Le roi Gradlon

 

HORS DU TEMPS

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean de LA VARENDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Florian LE ROY

d’après lui.    

 

 

 

I

 

Le roi Gradlon avait vieilli ; son visage basané s’entourait de barbes blanches et de cheveux blancs, écumeux, comme un roc dans les vagues. Il restait plus fort que les autres hommes, ayant, pour jamais, conquis cette vigueur que la mort seule pourrait glacer. Il allait, vêtu de pourpre, avec un cercle d’or ceignant sa chevelure, des bandelettes d’argent autour des jambes, et, sur le cœur, une croix de bois noir. Mais le roi Gradlon se souvenait d’avoir vécu.

Il régnait sur Ys-la-Voluptueuse. La grande ville étincelait, au pied du Menez-Hom où reposent les dieux. La ville s’enfonçait dans une gorge profonde. Sur elle, sur sa splendeur, les goëlands semblaient déjà pleurer et crier de souffrance. La mer menaçante dominait de plus en plus la cité capitale. Les navires ne s’en approchaient qu’à marée basse, quand les eaux, s’en étaient retirées. Ys s’enlisait peu à peu ; ou bien était-ce la mer qui, appesantie, gonflée du poids des hommes et des navires, montait toujours ? Des digues énormes et jaunes préservaient la ville contre le reflux ; des murs hauts comme des collines, et façonnés par le mystère, le mystère ou la magie. D’en bas, les guerriers sombres qui les surmontaient, semblaient des figurines. La chaussée géante barrait tout le golfe en pénétrant dans les montagnes. Les portes des écluses avaient cent pieds.

La digue mettait un trait de soufre entre les vagues vertes et les maisons ; les maisons rouges et bleues, les maisons violettes ; les maisons couvertes de cuivre ou de plomb mat, ou ardoisées, maillées de schiste, ou pétillantes de tuiles vernies, avec, au sommet, des boules de cristal fulgurantes, ou bien de grands coraux pâles qui ondulaient sur les faîtages.

 

*

 

Le roi Gradlon avait corrompu sa ville. Elle n’était plus guerrière ni hautaine. Ses navires et leurs courses ne servaient que les plaisirs des hommes et leurs vices. Les nefs, voguant vers les îles des parfums, ne rapportaient ni fer ni bronze : seulement des fleurs, des fruits et des oiseaux, et, tenant des oiseaux, des fruits et des fleurs, de belles captives, qui chantaient dans les demeures secrètes, les thrènes mélancoliques de l’exil et des lassitudes comblées. Ys-la-Voluptueuse ne connaissait plus que les plaintes du désir.

Gradlon, d’un seul coup, avait abandonné les flottes, les chevaux et les rangs garnis d’armes. Il vivait, étendu dans les fourrures, et, les yeux clos, rêvant, au fond de son palais de nacre et de minium qui dominait la cité et la mer. C’était son péché qui animait la ville, qui l’animait de sa danse et de sa folie. Gradlon ne sortait qu’à la nuit, la nuit qui n’interrompt pas le cours des visions intérieures : il écoutait au loin les rires de Dahut sa fille, et ses cortèges d’amants.

Le roi n’avait commis qu’une seule mauvaise action, dont il mettait seize ans à mourir, vers la damnation : une seule, et toute sa ville avait suivi. Son crime, comme d’une piqûre, d’un venin, d’abord imperceptible, d’une gangrène, avait contaminé lentement la cité immense, gagnant de proche en proche, depuis les palais des riches hommes, garnis de coquilles et de soies, de cristaux, jusqu’aux chaumines de jonc aux vitres d’intestins. Maintenant, Ys entière pourrissait. Les épithalames remplaçaient les prières, les saints avaient abandonné la capitale frissonnante et nerveuse, dans son ardente anémie. Peut-être que les dieux s’apprêtaient à la détruire, comme ils avaient foudroyé des villes infâmes, dans les temps anciens, et roulé leurs débris sous des flots d’asphalte.

 

Mais ici, c’était la mer froide et vive qui frapperait, toujours plus haute, à chaque équinoxe ; plus chargée de débris, aux vagues plus pesantes. Elle avertissait, hurlante et frénétique, lançant contre les moellons d’or et les parpaings de marbre les corps de tous ses noyés. Ses vagues blêmissaient de membres pâles, de formes mortes et blessées, ou de grands monstres, cadavériques. Des poulpes roses et gris glissaient leurs tentacules sur le métal des portes, et il fallait, pour en ouvrir les vantaux ; trancher à la francisque leurs bras énormes couverts de pustules. La mer parfois bombardait avec des vaisseaux perdus ; toute la digue retentissait du choc, de l’écrasement des étraves et des flancs de chêne. Le gens d’Ys sentaient tournoyer l’horreur au-dessus d’eux, dans la confusion des écumes, des averses et des grains ; ils accéléraient leur démence pour couvrir le bruit déchirant de la marée. Les fucus verts, chaque année, montaient un peu plus ; les couches de coquillages s’incrustaient plus haut et formaient des marches, où, peu à peu, l’Ankou, la Mort, s’élevait pour regarder par-dessus la digue, en posant sur le faîte son menton osseux et ses métacarpes livides.

 

*

 

Le roi Gradlon, dans sa trentième année et pendant la guerre du Nord, avait conquis une Reine-de-la-Mer. Une fille puissante et triste. Il l’avait épousée sur son navire, sans prêtre et sans église, dans la véhémence de son âme et de sa force. Il l’avait aimée, durant cinq ans.

Pendant cinq ans, il n’était jamais descendu du vaisseau qui portait leur honte et leurs délices :

« Si tu mets pied à terre, ô Roi, même sur un promontoire, même sur un écueil, roi Gradlon, tu ne m’aimeras plus !

– Je ne poserai jamais plus mon pied ni sur un promontoire, ni sur un écueil, parce que je t’aime... Je n’ai plus de royaume, que ces planches réunies de chêne et de pin ; plus d’autre manteau royal que tes cheveux ; plus de diamants hors tes prunelles ; plus de sceptre que ta main, plus de collier d’or que tes bras. Je meurs et renais de ton cruel bonheur. »

Sous la voile, ils étaient descendus jusqu’au foyer du monde, et remontés sur les courants froids. Ils côtoyèrent les glaciers et les laves, indifférents aux couchants, aux aurores, et quand les nautes descendaient pour renouveler l’eau et le vin, les viandes ou le blé, Gradlon les plaignait de quitter ces bordages enivrants.

Sa flotte était rentrée. Ils avaient dit : « Le Roi est resté sur la mer, pour aimer. Il ne reviendra jamais ; vous ne reverrez jamais sa haute nef, aux cent blasons, aux trente étendards qui prouvaient ses victoires. Le Roi s’est enchanté... »

Alors, la ·ville avait commencé, à son tour, de vivre en péché mortel.

 

*

 

Mais un soir, aux environs des banquises, dans un reflet affreux de pâleurs, la femme avait dit : « Je vais partir, vers la lune, chez les dieux pour regretter la vie. Prends-moi dans tes bras, que je meure comme nous dormions. » Le surlendemain, Gradlon la rendit à la mer, et, voyant que lui-même ne mourait pas, il revint.

 

*

 

Il reparut, au soleil couchant et à marée haute, devant Ys-l’Amoureuse. Les derniers rayons du jour s’arrêtaient et se fixaient sur le sommet de la haute muraille, d’où dépassaient les clochers des basiliques et les dômes des beffrois. La mer avait encore monté depuis cinq ans, et la barre d’or qui s’opposait au soleil s’étrécissait toujours. Il vint, avec son navire, jusqu’à ranger les digues, et il était, sur son tillac, à même hauteur que les hommes et les femmes qui garnissaient le rempart. Les gens ne reconnaissaient plus ni la nef ni leur Roi, mais ils les enviaient, le Roi, d’avoir tant souffert, et la nef, d’avoir tant rôdé : la barque avait si longtemps parcouru les mers océanes, qu’elle était devenue toute blanche, de cette morte blancheur des madrépores inanimés ; les cordages s’effilaient, réduits à leur étoupe, et le Roi n’était traîné que par une petite voile noire, pas plus grande qu’une nappe, qui pendait au trinquet. Derrière le Roi et sa nef d’ossements, bleuissaient les nuées où saignait le soleil. Les corneilles et les étourneaux de l’automne étaient descendus des Menez, et voletaient sur les espars.

Avec le jusant, en attendant les écluses, la nef descendit peu à peu au long de la muraille ; mais elle phosphorait comme font les bois morts trop longtemps exposés dans les forêts. Dans la nuit, en se penchant beaucoup du haut du rempart, les gens d’Ys virent une toute petite fille, qui rayonnait sur les planches animées d’une pullulation bleuâtre et jaune. L’enfant était couchée sur de l’eider, qu’on ne rencontre qu’en Islande, et tenait dans sa main une grenade, qu’on ne trouve qu’aux Açores. C’était Dahut, qui souriait à sa ville : Dahut, fille du péché.

 

*

 

Dahut fut toute de violence et de flammes. Elle avait la torsion élastique du feu, son éclat, ses envahissements, ses éclairs ; elle entraîna autour d’elle et brûla. Triomphante, défiant et la mort et la vie, elle eut des chaloupes couvertes d’or et des embarcations de cèdre, qu’elle conduisait en chantant parmi les plus mauvais orages. Elle glissait, avec des aisances de démon, sur les lames électriques ; elle entrait toutes voiles dehors dans les cavernes, et tenait sa cour au fond des gouffres, dans les lieux où, à l’ordinaire, les hommes tremblent et attendent les trépassés. Les jeunes garçons lui appartenaient tous, et les hommes de trente ans se sentaient horriblement des vieillards. Elle haïssait les églises et les moutiers, et raillait les prêtres aux mains d’exorcistes.

Gradlon ne disait rien ; toute son instance se réduisait à lui demander de venir chaque jour, pour qu’il la contemplât, une seule minute. Elle arrivait vêtue de brocart, durant la semaine, et de toile rouge, le dimanche, comme pour moquer le jour de Dieu. Et il la regardait.

« Roi Gradlon, donne-moi de l’or.

– Prends.

– Roi Gradlon, donne-moi tes joyaux.

– Ils sont là.

– Donne-moi ta grande épée... »

Il hésita : « La voici »...

« Donne-moi ta croix de Jérusalem ; la croix de ton cœur.

– Non. »

 

 

 

II

 

Un soir, un soir de tempête où les voix du monde retentissaient, elle s’attarda. Jamais elle n’avait été plus belle. Une sorte de tristesse apaisait ses traits éclatants, et, ainsi, elle paraissait plus grande et comme sacrée.

Enfin, elle demanda :

« Roi Gradlon, donne-moi tes clefs. »

Chaque nuit, le Roi gardait sous son oreiller les clefs des écluses d’où dépendait le sort de la ville. Il se redressa sur le coude, semblant sortir d’un songe douloureux.

« Dahut, pourquoi veux-tu mes clefs ?

– C’est ton plus beau bijou, et je veux le donner à mon ami, à mon jeune ami, pour qu’il se sente roi.

– Dahut, pourquoi veux-tu le faire roi ? Les rois sont tristes... S’il est ton ami, Dahut, qu’a-t-il besoin d’autres royaumes ?

– Il est timide, fit-elle, il faut qu’il sache... Roi, donne-moi tes clefs. Peut-être que je ne te les rendrai jamais !

– Prends-les, dit-il, mon enfant. Mais reste encore un peu ; car, ce soir, plus que jamais, tu ressembles à ta mère...

– Je suis plus belle, et je ne t’aime pas. Peut-être que je partirai avec mon ami. Roi, donne-moi ton cheval !

– Non. »

 

*

 

La marée grandissait, grandissait toujours. Les eaux accouraient de tous les points de l’horizon mugissant ; la nuit était sans lune, mais les vagues éclairaient, animées de millions et de millions d’infusoires. La ville avait éteint ses lumières. Et seule, de la haute terrasse où rêvait Gradlon, la mer illuminait les nuages.

Le vent lui peignait la barbe et lui soulevait les cheveux, quand il entendit une clameur forcenée, plus violente encore que les hurlements des vagues, plus large que tous les tonnerres ; et, regardant vers les portes de bronze qui fermaient la digue, il vit, soudain, entre leurs vantaux, filtrer une longue barre verticale de lait ; une fissure d’absinthe blanchissante, haute de cent pieds, en même temps qu’une fusée terrible...

Les écluses cédaient ; la ville allait périr :

« À moi, mes chevaux, cria-t-il, et mes leudes... ! À moi ! pour sauver les hommes. »

Les leudes arrivèrent et répondirent. Dans l’immense convulsion aqueuse qui commençait de détruire, ils crièrent de joie et d’orgueil. La cité périssait, mais ils retrouvaient leur Roi ! Gradlon en tête, chargeant sur Azraël, son étalon blanc, ils dévalèrent la colline et coururent droit sur la mer. La vague des chevaux s’attaqua à la vague d’écume.

Se ruait, l’océan ! L’eau monstrueuse écrasait tout, broyait tout, enveloppait les cathédrales et pulvérisait les maisons. Les clochers croulaient, tout noirs dans les vagues lactescentes ; les tours rompaient et chutaient comme des arbres. « Sauvez les enfants, criait le Roi, les enfants seuls ! » Les cinq cents cavaliers fonçaient : « Donne-moi ton fils, ô femme », et la mère tendait son enfant, avec un sourire sublime. Les cavaliers se chargeaient d’enfants, se bourraient d’enfants, les liant autour d’eux, les serrant dans leur saie, les plantant dans leur aumusse, les ligotant avec des cordes, comme des ramées. Ils plongeaient dans les girations d’écume et de moellons ; ils traversaient des barres et des rapides où filaient des morts ; ils allaient, cravachés de cris, cinglés d’abois, pêchant des enfants parmi les éboulements tonnants, les gargouillis immenses.

« Dahut, à moi ! criait Gradlon : Dahut, ma fille, à moi ! »

Son appel dépassait la tourmente. C’était la voix de jadis, qui faisait plier les équipages et courbait les armées : « Dahut, j’arrive ! »

Elle apparut. Elle se tenait, toute seule, au sommet d’un palais écroulé, et, pour parvenir jusqu’à sa fille, le Roi fit bondir Azraël sur des gravois de marbre ; l’étalon enfonçait ses jarrets dans de fastueux décombres. De là-haut, on embrassait l’universelle catastrophe : Le lait bouillonnant de la mer dissolvait la grand-ville.

« Dahut !

– Laisse-moi !

– Viens !

– Non ; mon ami est parti ; ils l’ont raillé ; j’ai ouvert les écluses. Laisse-moi, Roi. »

Alors il l’empoigna, la jeta contre l’encolure. Elle lui mordit les mains, mais quand elle fut domptée, elle pleurait.

 

*

 

Il galopait vers les collines. Derrière, les cinq cents cavaliers, couverts d’enfants comme de grappes, bondissaient. La mer arrivait, dans l’énorme confusion des lames ; la mer, comme un fouet, poussant des mèches jaunes qui claquaient ; la mer, comme une broussaille de serpents, lançant des aspics et des vipères qui sifflaient et relevaient la tête, sous les pieds des chevaux.

« Roi Gradlon, la mer gagne ! »

Le Roi donna de l’éperon ; le cheval semblait faiblir.

« Roi Gradlon, la mer gagne encore !

– Roi Gradlon, ton cheval bronche. Père, jette ton plus lourd péché ! criaient les leudes.

– Dépassez-moi !

– Jamais ! Nous périrons derrière toi ; mais jette, roi Gradlon, jette ton mortel péché ! »

Le Roi larda l’étalon de la pointe de son poignard ; d’un seul coup, le grand cheval sombre se couvrit d’écume, comme si la vague l’inondait :

« Roi Gradlon, ton cheval tremble... ! Roi, pour sauver ton peuple, jette ton plus doux péché ! »

Le Roi se retourna : les cinq cents cavaliers d’ombre battaient déjà dans la mer étincelante. Au-dessus de leurs têtes, montait un mascaret qui touchait au firmament :

« Allez donc : fuyez, commanda-t-il, et laissez-nous, Dahut et moi, mourir ! »

Alors, un petit enfant fit d’une voix très haute :.

« Roi Gradlon, roi Gradlon ! Roi chrétien ; pour le Christ, jette ton plus beau péché !... »

Le Roi eut un sanglot : il ouvrit les bras en croix... Dahut tomba : « Merci ! » fit-elle.

L’étalon, délivré, bondit vers les étoiles.

 

Le Chamblac, 1906-1937.

 

Jean de LA VARENDE,

Terre sauvage.

 

 

 

 

 

 

 

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