

Comme ta neige vierge où l’aigle seul s’abreuve,

Son amour, éteignant l’ardeur des faux plaisirs,

Verse au cœur, à travers les sentiers de l’épreuve,

Un torrent qui l’exalte en ses nobles désirs.

 

Elle a rendu meilleurs tous ceux qui l’ont aimée ;

Et, rien qu’en l’écoutant, sans vivre sous sa loi,

En respirant de loin cette rose embaumée,

L’âme s’ouvre à sa grâce et désire la foi.

 

Son sourire a brillé sur mes doutes funèbres.

Frappant le noir essaim, comme un rayon vainqueur,

Ce soleil a chassé les oiseaux de ténèbres,

Et l’aube du vrai jour se lève dans mon cœur.

 

Je vois mes horizons et mes regards s’étendre ;

Un glaive mieux trempé s’affermit sous mes doigts ;

Plus fort dans mes périls, je reste aussi plus tendre,

Et sais mieux me donner, partout où je me dois !

 

Quand elle sent mon cœur qui gronde et qui déborde,

Elle en calme les flots, mais sans lutter contre eux ;

Elle sait diriger, en sa miséricorde,

Ce trop-plein de l’amour sur tous les malheureux.

 

Va, mon cœur et mes sens te resteront dociles ;

Guide-moi vers ton ciel, à travers cent combats ;

Montre-moi le chemin des vertus difficiles

Et dont la récompense est ailleurs qu’ici-bas.

 

Près d’une autre que toi, cette soif qui m’altère,

Dans un oubli moins pur et moins audacieux,

Eût imploré l’ivresse et le miel de la terre,

Mais à toi, Béatrix, on demande les cieux.

 

Le dieu que l’on poursuit à travers toute femme,

L’Éternel invisible à mes yeux s’est montré,

Éclairant, tout à coup, des sphères de mon âme

Où le soleil encor n’avait pas pénétré.

 

Béatrix, ô lumière, à toi de me conduire !

Ne me retire pas ce rayon qui m’a lui ;

C’est par l’échelle d’or de ton pieux sourire

Que Dieu descend vers moi, que je monte vers lui.

 

 

                           ROSA.

 

            Ton cœur a trouvé des paroles

            Qui m’étreignent comme un lien ;

            Je sens d’ardentes auréoles

            Enlacer ton front et le mien.

 

            À travers cette ivresse austère,

            J’ai possédé, dans un moment,

            De quoi répandre sur la terre

            Un siècle de ravissement.

 

            À qui voit ton âme profonde,

            À qui t’aima sur ces sommets,

            Va, tous les amours de ce monde

            Sont impossibles désormais.

 

            Après ce jour tout autre est vide !

            Je veux, quel que soit l’avenir,

            Comme au fond d’une Thébaïde,

            M’enfermer dans ce souvenir.

 

            L’aumône seule et la prière

            Auront accès dans ce saint lieu ;

            Pour rester à toi plus entière,

            Je veux être tout à mon Dieu.

 

            Je veux souffrir pour qu’il s’apaise,

            Te comptant chacun de mes pleurs.

            Je veux porter ce qui te pèse,

            Tout le fardeau de tes douleurs.

 

            Laisse-moi ma chaîne éternelle ;

            Rien ne saurait la délier.

            Toi, pour aller où Dieu t’appelle.

            Reste libre de m’oublier »

 

            Et si, jamais, un cœur plus digne

            T’offrait de plus belles amours,

            Aime une autre, je m’y résigne,

            Et tu seras béni toujours.

 

            Au ciel on n’a pas de rivales ;

            Tout est si grand, tout est si pur !

            Les âmes sont toutes égales

            Devant Dieu dans l’immense azur.

 

            Tu m’y reconnaîtras, je pense,

            Aux ardeurs vives de ma foi.

            Et j’irai, pour ma récompense,

            M’asseoir, là-haut, plus près de toi.

 

 

                            KONRAD.

 

Où cherches-tu le ciel ? nous l’avons dans nos âmes !

Ici point de regrets ou d’espoirs superflus ;

Le passé, l’avenir, c’est l’heure où nous aimâmes...

Pour mon cœur, désormais, le temps n’existe plus.

 

Restons ici ! je veux éterniser cette heure.

Dans l’ivresse et la paix du bonheur assuré,

Je veux, à notre amour, bâtir une demeure

Sur la cime où par toi je fus transfiguré.

 

 

                   LE VENT DU CIEL.

 

Passez, le vent du ciel emporte encor ce rêve.

Toute paix, ici-bas, n’est qu’un moment de trêve.

                L’amour habite ailleurs ;

Nul n’a bâti son temple et fixé son extase.

Partez, mais conservez le feu qui vous embrase

                Pour un monde meilleur.

 

Je vous ramène à l’œuvre à qui Dieu vous envoie.

Reprenez le fardeau, chacun sur votre voie ;

                Marchez-y sans remord.

Vous savez bien qu’un soir je dois venir encore

Vous enlever tous deux vers l’ineffable aurore,

                Dans les bras de la mort.

 

Endormis et flottants sur mon souffle paisible,

Vous vous réveillerez sur le faîte invisible

                Par Dieu même habité ;

Là seulement, payé du prix de votre attente,

Votre amour, dans les fleurs, pourra dresser sa tente

                Et pour l’éternité.

 

 

            UNE BRANCHE DE BRUYÈRE.

 

            À vos pieds, sur cette mousse

                    Verte et douce,

            Une bruyère est en fleurs

            Bruyère aux couleurs de rose,

                    Où se pose

            Chaque perle de vos pleurs.

 

            Cueillez-y fidèle et franche,

                    Cette branche

            Qui scintille à vos regards ;

            Et, la baisant d’une lèvre

                    Tout en fièvre,

            Vous la romprez en deux parts.

 

            Puisqu’en ce Jardin céleste

                    Nul ne reste,

            Qu’on fuit et sans revenir,

            Emportez-la tout humide,

                    Comme un guide,

            Cette fleur du souvenir.

 

            Ouvrez au bouquet fragile

                    L’Évangile,

            Ce garant de votre espoir ;

            Placez-le près d’une image,

                    À la page

            Que vous lisez chaque soir.

 

            Et sur ce témoin des heures

                    Les meilleures

            Où le soleil vous a lui,

            Vos larmes, qu’à cette feuille

                    Dieu recueille,

            Tomberont, comme aujourd’hui.

 

 

 

 

          LIVRE QUATRIÈME

 

 

L’exil n’interrompt pas l’hymen de deux pensées

Et les fêtes du cœur une fois commencées.

Lorsqu’un amour sans tache a fait deux âmes sœurs

Rien ne les sèvre plus de ces chastes douceurs.

Malgré les océans, les steppes, les montagnes,

Elles vont, dans la vie, ainsi que deux compagnes,

Comme aux soirs de printemps, où sous les églantiers,

Leurs bras s’entrelaçaient, dans les étroits sentiers.

Toujours dans quelque étoile, au fond des zones bleues.

Échangeant leurs regards à des milliers de lieues,

Et choisissant, tous deux, le ciel pour leur miroir,

En Dieu toujours présent ils sauront se revoir ;

Avec les mêmes mots priant aux mêmes heures,

Ils s’embrassent en lui, comme dans leurs demeures

Et vont s’y répéter, en leurs actes de foi :

« Regarde, ami, je souffre et m’embellis pour toi. »

Mais Rosa, mais Konrad ? où sont ces âmes fortes ?

De l’amoureux Éden ils ont franchi les portes :

Et, pour suivre un devoir librement accepté,

Entre eux et leur bonheur ont mis l’immensité.

 

Sous un ciel éclairé des lueurs du martyre,

Rosa, dans sa ferveur que la souffrance attire,

Aux autels opprimés s’enchaîne par un vœu,

Et vole, humble colombe, au secours de son Dieu.

Elle ouvre, à chaque pas, des prisons aux chaumières,

Des mains pleines d’aumône, un cœur plein de prières ;

De son âme héroïque arme ses faibles sœurs,

Ranime à ce foyer la foi des confesseurs ;

Aux soldats de son peuple offre, intrépide et calme,

Un glaive quelquefois et toujours une palme ;

Faisant aimer de tous son Dieu persécuté,

Jusque chez les bourreaux semant la vérité.

Ainsi, vers son calvaire elle a suivi, sans honte,

Le doux Crucifié qui sur la croix remonte,

Et, d’un cœur resté pur, elle épanche sur lui

Ses parfums prodigues pour la rançon d’autrui.

 

Et Konrad ? Fier soldat d’un drapeau qu’il relève,

Il sert le même Dieu, mais c’est avec le glaive.

Il veut payer encore une dette de sang

À son pays vaincu, mais toujours frémissant.

Depuis l’adieu cruel, tout prêt, malgré ses larmes,

Attendant le signal, et la main sur ses armes,

Il erra sur ces monts, dans cet heureux séjour

Abri de son exil, consacré par l’amour.

Maintenant, sous le casque et l’aigrette flottante,

Passant de la bataille aux rêves de la tente,

Chef austère, il berçait, dans le repos des soirs,

Ses tendres souvenirs avec ses grands espoirs.

Le fourreau d’acier sonne et bat contre sa cuisse ;

II marche en vous rêvant, forêts, beaux lacs de Suisse ;

Assis, sans desserrer l’écharpe de ses flancs,

Il fait courir la plume entre ses doigts tremblants ;

Il pleure, et, tout à coup, s’interrompant d’écrire,

Il écoute, il répond de la voix, du sourire.

Puis, au lever du jour, debout sur le rempart,

Il suit longtemps du cœur un messager qui part.

 

 

                       LE MESSAGE.

 

            Il passe au galop sur la neige,

            Dans le steppe il va nuit et jour ;

            Il est parti... Dieu le protège !

            Il passe au galop sur la neige,

            L’ardent message de l’amour.

 

            Il va, sans souci des étoiles,

            Malgré l’effroi des matelots ;

            Sur le navire à toutes voiles,

            Il va sans souci des étoiles,

            Il se lance à travers les flots.

 

            Il passe, il vole à tire-d’aile ;

            Des bois il franchit l’épaisseur

            C’est le ramier prompt et fidèle ;

            Il passe, il vole à tire-d’aile...

            Saura-t-il tromper le chasseur ?

 

            Le vent siffle et la neige tombe ;

            Tout chemin dans l’air est fermé.

            Par où fuira cette colombe ?

            Le vent siffle et la neige tombe ;

            II est si loin, mon bien-aimé !

 

            Ces pleurs, ces soupirs, ces longs rêves,

            Ces secrets venus de l’exil,

            Vont-ils expirer sur ces grèves ?

            Ces pleurs, ces soupirs, ces longs rêves,

            Le vent les emportera-t-il ?

 

            Irez-vous, comme une rosée,

            Pleurs de l’amour, tribut constant,

            Raviver cette âme épuisée ;

            Irez-vous comme une rosée,

            Jusqu’à la fleur qui vous attend ?

 

            Il est parti le doux message ;

            Je pleurais bien en l’écrivant ;

            Dieu le guide, il s’est fait passage !

            Il parviendra le doux message ;

            Pleure encore en le recevant.

 

Pleure au fond de l’absence, ah ! pleure ; un jour peut-être,

Un jour, où les oiseaux chantent sur ta fenêtre,

Où quelque heureux message, écrit en plein soleil,

À frémi sous ta lèvre et sous ton doigt vermeil,

Où tu vas respirer, t’enivrant d’être aimée,

Un espoir de retour sur la page embaumée,

Le même jour, peut-être, en son lointain pays,

L’autre est tombé martyr des devoirs obéis ;

Seul, perdu, sans secours, là-bas il agonise,

Luttant contre une mort dont l’horreur s’éternise ;

T’implorant, te cherchant d’une sanglante main,

Toi qui souris, pauvre ange, et qui l’attends demain :

 

            Il passe au galop sur la neige,

            Dans le steppe il va nuit et jour ;

            Il est parti... Dieu le protège !

            Il passe au galop sur la neige,

            L’ardent message de l’amour.

 

 

                          KONRAD.

 

La fêle de mon cœur n’aura duré qu’une heure ;

L’hôte envoyé du ciel y retourne et me fuit.

Un printemps pénétrait dans ma sombre demeure ;

Mais le soleil s’éteint, je rentre dans ma nuit.

 

Tu sais dans quel hiver a brillé ton sourire,

Quel ténébreux linceul chargeait mon front glacé,

De quels âpres soucis le présent me déchire,

Quels spectres contre moi déchaîne le passé.

 

Tu sais, dans l’avenir, le destin qui m’effraie,

L’espoir qui m’était cher et que je vois flétri.

Tes yeux ont répandu leur baume sur ma plaie ;

Tu connais bien mon mal, car tu m’avais guéri.

 

Et voilà que tu pars, toi, ma douce lumière !

Ma main est tiède encor de tes adieux de sœur,

Et, déjà, ramenant la douleur coutumière,

L’ombre des jours mauvais retombe sur mon cœur.

 

Fantômes du matin, spectres des nuits futures,

Doutes, remords, terreurs, pensers irrésolus,

Recommencez sur moi, redoublez vos tortures !

L’ange qui vous chassait ne me défendra plus.

 

Elle a son poste ailleurs dans la bataille humaine,

Près d’une autre douleur qu’elle y doit secourir,

Dans son lointain pays, où son Dieu la ramène,

Elle a d’autres amours qui la feront souffrir.

 

Adieu ! je veux encor, pour épuiser mes larmes,

Visiter chaque place où nous avons aimé,

Tous ces lieux rayonnants d’un reflet de tes charmes

Et mon cachot lui-même en Eden transformé.

 

J’ai revu nos sentiers, nos fleurs et nos retraites,

Ces bois où nous passions nous tenant par la main,

J’ai cueilli mon trésor de reliques secrètes,

Des jours évanouis j’ai refait le chemin.

 

Sous ta fenêtre, encore, un instinct me rappelle ;

Le pauvre y vient toujours, ami connu de nous ;

Je lui parle et je pleure, et, dans notre chapelle,

Sous l’arche où tu priais, je tombe à deux genoux.

 

Adieu ! je pars aussi, mon exil recommence.

La vie à mes terreurs s’ouvre comme un désert.

Je vais traîner partout ma solitude immense ;

La terre entière est vide à celui qui te perd.

 

Pour l’homme, ainsi tombé des cieux où tu l’enlèves,

Qui connut l’idéal avec toi visité,

Pour celui dont le cœur a partagé tes rêves,

Quel charme reste encore à la réalité ?

 

          Il est parti le doux message ;

          Je pleurais bien en l’écrivant ;

          Dieu le guide, il s’est fait passage !

          Il parviendra le doux message ;

          Pleure encore en le recevant.

 

 

                            ROSA.

 

          Je veux qu’il devienne ta joie

          Mon chaste et pieux souvenir.

          Cet amour que Dieu nous envoie

          À ses tourments qu’il faut bénir.

 

          Je veux qu’à ton âme blessée

          Il rende, à jamais, la vigueur ;

          Je veux faire de ma pensée

          Un lieu de repos pour ton cœur.

 

          Je veux que l’ombre t’en soit douce,

          Que, des vains désirs abrité,

          Tu viennes, sur un lit de mousse,

          Y dormir en sécurité.

 

          À toi seule ouverte et connue,

          L’âme où tu règnes, désormais,

          Soumise attendra ta venue,

          Et ne t’enchaînera jamais.

 

          Je veux encor, lâche plus belle,

          Être pour toi, dans la maison,

          L’humble degré de la chapelle

          Où l’on se pose en oraison ;

 

          Où devant Dieu l’on se retire,

          Où l’on médite chaque soir,

          Où tu viendras... si je t’inspire

          La douce vertu de l’espoir,

 

          Il est parti le doux message ;

          Je pleurais bien en l’écrivant ;

          Dieu le guide, il s’est fait passage !

          Il parviendra le doux message ;

          Pleure encore en le recevant.

 

 

                          KONRAD.

 

Oui, J’ai ma vision présente au fond de l’âme !

Ton image, ô ma sœur, que rien n’y peut ternir.

Tous ces yeux dont hier je redoutais les flammes,

Combien ils ont pâli près de ton souvenir !

 

Comme ces fleurs du monde ont perdu leurs prestiges !

Comme, à tes ailes d’ange attaché désormais,

Mon cœur, où nul désir n’a laissé de vestiges,

Des terrestres amours est guéri pour jamais !

 

Que sont leurs voluptés et leurs folles caresses ?

Ton plus chaste regard de chrétienne et de sœur,

Un mot tendre et joyeux, une main que tu presses,

M’ont fait vite oublier cette amère douceur.

 

Contre les faux plaisirs le bonheur est une arme ;

J’ai triomphé sitôt que ton sourire a lui ;

Mais je perds avec toi ma victoire et son charme ;

Tout mon cœur m’a quitté du jour où tu m’as fui.

 

Pourquoi vivre et lutter ; nulle espérance humaine,

Hormis ton seul amour, n’excite un rêve en moi.

Sous mon fardeau d’ennui que je soulève à peine,

Pourquoi marcher encor ? mon seul but, c’était toi ;

 

Toi, toujours impossible et toujours séparée ;

Toi, qu’il m’est interdit de servir à genoux ;

Toi, qui de ton Éden m’as défendu l’entrée,

Par ce seul mot : devoir, flamboyant devant nous !

 

Pourquoi vivre et traîner ma blessure éternelle,

Mes chastes souvenirs plus âpres qu’un remord ?

L’amour tel qu’on le sent, lorsqu’on est aimé d’elle,

Nous arrache à la terre et m’invite à la mort.

 

          Il est parti le doux message ;

          Je pleurais bien en l’écrivant ;

          Dieu le guide, il s’est fait passage !

          Il parviendra le doux message ;

          Pleure encore en le recevant.

 

 

                            ROSA.

 

          Dans cet exil où je te pleure,

          Va ! tout mon cœur te reste uni.

          Pour nous y trouver à toute heure,

          Dieu nous ouvre son infini.

 

          Dans sa pensée où je m’élance,

          Tous deux nous nous enveloppons ;

          Là, du fond de notre silence,

          Je te parle et tu me réponds.

 

          Sens-tu comme je suis mêlée

          À chaque goutte de tes pleurs ;

          Combien ma pauvre âme est troublée

          Du moindre écho de tes douleurs ?

 

          Dans l’air qui passe et que j’aspire

          J’ai reconnu ton souffle pur ;

          J’aperçois encor ton sourire

          Rayonner vers moi dans l’azur.

 

          Ton regard, au loin, me pénètre ;

          Et, dans ce muet entretien,

          Je sens palpiter tout mon être

          D’un léger battement du tien.

 

          Au-delà du temps qu’il dépasse,

          Mon amour te suit en tout lieu ;

          Il reflue à travers l’espace ;

          Il n’a d’autres bornes que Dieu.

 

          Il est ma force et ma faiblesse ;

          Je vois le piège qu’il me tend ;

          Il m’attire et son trait me blesse ;

          J’y succombe en lui résistant.

 

          C’est le calice expiatoire,

          C’est le combat selon mes vœux,

          Qui sera, là-haut, ma victoire,

          Et la tienne, si tu le veux.

 

          La couronne y sera plus belle

          Pour le plus douloureux combat ;

          Va donc à l’œuvre où Dieu t’appelle,

          Fort de ma foi que rien n’abat.

 

          Tu sais que jamais à son aide

          Mon cœur n’invoquera l’oubli ;

          Notre blessure a pour remède

          La paix du devoir accompli.

 

          Il est parti le doux message ;

          Je pleurais bien en l’écrivant ;

          Dieu le guide, il s’est fait passage !

          Il parviendra le doux message ;

          Pleure encore en le recevant.

 

 

                          KONRAD.

 

Oui, je veux t’obéir et je consens à vivre,

Puisqu’à travers l’exil nous pouvons nous revoir.

Puisqu’il me reste encore un sentier pour te suivre,

J’y marche sur tes pas dans cet âpre devoir.

 

J’y suis prêt à lutter, à souffrir sans me plaindre,

À me vaincre moi-même et mes folles ardeurs.

J’aspire aux régions où je devrai t’atteindre ;

Un tel amour m’oblige à toutes les grandeurs.

 

J’ai vu d’autres que toi forcer des cœurs fidèles

À ramper sous un joug, énervés à jamais ;

Toi, tu m’as rendu libre et m’as donné des ailes ;

Ton souffle m’a poussé vers les chastes sommets.

 

En chassant de mon cœur les idoles vulgaires,

Ce généreux amour m’a laissé mes vrais dieux ;

Au pied de leurs autels, que j’oubliais naguères,

En prononçant ton nom je les adore mieux.

 

Depuis que j’aime en toi, dans tes grâces paisibles,

Ces splendeurs de l’esprit qu’annonce un front charmant,

Dans mon cœur, plus ému des beautés invisibles,

Le doux charme du bien agit plus fortement.

 

Sur tous les malheureux j’ai plus d’âme à répandre ;

Je crois à la vertu d’une plus ferme foi.

Ceux que Je dois aimer, ceux que je dois défendre,

Possèdent mieux mon cœur, depuis qu’il est à toi.

 

Tu m’as rendu la force avec le don des larmes,

Avec ces pleurs cachés, sources des grands desseins,

Qu’à l’heure du combat, pour y tremper leurs armes,

Versent, en s’immolant, les héros et les saints.

 

            Il est parti le doux message ;

            Je pleurais bien en l’écrivant ;

            Dieu le guide, il s’est fait passage !

            Il parviendra le doux message ;

            Pleure encore en le recevant.

 

 

                            ROSA.

 

            Imitons ces âmes divines ;

            Envolons-nous du même essor !

            Au prix de leur bandeau d’épines,

            Dieu nous promet leur nimbe d’or.

 

            Dans leur ciel on peut les atteindre ;

            Il faut, pour un temps, ici-bas,

            Aimer et souffrir sans nous plaindre

            Et livrer aussi nos combats.

 

            Sens-tu pas d’austères délices

            Envahir nos esprits domptés ?

            Va ! faisons de nos sacrifices

            Nos éternelles voluptés.

 

            Viens ! mon âme est pleine et déborde,

            Épanchons ces torrents de feu.

            En lumière, en miséricorde,

            Sur tous les cœurs privés de Dieu,

 

            Des œuvres, ami, plus de rêve !

            Pour tous les maux, pour tous les droits,

            J’ai la prière et toi le glaive ;

            Armons-nous, tous deux, de la Croix.

 

            Il passe au galop sur la neige,

            Dans le steppe il va nuit et jour ;

            Il est parti... Dieu le protège !

            Il passe au galop sur la neige,

            L’ardent message de l’amour.

 

 

                          KONRAD.

 

Je l’ai repris ce glaive ! et, rentré dans la vie,

Sous la même bannière où Je te vois courir,

À l’œuvre de justice où ma foi me convie,

J’offre un soldat plus ferme et mieux prêt à mourir.

 

Qu’importe autour de moi le bruit ou le silence ?

J’ai rêvé d’une gloire impossible ici-bas.

C’est toi, dans ton azur, toi vers qui je m’élance,

C’est toi que je poursuis à travers mes combats.

 

Toi que j’atteins à peine au vol de ma pensée,

Dans ce pur idéal où tu fuis toute en pleurs.

Mais, va, la sphère auguste où tu seras placée,

J’y monterai, peut-être, à force de douleurs,

 

À force de désirs sans mesure et sans trêve,

De combats que je cherche et que j’entasserai.

Va ! tu peux te livrer à l’essor qui t’enlève

Et fuir au bout du ciel... Je t’y retrouverai !

 

 

 

 

          LIVRE CINQUIÈME

 

 

Il est frappé, Konrad, sous le drapeau qu’il aime ;

Il tombe dans sa force ; et le combat suprême

Apporte au fier vaincu, fauché dans son printemps,

La belle mort qu’on rêve et qu’on cherche à vingt ans,

Qui vous prend jeune et pur, encore digne d’envie,

La mort qui doit guérir et couronner la vie.

La mort vient, mais trop lente ; au soldat resté seul

Les cadavres sanglants font un épais linceul,

Et Konrad, dans l’horreur de ce morne supplice,

Du dernier abandon vide l’affreux calice.

Pas un ami, pas même un étranger pieux

Pour soulever sa tête en lui montrant les cieux.

Nul espoir d’obtenir d’une balle plus prompte

La fin des longs tourments et des heures qu’il compte.

La neige, à travers l’ombre, en tourbillons descend

Épaisse, et va rougir sur les mares de sang.

Accourus à l’odeur, de toute la contrée,

Les loups ont commencé leur horrible curée.

Les pieds des noirs oiseaux qui se croisent dans l’air

En font pleuvoir du fiel et des lambeaux de chair.

 

Mais, l’âme de Konrad, libre dans la torture,

Domine la souffrance et dompte la nature,

Et sa fière agonie, à la face du ciel,

Atteste encor le droit vaincu, mais éternel ;

Sa lèvre, où vibre encor un nom, un cri suprême,

N’a pas avec son sang laissé fuir un blasphème ;

Humble et simple croyant, mais soldat indompté,

Il meurt, sans avoir craint et sans avoir douté,

Ferme en sa juste cause et s’offrant pour victime.

Il garde, il garde aussi la vision intime ;

L’amour lui parle encor plus haut que ses douleurs

Et ses yeux vaguement cherchent des yeux en pleurs.

 

Or, le don de souffrir avec le sang s’épuise,

Dans ce corps déchiré que la vertu maîtrise ;

De l’esprit survivant à ce dernier effort

Une clarté sereine approche avec la mort,

Et du monde invisible illumine l’entrée ;

Cette âme, enfin, des sens à demi délivrée,

Voit commencer pour elle, aux portes du tombeau,

La seconde naissance et le monde nouveau.

Konrad, autour de lui, sent frémir dans l’espace,

Comme un grand chœur d’oiseaux qui passe et qui repasse,

À tous les horizons il entend à la fois

Chanter et palpiter des ailes et des voix.

Chère et sainte musique à son cœur familière !

C’est l’accent des soupirs, le vol de la prière

Que sa mère et sa sœur, – infatigable amour ! –

Lancent pour lui vers Dieu, supplié nuit et jour.

Il voit monter, monter de ces âmes fidèles

L’essaim de leurs vertus, paré de blanches ailes,

Les travaux, les douleurs, trésor accoutumé

Offert pour la rançon de l’enfant bien-aimé.

L’air en est tout peuplé de ses saintes colombes,

Il s’en est envolé de tant de chères tombes !

Et tant d’humbles vertus, qu’on découvre aujourd’hui,

À la porte du ciel s’en vont frapper pour lui.

 

Or, une voix vibrait dans ces accords mystiques,

Claire et d’un timbre d’or dominait les cantiques ;

Son lointain que le vent jetait dans ce concert,

Sur des flots de parfums apportés du désert.

Les steppes d’Orient, du milieu des bruyères

Les avait vus monter ces longs flots de prières

Qu’en sa ferveur d’amante exhalait, chaque soir,

Une âme ardente et pure ainsi qu’un encensoir.

 

 

                     ROSA MYSTICA.

 

      Mon âme est la sœur de cette âme en peines,

      Donnez-moi, mon Dieu, sa part de douleurs ;

      Pour vous la payer, je viens les mains pleines.

      S’il vous faut du sang, prenez dans mes veines ;

      Prenez dans mes yeux s’il vous faut des pleurs.

 

      Quand vous répandez vos grâces divines,

      Remplissez son cœur aux dépens du mien.

      Que toute ma sève aille à ses racines ;

      Les roses pour lui, pour moi les épines ;

      J’accepte tout mal, s’il en a le bien.

 

      Cultivez en moi, pour qu’il les moissonne,

      Les belles vertus, les beaux épis d’or.

      Labourez mon cœur, je vous l’abandonne ;

      Pourvu que, là-haut, la même couronne

      À vos pieds, mon Dieu, nous unisse encor.

 

      Cette voix a changé l’agonie en extase,

      Et Konrad a cru voir, dans l’azur qui s’embrase,

      Rosa, la fleur mystique, aux paroles de miel.

      Sur un sentier d’or pur elle descend du ciel ;

      Elle vient, conduisant les patronnes qu’elle aime ;

      Car cette mort sanglante est un dernier baptême,

      Où les saints, accourus vers le soldat martyr,

      Lavent d’un flot vermeil l’âme prête à partir.

 

 

                 SAINTE ÉLISABETH.

 

Prends, pour t’en revêtir, prends ces vivantes roses,

Ces vertus de l’amante à mon sourire écloses,

              Et ces perles, don précieux

              Fait des pleurs tombés de ses yeux.

 

Prends la couronne d’or et la palme et le trône,

Joyaux du paradis ciselés par l’aumône,

              Ces bouquets d’épis et de fleurs

              Cueillis au champ de ses douleurs.

 

Porte-les devant Dieu ! Je les ai reçus d’elle

Pour en former au ciel sa parure immortelle ;

              C’est elle, au jour de l’abandon,

              C’est elle, ami, qui t’en fait don.

 

 

                      SAINTE THÉRÈSE.

 

              J’ai versé, dans ton cœur en flamme,

              Ma charité, ce vif encens.

              L’amour pur, tel que je le sens,

              Donna des ailes à ton âme.

 

              Monte, aujourd’hui, vers le ciel bleu

              Comme l’odorante fumée,

              Vole, avec la fleur bien-aimée,

              Au terme du désir... en Dieu.

 

 

                   SAINTE VICTOIRE.

 

J’ai pleuré, j’ai souffert et la douleur m’attire.

J’ai compté vos tourments, les luttes de ton cœur,

Et, comme un digne prix, en te voyant vainqueur,

J’ai demandé pour toi la mort et le martyre.

 

Les anges font, là-haut, votre place auprès d’eux ;

Partagez-vous ce soir les palmes que j’apporte ;

Dès que ces rameaux d’or auront touché sa porte,

Le ciel, d’où je descends, s’ouvrira pour vous deux.

 

 

                    SAINTE MARIE.

 

      À ton cou sanglant je vois son rosaire,

      Par elle attaché le jour des adieux ;

      Ta main presse encor la croix séculaire,

      Ces grains qu’ont usés les doigts des aïeux.

 

      À moi seul, à moi tu peux me le rendre ;

      Je ne romprai pas ce tendre lien ;

      À ton cou sanglant je vais le reprendre

      Et tout rouge encor le remettre au sien.

 

      En lui présentant la croix bien connue,

      De ta sainte mort j’irai l’avertir ;

      Elle bénira l’heure enfin venue,

      Me tendra les mains et voudra partir.

 

      Et moi, l’enlaçant avec mes longs voiles,

      Lui montrant le ciel, terme des ennuis,

      Je l’emporterai parmi les étoiles

      Qui vous souriaient dans vos chastes nuits.

 

      Fiers de nous aider de leurs ailes promptes,

      Les blonds séraphins, soumis à ma loi,

      Lui feront franchir l’azur où tu montes

      Et toucher le but aussitôt que toi.

 

Soudain, avec un bruit d’aile qui se déploie

De zéphyr engouffré sous de longs plis de soie,

L’ardente vision part et monte dans l’air

Et, dans le sombre azur, s’éteint comme l’éclair.

 

Déjà, lourd des vapeurs de la nuit qui commence,

Le regard du blessé flotte en un vide immense ;

Son esprit se débat et se perd, un moment,

Dans l’ombre ainsi mêlée à l’éblouissement.

Il cherche dans le ciel, d’où tombent ces voix pures,

Quelques derniers rayons de ces chastes figures ;

Il s’élance ; il voudrait suivre dans leur essor

Ces âmes qu’il entend, mais de trop loin encor.

 

À l’horizon, bientôt, comme un feu qui s’allume

Rouge et qui s’agrandit en sillonnant la brume

Comme si de l’éther une étoile en son vol

S’arrachait et glissait effleurant notre sol,

Une forme éclatante, aussitôt reconnue,

Apparaît à Konrad et descend de la nue.

 

C’est l’astre souriant, c’est le premier soleil

Qui de son âme en pleurs hâta le doux réveil,

La sainte Béatrix, au désert rencontrée,

Qui d’un monde inconnu lui découvrit l’entrée,

Lui barra le chemin de la forêt des sens,

Et tourna vers le ciel ses désirs grandissants.

 

C’est elle, en sa beauté qui subjugue et qui flatte,

Avec son regard d’aigle et sa robe écarlate,

La vierge qui nous ouvre, au fond du paradis,

Les cercles radieux aux vivants interdits,

Celle qui lui versa l’ardeur des grandes choses,

Et, le touchant au front de ses mystiques roses,

Le força de gravir, par les sentiers étroits,

Ces sommets de l’amour couronnés par la croix.

 

L’allégresse entrevue et longtemps poursuivie

Apparaît sur le seuil de la nouvelle vie ;

L’ange qui fait choisir entre les deux chemins,

Se penchant sur Konrad, saisit ses pâles mains ;

Et, comme un fils en pleurs tiré d’un mauvais rêve,

Dans la réalité le réveille et l’enlève.

 

Il monte, il voit là-bas fuir nos sanglants sommets

Témoins des noirs combats terminés à jamais ;

Il respire, et baigné d’une clarté croissante,

Se sent vivre, étonné de la douleur absente.

Il monte, il monte ; il voit, dans son joyeux essor,

Tourbillonner sous lui, comme une neige d’or,

Tout ruisselants de vie et pressés dans l’espace,

Les rapides soleils qu’en son vol il dépasse.

En mille sons divers, vibrant sur leurs essieux,

De leur musique immense ils remplissent les cieux.

Sur ce clavier, docile aux doigts de l’invisible,

Plane de Béatrix la voix pure et paisible ;

Et l’esprit de Konrad, libre enfin de son corps,

S’élève, enveloppé de ces divins accords.

 

 

                         BÉATRIX.

 

Gloire au cœur téméraire épris de l’impossible,

Qui marche, dans l’amour, au sentier des douleurs,

Et fuit tout vain plaisir au vulgaire accessible.

 

Heureux qui- sur sa route, invité par les fleurs,

Passe et n’écarte point leur feuillage ou leurs voiles,

Et, vers l’azur lointain, tournant ses yeux en pleurs,

 

Tend ses bras insensés pour cueillir les étoiles,

Une beauté, cachée aux désirs trop humains,

Sourit à ses regards, sur d’invisibles toiles ;

 

Vers ses ambitions lui frayant des chemins,

Un ange le soutient sur des brises propices ;

Les astres bien-aimés s’approchent de ses mains ;

 

Les lis du paradis lui prêtent leurs calices.

Béatrix ouvre un monde à qui la prend pour sœur,

À qui lutte et se dompte et souffre avec délices,

 

Et goûte à s’immoler sa plus chère douceur ;

Et, joyeux, s’élançant au delà du visible,

De la porte du ciel s’approche en ravisseur.

 

Gloire au cœur téméraire épris de l’impossible !

 

 

 

Victor de LAPRADE, Œuvres poétiques, t. II, 1868.

 

 

 

 

 

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