Un président du quinzième siècle

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Henri de LATOUCHE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vous voyez sur le penchant de ce coteau couvert de prairies une petite ville qui domine une petite rivière. La ville se fait remarquer par cinq clochers de forme bizarre, un grand château, et une cour singulièrement élevée du côté de l’ouest. Vous êtes en Berry : la rivière est l’Indre ; la petite ville est Loches ; et dans la tour, où vous apercevez de moment en moment flotter un voile de drap d’argent, est renfermée la gente Agnès. Agnès subit cette prison volontaire durant un voyage de son royal amant jusqu’à la cité de Bourges, sa capitale. Son amour a la complaisance de flatter ainsi les sentiments jaloux de Charles VII, dit le Victorieux, qui perdait si gaîment son royaume auprès d’elle. Elle attend le roi ; mais le roi a ses raisons pour ne pas revenir aujourd’hui à Loches.

Sur la route opposée à celle où la belle des belles porte incessamment ses regards, distinguez-vous là-bas, tout là-bas, vers l’horizon, un voyageur à cheval ? Il chemine seul, et le vent du nord semble vouloir lui arracher son panache et son manteau. Regardez-le bien... Mais vous ne le voyez plus, un nuage chargé de pluie vient de s’abattre entre lui et vous. Le voyageur est descendu de son cheval arabe, et va entrer dans une chaumière du coin de ce bois, pour se mettre un moment à couvert de l’orage, et apparemment pour se présenter devant le président de Chabannes, dans un équipage plus décent.

La chaumière où le voilà entré est celle d’un bûcheron : la famille est absente ; mais un homme entre deux âges, couvert d’un sarrau brun, et dont toute la personne est valétudinaire, est assis familièrement devant l’âtre, où il essaie de rallumer un feu de bruyères vertes. Bien qu’il soit étranger comme le premier voyageur, et entre là comme lui pour éviter la bourrasque, il est à son aise dans la maison abandonnée du pauvre.

« Eh bien ! votre seigneurie reste à la porte avec la bride de sa monture à la main, comme si elle voulait demander l’aumône ?

– Je l’ai faite à beaucoup de gens, l’ami ; mais je n’entre jamais dans le plus humble logis sans en demander l’agrément au maître.

– Le maître ? c’est moi, puisque j’y suis ; entrez. Le vilain n’y est pas ; chauffez-vous à son feu et vous m’aiderez ensuite à chercher s’il n’aurait pas laissé quelque bouteille de vin sous ses fagots.

– Voilà de l’eau-de-vie de Sancerre, que je porte toujours en voyage.

– J’avais une soif de damné ! Vous me paraissez un bon vivant, et votre brandevin est excellent. Où allez-vous ?

– À Loches.

– Et moi aussi. Y connaissez-vous quelqu’un, à Loches ?

– J’y connaissais tout le monde il y a quelques mois.

– Eh bien ?

– Vous êtes curieux ! je suis discret : brisons là.

– Vous avez peut-être tort. N’avez-vous pas entendu parler du président de Chabannes ?

– C’est chez lui que je vais.

– Et moi aussi. »

Et les deux voyageurs se regardèrent, et le premier entré poursuivit ainsi :

« Votre nom ?

– M’avez-vous dit !e votre ?

– Ah ! moi, je m’appelle Landry ; je n’en fais pas le fin. Je suis un pauvre diable qui va occuper une place dans la justice du roi.

– Ah ! ah ! Je suis bien aise de vous rencontrer. Je ne suis pas sans inquiétude pour mes biens, sur quelques suites d’un procès qu’on vient de me faire. Vous connaissez sans doute les lois du royaume ?

– Moi ! je n’en connais pas une !

– Et vous acceptez un emploi...

– Que voulez-vous ! j’ai une femme et trois enfants à nourrir. J’ai fait longtemps un méchant métier ; j’ai été routier dans les guerres civiles, bandoulier, écorcheur, anglais, que sais-je, moi ! mais enfin je me suis amendé, j’ai pris un état où il n’y a rien à dire, et me voilà prêt à entrer en exercice. Je crois que je commence ce soir.

– Je vous en félicite pour vos enfants. Tenez, Landry puisque la Providence nous a fait rencontrer ici, laissez-moi faire une bonne action : c’est peut-être la dernière que j’aurai l’occasion d’accomplir dans mon pays.

– De l’or ! comment donc, dites-moi votre nom, j’essaierai de prier le bon Dieu pour vous.

– Mon nom est celui d’un banni ; mais je ne craindrai jamais de le dire ; il est aussi celui d’un homme sans reproche : on m’appelle Jacques-Cœur.

(L’inconnu en reculant) : – Vous ! monseigneur ! vous seriez ce coquin d’argentier du roi, dont on a fait le procès à Bourges ?

– Je vous ai dit que j’étais innocent.

– Ce n’est pas là mon affaire. Vous êtes condamné...

– À l’exil.

– Comment, à l’exil !

– Oui, mon frère ; et je suis mandé à Loches pour y recevoir les derniers ordres du roi, mon maître. Le président de Chabannes, qui a instruit mon procès, veut me parler, et me remettre sans doute l’ordre qui m’accorde un vaisseau que j’équiperai à mes frais, pour passer en Orient avec ma famille. J’ai là, Dieu merci, des facteurs et des amis.

– Monseigneur, n’allez pas à Loches.

– Pourquoi ?

– Parce que j’y vais.

– Tant mieux, nous ferons route ensemble. Voulez-vous monter sur mon cheval ? Vous paraissez d’une santé faible.

– Je me porte mieux que vous, si vous entrez chez le président.

– Adieu, adieu, le temps s’éclaircit, et mon cheval frappe du pied ; nous nous reverrons dans la ville.

– Gardez-vous de ce plaisir-là ! Vous êtes mandé à la cour, et moi aussi ; on vous attend chez le président, et moi aussi. En un mot, je vais à Loches pour pendre, et vous pour être pendu.

– Quoi ! vous seriez ?...

– Oui, monseigneur. »

Voyez-vous Landry tendre la main à Jacques-Cœur. Celui-ci n’ose pas la serrer ; mais comme les deux compagnons se sont séparés vite !

« Et voilà donc, disait l’argentier en piquant des deux son cheval arabe, voilà quelle reconnaissance on aura gardé à la pauvre Jeanne d’Arc et à moi, deux enfants du peuple, qui avons peut-être sauvé le royaume, tandis que tant de gentilshommes le vendaient en détail. »

 

 

 

Henri de LATOUCHE.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1825.

 

 

 

 

 

 

 

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