La victime
Le matin, je venais m’asseoir ici... Le banc
S’appuyait aux pommiers tout pavoisés de blanc.
J’entrais par une porte au capuchon de lierre.
Des lézards gris dormaient contre les murs de pierre.
Là-bas, des canons lourds bousculaient l’horizon.
Moi, je venais goûter la paix de la saison
Charmante. Le Printemps m’accueillait sous les branches.
Les arbres célébraient entre eux leurs noces blanches,
Et pour que le soleil ne fane ses couleurs,
Le verger entrouvrait ces ombrelles de fleurs.
Aujourd’hui, j’ai trouvé cette grille arrachée,
Le banc brisé, les murs noircis, l’herbe hachée.
Des obus, en trouant le bleu du ciel léger,
Avaient bouleversé le bonheur du verger.
L’un des plus grands pommiers, au tronc verni de gommes,
Était déraciné par la haine des hommes !
Il reposait, et ses racines avaient l’air
De chercher dans le sol des lambeaux de leur chair.
Lui, qui portait ses fleurs en abritant mon rêve,
Il gisait là, perdant son sang, perdant sa sève,
Criblé d’éclats, déchu dans sa grâce, étonné
De n’être plus, hélas ! qu’un roi découronné.
Je songeais que, vaincu par une même force,
L’homme souffre en sa chair, et l’arbre en son écorce.
Je songeais : « Ce pommier était heureux, vivant.
« Il vibrait dans la brise, il chantait dans le vent.
« Il portait ses oiseaux comme moi l’espérance.
« C’était mon frère... Il était né du sol de France. »
Tout cela me serrait le cœur étrangement,
Et j’ai crié, rageur, tourné vers l’Allemand :
« Vous êtes des butors, et vous êtes des lâches !
« Vous brisez l’arbre fier que respectent les haches,
« Ô tueurs d’idéal ! Vous crachez, en tout lieu,
« Votre sombre blasphème, et vous invoquez Dieu !
« Tirez ! Continuez votre besogne impure,
« Et vous serez maudits par la grande Nature,
« Pour avoir, en pointant vos canons insultants,
« Fauché la vie en fleurs, et blessé le Printemps ! »
Jean de LA ROCCA.
Recueilli dans Anthologie de la Société
des poètes français, tome 1, 1947.