Noël de guerre

 

1943

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean de LA VARENDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« LES morts sont trop solitaires, dit-il, à bout de forces, je vais aller les chercher. » Il était plus solitaire encore, plus abandonné qu’eux, qui dormaient les uns près des autres. Il restait seul dans ce grand château où la guerre avait passé avec ses troubles et ses armées. Ce qui avait été naguère une maison infiniment choyée et soignée, pleine d’artisaneries anciennes tendrement choisies, s’offrait maintenant comme une ruine ouverte, vide et boueuse.

Oh ! elle n’avait pas contenu des chefs-d’œuvre, mais d’humbles beautés. Chaque chose y avait dit la grâce et l’amour de l’ouvrier d’autrefois, sa dilection et sa joie du labeur lent. De chambre en chambre, peu à peu, apparaissait toute une race parente, la fusion des gentilshommes, des travailleurs et des paysans : l’unité harmonieuse d’un pays. Une longue alliance.

Il y vivait seul maintenant, dans la détresse. Une domestique fidèle avec lui, au lieu de ceux qui l’animaient jadis et l’entretenaient. Entretenir ? Il eût fallu le pouvoir : réparer d’abord, et comment le faire quand on ne trouvait plus rien ? Personne ne venait plus. Il n’existait plus de moyens d’aller sur route ; les grands chemins étaient déserts. Ici, les parquets béaient, les fenêtres ne fermaient plus, l’eau traversait, goutte à goutte, les planchers.

Le vent chantait tristement dans toute la maison, le grand vent du pays d’Ouche, et tout le clavier de ses orgues désespérées. Les notes incertaines se réunissaient parfois en flûte, en hautbois, en jeu céleste, qui ululaient, qui pleuraient. Et puis, brusquement, dans une descente profonde et véhémente, le vent s’indignait. La maison entière, après avoir sifflé, grondait, comme si les caves elles-mêmes eussent pris de la voix. C’est le vent qui est le dernier hôte.

 

*

 

Je le sais bien : il n’aurait pas dû rentrer. Quand il partit, c’était avec l’intention de s’expatrier à jamais, d’aller, au-delà des mers, fonder un foyer nouveau sur des terres nouvelles, puisque la demeure allait périr. Mais la tourmente n’avait fait que blesser la maison au lieu de la tuer, de la faire mourir à l’honneur. Elle avait agonisé et il l’avait su. Elle l’avait rappelé, toujours plus fort ; alors, insensiblement repris, réenvoûté, il finissait par surmonter sa sensibilité, son dégoût, son angoisse et la triste prescience de ce qui l’attendait, de cette vie qu’il mènerait. Et il était rentré. Pouvait-on ne pas venir au chevet de l’aïeule qui l’implorait incessamment ? Il avait obéi.

Et Noël arrivait avec ses anciens émerveillements ; l’étoile au ciel et les Rois Mages sur la route. L’énorme hiver s’était abattu dans ses dépouillements inexorables et ses nuits. Avec ses tempêtes déchaînées et les rafales de sa pluie qui fait crépiter la terre. Les eaux froides se ruaient ; la plaine, jusqu’à l’horizon, devenait un marais fangeux ; dans chaque herbage, entourées, les bêtes appelaient. Le jour se levait à peine. De ses yeux fatigués par trop de travail, il ne distinguait plus que des lueurs argentées, au centre de perceptions fumeuses. Les bois noircissaient, crépusculaires ; les arbres, tout le jour, gardaient des lambeaux de la nuit. L’herbe montait partout comme une moisissure, depuis six mois qu’on ne la repoussait plus. Les oiseaux, épargnés, avaient augmenté étrangement. La fin du jour s’avançait sous les vols de corneilles. Dans la pullulation des rats, des vermines, des souris, des reptiles, les chouettes et les effraies entraient partout, tournoyaient, criaillaient.

 

*

 

Puisqu’il n’aurait personne, personne, pour sa veillée de Noël, il la passerait avec les morts. Cinq cents mètres à faire pour aller les chercher, au cimetière qui bordait le parc. Ici, les morts n’avaient pas loin à cheminer. Ils viendraient. Sa nourrice, un demi-siècle avant, lui avait révélé qu’il ne fallait pas, la veille de Noël, prier pour les morts, parce qu’alors, ils revenaient.

Il ramènerait ceux qu’il avait peut-être négligés pour ne pas les avoir connus, et que pourtant, il n’était pas sans révérer, chérir, d’une sorte de loyalisme ; eux, qui avaient tant fait pour la maison, sauraient peut-être lui rendre du courage : ils en avaient tant vu, eux, des révolutions, des souffrances et des guerres : les trois morts de l’ancienne sépulture...

Les autres, les morts récents, n’avaient jamais quitté son âme ; et ce n’est pas de la force qu’ils lui eussent donnée...

 

 

II

 

 

Il disposa lui-même une grosse bûche noueuse dans la cheminée de sa chambre qu’il avait tenté de restaurer. Il alluma le feu et prépara les sièges.

Pour l’arrière-grand-père, c’était facile : son fauteuil restait encore en honneur après quatre-vingts ans. Un grand siège Louis XIV, à oreillettes et dossier mobile, dossier soutenu par de curieuses crémaillères courbes. Il le plaça au centre.

Pour sa fille, la grand-tante Bernberg, il sortit la bergère qu’elle avait brodée, si laide, mais qu’elle aimait : toute couverte d’armoiries, de supports, avec cimier et lambrequins et les deux devises de la maison. La bergère avait souffert ; au moyen d’une aiguille courbe, il relia, autour de son coussin, la tresse pendante.

Pour son père à lui, sa fumeuse, encore respectée. Une chaise qu’on chevauchait en croisant ses bras sur le dossier.

Il jeta un coup d’œil avant de partir : le grand fauteuil Louis XIV attendait, dans une sorte de présidence hautaine et cependant familiale.

 

*

 

La nuit s’annonçait redoutable. La voûte luisait emplie d’une bise coupante, cinglante, qui parfois atteignait à la tempête et traversait tous les vêtements. Le vent semblait attiser les étoiles. Les arbres immenses balayaient les astres et se plaignaient. Un peu de neige était tombée, très peu, restée seulement sur le sol dur, mais qui aidait à la vue. Cependant, il allait très lentement dans les allées encombrées de branches mortes où il se prenait les jambes. On eût dit que le parc, compatissant, voulût obstruer les allées, les défendre... Il marchait dans un sillage de feuilles tombées qui s’envolaient sous la bise dès qu’il les libérait, qui couraient aux bordures où elles se tassaient. À chaque branchage qui l’arrêtait, il se baissait et, à tâtons, le rejetait sur la pelouse. En ce Noël, lugubre comme un Vendredi saint, les arbres entrechoquaient leurs ossatures : bruit d’hiver pour les branches, que leur chair de feuilles ne matelasse plus.

Enfin l’église se dessina, plus noire, plus précise que les arbres malgré ses lierres épais.

 

 

III

 

 

Il sentit qu’il LES ramenait, il le sentit d’abord à la lenteur de sa marche qui se trouvait singulièrement alourdie, entravée, comme freinée par un cheminement indiscernable à ses côtés, ainsi que pour des vieillards. Il le comprit encore à l’opacité accrue, plus étoffée, plus dense. Peut-être aussi à des haleines froides, à des mouvements imperceptibles de l’air et de l’ombre ; il le crut à certains parfums, les leurs, qu’il retrouva, et qu’il avait humés dans leurs armoires, leurs coffrets, ces parfums qui durent longtemps après les êtres. Il le sut aussi à cette angoisse qui faisait battre son cœur à si grands coups qu’on aurait dit des pas sur une dalle. Devant la petite porte du cimetière qui ouvrait sur le parc, il se retourna. Il LES vit, à quelque chose de translucide qui voilait la croix. Il s’effaça et les laissa entrer dans le tunnel profond des tilleuls. Ils savaient leur chemin, eux aussi, cette allée qu’ils avaient si souvent prise pour se rendre à la messe, aux vêpres et qu’ils nommaient l’allée du Salut.

Ses pas à lui repoussaient les feuilles mortes, brutalement. Mais les leurs ? N’était-ce pas ce friselis qui déplaçait les jonchées dans un bruit de soie, ou encore, la bise ? Il marchait le dernier... Ah ! la nouvelle barrière ! Il eut soudain la sensation qu’une main venait de se poser sur son bras, dans un trébuchement. Ils revenaient. Ils revenaient ! Peut-être que jamais ils ne repartiraient.

En avançant, il commença de les voir sur la neige, entre le cèdre et le grand platane torturé. Le premier qui sortit de l’ombre fut le grand-père, à cause, sans doute, de la tendresse particulière que l’héritier avait pour sa mémoire. On se servait encore de ses outils... Ç’avait été un homme très bon, très fidèle. Émigré par force, chassé comme étant le dernier de sa race, enragé de chouannerie, il revenait porter des lettres, depuis la frontière allemande, à pied, en mendiant. C’était aussi un artisan très habile, dont le petit-fils gardait beaucoup d’œuvres. Le châtelain crut un instant voir se découper, sur le ciel grisâtre, le demi-disque d’un grand chapeau Charles X.

Puis, peut-être, et donnant le bras à l’aïeul, sa fille, engoncée dans un long schall... L’héritier suivait, et ses yeux et sa mémoire s’inquiétaient. Celui qui restait le plus indistinct, c’était son père – une épaulette brillante, une démarche raidie – son père, qu’il n’avait pas connu. L’officier de marine irritable avait laissé une grande réputation de violence. Il était mort deux mois après la naissance de son fils. On retrouvait de lui des lettres de colère.

Un ronflement monta du lointain flagellé, et qui domina tout de suite la bise. Cela crut, augmenta, et prit tout le ciel, faisant taire les forces naturelles du monde : un avion de bombardement, qui passait comme la réalisation d’une tragique rafale. Des feux mobiles. Puis tout redevint plus sombre et plus fermé. Il LES retrouva, diffus.

 

*

 

Lui se dirigeait vers la porte nouvelle, par-derrière le château, qui desservait ce qu’il parvenait encore à habiter maintenant. Il comprit, au mouvement des ombres, qu’elles voulaient rentrer par la porte d’honneur, la seule qu’elles connussent. Celle, aujourd’hui, des appartements dévastés, oh ! Dieu ! Mai$ que pouvait-il ? Il murmura : « Attendez, je vais ouvrir », et il se mit à courir dans la nuit.

Il entra bien vite, se précipita pour enlever les barres. On percevait, dehors, un chuchotement... Il crut ne plus les voir quand il ouvrit... mais, sur la neige grisâtre, le groupe obscur attendait. Désolé, en songeant aux lambris rompus, à la boue, il murmura : « C’est la guerre. » Les lampes d’ici ne marchaient plus, brisées, mais une lueur venait du vestibule. Il devinait qu’ils étaient là par ce sentiment de présence que connaissent si bien les solitaires. Ah ! le grand-père avait justement regardé son portrait avec la balafre nouvelle, la déchirure que portaient son grand uniforme et ses fleurs de lis. Le châtelain se détourna pour ne pas voir, et ouvrit la porte de l’escalier afin qu’ils montassent : « C’est dans la chambre bleue, dans ma chambre... »

Ils durent monter ; il eut la sensation que leurs ombres légères avaient bondi jusqu’au palier supérieur, s’étaient distendues, remplissaient la cage. Quand il referma la porte, le vent répondit en ouvrant, en haut, des portes. Mais ce n’était pas le vent ! Il reconnut les portes à leurs plaintes. Celle-ci, avec sa longue note persistante, la chambre brune, celle de son père... Celle-là, en trois notes séparées et claires, celle de Madame de Bernberg ; et l’autre, lointaine, celle de l’ancien cabinet du tour, réfugié dans ses méandres, ses couloirs. Le vieil homme était retourné vers ses outils. Ils rentraient chacun chez eux.

Mais reparaîtraient-ils ? Il alla aux vantaux. Il frappa ; il dit à mi-voix : « Venez, venez vous chauffer. » Quand il parvint dans sa chambre, un grand feu brillait. Il laissa la porte ouverte et il attendit.

 

*

 

ILS étaient là. Chacun avait naturellement occupé son siège. Le feu les éclairait, le feu seul. Le feu éclairait leurs traits immobiles. Le grand vieillard avait son gilet blanc. La tante, ses anglaises frisées et sa vaste robe de soie. De son père, le lorgnon et les aiguillettes luisaient. Ils restaient inertes.

Alors il leur offrit les pauvres présents de Noël qu’il avait réunis. Que leur donner ? Il fallait plutôt leur rendre, et des objets qu’ils avaient aimés. Dans son dénuement, d’ailleurs, que pouvait faire l’héritier ? Il leur apportait de pauvres choses, mélancoliquement sauvées. Pour le grand-père, il déposa sur le fauteuil une petite boîte en bois ployé, sans valeur mais que le vieillard avait dû aimer, puisque, de sa main, il avait écrit sur le couvercle : « Cette petite boîte vient de Venise, où j’étais dans le mois de mai... » une rature, puis en parenthèse « 1800 ; elle contenait du cinabre qui y est encore »... et il avait signé.

La figure morne du vieux seigneur s’anima, et il posa doucement son index à chevalière sur le couvercle ovale.

Pour sa tante, l’héritier s’excusa. Il lui rendait son livre de mariage ; mais les fermoirs d’or en avaient été arrachés par les déprédateurs, même le cadre où, sous verre, une miniature sur vélin reproduisait les armes doubles. Cependant il avait retrouvé la miniature, dans la paille, et resserti les emblèmes sous une bordure de bois doré faite par lui, où ils brillaient encore. Il était parvenu à recoller le dos du livre : un beau missel de velours grenat, offert par les jeunes filles du village.

Il expliquait toujours, et il voyait les longues mains de la vieille dame, ses mains trop longues qu’elle cachait sous le point d’Angleterre, rosir et se vivifier au contact du Livre d’heures, comme si le rouge missel eût doué de sa teinte les doigts exsangues. Les mains jouaient autour du paroissien saccagé. En face de l’attente éternelle, les morts sont des enfants. Il ne faut pas grand-chose pour les contenter.

Il avait un peu peur de son père. Il tendit un petit paquet de papier de soie, avec timidité. C’était son hausse-col de jeune aspirant. Il l’avait dégagé dans l’amas indescriptible, cet insigne désuet et bizarre, sur lequel se découpait une ancre. Jadis, on l’entourait de papier de soie, et, ainsi réenveloppé, il l’offrait aux mains soignées du lieutenant de vaisseau... Allaient-elles le défaire ? Mais non, le hausse-col reposait toujours sur la fumeuse.

 

*

 

Et maintenant, avec leurs cadeaux, ILS demeuraient encore étrangement immobiles, figés, eût-on dit, dans leurs poses des portraits, insensibles, sévères mêmes. Il tenta de se disculper parce que, peut-être, ils étaient courroucés de l’état de la maison. Le grand-père l’avait mieux défendue en 1814 ; la tante aussi, en 71, et lui-même, son père, il avait su la conserver malgré les ventes massives de 1890 :

« C’était la défaite, et les canons venus jusqu’ici. Je ne suis parti que sous les bombes, et j’étais déjà seul... Les gens ne sont plus ce que vous les avez connus... J’étais terriblement seul, et déjà sans plus rien, dans une maison que les Français, eux-mêmes... Et, voyez, j’ai déjà commencé à refaire. Je répare tous les jours... »

Les avions passaient, remplissant la nuit. Encore un, deux ou trois, une équipe, sans doute, mais ceux-là volant tout bas, à rase-mottes, à tomber sur la maison qu’ils allaient trancher, décapiter ! Les morts ne cillaient pas. La voix de l’héritier disparaissait dans la tourmente des hélices et des moteurs... Il se détourna vers la fenêtre : des lueurs. Mais déjà la bourrasque avait passé. Et ce fut à nouveau la nuit éclairée par le feu.

Les morts restaient toujours inertes, un peu plus pâles, comme atteints...

Une sorte de désespoir l’envahit. Que pouvait-il faire de plus ? Qu’offrir, en dehors de ces petits présents qu’ils tenaient indifféremment dans leurs mains tombées... ? Il crut entendre une voix, un chuchotis, qui soufflait : « ... Prières... des prières.... »

Oui !

Alors il se leva, il ouvrit les bras. Il quitta les fantômes du feu pour s’adresser à la nuit infinie, aux lointains désolés ; et il commença le De Profundis.

Et, derrière lui, les morts reprirent ; et avec eux d’autres morts, dans la chambre qui s’emplit soudain d’une clameur indicible ; tous les morts du monde massacré, tous les agonisants, tous les brûlés, tous les torpillés, en France, en Angleterre, en Allemagne, dans l’Europe, des navires perdus et des maisons détruites, une plainte qui gagnait les continents, et qui le courbait à tomber :

 

 

SI INIQUITATES OBSERVAVERIS, DOMINE, DOMINE, QUI SUSTINEBIT ?

 

 

Le Chamblac, 1943

 

 

Jean de LA VARENDE,

Terre sauvage.

 

 

 

 

 

 

 

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