Le chemin du paradis

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Roger LAUFER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TOUT le monde sait qu’il y a eu une histoire entre la femme et le serpent. Mais peu de gens savent tout ce qu’il faut savoir là-dessus.

En ce temps-là, tous les animaux étaient heureux dans le Paradis terrestre avec Adam, Ève, leurs fils et leurs filles. Les bêtes n’avaient pas peur des hommes et ne leur faisaient aucun mal. Les hommes n’avaient peur d’aucune bête et ne faisaient de mal à aucune. Les hommes comprenaient le langage des bêtes, et les bêtes le langage des hommes. Et nulle créature n’avait jamais connu ni la faim, ni le froid, ni la maladie, ni la vieillesse, ni la mort. Mais le serpent tenta Ève, elle mangea le fruit défendu et en fit manger à Adam. Jusque-là, tout le monde connaît l’histoire. Mais attendez la suite.

Dieu décida de chasser les hommes et les bêtes du Paradis et de faire en sorte que nulle créature vivante ne puisse y entrer jusqu’à la fin du monde. Il fit tomber sur la terre une nuit épaisse, sans lune et sans étoiles, puis il fit souffler un grand vent et toutes les créatures, de la plus petite à la plus grande, furent poussées par ce grand vent bien loin du Paradis. Le lendemain, quand il fit jour, aucune n’était capable de retrouver le chemin, sauf le chat, qui voit clair dans la nuit la plus noire, et le hérisson, qui sait se diriger infailliblement, qu’il fasse jour ou qu’il fasse nuit, grâce à son flair.

Hommes et bêtes, tous se lamentaient. Jacob, le troisième fils d’Adam, qui était encore un enfant, pleurait toutes les larmes de son corps. Le chat eut pitié de lui. Il vint se frotter contre lui et dit :

« Sèche tes larmes. Moi je saurai retrouver le chemin et je te ramènerai en Paradis. Parce que je sais voir dans la nuit la plus noire, j’ai pris grand soin de regarder tous les endroits où nous sommes passés quand le grand vent de Dieu nous poussait. Coupe-toi un bâton pour la marche et nous partirons ensemble. »

Ils attendirent la nuit et partirent en grand secret, Maître Chat et l’enfant, l’un guidant l’autre. Mais au bout de quelque temps, ils entendirent un petit trottinement derrière eux. C’était le hérisson qui les avait suivis.

« Je sais où vous allez, dit-il, et je vais avec vous. Je peux vous être utile, car j’ai un flair plus infaillible que celui du chien ou du porc. Pendant que nous étions poussés par le grand vent, j’ai pris grand soin de flairer tous les endroits où nous sommes passés et je saurai les reconnaître à leur odeur. »

Les trois compagnons firent donc route ensemble. D’abord, tout alla bien, chacun trouvait en abondance la nourriture dont il avait besoin. L’enfant cueillait des fruits, le chat chassait des souris et le hérisson déterrait des vers. Mais ils arrivèrent dans un désert où ils ne trouvèrent plus rien pour calmer leur faim. Ils cheminèrent trois jours le ventre creux. Au matin du quatrième jour, l’enfant dit au chat :

« Je suis trop faible pour marcher. Je n’irai pas plus loin, mieux vaut mourir ici. Nous ne retournerons pas en Paradis.

– Prends courage, dit le chat, et partons. Avant ce soir je te trouverai à manger. »

Ils marchèrent encore un jour. Mais vers le soir, ils n’avaient toujours rien trouvé, et ils étaient devant un croisement de quatre routes, absolument semblables. Ni le chat en regardant, ni le hérisson en flairant n’arrivait à savoir laquelle il fallait prendre. L’enfant se laissa tomber sur le sol en pleurant.

« Tu m’avais promis à manger, dit-il au chat. Tu m’as trompé pour que je marche encore un jour. Et maintenant tu ne sais même plus quel est le bon chemin. Mieux vaut mourir ici. Nous ne retournerons pas en Paradis.

– J’ai promis et je tiendrai », dit le chat.

Il bondit sur le hérisson et lui cassa la nuque avant qu’il ait eu le temps de se mettre en boule. L’enfant fit un feu et mit le hérisson dans la braise, pour le cuire dans sa peau, comme font encore les Roumians. Et le voyant cuire et grésiller, il découvrit un grand secret et comprit où était la bonne route. Il partagea sa chair avec le chat et tous deux repartirent, réconfortés. À peine avaient-ils fait trois pas que le bâton se mit à bourgeonner. Un peu plus loin, il lui poussa des feuilles. Plus loin encore, des boutons de fleurs. Puis les boutons se déroulèrent en fleurs magnifiques, violettes, roses, blanches et rouges, plus belles que des roses. Au moment où s’épanouissait la dernière fleur, ils arrivèrent devant la porte du Paradis. Mais, devant la porte se tenait un Ange de feu qui portait une épée de feu. Impossible d’entrer.

« Plante ton bâton ici, dit l’ange à l’enfant. Les fleurs deviendront graines et les graines se répandront sur toute la terre. On nommera cette plante Bâton de Jacob et elle rappellera aux hommes le Paradis qu’ils ont perdu par la faute de la Femme. Dieu m’a placé devant la porte pour en interdire l’entrée à tous les vivants, jusqu’à la fin du monde ; mais puisque vous avez eu le courage de venir jusqu’ici malgré la fatigue, la faim et la soif, je vous permets d’y entrer pour une heure. Chacun y cueillera un fruit et le conservera précieusement. Puis vous retournerez auprès des autres créatures. Mais vous n’oublierez plus jamais le chemin de Paradis. Sachez cependant que vous n’y rentrerez plus avant votre mort, gardez le secret et ne le communiquez qu’à l’aîné de vos fils, qui le communiquera à l’aîné de ses fils et ainsi de suite, jusqu’à la fin des temps. Quand arrivera le jour où Dieu détruira le monde, vos fils viendront ici, ils pourront entrer en Paradis avec leur famille et ils seront préservés du feu qui anéantira toutes les autres créatures. Sachez aussi que si l’envie vous prend de dire ce secret à d’autres qu’à vos fils, vous mourrez avant d’avoir pu ouvrir la bouche et le secret sera perdu à jamais. »

Ainsi fut fait. On dit que de nos jours encore, il y a sur terre un homme et un chat qui connaissent le secret du chemin de Paradis. Mais allez donc savoir quel homme et quel chat !

 

 

 

Roger LAUFER, d’après une tradition orale

des bergers de la Creuse.

 

Recueilli dans Histoires et légendes du chat,

textes réunis par Kathleen Alpar-Ashton,

Tchou, 1973.

 

 

 

 

 

 

 

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