La Finette

 

XVIe SIÈCLE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean de LA VARENDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À M. Gabriel Boissy.

 

« Fais ton œuvre, ô toucher

caressant et cruel. »

JEAN DE BEAULIEU.

 

AH ! la charmante fille : bien droite mais flexible, portant haut une mince figure couleur de blé ; en paraissant plus grande que sa taille ; avec des mouvements lents, comme des abandons, ou des gestes vifs, comme des envols. On eût cru ses cheveux roses et sa chair blonde, tellement leur tissu et leur couleur se liaient. Vaillante quand même, solide, dans sa nerveuse vitalité ; avec ses buires bien closes, ses channes, elle courait sans effort, à toutes longues jambes, au travers des chaumes. À peine si elle hanchait un peu en portant les chanteaux de douze livres, les pains énormes.

« Finette gentille, que tout le monde aimait, vous ressembliez à un épi. »

Quand elle souriait, de sa bouche, indistincte d’être si petite et guère plus incarnadine que ses joues, émanait une lueur, un reflet : quelque chose qui ne pouvait durer dans son immatériel ; et c’est pourquoi, souvent, elle semblait triste.

Tout en elle était réticences et pudeurs calmes.

« Finette charmante, avec vos dix-huit ans de candeur et de prières, vous n’étiez point de celles que les garçons pourchassent ; vous viviez pour le plaisir des yeux ; tout effleurement eût été pour vous caresse trop brûlante, et, allongée, sœur des reines étroites qui songent aux porches des basiliques royales, vous aviez été créée pour le regret attendri des anges. »

 

*

 

Deux routiers, deux gaillards, épais comme des chevaux, vêtus d’étoffes couleur de terre, couleur de campement, de boue sèche et de bauge. Ils étaient différents de charpente : l’un osseux et grand ; l’autre trapu et gras ; mais tous deux à bedaine ; le ventre, chez le grand, pointait comme une grossesse.

Ces truands portaient, au long de la cuisse, un branc d’acier tranchant ; une arme d’une aune, coutelas lourdaud qui pouvait couper un chêne ainsi qu’une cognée, faire voler un membre ou bien une tête. Rudel, le grand, était rouquin et borgne. Sa paupière droite avait été cousue, mais l’autre œil luisait pour deux, libidineux, féroce ; sa mâchoire avançait sous des poils de barbe, raides et brillants comme cuivre rouge. L’autre, qui, en rigolant, se disait nommer Bourdeau, était tout aussi mauvais, quoique engoncé dans sa panse, et rondouillard et mou. Vent, pluie, nourriture épaisse, vin bleu lui avaient peinturluré la face ; il était écarlate comme champignon traître, vermillon comme un bolet-pustule.

Bétail humain, ils puaient à trois pas, des coucheries dans les fumiers, dans les paillis aux poules ; ils puaient du suint qui ressortait de leurs vieux lainages, et de la chaude crasse qui les doublait.

S’ils différaient de corps, d’âmes, ils restaient bien fraternels. Que Rudel eût la gravité d’un bourreau allemand et Bourdeau la faconde du Moko, ces compaings de galle s’apparentaient dans la cruauté, la goinfrerie, la truandaille profonde. Ils tiraient, de leur ressemblance, un encouragement réciproque. À l’ordinaire, les hommes s’estiment de leurs mêmes vertus : eux s’appréciaient dans leurs vols, leurs violences, leurs assassinats. Ils avaient couru toutes les nations, franchi les frontières avec les contrebandes, rapté des saucisses en Flandre, des moutons en Espagne, des cochons de lait en Hongrie, des chèvres pâles en Romagne ; ils s’étaient soûlés de schiedam, de gros vin, de kummel, d’eau-de-vie allemande où luisent des ors, de vodka et de lacryma-christi. Seule l’Angleterre n’avait pas été rançonnée ; des hauteurs de Calais, ils regardèrent ce détroit inexorable qui les séparait du fort pays aux bières lourdes, aux viandes saignantes ; qui les privait des plus beaux bœufs du monde, et ils n’aimaient point les Îles bretonnes, où nul mâtin, ni truand, ne peut entrer. Eux, n’étaient-ils pas dogues de grand-route, sans collier ? Chiens-garous !

 

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Sous leur embonpoint de rapine, le beau jour printanier parvenait quand même, sous leur lard volé. Les mêmes effluves purs, qui faisaient trembler les vierges ainsi qu’une Annonciation, sangloter les adolescents et prier les saints dissous dans la lumière de Dieu, ces mêmes rayons les épanouissaient, eux aussi, mais dans leur infamie.

 

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Ils étaient assis sur une lisière de bois, leurs vastes derrières emmi l’herbette ; le soleil les chauffait ; ils écartaient les jambes pour se cuire mieux, trop paresseux pour se dévêtir de l’hiver, contents de suer, d’ailleurs, dans leurs bures ; l’un portait casaque rouge, l’autre aumusse verte, que leurs corps acides avaient corrodées aux entournures. Bourdeau avait des houseaux à cinq boucles de cuivre et Rudel, des braies, serrées aux mollets par des ficelles. Si Rudel arborait médaille au bonnet, c’est qu’il coiffait le chaperon d’un prêtre qu’il avait tué.

Devant eux, un riche pays montrait ses cultures nobles et ses prés irréprochables. Bourdeau inspectait tout cela avec concupiscence, sa langue claquait d’admiration ; il désignait, de son gros doigt menaçant, les bonnes métairies, les toits écartés, rançonnables ; et les abondances de ce terroir lui chauffaient les moelles. Au-dessus des Coquillards, deux rapaces, leurs frères, tournaient lentement dans le grand air doux.

Rudel ne s’agitait point. Un seul coup d’œil lui avait révélé que, fini les forêts, ici on ne « manquerait pas ». Ce que serait tout à l’heure n’était point maintenant. Maintenant est déjà bon, si tout à l’heure pourrait être préférable.

« Cy, fit Bourdeau, commence la bonne terre d’Auge ; le ru, que tu vois gargouiller sous nous, annonce ce pays de tripes, mon pays à moi, gâs. Jusqué là, de la Normandie-Haute, tu ne connus que tripettes et patouillettes ; mais véci venir les hommes gras, à cul et ventre, les solides porte-bedaine ; et la bouche s’en mouille, de voir si forte campagne. En semaine de Pâques, garçon, même plus besoin de voler ; toutes gens ont saigné le cochon et donnent, plutôt que de perdre la jambonnerie !

– Je ne cracherais point non plus sur la volaille, répondit l’autre ; remène-toi les métairies de Bresse, où nous avons bâfré du chapon comme chanoines prébendiers. Tes poulets d’ici me semblent bien hauts sur jambes, gâs ! Bons pour la course, mais moins pour la goule !

– Pleure pas, mon Rudel, tu auras fine viande ; j’y vas mendigoter pour voir la mine. Garde-moi mon branc et ma chaussure ; faut aller sur pattes et mains vides pour que le Normand sente sa force et notre pitié. »

Il décroche son grand coutelas, le pique dans la fougère, dénoue ses souliers, dont le cuir semblait du bois, et sort ses pieds nus, de longs pieds de singe où la poudre des routes formait des croûtes claires. Après avoir cligné de l’œil et passé la langue, il se colle un pansement sur le front, se plie, se baisse, tord le dos et commence de geindre :

« Mes bonnes gens, pieuses gens, ayez charité pour un pauv’ malheureux qui ne peut plus faire œuvre...

– T’es beau ! dit Rudel, dans un mouvement subit d’enthousiasme, tu mouillerais les mouchoirs pour ceux qu’en ont ; tu me tirerais mes trois liards... »

Il l’encouragea paternellement :

« Va, mon Jésus... »

 

*

 

Quand revint le ribleur, le soleil était déjà haut ; une brume de chaleur posait doucement sur les lointains ; tout crépitait dans une dilatation heureuse. L’homme remontait, bardé de saucisses ; un rôti de lard lui gonflait la besace, aussi gros qu’un enfant volé ; de l’autre côté, sautelaient de belles vessies de cochon, des « bouzines ».

« C’est pour le rire, dit-il à Rudel...

– Faut pas négliger le gai, fit l’autre.

– As-tu fait du feu, au moins, grand croche-cœur ?

– Non, mieux ; louque-moi ça... »

Près du saint Michel en plomb, sur sa coiffe, il désigna une large plume rousse tigrée de noir :

« C’est-il que tu veux nous faire bouffer de la chouette ?

– Oui bien ! fillette... regarde mon chat-huant (ils débouchaient dans la clairière) – un pingeon truité, le plus finot, le plus goulayant des pingeons ! »

Là gisait, en effet, à demi plumé, un monstrueux dindon rayé ; son croupion nu s’érigeait, conique, énorme et mat. Rudel continua :

« Une mitre ! J’ai chopé le prince-Évêque !

– Du dinde, de la viande fraîche, de la cochonaille ! »

Ils étalaient le butin et dans une joie puissante et sûre, Bourdeau ouvrit les bras, caressa tout de l’œil et proféra :

« Cré bonbon ! en v’là-t-il de quoi chi... ! »

Alors ils bâfrèrent.

 

*

 

Ils avaient l’appétit élastique des carnassiers anxieux du jeûne qui viennent à bout de la plus forte proie, quitte à dormir après ; à se faire tuer dessus.

Ils bâfrèrent des heures, couverts de graisse et de sauce, pleins de débris sur les barbes, luisants, les manches troussées, les ceintures béantes, empoignant à pleines mains les morceaux, les déchirant d’un coup de tête et de gueule. Le bois autour d’eux avait été envahi par la bonne odeur, la cuisson succulente, et toutes sortes de bêtes approchaient : l’incomparable volaille des temps anciens remplissait les buissons de la clairière : geais affairés, pies voleuses, choucas mélancoliques, résignés ; et aussi de petits fauves sortis des tanières malgré le plein jour, grâce au parfum violent, à la frairie chaude ; les hommes, à bon cœur pour ces camarades de guerre, jetaient les morceaux ; des volées les poursuivaient, les chipaient en l’air et si la viande touchait le sol, aussitôt bataillait par terre une mêlée de plumes et d’ailes ; soudain un cri : une belette, une martre, fonçait, saignait l’oiseau ; emportait un geai gueulard. De rire, les truands se courbaient en deux.

 

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Quand tout fut fini, rincé, vers quatre heures du soir, qu’ils eurent donc tout au ventre, chair et vin, ils devinrent tendres et doucement gais ; la journée était trop bonne ! Se prirent chacun aux épaules et lourdement dansèrent en chantant :

 

          Et youp, et youp ! gens de Lignières,

          De la montagne,

          Trala la la !...

 

ils se balançaient, gonflés mais solides toujours, soûlés mais point ivres, rotant et riant, à chaque rot, du fort rire des gorgés... ·

 

          Et youp, et youp ! Trala la la !

 

mêlant à cela des chansons étrangères, avec des sons gutturaux, des « Rhu-Uh ! » d’autres contrées ; ils vinrent dans le soleil pour danser au rayon, battant la mesure sur leurs panses pleines, augmentant l’allure, sautant une jota appliquée et drôle qu’ils exagéraient, chacun lançant la jambe en même temps, de sorte qu’ils formaient un seul mannequin à deux têtes et à trois jambes, une au sol, qui se confondait, et les deux autres en T.

 

*

 

D’un seul coup, ils s’arrêtèrent net : leur fine oreille avait perçu un bruit humain, tout près, pas loin : quelque chose de spécifique, un tintement que nul animal ne pouvait donner : une sonorité de métal...

Dans la seconde, il n’y eut plus rien des gaillards, mais, sur le sol indistinct, deux longues protubérances, fagots oubliés, tombes de fougères, qui, cependant, se déplaçaient insensiblement, dans une reptation qui remuait à peine les bruyères, vers le talus voisin. Le couteau à moitié nu, les truands allaient reconnaître l’ennemi et défendre leur joie.

Ils arrivèrent jusqu’à la lisière et levèrent le nez, visant au travers des branches et broussailles : à trente toises, une fillette blonde trayait sa vache ; elle avait posé ses channes brillantes dans l’herbe, et ses mains vives, accrochées aux pis, montaient et descendaient. L’air était si calme que le sifflement du lait fusant dans le seau de cuivre arrivait jusqu’aux malandrins.

Ils rirent sans bruit et se donnèrent une bourrade ; les grands couteaux rentrèrent aux étuis de basane et ils regardèrent, intéressés.

C’était Finette, qui trayait sa belle Martonne, la grande vache d’Auge à robe blanche et bringée, la reine du troupeau. Le soleil jouait sur la bergère étincelante de rayons ; son front clair, en profil, se baissait, légèrement contracté sous l’effort ; de sa chemise ouverte, ses bras nerveux remuaient dans la lumière ; ses longues jambes nues, écartées, s’irisaient.

Bourdeau donna encore un coup de coude aux côtes de Rudel, dont l’œil unique se darda, clignant. Le gros eut un sourire jusqu’aux oreilles, où ses lèvres, juteuses encore de sauce, découvraient des caries obscures :

« V’là le dessert ! » fit le croquant.

 

*

 

Quand ils apparurent sur le pré, quoiqu’ils eussent fait le tour pour arriver derrière elle, l’enfant, dès les premières toises, fut avertie ; animale comme eux, mais agnelle près de ces loups, Finette n’eut qu’à tourner le cou pour se lever d’un bond, rester droite, mains aux yeux et prête à fuir.

« Ma fille, eh ! ma fille, criait Bourdeau d’une voix melliflue, y a pas de mal, n’aie crainte, et non ! C’est not’route qu’on te demande... »

Mais ils avançaient ; elle fit le tour de sa haute vache, s’arrêta encore un instant, hésita, car la barrière était près d’eux, regarda par-dessus la belle échine de la grande bringée, et du même pas que les autres prenaient, elle s’en fut – inquiète, puisqu’elle ne tentait même pas de sauver ses channes. Elle savait qu’ils étaient mauvais hommes et de mauvais desseins. Qu’elle fût brave, oui ! mais pas contre ce danger-là. Elle marcha vers la haie où elle connaissait un passage de laitière.

Ils s’étaient concertés à voix basse ; le grand rouquin s’arrêta, revint à la barrière, sans hâte, comme s’il renonçait ; mais dès à l’abri de la plante, il piquait un galop effréné en terre molle ; il contournerait le champ et saisirait l’oiselle au saut du talus.

« J’peu-t-i boire une bolée de lait ? cria Bourdeau en gagnant les channes.

– Buvez ! » répondit la petite, sur ses gardes, au loin.

Sa voix fraîche, argentine, répondait à la voix éraillée, ignoble de l’autre, si pure qu’il était incroyable que ces paroles échangées fussent de même nature physique.

Il s’approcha donc, but une gorgée avec dégoût, guettant de l’œil, de l’oreille, et l’enfant et le compaing qui devait prendre l’avantage. Elle attendait qu’il s’en retournât pour revenir ; or, voici que désaltéré, il avançait toujours, et vite cette fois. Elle escalada l’échalier mais se rejeta en arrière : Rudel accourait. Elle trembla une seconde : l’autre galopait aussi ; alors, délibérément, elle lança en l’air, de deux mouvements de jambes, ses petits sabots, et se mit à fuir ; Rudel avait sauté la brèche et pressait derrière ; les deux hommes convergeaient sur elle. Finette tricota vers le bois, comprenant que dans ces sentiers si bien connus, elle gardait sa chance et qu’elle serait sous les couverts avant eux.

Cependant elle avait affaire à partie expérimentée : quand Bourdeau lui donnait la chasse, à vue, en chien courant, l’autre filait à poste, et, chasseur qui attend la quête, tournait le boqueteau de toute sa vitesse pour la guetter en plaine ; de sorte qu’ayant gagné sur le gros. quand la fillette parut à l’orée afin de prendre sa course, le rouquin était là, qui bondit vers sa chemise claire.

Elle se renfonça en biaisant, agile et sautant de ses longues jambes, le cœur battant, mais animée de bravoure et de feu... Il fallait atteindre l’autre bord du bois et fuir par les herbages où elle les dépasserait.

Rudel l’avait devinée ; d’un coup de sifflet, il prévint l’autre, et quand Finette arriva au coin, elle entendit Bourdeau casser les branches, avancer tout près, tandis que le grand maigre courait parallèlement, et plus vite qu’elle hors du taillis.

 

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Alors la vaillante petite eut une action sauvageonne, de chatte ; tout semblait perdu, mais à côté d’elle avait poussé un grand hêtre, point trop gros, élevé en futaie, droit et lisse. Elle, autrefois chercheuse de nids, pensa aux hommes lourds quoique forts, et hop ! étreignant de ses genoux durs, de ses bras crispés, elle montait, grimpait, s’élevait sur l’arbre... déjà était à quatre toises, quand les deux truands se cognèrent au tronc, rageant blanc, frustrés ; et eux aussi, avec un réflexe de chiens, l’invectivèrent, aboyèrent en levant le museau.

Elle montait, rieuse soudain, la fière enfant, sûre qu’elle ne lâcherait pas... Ils tournèrent, cherchant des cailloux, mais, sur ce sol sylvestre, ne trouvèrent que bois mort qu’ils lancèrent bêtement. Elle grimpait, à moitié dénudée par ses mouvements et son effort, et en bas, ils trépignaient de désir et de déception.

Elle serait bientôt au fourché ; elle monterait jusqu’en haut et, de là, appellerait au secours ; jusqu’en haut, dans les branches légères, et d’une telle altitude sa voix porterait.

Sur la fourche, bien solide, elle leur rit au nez et cria : « Chiche ! » avec toutes ses jolies dents.

« La merdé ! gronda Rudel, pie-garche, je t’aurai ! »

 

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Lui aussi jeta au diable ses godasses ferrées, arracha besace, ceinture, aumusse, apparut torse nu, couvert d’un buisson pourpre entre les mamelles, qui flambait au soleil ; et sans adresse, mais avec une force terrible, il grimpa, grand reptile pâle, soudain, dans l’ombre, presque bleuâtre. Il ahanait, mais il montait.

Elle blêmit et s’éleva plus haut, tournant, comme un écureuil, autour des branches ; elle atteindrait les menus rameaux où le fort homme ne pourrait la suivre ; elle monterait, quitte à briser sous elle les branchages qui pliaient aux corneilles ; elle monterait, quitte à tomber, à mourir.

L’homme comprit-il ? Il s’arrêta dans une pression de jambes et cria au gros : « Lance-moi mon branc, lance ! » Au troisième coup, il le saisit au vol, dégaina, et le couteau dans les dents, il grimpa encore, atteignit lui aussi le fourché. Déjà Finette était dans les frondaisons suprêmes ; il monta aussi, mais bientôt les branches faiblirent ; il rageait. Seulement il vit soudain les jambes de la fille, que le soleil atteignait par un trou de feuilles et faisait luire ; il voyait scintiller leur duvet blond, et grogna de joie car il distinguait les tressaillements spasmodiques des muscles épuisés.

« J’arrive ! » gronda-t-il.

Les jambes disparurent ; Finette parvenait tout en haut de l’arbre ; sa petite tête dépassa les masses arrondies, le dôme de feuilles. On découvrait un paysage immense ; l’enfant vit sa maison, sa maison à elle, si tranquille et, ô son cœur ! son cœur battant ! sur le seuil, sa bonne mère assise et un petit frère qui jouait dans la cour avec un chevreau ; toute sa paix...

Elle cria, cria ; il lui semblait faire un tapage énorme et que sa voix eût porté jusqu’au clocher – et personne ne semblait l’entendre, hors ses vaches au pré, qui s’agitaient. L’effroi devait lui serrer la gorge : elle qui « huchait » si clair, si perçant, son cri ne portait plus.

« Vas-tu descendre, chienne ! » hurlait l’autre.

Elle osa le regarder et trembla plus fort ; l’homme ne pouvait plus avancer ; elle-même, la tiède brise la balançait comme un nid de grolles ; elle défit sa ceinture et se lia à la branche : si la terreur la prenait, si la mort-de-peur la tuait, son cadavre resterait lié là, pur, dans le ciel. Un nœud de puits solide la maintint ; puis elle ferma les yeux, priant : « Mes saintes, mes saintes... »

« Mais descends donc, idiote ; on ne veut pas t’y tuer, tu le sais bien ; assez de giries ! On ne te quittera pas de trois jours s’i faut. »

Il essaya de monter, mais les branches craquèrent sous lui et, sans sa poigne, il fût tombé. Il jura, se rétablit sur une autre fourche : la colère le bouleversait :

« Tu ne veux pas ? Eh bien, attends ! »

Elle entendit des chocs sourds, tandis qu’une vibration profonde se communiquait à tout son être. Elle rouvrit les yeux : l’homme, à coups du couteau manié à deux mains, entaillait la branche où l’enfant s’était attachée. Elle sonda la profondeur. En bas, elle entrevit le gros tout aplati et minuscule ; sa pauvre chair se hérissa à l’idée de la chute effroyable. Finette adressa un dernier regard à la maison paisible, à sa mère qui ne savait rien de l’agonie où se débattait sa petite – et au Ciel qui refusait son aide :

« Va-t’en, dit-elle, je vais descendre. »

 

*

 

Elle descendit donc ; arrivée en bas, saignante d’écorchures, haletante d’angoisse, ils la saisirent dans leurs mains d’étrangleurs, la palpèrent avec des cris de joie, des grognements salement allègres. La petite ne luttait plus, à bout de forces ; leurs doigts graisseux, leurs callosités manuelles entraient en contact avec les fleurs de sa jeunesse ; la râpaient ; la pinçaient : elle ne tressaillit même pas, les yeux fixes, comme soudain privée de vie.

Enfin, enivré et violent, Bourdeau voulut l’entraîner d’abord et la saisit par les poignets pour l’attirer vers les couverts et la mousse ; mais Rudel s’interposa :

« Ah ! par exemple ! Moi, à moi, le premier... »

Bourdeau jura : c’était lui le chef ; à lui de déniaiser la poulette.

« Non ! je l’ai prise, moi !

– C’est moi qui l’ai trouvée, clamait l’autre.

– Pas servi à grand-chose, sans moi ! j’aurais bien voulu te voir grimper, sac et futaille ! Allez, lâche-la-moi, ou je la laisse regrimper... Lâche ! »

De précaution, Bourdeau avait serré les poignets de l’enfant dans une corde, et d’un tour mort avec clef, fixait la fillette à l’arbre :

« Jouons-la, fit-il, conciliant : ça devrait être à moi aujourd’hui, – il cita des circonstances analogues où le grand Rudel avait eu sa part de roi. – Allons ! sors les dés et ton cornet. »

Rudel rageait ; le bagou, l’ascendant du rusé sur la brute forte, il ne voulait plus les admettre ; il se révoltait :

« Non, je l’ai prise ; elle est à moi. »

Il marcha sur elle : Bourdeau tenta de s’opposer ; il reçut une baffe en pleine trogne qui le fit reculer du choc. Mais il était gorgé de nourriture et de boisson ; sa colère aussi éclata. Il partit, son mufle de taureau froncé, et d’un seul coup de tête au ventre, il envoya l’autre au sol, cul par-dessus tête. Alors, la jeune fille vit une bataille qui arriva immédiatement au paroxysme instantané des luttes de chiens ; les deux énergumènes ne faisaient plus qu’une masse roulante, indiscernable, avec des allongements et des rétractions foudroyantes. Une jambe comme morte se couchait, un bras, inerte une seconde, qui se remettaient à vivre et à cogner.

Ils se libérèrent un instant, se rassemblèrent, assurèrent leurs loques ; une rancune abominable semblait les posséder, une haine ancienne les étreindre, au lieu de leur vieille camaraderie : deux ennemis subits, mortellement décidés. Presque à la même seconde, les brancs d’acier clair luirent à leurs poings, livides vers l’est, fulgurants à l’ouest, et les hommes se figèrent encore, un bref intervalle, prévenus que le drame venait, que les gourmades étaient périmées ; ils humèrent le sang tout proche.

« Donne-la-moi », cria Rudel, pris de regret, une dernière fois.

Bourdeau, qui crachait ses dents cassées, en gagna un coup d’aiguillon : il fonça.

Les fers sonnèrent, mais cette fois les truands y allaient précautionneusement, en professionnels des armes ; ils se tâtaient, faisaient des feintes ; seulement qu’un sourît, une seconde, et les couteaux fussent tombés ! Or, leurs destins veillaient et menaient le branle : la colère des épées les égara vite. Les coups volaient, tintaient. L’enfant regardait, hypnotisée par la bataille ; elle ne priait plus. Instinctivement, sa petite âme prenait partie contre le grimpeur ; elle gémit quand elle vit fuser du sang sur la casaque du gros, et qu’il poussait un hurlement en se rejetant en arrière.

Comme dégrisé, Rudel restait béant, l’arme basse. Le gros vacillait, semblait devoir tomber en avant sur le visage, ainsi qu’un fusillé. Il tomba, mais c’était une ruse car il tomba pointe droite, et, tout à coup, Rudel aussi hurla, leva les bras très haut ; ses mains s’ouvrirent ; le couteau fila en l’air, et le grand carcan s’écroula sur le dos, avec un choc caverneux qui ébranla le sol !

Bourdeau était par terre, s’accrochant toujours au couteau qui trouait l’autre ; et, pour se relever, il s’appuya encore sur l’arme, enfoncée presque jusqu’à la poignée, clouant Rudel.

Rudel mourait, le branc au manche de corne en plein milieu du ventre.

Bourdeau n’arrivait point à se redresser et restait à quatre pattes, tourné vers le soleil couchant qui éclairait de grands vides blancs désorbités, dans ses yeux. Il demeurait la bouche pendante, pétrifié d’une angoisse hideuse, avec un balancement en avant de tout l’être comme s’il voulait sauter. Brusquement, après un hoquet, il vomit un flot de sang.

Finette s’évanouit et, retenue par ses poignets, glissa le long de l’arbre, où elle se tassa à croupetons, tête basse.

 

*

 

Sa pâmoison dura peu ; l’enfant était de race dure ; peut-être quelques minutes seulement perdit-elle conscience ; quand elle rouvrit les yeux, Rudel ne bougeait plus, aplati dans la mort, avec cette complète adhérence au sol dont aucun sommeil ne peut donner l’apparence – et l’autre, méconnaissable, blême, était assis sur le talus, poursuivant toujours ce balancement incoercible ; sa figure paraissait restreinte et toute dégonflée ; une de ses mains posait au sol afin d’assurer sa faiblesse ; l’autre tamponnait sa poitrine d’une loque rouge, mais rouge, sous les feux du soir, comme un bloc de chair crue !

L’enfant retrouva son courage ; elle dit :

« Viens me détacher... »

Il la regarda en dessous, lentement, sans nulle expression.

« Si tu me détaches, je pourrais te porter secours... »

Il semblait ne plus avoir de résistance, redevenu puéril en présence de la Mort ; il regarda sa poitrine, essaya de bouger en se soulevant de côté, mais le sang revint gonfler ses joues : « ... peux pas... » Et il se recourba un peu plus.

Cet homme-là allait mourir aussi ; il faudrait rester la nuit, près de ces cadavres, Finette en sursauta ! Elle se rappela le mauvais chanvre qui l’avait ligotée, et, prenant de l’espérance, se mit à frotter ses poignets le long de l’arbre pour user la ficelle. Mais ne continua point, dans une angoisse abominable, soudaine : ultime effroi ! l’homme avait repris de la force, saisi le coutelas du mort que le mouvement final mettait à sa portée, et, avec une ténacité hideuse, rampant presque, il se traînait vers l’enfant : « Il veut me tuer ! » Elle vit approcher la lame, ferma les yeux, pria encore...

Comme rien ne venait et qu’elle l’entendait gémir, elle regarda : Bourdeau, le couteau tremblant au poing, tentait de scier la corde qui faisait le tour de l’arbre ; Finette se contracta, la corde craqua ; alors l’homme s’étendit complètement sur le sol. La jeune fille était libre, mais restait mains liées. Le blessé montra le fil du couteau et fit un geste de va-et-vient ; elle eût bien trouvé seule ; elle s’approcha de la lame encore rouge et, l’assurant entre ses pieds nus, lui fit trancher les cordes.

 

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Une sorte de sentiment orgueilleux la prit, un triomphe qui la grisait un peu ; elle eut envie de frapper du talon le visage de l’autre ; le fixa avec fierté... et tressaillit soudain : le truand, qui la regardait aussi, avait eu un clin d’œil, et elle reconnut un sourire sur ses traits ravagés, pareil à un adieu ; un peu de bonhomie ; un rien de gaieté, comme si tout cela n’avait été qu’une plaisanterie dont il s’excusait, qu’il tentait de racheter.

Elle hésita.

Il haletait maintenant, étendu sur le flanc, tout agité par des respirations très rapides ; ses yeux ne la quittaient pas.

Elle partait.

Elle se retourna encore, et le même sourire reparut sur le visage de l’homme.

« Oh ! mon Dieu ! » fit-elle, et la pitié la traversa, irrésistiblement : celui-ci était le moins méchant, à coup sûr ; c’est grâce à lui qu’elle échappait ; qu’elle se retrouvait intacte ; malgré ses souffrances, il avait coupé la corde.

Finette revint délibérément et se pencha sur lui :

« Tu souffres beaucoup ? demanda-t-elle.

– ... vais mourir... fit-il... Dans les soufflets... Va-t’en... fini !

– Non, je veux t’aider. Faut-il aller chercher du monde pour t’emmener ? »

« Il secoua la tête faiblement :

« Non... guéri, s’rais pendu... autant mourir ici... Donne-moi seulement à boire. »

Il se ranimait un peu et désigna de l’œil le fossé près d’eux où de l’eau stagnante luisait.

Elle se saisit d’une bouteille cassée, remplit le tesson et pour ne pas couper la bouche du blessé, elle garnit la tranche d’une longue feuille de châtaignier qui s’y plaqua.

Alors, agenouillée près de lui, elle le fit boire, et, s’étant assise, sans savoir comment, elle eut bientôt la tête hirsute et lourde sur ses genoux. L’homme s’y laissa aller avec une plainte presque heureuse ; elle le fit boire de nouveau ; il reprit des forces et resta les yeux clos avec un sourire encore, à peine discernable, mais qui, cependant, allongeait les lèvres, soulevait les pommettes : sourire méconnaissable pour elle, qui avait lu, dans la distension de cette face, la haine, l’impudeur et l’attentat.

Elle défit son châle de coton pour panser la poitrine. Comme des sueurs livides coulaient de ce front, elle chercha des mousses pour les étancher ; mais tout était mélangé et rude. Dans un mouvement maternel, indiscutable, elle déchira son devantiau, sa chemise, aux épaules et, demi-nue, elle l’essuya. Au bruit de la toile fendue, il rouvrit les yeux, vit, penchées sur lui, ces clartés ineffables et roses :

« Merci, souffla-t-il, merci... jolie... »

« Jolie ! » Elle rougit d’un émoi étrange :

« Ferme tes yeux, dit-elle, je veux te soigner. »

Il obéit mais put répondre assez fortement :

« Non ! non... vais mourir... Reste, seulement... jolie... »

Ah ! que lui arrivait-il donc, à elle ? De soigner cet homme, ce bandit, la changeait, la bouleversait, retournait tous ses sentiments. Pourtant, enfin ! ce n’était qu’un atroce truand, un meurtrier ! et voici qu’elle ne voulait plus entendre ni sa raison, ni sa justice ; vouloir le guérir, quand elle aurait dû l’achever !...

Guérir ? non... la bouche du blessé s’encombrait de bulles rouges qui crevaient dans un incessant crépitement. Elle connaissait ces symptômes : un jeune vacher était mort ainsi, encloué par un taureau... Condamné ; l’homme mourrait avant la nuit... Eh bien, elle attendrait ; il ne partirait pas tout seul ; puisqu’il semblait heureux de sa présence, il l’aurait jusqu’au dernier moment :

« Comment t’appelles-tu ? »

 Il leva les paupières :

« Jean, fit-il.

– Dors, Jean... »

Il rouvrit les yeux pour les refermer, semblait moins mal, accentuait son sourire, presque malicieusement ; tous deux faisaient une farce à la mort, la nique... La jeune fille eut encore un peu honte, ainsi que d’une complicité vague ; elle dit : « Il ne faut pas »... bien empêchée de formuler ce qu’il ne fallait pas. Mais elle avait mieux à faire que de penser à soi ; sur ses genoux de fille chrétienne, de fille honnête, le bandit allait mourir en païen ?

Sa dévotion, sa foi, l’inspirèrent ; la pieuse fille leva un peu le menton :

« Maintenant, il te faut penser à Dieu, Jean, devant qui tu vas paraître ; pense au Bon Dieu, Jean !

– Ah ! fit-il à voix basse, pour ne pas réveiller son hoquet, j’en ai trop commis... plus de Bon Dieu, pour moi... »

Elle le regarda avec intensité ; il était mieux :

« Écoute, Jean, écoute... je vais aller chercher not’ curé ; l’église est loin, mais je courrai ; je suis sûre de le trouver au mois de Marie ; veux-tu ?

– Haufff !... serai mort quand vous r’viendrez... j’sens déjà plus mes jambes. Reste !

– Mais prie, alors, prie ! dit-elle affolée soudain – Dieu aurait pardonné même à Judas, s’il avait prié. Prie ! Jean, prie... mon Jean...

– ... sais plus...

– Attends ! »

Elle lui joignit les doigts et commença tout haut : « Notre Père qui êtes aux Cieux... »

« Ah ! là ! là !... j’en ai trop, jolie, trop sur moi... »

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

À ce moment, juste, arrivèrent, sonores, comme baignées de lumière, comme entraînant après elles les lueurs du couchant, vinrent les notes mesurées de l’Angélus ; à une demi-lieue, la cloche envoya trois fois trois coups ; puis sonna en branle, dans la tranquillité infinie du soir.

Si lointaines, si hautes, ces notes, peut-être donnèrent-elles à l’enfant l’idée miraculeuse.... lui firent-elles souvenir des pèlerins perdus aux routes, des chevaliers navrés, du duc Robert mourant en Barbarie, des pairs tués en Espagne :

« Écoute, dit-elle, en se penchant sur le moribond, je suis pure ; confesse-toi à moi ; je redirai tous tes péchés au prêtre ce soir même. Dieu veut bien cela, le permet ; confesse-toi à moi, mon Jean – et dans un désespoir confus de se sentir si vite au bout de son effort – fais-le donc pour moi, supplia-t-elle, pour moi ! »

Elle se sentait prête à je ne sais quel don afin de sauver cette âme ; se penchait encore plus sur le bandit, si bien qu’elle le baisa au front, laissant ses lèvres sur cette peau huileuse qui exsudait sa dernière suée.

Il hésitait.

« Tu serais sauvé, Jean ; fais-le donc pour moi ! pour que ma vie n’ait pas, à son commencement, ce remords horrible, ce souvenir-là, pour qu’elle soit bénie de t’avoir aidé : confesse-toi ; dis-moi tes péchés. »

Il semblait que cette véhémence animât l’homme : il se mit sur un coude :

« Mais j ‘en ai trop ; tant ! »

Il rêva ; puis, après l’avoir regardée encore une fois, soudain commença le Confiteor – il retrouvait dans un coin de mémoire ces débris des prières, du temps où, clergeon en soutanelle, il s’agenouillait avec l’encensoir – l’agonisant murmura : « Je me confesse à Dieu, le Père... » et il commença l’aveu, les aveux épouvantables : vingt ans de banditisme qui balbutièrent là. Il dit les rapines : « J’ai volé tous les jours de ma vie, tous ! et j’ai volé surtout les pauvres. » Elle entendait les lamentations des malheureux dépouillés, les plaintes des vieilles réduites à mendier ; voyait couler les larmes, si cruelles, des petites gens. Il dit les meurtres ; et ce furent des cadavres blêmes qui les entourèrent, montèrent du sol dans le soir, saignèrent autour d’eux, exhibant leurs gorges coupées, hoquetant des sanglots rouges. Il y avait des morts partout ! Il dit les sacrilèges, les prêtres assommés au tabernacle, cloués à l’autel ; les hosties piquées à la pointe, bâfrées en riant, jetées aux porcs ; les vases sacrés, où l’on buvait, où l’on pissait...

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

 « Attends un peu », priait-elle, en claquant des dents car l’homme semblait pris d’une griserie, revivre, pour lui jeter tous ses crimes, tirer de l’orgueil d’une confession semblable. Ce qui restait de mâle en lui ne jouissait-il pas d’arriver, malgré tout, à troubler cette vierge, de la marquer ; de rester pour elle semblable à aucun autre, de l’encombrer à jamais par l’horreur ?...

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Et maintenant il commençait les péchés de la chair, les abominations secrètes et déclarées ; les étreintes ou les ruées collectives aux moustiers, aux couvents pris ; les viols meurtriers, la profanation des mortes tièdes, tout ce que le rut déchaîné ou sournois, hasardeux, attendu depuis longtemps, peut déchaîner de folies dans les cœurs et les reins...

Elle écoutait, plus défaillante que le mourant ; reprenait ses dires comme frappée, flagellée, ces dires qu’elle devait retenir pour les rapporter ; ces actes immondes dont elle n’avait jamais soupçonné l’affreux :

« Assez ! » criait-elle ; puis, ramenée à sa mission : « Non, non ! continue, va ! accuse ! J’écoute, j’écoute ! »

Il parla beaucoup, avec une atroce volubilité, une sorte de frénésie : les mots ignobles jaillissaient, rendant les crimes plus hideux, plus sales les débauches... Il ne fut interrompu que par le sang – et le hoquet. Il s’arrêta enfin, crachant rouge, terminé, achevé par cette violence dans l’aveu.

Le mourant n’en pouvait plus ; aspirait l’air, en râlant d’un meuglement sourd : « Il va mourir, oui ! » Elle l’objurgua : « Repens-toi ! »... ses yeux tournaient... Elle se pencha à toucher sa face :

« Repens-toi... Dis : « Je me repens de tout ce que j’ai oublié »... Dis-le ! »

Si près de sa bouche, elle entendit :

« ... me... repens... »

Et ce fut fini.

 

*

 

Elle restait toute droite, hallucinée, regardant avec des yeux de folle le globe rouge du soleil qui touchait à l’horizon. Elle avait ses mains aux tempes, et ses bras ployés s’agitaient comme deux moignons qui tremblent ; le mouvement gagna tout son corps et, tressautante, elle s’écarta du mort sans pouvoir encore se lever. La tête sonna sur le sol ; elle la fixa et vit les yeux révulsés, la bouche ouverte ; en bonne petite paysanne qui a tant vu mourir, machinalement, elle rabaissa ces paupières et lia cette bouche : son devoir... Et puis elle voulut partir. Mais, au bout de trois pas, elle dut se rasseoir, ses jambes tremblaient trop. Sur elle pesaient tous les péchés ; elle pliait ; ses pieds s’enfonçaient en terre ; elle s’écrasait sous le fardeau des crimes ; son âme la quittait, fuyait son cerveau sali, son cœur souillé... Elle crut mourir ; l’instinct animal la traîna seul vers son gîte, peut-être pour y succomber au bout de son effroi. Revenir à sa maison... sa maison !...

Elle ne put traverser les champs, trop unis, trop nets, trop chastes ; elle marcha dans les fossés, s’accrochant aux plantes, d’une main appuyée au talus pour ne pas choir. Et, de remblais en remblais, titubante, elle arriva enfin au seuil de sa cour, ensanglantée de ronces, en haillons, les cheveux échardonnés, les épaules sorties ; semblable, dans son inexprimable grâce, à une trop jeune martyre que les bourreaux n’ont voulu achever.

Elle s’effondra au milieu des siens hors d’eux-mêmes ; tomba, cette vierge intacte et pure ; ferma ses yeux clairs, en sanglotant :

« ... ils m’ont violée !... »

 

Le Chamblac, 1931.

 

Jean de LA VARENDE,

Terre sauvage.

 

 

 

 

 

 

 

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