La Jézabel du roi

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

LA VARENDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1

 

 

VERS la fin de 1743, elle apparut en forêt de Sénart, fraîche éclose au cœur d’un phaéton presque mythologique de richesse et de beauté, de fragilité ; dans une aérienne petite voiture dont la caisse était de cristal de roche, retenue par des guirlandes de bronze sur fond d’or. Une capote de cuir doré, à la moindre menace, transformait en coquille blonde, en escargot scintillant, cette conque entraînée par deux alezans clairs.

Elle conduisait elle-même l’impondérable nacelle, ses petits poings gantés de blanc rivés aux rênes de soie, et, dans son rose, ses nacres et sa poudre, elle devenait la figure féminine de l’Amour, emportée par les chevaux d’Apollon : Vénus avait une fille, et Diane s’était fardée...

Elle ne venait pas toujours et revenait souvent, trop fine pour qu’on s’habituât, trop coquette pour se prodiguer, trop taquine pour jamais s’assujettir. Et elle finissait par apporter aux grandes chasses hurlantes, au dur plaisir du courre, de la lutte et du sang, une délicate apothéose que tous espéraient. Les yeux immenses et magnifiques du roi, ces yeux que le roi Louis XV tenait de ses grand-mères andalouses, interrogeaient les frondaisons automnales et la crête des coteaux bleuissants... On retardait imperceptiblement l’hallali... Et elle apparaissait soudain, née de la forêt, de la rosée du soir, dans son cabriolet de pierre précieuse ; la victime lui dédiait ses dernières larmes.

Elle ne parlait point. Elle rentrait ; les grands rayons de soleil semblaient lui faire escorte. Sous le cintre des chemins royaux et sous les voussures gigantesques, l’on suivait le décours du petit astre.

Elle ne parla jamais avant le bal travesti que l’hôtel de ville offrit pour le mariage du dauphin. Alors elle s’approcha du prince, le menaça de son arc. Il dit : « Belle Diane, belle chasseresse, les traits que vous décochez sont mortels... » Elle répliqua : « C’est qu’ils ont déjà traversé mon cœur... » C’était Madame d’Étiolles, qui allait devenir la marquise de Pompadour.

Elle fut haïe ; elle fut aimée. La cour disait : « C’est la fille d’un boucher :

 

             « C’est une petite bourgeoise

            Élevée à la grivoise... »

 

« Non, répondait le duc de Richelieu, son père était fournisseur aux vivres et commis des fermes. Il eut l’honneur d’être pendu – en effigie – par le comité d’épuration des finances : cela vous classe. Son mari est fermier général. »

« Voici l’épitaphe de la maman, riait la cour :

 

             « Ci-gît qui sortant du fumier,

            Put faire une fortune entière,

            Vendit son honneur au fermier

            Et sa fille au propriétaire. »

 

« Elle a mené une vie de poissarde, et d’ailleurs, elle s’appelait Jeanne Poisson...

« On lui donnera les plus jolis noms », répliquait Soubise. La cour fredonnait :

 

             « C’est une catin

            C’est une p... »

 

Mais les artistes qui l’entouraient, qu’elle soutenait, qu’elle choyait tous, depuis le menuisier jusqu’au premier peintre, la vénéraient et pensaient, eux : « C’est notre reine... »

Elle disparut vingt ans après, au mois d’Avril. Depuis longtemps, elle ne pouvait plus se soutenir ; elle avait dû trop s’efforcer, trop donner d’elle-même pour amuser l’inamusable, pour l’arracher à sa solitude envahissante, à la chasse, à la hantise de la mort ; pour vaincre l’atonie de ce roi autour duquel elle avait su réunir de si grands talents et une telle pléiade d’artistes ; pour qui elle avait fait naître des grâces nouvelles et des sensibilités inconnues. Elle succombait, au bout de ses forces ; depuis des années, le rouge ni la poudre ne suffisaient plus pour lui donner cette santé qu’aimait le maître, et qui devait accompagner les jeux et les ris. Parfois, sa femme de chambre la surprit défaillante au sortir de ces colloques journaliers où se dépensaient ses derniers souffles. Enfin, le 15 avril 1765 elle demanda les bons offices du curé de la Madeleine, et fit pour lui son dernier mot ; comme il allait la quitter : « Attendez un instant, Monsieur l’abbé, nous partirons ensemble... » et, peu après, elle rendit l’âme.

C’était par un jour aigre et frigide, faussement printanier ; les arbres du parc grelottaient sous la bise. Hélas, il ne s’agissait plus d’un phaéton de pierreries... Un lourd carrosse des écuries emmenait la reine des roses, enroulée dans un de ses draps. Le roi, le nez écrasé sur la vitre, de ses grands yeux pensifs, surprit le mince cortège : « Cette pauvre marquise, soupira-t-il, elle a bien vilain temps pour s’en aller... » Mais il pleurait à grosses larmes.

 

 

 

2

 

 

Le soir, le roi qui s’était enfermé tout le jour dans son cabinet de géographie, descendit au cabinet des perruques. Soubise l’accompagnait, qui avait toujours été un des amis les plus sûrs de celle qui venait de quitter Versailles.

Tout autour d’eux, les fausses coiffures se rangeaient en garnissant les étagères. Elles étaient portées par des têtes peintes, inertes et creuses, en carton glacé, qui se souriaient de leurs bouches rouges ; des têtes peintes qui se terminaient en bustes tronqués pour tenir debout. Sauf une au centre sur un support de bois doré. Le jour des petits carreaux miroitait en lumières froides sur leurs pommettes carminées, et quand les ombres des corneilles rentrant au nid pesaient sur elles, les têtes avaient l’air de bouger les yeux, ces yeux qu’elles fixaient sur les deux hommes tristes.

Au dehors, l’immense bourdonnement du château s’était arrêté. Il n’y avait palefrenier des écuries ni marmiton des cuisines qui ne se tût. Seul, le chuchotement semblait possible, admissible, et même chez les courtisans où se renouaient déjà tant d’intrigues, les projets s’énonçaient à voix basse, les calomnies se transmettaient à l’oreille.

La cour était vide, incroyablement. Quand la mort passait dans Versailles, elle semblait le rendre désert d’un seul coup. Durant vingt-quatre heures, le château paraissait se consacrer au deuil, immense cénotaphe d’or, au centre des jardins plaintifs. Puis, le lendemain, le fourmillement fastueux reprenait.

Le roi et le prince de Soubise avaient tenté de jouer au trictrac, sans parler et maniant ces grands disques d’ivoire blancs et verts doublés de draps qui se posaient sans bruit ; et c’était sur un tapis qu’ils faisaient rouler les dés. Mais le roi s’arrêtait souvent, tenant en main une de ces bredouilles qu’il oubliait de ficher dans l’alvéole, et il regardait la cour, comme s’il suivait encore le petit cortège...

– J’espère qu’ils auront su rester au pas... dit-il enfin.

Soubise inclina la tête. Elle était aimée de ses gens ; sa douceur, sa magnanimité, son attention pour les humbles... lui-même aurait accompagné, si le roi n’avait tenu à le conserver près de lui. Garder Soubise, c’était peut-être un peu la garder encore.

 

 

Un homme en noir venait, suivi de deux valets qui portaient quelque chose sur une légère civière... C’était inhabituel ; tout le service des fournisseurs devait être terminé avant midi, et le roi dont l’esprit était attaché aux coutumes, même pour mieux s’en affranchir, s’en étonnait sans doute, puisqu’il ne revenait pas au jeu et tenait ses regards attachés sur la silhouette sombre.

Les trois hommes étaient tête nue, comme s’ils se rendaient compte du manquement à l’étiquette qu’ils se permettaient, et qu’ils voulussent ainsi réparer l’offense faite à ces lieux presque sacrés. Ils avançaient comme dans une église. Les chapeaux des porteurs reposaient sur la civière et l’homme en noir tenait le sien sous le bras.

– Je le connais, fit soudain le roi... C’est Migeon, son ébéniste, qu’elle aimait et qui lui était dévoué.

Il alla à la fenêtre...

– Il pleure... murmura le roi, Soubise : il pleure, lui aussi...

Les porteurs s’étaient arrêtés devant une entrée dérobée. On allait leur ouvrir.

Dans une impulsion comme celle qui parfois le menait, et qu’il refrénait rarement, le roi ouvrit la fenêtre : « Migeon ! »

L’homme tressaillit : son nom retentissait... Ses yeux rougis cherchèrent... le roi se pencha sur le balconnage :

– Migeon, répéta-t-il encore, montez ; faites-vous introduire.

L’autre reconnut le roi. Comme affolé, il prit sa course vers le château, ayant d’un geste immobilisé les porteurs.

– Va le chercher, dit le roi à Soubise. Amène-le. Je veux le voir.

Soubise rejoignit l’ébéniste :

– Il ne faut pas pleurer : le roi ne le supporte point...

– Je ne pleurerai pas.

– Mon pauvre Migeon, lui dit le roi, en lui tendant une main que l’autre baisa.

Migeon ne pleurait plus, en effet ; il se tenait bien droit et seulement voyait-on la trace de son émotion à ses yeux rougis et à sa gorge contractée. Il dit pourquoi il était venu. Il avait reçu, l’autre mois, commande d’une petite commode que Madame de Pompadour avait elle-même composée et dessinée, à laquelle elle s’intéressait particulièrement. Sachant que Madame la marquise était souffrante, et qu’elle ne sortait plus, l’artiste s’était efforcé de la terminer au plus vite, en y mettant les meilleurs ouvriers et lui-même ; y faisant travailler la nuit... Trois jours auparavant, Madame la marquise avait fait demander où en était l’exécution, et qu’il avait donc hâte de la satisfaire ! La petite commode s’était trouvée prête... Les bronzes, les derniers bronzes avaient été épinglés ce matin. Alors, il s’était mis en route avec sa voiture... Mais, en chemin...

Y eut un grand silence...

– Allaient-ils au pas ? demanda le prince.

– Oui, Sire, et, derrière, il y avait trois carrosses qui suivaient mantelets relevés.

– Quels carrosses ?

– Le premier aux armes de la cour, Sire, les autres aux armes Rohan et Richelieu.

Le roi releva la tête vers Soubise (Rohan)... Celui-ci inclina le front : oui, Sire, nos voitures, qui suivaient une des vôtres. Richelieu l’avait ainsi voulu...

C’était lui et non Richelieu, mais il gardait sa pudeur.

Le roi lui mit la main sur le bras :

– Bien, Soubise, et se retournant vers Migeon : – Et alors ? fit-il, interrogeant Migeon, dans un souffle.

– Alors, Sire, qu’on me pardonne... Je suis venu quand même. Madame la marquise avait une telle envie de voir son petit meuble en place... Elle avait si longuement discuté sa forme, sa couleur, son matériau, que je n’ai pas voulu que son dernier désir ne fût réalisé. J’ai pensé que le service voudrait bien me le permettre, et qu’au moins la console occupât quelques jours, quelques heures, l’endroit que Madame la marquise lui avait réservé...

– Où ? demanda le roi, à voix basse.

– Dans le petit boudoir vert, répondit presque aussi bas, le pauvre homme.

– C’est bien, Migeon... Allez, et faites... Monsieur le prince de Soubise voudra bien donner des ordres... Allez.

Le roi repassa dans le cabinet des perruques ; jadis il joignait le cabinet du roi.

Quand on avait agrandi le cabinet, la pièce fameuse où le grand Roi tenait conseil et ouvrait ses audiences, on avait repoussé vers le nord la chambre aux coiffures.

Les têtes à perruques continuaient, les yeux fixes, de rêver, et de sourire distraitement. Une lueur venue du couchant embrasait les plus hautes d’entre elles, les plus anciennes, teintait de bronze rouge leur lividité et leur ronde carnation. Elles paraissaient vivre, celles-là. Certaines avaient appartenu au grand Roi, et elles tombaient, sombres et frisées, mordorées par les rayons tangents. Encore frisées et bouclées, dans cette étrange matière qui semble la plus fragile du corps humain et qui est cependant comme indestructible, comme métallique. Elles avaient été laissées là par le respect de quelque valet qui n’osait point les chasser. Puis elles s’y étaient conservées, protégées par le souvenir et la tradition.

Le prince reprit sourdement. « J’ai aussi rencontré Julie d’Haussez sa mie... qui était revenue chercher son chapeau de périchots. À la maison de la rue des Réservoirs la foule ne décesse. Toute la ville y viendra.

Le roi Louis XV regardait machinalement. Peut-être pensait-il aux amours envolées, aux amours détruites et défuntes. Soubise revint : « J’ai trouvé, devant l’appartement, Leguay, son graveur de pierres fines, Werbeckt, qui sculpta les lambris de Bellevue, et Bellot, le chimiste de la manufacture de Vincennes... et huit garçons bleus (c’étaient les valets de pied du château).

– Ils l’aimaient mieux que nous... fit le roi.

 

 

Le crépuscule s’établissait.

– Soubise, viens avec moi, prononça soudain le roi, viens, descendons...

Ils se regardèrent dans les yeux, se sondant, comme avant une expédition dangereuse. Ils se confrontèrent, devenus brusquement égaux devant le chagrin. Le roi prit une clef d’or qui ouvrait la porte de l’escalier dérobé, et ils s’engagèrent sur les marches sombres, un peu courtes, qui n’avaient pu, dans cet étroit passage, trouver leur dimension ordinaire.

– Il est difficile, murmura le Maître.

Ils n’avaient pas descendu cinq marches que le parfum, immédiatement perçu, le parfum inoubliable déjà les suffoquait.

En arrivant en bas, ils entendirent un murmure.

– Il y a du monde. Entre et renvoie-les.

Et le roi attendit derrière le vantail secret.

Soubise poussa légèrement la porte et regarda. Lui tournant le dos, les hommes que le prince avait nommés, debout et les bras croisés, priaient à haute voix. À cette époque, les libertins de la foi étaient fort rares dans ces milieux d’artistes et d’ouvriers ; ils psalmodiaient un Libera, Soubise ne voulut pas les déranger dans leur oraison. Le roi approuva, et, tous deux, ils restèrent ainsi dans la pénombre écoutant. Les maîtres reprenaient le premier verset :

Libera me Domine ab iis qui oderunt me...

« Délivre-moi Seigneur, de ceux qui me haïssent, que je ne sois pas englouti par l’abîme, et que le puits ne referme pas, sur moi, sa bouche... »

Le roi frissonna. Mais il répétait tout bas lui aussi les paroles latines.

Le psaume terminé :

– Entre, Soubise, et... dis-leur que je les remercie.

Soubise alors parut. Il y eut de la confusion chez les maîtres, qu’il rassura. La porte était restée entrebâillée, mais elle ne livrait rien à cause de l’obscurité du corridor secret. Soubise serra les mains et dit très bas, montrant du menton le long rectangle noir :

– Dispersez-vous, mes amis ; le Roi vous exprime sa gratitude... Le Roi vous a entendus. Le Roi est là !...

Ils reculèrent tous, les yeux attachés à la haute fente noire qui découpait la boiserie dorée, et au fond de laquelle existait une présence. Une puissance terrible émanait de cette ombre, de ce rectangle de nuit dense. Ils ne pouvaient quitter des yeux cette barre sombre d’où on les voyait.

Soubise eut un geste... Ils s’inclinèrent profondément et s’en allèrent.

– Restez, Migeon, fit la voix impérieuse.

Soubise avait des larmes. Celle qui venait de quitter cette pièce l’avait chéri d’une affection si sûre ! Il savait les termes des testaments, de celui du 17 novembre 1757 : « Pour M. de Soubise, je le prie d’accepter deux bagues, l’une de mon gros diamant couleur d’algue marine, l’autre d’une émeraude gravée par Leguay, représentant l’Amitié », et on lui avait communiqué le testament de l’avant-veille, où la même bague était mentionnée « ma bague de l’Amitié... depuis vingt ans que je le connais, c’est son portrait et c’est le mien... »

L’appartement était dans un ordre relatif ; l’extraordinaire femme, même après sa mort, avait su imposer sa décence et sa tenue. Le lit avait été refait, recouvert ; seulement, d’un tiroir entrouvert, une souple traîne rose, comme un long reptile de soie, se contournait, et justement, dans cette rigoureuse observance, cela eût suffi pour alarmer. Deux cierges éteints se dressaient sur une console, et entre eux, un très grand Christ d’ivoire, les bras ouverts aux limites de l’effort comme pour étreindre le monde dans son indulgence infinie.

– Elle s’est fait revêtir du costume du tiers-ordre... fit le roi...

Le lit, aux ors délicats, brillait faiblement, et les soieries qui l’entouraient, qui descendaient, étaient chargées de fleurs en guirlandes, en bouquets, en petites suites... Des fleurs d’une carnation si vive, si fraîche qu’on eût presque senti leurs arômes. Les fleurs avaient tout envahi, s’accrochaient à chaque voussure, à chaque ressaut, avec des rubans, des nœuds, à la paysanne. Rien n’alourdissait ou n’aggravait la grâce et la douceur des aspects. Les meubles eux-mêmes portaient des corolles et des calices. La flore champêtre régnait. Une grande commode qui soutenait le buste du roi, semblait d’ivoire et se parsemait de bleuets. Pas de lourds brocards ni damas ; des soies légères qui remuaient au souffle. Au plafond dans un argent matinal, des colombes se poursuivaient autour d’une écharpe, et le grand lit paraissait glacé sous le ciel pur, à l’heure où la nature s’éveille et où commencent les chants d’oiseaux. Au mur, l’on voyait des couples qui, à la nuit tombante et sous les grands arbres, rêvaient en écoutant les guitares et les théorbes. Celle qui avait animé tant de palais, qu’elle aimait donc la campagne et les grands espaces illimités... Maintenant qu’elle n’était plus là pour retenir et concentrer l’attention, le goût délicat et mélancolique qui avait su réunir et choisir s’apercevait mieux. Avant, tout ceci ne faisait qu’appuyer sa grâce, sa morbidesse blonde, mais aujourd’hui, le raffinement de l’écrin et sa beauté, affirmaient plus encore la qualité de ce qu’il ne contenait plus. Une bise humide entrait par une des fenêtres entrebâillée. Soubise prit le bras du roi qui tremblait et voulut le faire remonter. Mais Louis XV secouait la tête et, les yeux clos, désignait la porte du boudoir.

Le boudoir vert n’était qu’une toute petite pièce lambrissée de glaces longues, très étroites, où le jour, se multipliant, se fragmentant, semblait sortir de partout, mais dans l’atténuation d’une fenêtre voilée et tendue. Des décors de plantes d’eau, légers et fins, encadraient les miroirs ; des sarcelles s’ébattaient sur la cheminée de vert antique. Une grande chaise longue verte, décorée de nymphéas, s’entourait d’une cour de petits fauteuils ; elle gardait encore l’empreinte de celle qui s’y était étendue, dans l’affaissement imperceptible des coussins.

Un seul meuble d’appui, la petite commode que le roi désigna du doigt. Elle était minuscule et en forme de cœur, soutenue par des jambages incurvés ; elle était écarlate, comme un cœur, faite d’écaille rouge, et dans cette ambiance émeraude, elle formait une note somptueuse et fastueusement exaltée donnant au reste la fraîcheur d’une eau profonde. Les mêmes plantes fluviatiles décoraient ses bronzes et la défendaient. Un marbre du Languedoc, turquoise, très épais, stabilisait le petit meuble, et miroitait comme un gros rubis. Son éclat et sa finesse, sa simplicité, la ligne fière de ses formes révélaient l’aboutissement d’une longue recherche, d’une sélection toujours plus difficile, d’une rêverie qui se fût matérialisée.

– Je la prendrai chez moi, balbutia le roi.

– Sire, intervint Migeon avec timidité, Madame la marquise l’avait inventée et dessinée pour cet endroit même, et, ailleurs, Sire, la petite commode souffrirait...

– Vous avez raison, Migeon, fit le monarque, qui embrassait du regard l’ensemble ineffable de ce réduit. Comme tout cela était doux, reprit-il, à mi-voix, payant ainsi l’indulgence de celle qui, depuis dix ans, depuis les Pâques solennelles de 1753, n’avait plus voulu rester que sa meilleure amie... Comme elle savait arranger tout cela, tout, autour d’elle...

– Sire, dit Migeon, c’était son goût ; c’était l’agencement le plus délicat que jamais la France eût combiné pour en faire présent à l’Europe entière, mais qui reste impossible ailleurs que chez nous. Sire, c’était la mode Pompadour...

Une petite chauve-souris, une des premières du printemps, réveillée, voletait, tournait...

 

 

 

Jean de LA VARENDE,

L’objet aimé, Plon, 1967.

 

 

 

 

 

 

 

 

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