Le vieux mendiant

 

 

C’était à deux encore, aux jours de l’autre été,

À deux, frères par l’âge et par la pauvreté,

Qu’ils allaient, de la ferme à la gentilhommière,

Récolter, les jeudis, l’aumône coutumière.

Clopin-clopant, toujours le premier prêt passait

Prendre son compagnon ; du seuil, il le pressait ;

L’autre vieux, sur son dos, chargeait alors sa hotte,

Puis tous deux, vers les champs, cheminaient côte à côte.

– Et c’était un tableau doux autant que poignant

De voir ces miséreux ensemble s’éloignant,

Le pas traînant et lourd, les prunelles éteintes,

Leurs pauvres corps cassés sous les blouses déteintes,

Sans plainte cependant, résignés, presque heureux,

Puisque, dans leur détresse, au moins ils étaient deux,

 

À travers prés, le long des warrats et des claves 1,

Tels, le soleil d’été chauffant leurs faces hâves,

D’une voix chevrotante, ils allaient, devisant

Des moissons, autrefois plus belles qu’à présent,

– Des moissons, qu’ils fauchaient jadis d’un bras si ferme !

Et, sitôt qu’à leurs yeux paraissait une ferme,

Qu’un toit moussu parmi les arbres se cachait,

Vers la porte connue ils faisaient un crochet.

Puis, c’était le manoir, ou bien le presbytère,

Qu’ils rencontraient au bord du chemin solitaire...

Et chaque hotte, ainsi, peu à peu s’emplissait,

Et, des sous cliquetant, joyeux, dans leur gousset,

Nos vieux rentraient, bien las, mais l’âme satisfaite.

 

Ces jours passés ensemble étaient leurs jours de fête.

La mort en fut jalouse, hélas ! – L’autre matin,

Le plus ancien des deux doucement s’est éteint,

Pour toujours... – Et mon cœur se serrait tout à l’heure,

Et mes yeux se mouillaient, et voici que je pleure

Malgré moi, d’avoir vu, de ses haillons couvert,

Plus cassé que jamais, sous un dur ciel d’hiver,

L’autre, le survivant, reprenant seul la route,

Tant de fois faite à deux... Peut-être qu’il écoute,

Du camarade encor croyant ouïr la voix ?

– Non, pauvre délaissé : tes jeudis d’autrefois

Jamais ne reviendront !... Et l’on ne saurait dire

Lequel plus tristement se lamente et soupire,

De la bise du Nord glaçant ton front blêmi,

Ou de ton cœur criant vers ton frère endormi !

 

Et c’est pourquoi, songeant à cette destinée,

Au silence éternel désormais condamnée,

À ces quatre-vingts ans voués à l’abandon,

Je demande, – si c’est un blasphème, pardon ! –

Je demande au Seigneur, en sa pitié profonde,

De ne pas oublier davantage en ce monde

Celui qui n’y peut plus connaître d’heureux jours,

Puisque son compagnon l’a quitté pour toujours,

Et qu’il lui va falloir, – ô sort amer et rude ! –

Avec la pauvreté, subir la solitude...

 

 

 

Gaston de LA SOURCE.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1894.

 

 

 

 

 

 

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1 Les fèves et les trèfles.