Je vous le donne

 

XIVe siècle

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean de LA VARENDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’ÉTAIT un enfant blond au doux visage de fille. Il montait un grand genet d’Espagne de robe isabelle, dont la crinière était tressée de rubans roses, et qui portait, sur sa large rêne, des bossettes d’or. Au loin, très loin, on entendait la chasse et la meute donner de la voix, et le bruit arrivait du tréfonds des arbres. Par-delà les bruyères et les herbes sèches, on eût cru qu’un océan plaintif poussait ses lames grises.

Le duc de chasse, les chevaliers, les écuyers, les sonneurs d’olifant, les sonneurs de trompe droite, les maîtres d’épieu, les sergents d’arbalète, les pages de l’arc, les piqueux sans nombre, tiraient à la suite d’un loup-cervier capable de les mener de Paris à Meaux, à moins qu’il ne cédât tout de suite, par fierté. Non ; cette fois, la chasse serait dure ; c’était le début du printemps, le vieux loup avait forcé les louvards à fuir devant les chiens ; des défauts et leurs hourvaris dispersaient les veneurs. La bête noire tenait.

L’enfant en avait profité pour s’échapper.

Il était donc, dans les bois immenses, livré à lui-même. Il allait, regardant autour de lui, avide de vraie liberté et de vrai silence. Sur la mousse et le feutre des humus, son beau cheval posait ses pieds délicats, et l’enfant souriait à la forêt, à l’air tiédi qu’épaississaient les jeunes frondaisons : à cette merveille de la solitude. Elle serait courte : qu’il se hâtât d’en jouir.

Chaque arbre semblait créé pour lui, et, vers lui, tendre ses bras, épanouir pour lui ses feuilles et ses folioles. Les oiseaux, cette pullulation d’oiseaux qui, jadis, dessinaient sur les verdures leurs réseaux étincelants, jouaient autour de lui ; une troupe de cavaliers les alarme, mais un homme à cheval ne les effraie pas ; ils ne voient que la monture. Sur chaque branche, un geai bleu, et de grands voliers de pies devant lesquels l’enfant touchait son rond petit bonnet de feutre blanc, en homme bien élevé qui sait qu’on doit saluer les agasses. Les écureuils intéressés, la queue au-dessus de la tête et les mains sur les genoux, fixaient le petit cavalier. Mais il restait les hommes.

L’enfant allait, curieux et ravi, comme si jamais il ne fût sorti de prison avant cette heure. Il laissait flotter la rêne et jouait machinalement avec son olifant d’ivoire que ceignaient des grenats, comme, sur une gorge claire, un collier de sang. L’enfant portait une longue blouse de lin qui le couvrait tout entier, une housse ou une cotte d’armes, seulement fendue sur la hanche pour laisser voir le pommeau et la garde d’une épée.

Comme il passait devant une hutte de fougère, au bord du layon, une vieille édentée sortit, qui releva haut la tête :

« Où t’en vas-tu, grailla-t-elle, où t’en vas-tu, beau page ? »

L’enfant sourit et mit son doigt devant sa bouche :

« Chut !...

– Donne-moi de quoi rire ; bel enfant ! Bel enfant au beau cheval, au beau glaive, à la belle chevelure. Aie pitié des vieilles gens... »

Le petit chevaucheur prit quelque chose, dans une bourse qu’il avait à l’arçon de sa selle, et le mit dans la main sèche.

« Oh ! donne-moi une piécette d’argent, au lieu de ton sou jaune, enfant.

– C’est de l’or, bonne mère. Prends et va. Chut !

– De l’or !... ô fils de duc ! de l’or ! ... Est-ce bien possible ? Est-ce donc cela, de l’or ? Si tu as de l’or, ne va plus avant ! La forêt est traître et les vipères sont réveillées sous chaque touffe. Prends garde !

– Tais-toi, bonne vieille, et rentre dans ta demeure.

– N’avance pas, fils de prince ! Ô doux jeune garçon, les hommes sont pires que les vipères ! Aie peur, enfant ! »

Il se redressa, il haussa le menton :

« – Je n’ai peur, dit-il, que de Dieu. »

Et il poussa son genet.

 

*

 

Il arriva au centre d’une clairière très vaste qu’un étang rougeoyant approfondissait encore. La falaise des bois l’entourait comme les parois d’une vasque, et l’on eût, ici, rangé vingt mille hommes ! C’était le soir ; vers l’occident, les futaies s’assombrissaient en blocs de saphir, quand, à l’orient et recevant les derniers rayons, les murailles des arbres, rousses et vermeilles, s’incrustaient, avec les fleurs de cerisiers, de roses calcédoines.

Au bord de l’étang, l’enfant arrêta son cheval qui s’inquiétait. De petits sifflements jaillissaient des herbes, des herbes sèches, de ces herbes qui, dures et coupantes, font saigner le pâturon des haquenées. L’enfant se retourna. D’entre les tiges jaunes, qui bougeaient comme au passage de reptiles, pointèrent d’étranges champignons bruns, des morilles, qui remuaient, qui grandissaient... et, bientôt, s’élevèrent : des hommes parurent avec des capuces, des perches et des sacs, couleur de terre, et qui, en demi-cercle, s’approchaient. Le premier, le plus grand, avait une hache à la main.

Le petit cavalier eut une moue et un froncement de sourcils presque imperceptibles ; puis, très calme, il les regarda, aussi paisible que s’il eût attendu des amis. Un cri lointain lui fit lever les yeux ; au bord du layon, la vieille appelait et agitait les bras ; les flammes solaires faisaient scintiller sa coiffe. Il n’entendit que son dernier mot : « ... voleurs !... »

L’homme à la hache détourna la tête, et, riant, montra le poing à la vieille femme, si petite, si petite, qui s’en fut, courant.

Les truands approchaient toujours. Mais qu’étaient ces faibles rustres pour la vigueur du cheval et pour sa vitesse ? Un claquement de langue, à défaut de l’éperon qu’il n’avait jamais senti, et le genet glorieux, dans le vent de la grande épée, eût foulé ces fourmis, ces perce-oreilles roussâtres... Les bandits s’y attendaient et, soucieux de leur capture, ils avançaient à pas indécis encore, hésitants, mettant dans leur marche la souplesse de ceux qui devront peut-être, à la seconde, changer de direction. Chacun soutenait une grande perche par le milieu, de telle sorte qu’en se réunissant bientôt, ils formèrent, autour de l’enfant immobile, une balustrade de gaulis dont chaque pilier était un homme.

Le petit cavalier prit les devants :

« Est-ce vrai que vous êtes des voleurs, braves gens ?

– Oui, vraiment ! » goguenarda l’homme à la cognée.

Alors, sur son beau cheval, ils virent l’enfant qui leur souriait ; qui continuait :

« Pourquoi êtes-vous des voleurs ? »

Le chef ne s’interloqua point :

« Pourquoi es-tu riche ?

– Si je suis riche, répliqua l’enfant étrange, c’est pour qu’il n’y ait plus de voleurs. Ne me tutoie pas : je ne l’ai permis qu’à cette femme, parce qu’elle ressemblait à ma nourrice.

– Holà ! marmot ! on tutoie bien Jésus ! »

Cependant, malgré toute leur audace, leur vilenie, ces hommes subissaient un peu d’étonnement ; de cet étonnement qui, chez les âmes frustes, confine à la crainte. Ces bandits savaient leur terrible mine ; et que l’enfant, dans leurs serres, restât si paisible, les inquiétait, les menaçait. Le petit avait remué la tête et déclaré :

« Mais c’est qu’on prie Jésus... »

Le chef n’était point homme à supporter longtemps en lui quelque chose qui ne fût pas brutal. Il avait, d’un coup d’œil circulaire, inspecté l’horizon. On n’entendait plus la chasse ; les brigands auraient tout le temps de dépouiller la courageuse petite victime. Oui, courageuse, quand même ; enfin :

« Ta bourse, fit-il, et sois au moins aussi généreux qu’avec la sorcière. De l’or ! allez vite ! »

L’enfant détacha l’aumônière de sa fonte droite, en tira les cordons, et la jeta :

« Elle est pleine de carolus d’or, et c’est assez pour votre année. Rentrez chez vous, sans crainte ; car, entendez-vous, JE VOUS LA DONNE !

– Tu nous la donnes, et nous la prenons, même si tu la refuses, poupard !

– Vous la recevrez, reprit l’enfant avec une forte et simple insistance, je ne veux pas croire que vous soyez des larrons ; pour moi, vous êtes des pauvres... JE VOUS LA DONNE ! c’est-à-dire que si, ce soir, le grand-prévôt vous prenait, vous pourriez jurer, sur le Christ et sur la Vierge, qu’un jeune baron vous a fait l’aumône de toute son escarcelle. Bien plus, si vous mourez ce soir – comme il se peut – vous n’aurez même pas à confesser au prêtre cette rapine. Partagez-vous les pièces ; cependant, il y a au fond une toute petite médaille d’argent, qui vaut trente sols. Rendez-la-moi, quand vous l’aurez trouvée.

– Tu nous ennuies, grogna le chef, tu parles trop.

– Rends-lui sa petite médaille, intervint un des truands, un homme âgé et rouge.

– Non ! Qui donc est le chef ?

– C’est toi, mais ce jeune seigneur a du cœur, et nous, nous sommes dix contre lui. Rends-lui sa médaille !

– L’homme, fit l’enfant, tu seras avec moi, ce soir, à ma droite.

– Eh bien, reprit le chef qui s’amusait, ta médaille en échange de ton cor ? J’appellerai, moi aussi, mes chiens, avec...

– Oui, rustre ! Prends donc mon olifant. Lui aussi JE VOUS LE DONNE. Mais, prends garde ! tu t’aventures...

– Bon, bon ! Mais, petit baron, tu dois avoir des bagues. Tire donc tes gants.

– Non, voleur ; je n’ai qu’une bague, que trente hommes gardent. Voici mes mains nues.

– Et ton épée, au pommeau d’or ?

– Ne la prends pas ! Non ! car ceci est terrible ! Un chevalier ne rend jamais son épée, même au péril de sa vie, et celle-ci !...

– Eh bien, défends-toi donc, louveteau ! Tu es là, à te laisser dépouiller comme une fille ! Allons donc, j’en rougis pour ton père valeureux et pour tes oncles ! Tu es sur un cheval qui vaut un destrier, tu as trois pieds de fer au côté, et tu cèdes ! Ah ! si les seigneurs ont maintenant des rejetons comme toi, leurs tours seront fragiles. Tiens, je jette ma hache, dégaine ! un bâton contre ton épée, et marchons ! »

Il riait.

« Patience, fit l’enfant, apprends que je suis le seul au monde à ne pas avoir le droit de tirer l’épée contre vous. Qui n’a pas le droit, entendez bien, même quand sa vie, sa puissance dépendraient du seul coup qu’il pourrait porter ! Me battre ! ... Y penses-tu, croquant ? »

L’homme s’approcha.

« Ne touche pas à l’épée, misérable ! »

Et l’enfant sauta à terre :

« Voleurs, entendez-vous ! JE VOUS DONNE MON CHEVAL : c’est un cadeau du roi de Grenade, et il porterait trois hommes sans broncher du pied. » Il arracha de son vêtement une lourde chaîne qui scintillait... « JE VOUS DONNE ceci, et encore ceci, cela encore. Tenez, ce sont des rubis... Mais ! ne touchez pas à l’épée !...

– Assez, dit le vieux, l’enfant est superbe, et nous faisons ici de laide besogne. Prenons et partons.

– Oui, partez ! Vous avez déjà sur votre cou, fit le petit cavalier, le sillon de la hart ; sur votre tête, vous avez l’ombre de vos potences. Oui, partez ! j’oublierai. »

Le chef, furieux, s’avança, la main levée. Mais l’enfant avait tiré la lame et, d’un seul mouvement, la jetait au milieu du lac. Le chef allait frapper.

« Tu es mort, écartelé, cria l’enfant, si tu me touches, bandit ! »

Et le petit recula de deux pas.

Pourtant la lourde main lui frôla l’épaule...

« Ah ! fuyez, cria le jeune maître qui se grandit soudain. Vous êtes perdus tous ! Comment n’avez-vous pas compris ? Regardez ! »

De ses doigts crispés, l’enfant saisit la simarre de toile et, d’un seul coup, la déchira ; et, d’un seul coup, apparut, sous le lin, la tunique de velours bleu, resplendissante de fleur de lys sans nombre, de fleurs de lys en or :

« Ô malheureux, vous êtes maudits ! Je suis LE ROI ! »

 

*

 

Les bandits fuyaient comme des renards·, au ras des herbes. Le chef avait sauté sur le cheval et le bourrait.

« À moi ! » criait l’enfant, et tirant de sa poche un sifflet d’ébène, il perçait le soir d’appels stridents, à grands traits qui remplissaient la conque.

Depuis près d’une heure qu’on le cherchait, on avait abandonné la chasse, et, ce que poursuivaient piqueux et maîtres, c’était la trace royale. L’horizon bougea, des silhouettes vives et brillantes surgirent : des palefrois et des haquenées qui sautaient les bruyères, de grands chiens lancés et comme volants, suivis d’hommes plus alertes encore, qui bondissaient.

Le premier à rejoindre le Roi fut le puissant duc de Bourgogne, sur son étalon de guerre. Malgré la paix et pendant la chasse, il portait toujours son halecret d’acier sous sa simarre, et, au lieu de chaperon, une calotte de vermeil sarrasine. Devant lui, comme un paquet d’étoffes, la vieille, qu’il maintenait sur l’arçon d’un bras dédaigneux.

Elle rit à toutes gencives, jusqu’à ses oreilles de chat-huant :

« Joli Roi, fit-elle, mes vieilles jambes ont vaincu les jarrets des truands... J’ai trouvé ton père que voici !

– Ce n’est pas mon père, répondit l’enfant, merci quand même.

– À pied ? s’étonna le grand duc de Bourgogne, – et sans épée ! Holà ! Que signifie !... »

Le jeune roi commanda :

« Bel oncle, rompez les chiens qui viennent : au large ! que l’on ferme et fouille toute la forêt. Partez, avec les meilleurs. Il me faut... vous entendez ! il me faut dix hommes et surtout celui qui a pris mon cheval ! Qu’on fasse du feu sous ce frêne, et ramenez-moi les bandits, tous ! Ramenez-le ! »

Il se tourna vers sa garde :

« Qu’on entoure cet étang, et qu’on y veille. Demain, on lèvera les vannes pour le vider. Mon épée s’y cache et m’y attend. Mes chambellans en charge, vous resterez ici, sans quitter jamais, et vous rapporterez le glaive. Veneurs et piqueux, en chasse ! Il me faut ces hommes. Qu’on allume, j’ai froid. »

Les équipages s’égaillèrent, bientôt on donna du cor.

« On chasse à vue, dit un page.

– Que chacun se taise ! » fit le roi.

Il était assis sur une selle, devant le feu. Les dames s’en étaient allées se coucher. D’un peu loin, les soldats entouraient le prince. Près de lui, il n’y avait que la vieille, qui narrait au Roi des contes de bonne femme, à voix basse.

 

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Et, peu à peu, dans la nuit, les malandrins furent saisis et ramenés. On leur fourrait une torche au visage pour que le Roi les reconnût. Vers cinq heures seulement les cavaliers finirent-ils par s’emparer du chef, et ils revinrent avec l’homme attaché sur l’andalou. Le bandit avait reçu une flèche dans le dos, et il saignait sur la croupe rose du beau cheval ; mais il haussait les épaules, car il était brave.

Longuement le jeune prince le considéra. Puis il dit enfin :

« Pour les autres, vous les délivrerez ; vous les renverrez en leur donnant à chacun un sou d’or. C’est la misère qui fait le mal ; le vieux que voici entrera dans ma garde. Quant au chef, il sera pendu, tout de suite ! C’est une grâce ; il devrait périr dans les supplices : il a touché au ROI. »

Il y eut un grand silence, dans la nuit. L’enfant commanda :

« Faites ! J’attends... »

Le duc de Bourgogne s’approcha :

« Vous êtes jeune, Charles, et une pendaison n’est pas belle à voir...

– J’attends et je regarde. Je dois. Faites ! »

 

*

 

Le cortège interminable rentrait ; au milieu.de l’escorte, le petit roi chevauchait, tout seul. Enfin Bourgogne vint à ses côtés ; malgré la faiblesse de l’aube, il vit que l’enfant pleurait.

« Allons, Charlot, fit-il, ce n’est pas toujours aimable d’être roi : tu en verras bien d’autres !...

– Nous en verrons d’autres : nous y sommes décidé. En attendant, et à partir de cette nuit, monsieur mon oncle, nous ne sommes plus Charlot, pour personne. Vous voudrez bien m’appeler Sire, vous-même ; et quand nous aurons besoin de vous, nous vous ferons demander. Que l’on active ! »

 

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Le bâtard de Champagne avait entendu ; quand le duc de Bourgogne fut rejoint :

« Le jeune léopard a du sang, rit le bâtard, il fera un grand roi.

– Oui, répliqua le sombre seigneur, si nous avons la sottise de ne pas l’étrangler dans sa laisse... »

 

Le Chamblac, 1938.

 

Jean de LA VARENDE,

Terre sauvage.

 

 

 

 

 

 

 

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