Barbare

 

 

par

 

 

Gaston LAVALLEY

 

 

 

 

I

 

LA DÉESSE DE LA LIBERTÉ

 

La petite ville de Bayeux avait mis, ce jour-là, ses habits de fête. Les rues étaient pleines de monde. De temps en temps, de bruyantes détonations faisaient trembler les vitres. Le mouvement, le bruit, l’odeur de la poudre, le parfum des fleurs qu’on foulait aux pieds ou qui s’épanouissaient en fraîches guirlandes aux étages supérieurs, les drapeaux qui flottaient au vent, les clameurs de la foule, tout annonçait, tout respirait la joie. Là, des bandes d’enfants bondissaient, se jetant à travers les jambes des promeneurs pour ramasser dans la poussière une rose à moitié flétrie. Ailleurs, des mères de famille donnaient fièrement la main à de jolies petites filles, blondes têtes, doux visages, beautés de l’avenir, dont on avait caché les grâces naissantes sous un costume grec du plus mauvais goût. Et partout de la gaieté, des hymnes, des chansons ! À chaque fenêtre, des yeux tout grands ouverts ; à chaque porte, des mains prêtes à applaudir.

C’est que, depuis longtemps, on n’avait eu pareille occasion de se réjouir. La municipalité de Bayeux venait de recevoir trois pierres de la Bastille, sur lesquelles on avait fait graver les Droits de l’homme ; et l’on devait profiter de cette circonstance pour inaugurer les bustes de Marat, de Le Pelletier et de Brutus.

Tandis que la foule encombrait les abords de l’hôtel de ville et préludait à la fête officielle par des cris de joie et des chants patriotiques, une petite maison, perdue dans un des faubourgs les plus retirés de la ville, semblait protester, par son air paisible, contre cette bruyante manifestation populaire.

Les fenêtres en étaient fermées, comme dans un jour de deuil. De quelque côté que l’oeil se tournât, il n’apercevait nulle part les brillantes couleurs de la nation. Aucun bruit n’arrivait de l’intérieur ; on n’entendait que le murmure du vent qui se jouait dans les contrevents, ou qui passait en sifflant dans la serrure. C’était l’immobilité, le silence de la tombe. Comme un corps, dont l’âme s’est envolée, cette sombre demeure semblait n’avoir ni battement, ni respiration.

Cependant la vie ne s’était pas retirée de cette maison.

Une jeune fille traversa la cour intérieure en sautant légèrement sur la pointe des pieds, s’approcha d’une porte massive, qu’elle eut grand-peine à faire rouler sur ses gonds, et entra à petits pas, sans bruit, et en mettant les mains en avant, dans une pièce assez sombre pour justifier cet excès de précaution.

Un vieillard travaillait dans un coin, auprès d’une fenêtre basse. Le jour le frappait en plein visage et accusait vivement la maigreur de ses traits. La jeune fille s’avança vers cet homme, et, lorsqu’elle apparut dans cette traînée lumineuse, où se baignait l’austère physionomie du vieillard, ce fut un spectacle étrange et charmant.

On aurait pu se croire transporté devant une de ces toiles merveilleuses de l’école espagnole, où l’on voit une blonde tête d’ange qui se penche à l’oreille de l’anachorète pour lui murmurer de ces mots doux comme le miel, et qui lui donnent un avant-goût des joies célestes.

Il est fort présumable, en effet, que le digne vieillard était plus occupé des choses du ciel que de ce qui se passait sur la terre. À peine la jeune fille eut-elle posé familièrement la main sur son épaule qu’il se releva brusquement, comme s’il eût senti la pression d’un fer rouge.

– Ah ! fit-il avec terreur... c’est vous, mademoiselle Marguerite ?

– Eh ! sans doute... Je t’ai donc fait peur ?

– Oh ! oui... C’est-à-dire non... Ce sont ces gueux de patriotes qui me font sauter en l’air avec leurs maudites détonations !

– Au moins ces coups de fusil ne font-ils de mal à personne.

– Pouvez-vous parler ainsi, mademoiselle !... vous, la fille de monsieur le marquis !

– Lorsque les hommes s’amusent, mon bon Dominique, ils ne songent pas à nuire à leur prochain.

– Ils insultent à notre malheur !

– Voyons. Je suis sûre que ta colère tomberait comme le vent si mon père te donnait la permission d’aller à la fête.

– Moi ?... j’irais voir de pareils coquins ?...

– Oui... oui... oui...

– Il faudrait m’y traîner de force !

– Que tu es amusant !

– Et encore je ne regarderais pas... Je fermerais les yeux !

– Tu les ouvrirais tout grands !

– Ah ! mademoiselle, vous me méprisez donc bien ?

– Du tout. Mais je te connais.

– Vous pouvez supposer ?...

– J’affirme même que tu ne resterais pas indifférent à un tel spectacle... Une fête du peuple ?... Je ne sais rien de plus émouvant !

– Le fait est, reprit Dominique en se calmant tout à coup, qu’on m’a assuré que ce serait très beau !

– Tu t’en es donc informé ?...

– Dieu m’en garde !... Seulement, en faisant mes provisions, ce matin, j’ai appris...

– Si tu fermes les yeux, tu ne te bouches pas les oreilles.

– Dame ! mademoiselle, quand on tient un panier d’une main et son bâton de l’autre...

– On est excusable, j’en conviens... Alors, tu as appris ?...

– Qu’on doit porter en triomphe la déesse de la Liberté... Toute la garde nationale sera sous les armes !

– Vraiment !

– Le cortège aura plus d’une demi-lieue de long. Un cortège magnifique !... Quelque chose comme la promenade des masques au carnaval !

– Imprudent !... Si l’on nous entendait !...

– Oh ! je ne redoute rien, moi ! Les patriotes ne me font pas peur !... Et, si je ne craignais d’être grondé par monsieur le marquis, j’irais voir leur fête, rien que pour avoir le plaisir de rire à leurs dépens !

– Ainsi, sans mon père ?...

– Sans monsieur le marquis, je les poursuivrais déjà de mes huées !

– Et si je prenais sur moi de t’accorder cette permission ?

– Monsieur le marquis ne me pardonnerait pas cette escapade.

– S’il l’ignorait ?

– Vous ne me trahiriez pas ?

– À coup sûr... Je serais ta complice.

– Quoi ! mademoiselle, vous auriez aussi l’idée d’aller à la fête ?

– J’en meurs d’envie !... Il y a si longtemps que je suis enfermée dans cette tombe ! S’il est vrai que les morts sortent quelquefois du sépulcre, les vivants doivent jouir un peu du même privilège.

– Mademoiselle n’a pas l’intention de se moquer de moi ?

– Regarde-moi, dit la jeune fille.

À ces mots, elle entra tout entière dans la zone lumineuse qui rayonnait à travers l’étroite fenêtre. Le vieux domestique poussa un cri de surprise.

– Mademoiselle en femme du peuple !

– Tu vois que je pense à tout. Si je fais une folie, on ne m’accusera pas de légèreté. Tu me donneras le bras, je passerai pour ta fille, et personne ne songera à nous inquiéter. Viens vite !

Dominique ne se le fit pas dire deux fois. Il laissa là sa brosse et les souliers qu’il nettoyait, prit sa casquette, traversa rapidement la cour, sur les pas de sa maîtresse, et ouvrit avec précaution la porte de la rue.

– Monsieur le marquis ne se doutera de rien ? dit-il à la jeune fille, lorsqu’ils se trouvèrent dehors.

– Il fait sa correspondance. Nous avons deux bonnes heures de liberté ! répondit Marguerite.

Puis elle passa son bras sous celui du vieillard, qu’elle entraîna vers le centre de la ville.

Il était temps. Le cortège s’était mis en marche et gravissait lentement la principale rue de la ville. C’étaient d’abord les bataillons de la garde nationale. Rien de plus pittoresque et de plus martial que l’aspect de ces soldats bourgeois. Artisans pour la plupart, ils n’avaient eu ni le temps ni le moyen de s’enfermer dans un riche uniforme. Mais ils savaient la patrie en danger. Leurs fils mouraient à la frontière, et, tandis que le plus pur de leur sang arrosait les bords du Rhin ou grossissait les eaux de la Loire, ils étaient prêts à sacrifier leur vie pour la défense de leurs foyers. Et personne alors ne songeait à rire en voyant ce singulier assemblage de piques, de bâtons, de sabres et de fusils, ces vêtements déguenillés, ces bras nus, tout noirs encore des fumées de la forge ou de l’atelier, qu’on venait de quitter, pour saluer en commun l’aurore des temps modernes !

Derrière les gardes nationaux marchait une troupe de jeunes gens qui portaient sur leurs épaules des arbres de la liberté, parés de fleurs et de rubans. Après eux, les frères de la Société populaire, coiffés du bonnet phrygien, soulevaient au-dessus de leur tête les trois pierres de la Bastille. Des chars, splendidement ornés et ombragés par des drapeaux, présentaient aux regards de la foule, comme un double objet de vénération, des vieillards et des soldats blessés : les victimes de l’âge et les victimes de la guerre ! Sublime allégorie qui enseignait à la fois le respect qu’on doit à l’expérience et la pitié que mérite le malheur !

Quelques pas en arrière venait la déesse de la Liberté. Mais ce n’était pas cette « forte femme qui veut qu’on l’embrasse avec des bras rouges de sang », cette femme « à la voix rauque », cette furie enfantée, dans un moment de délire, par l’imagination d’un grand poète. C’était une belle jeune fille, dont les blonds cheveux se déroulaient avec grâce sur les épaules. Une tunique blanche serrait sa taille. Elle rougissait sous les regards de la foule, et cachait son beau corps sous les plis d’un manteau bleu. De petits enfants semaient des fleurs à ses pieds, et l’un d’eux agitait devant elle une bannière, sur laquelle on lisait cette devise : « Ne me changez pas en licence, et vous serez heureux ! » Après elle, comme pour montrer qu’elle est la source de tout bien et de toute richesse, de jeunes moissonneurs, couchés sur des gerbes de blé, conduisaient une charrue traînée par des boeufs.

Un soleil splendide s’était associé à cette fête d’un caractère antique. Les fleurs s’épanouissaient et versaient autour d’elles le trésor de leurs parfums ; le peuple était joyeux, les enfants battaient des mains, et l’on aurait pu croire assister à une des fêtes de l’Athènes païenne.

Marguerite et le domestique s’étaient blottis dans l’embrasure d’une porte, et, de là, ils voyaient défiler le cortège, sans être trop incommodés par le flot des curieux qui ondoyait à leurs pieds.

Dominique avait fait bon marché de ses vieilles rancunes et regardait tout, en spectateur qui ne veut perdre ni son temps, ni son argent. En toute autre circonstance, la jeune fille n’eût pas manqué de profiter du riche thème à plaisanteries qu’aurait pu lui fournir l’ébahissement de l’ennemi juré des patriotes. Mais elle était trop émue elle-même pour exercer sa verve railleuse aux dépens du vieillard. L’enthousiasme de la foule est si puissant sur les jeunes organisations qu’elle se sentait, par moments, sur le point de chanter avec elle les refrains passionnés de la Marseillaise ; et lorsque la déesse de la Liberté vint à passer, elle battit des mains et ne put retenir un cri d’admiration.

– La belle jeune fille ! dit-elle en montrant la déesse au vieux domestique.

Tout entière à ce qu’elle voyait, Marguerite ne se doutait pas qu’elle était elle-même l’objet d’une admiration mystérieuse. Un homme du peuple ne la quittait pas des yeux, et restait indifférent au double spectacle que lui offraient la foule et le cortège. C’était une tête puissante, rehaussée encore par les vives couleurs du bonnet phrygien, qui lui donnait quelque ressemblance avec le type populaire de Masaniello. Comme le pêcheur napolitain, le jeune homme paraissait poursuivre un rêve aimé ; ses yeux plongeaient dans le regard limpide de Marguerite comme dans l’azur de la mer. Tout à coup on le vit se redresser brusquement, comme un homme réveillé en sursaut, s’élancer d’un seul bond jusqu’aux pieds de la jeune fille, et se ruer sur un des spectateurs qui venait de ramasser un bijou dans la poussière.

– Il y a des aristocrates ici ! s’écria cet homme, en montrant à la foule une petite croix ornée de brillants qui scintillaient au soleil.

– Tu en as menti ! répliqua le mystérieux adorateur de Marguerite, en prenant l’homme à la gorge et en lui arrachant le bijou.

– Cette croix est à moi, dit timidement la jeune fille.

En parlant de la sorte, elle tendait la main pour s’en emparer.

– Taisez-vous ! lui dit à voix basse son protecteur inconnu. Voulez-vous donc vous perdre ?... Sauvez-vous ! Il en est temps encore !

– Il a raison, dit Dominique.

Puis il ajouta avec intention, mais de manière à n’être entendu que du jeune homme :

– Sauvons-nous, ma fille ! viens, mon enfant !

– Au nom du ciel, partez vite ! leur dit encore l’homme du peuple.

Le vieux domestique entraîna la jeune fille. Grâce au tumulte que cette scène avait occasionné, ils purent disparaître sans attirer l’attention de leurs voisins.

Cependant le patriote, humilié de sa chute, s’était relevé, l’oeil menaçant et l’injure à la bouche.

– Mort aux aristocrates ! dit-il.

– À la lanterne ! à la lanterne ! s’écria la foule.

– Vous n’avez donc pas assez de soleil comme ça ? dit le sauveur de Marguerite en regardant la multitude avec un sourire ironique. Essayez de me hisser à la place de vos réverbères !

En même temps, il se rejeta en arrière, par un brusque mouvement, et fit face à ses adversaires.

– Il est brave ! s’écria-t-on dans la foule.

– C’est un aristocrate ! dit une voix.

– Pourquoi porte-t-il une croix sur lui ? demanda l’homme du peuple qui s’était vu terrasser.

– Parce que cela me plaît ! répondit le jeune homme, en se croisant les bras sur la poitrine.

– C’est défendu !

– Défendu ?... Vous êtes plaisants, sur mon honneur ! répliqua l’accusé. Vous promenez dans vos rues la déesse de la Liberté, et je n’aurais pas le droit d’agir comme bon me semble ?

– Il a raison, dirent plusieurs assistants.

– C’est un agent de Pitt et de Cobourg, reprit l’homme du peuple. À la lanterne, l’aristocrate !

– Oui ! à la lanterne !

Et la foule resserra le demi-cercle qu’elle formait devant le jeune homme.

– Pensez-vous m’intimider ? dit-il en s’appuyant prudemment contre le mur d’une maison, pour n’être pas entouré.

Mais sa noble attitude ne pouvait maîtriser longtemps les mauvais instincts de la foule. Les sabres, les piques, les baïonnettes s’abaissèrent, et la muraille de fer s’avança lentement contre le généreux défenseur de Marguerite.

– Mort à l’aristocrate ! s’écria le peuple en délire.

Le demi-cercle se rétrécissait toujours et la pointe des piques touchait la poitrine du jeune homme. Tout à coup une voix de tonnerre se fit entendre. Un homme, à puissante stature, fendit la foule en distribuant, de droite et de gauche, une grêle de coups de poing, et vint se placer résolument devant la victime qu’on allait sacrifier.

– Êtres stupides ! dit-il avec un geste de colère, en s’adressant aux agresseurs. Quelle belle besogne vous alliez faire là !... Égorger le plus pur des patriotes ! Barbare, mon ami, un des défenseurs de Thionville !

– Un défenseur de Thionville ! murmura la foule, avec un étonnement mêlé d’admiration.

Les agresseurs les plus rapprochés de Barbare, rougissant de l’énormité du crime qu’ils avaient été sur le point de commettre, baissèrent la tête avec une sorte de confusion. Cependant l’homme du peuple, que Barbare avait renversé à ses pieds, n’avait pas encore renoncé à l’espoir de se venger sur le lieu même témoin de son humiliation. Il ôta respectueusement son bonnet de laine, et, s’approchant du nouveau venu :

– Citoyen, lui dit-il, nous avons pleine confiance dans celui qui préside notre club. Mais tu ne connais pas bien celui que tu défends. C’est un aristocrate. Il porte une croix sur sa poitrine !

– Est-ce vrai ? demanda le président de la Société populaire, en se tournant du côté de Barbare.

Pour toute réponse, le jeune homme prit la petite croix qu’il avait déjà suspendue à son cou et la montra au peuple.

– C’est stupide ce que tu fais là ! lui dit le président du club à voix basse.

– Non ! répliqua le jeune homme, de manière à être entendu de tous ceux qui l’entouraient. Tant que vous laisserez les croix au haut des tours du temple de la Raison, je me croirai autorisé à porter le même signe sur ma poitrine.

Tout en parlant de la sorte, il suspendit la petite croix à son cou.

– Il parle bien ! cria la foule.

– C’est un bon patriote !

– Il vaut mieux que nous !

– À la cathédrale ! à la cathédrale !

– Arrachons les croix !

Et déjà le peuple se préparait à exécuter sa menace.

– Attendez ! mes enfants, s’écria le président de la Société populaire. Ne faites rien sans l’assentiment du club. Pour le moment, ne songez qu’à vous amuser. Retournez à la fête.

– C’est juste ! Rattrapons le cortège ! s’écria la foule.

Et non moins prompte à agir qu’à changer de résolution, elle eut bientôt abandonné le lieu qu’elle avait failli ensanglanter.

 

 

 

II

 

LE CLUB

 

Quelques instants après, la rue se trouva complètement déserte. On n’entendait plus que le bruit lointain de la fête et le vague murmure de la foule. Barbare rompit le silence, et, prenant les mains de son compagnon qu’il serra avec une sombre énergie :

– Citoyen président, dit-il, tu m’as sauvé la vie !

– Ne parlons pas de cela ! répondit le colosse.

– Si fait ! je veux t’en remercier et je ne souhaite rien tant que d’avoir l’occasion de te prouver ma reconnaissance.

– Mais, mon bon ami, je n’ai fait que mon devoir.

– C’est bien ! nous sommes gens de coeur et nous nous comprenons !... Écoute... j’ai encore un service à te demander.

– Parle.

– Nous sommes seuls. Personne ne peut nous voir. Laisse-moi partir.

– Et la fête ? dit le patriote.

– J’en ai vu assez comme cela.

– Ah ! fit le président du club en souriant... Je devine !... Un rendez-vous d’amour ?

– Peut-être, répondit Barbare en rougissant.

– Va, mon garçon, reprit le patriote avec bonté. La République ne défend pas d’aimer ; elle t’excuse par ma bouche ; mais n’oublie pas d’assister, ce soir, à la séance du club.

– Merci et adieu ! dit Barbare en donnant une dernière poignée de main à son libérateur.

– Adieu, répondit le président.

Et le brave homme, après s’être amusé à regarder son protégé qui courait à toutes jambes, s’empressa de rejoindre le cortège.

Barbare n’avait pas oublié dans quelle direction le vieillard et la jeune fille avaient pris la fuite. Il s’engagea dans un vrai labyrinthe de rues tortueuses et courut tant et si bien, qu’en arrivant aux dernières maisons de la ville, il aperçut sur la grand-route, à une portée de fusil environ, Dominique et Marguerite qui s’étaient arrêtés pour reprendre haleine. Il cria de toutes ses forces et leur fit signe de l’attendre. Mais cette bruyante manifestation eut un résultat diamétralement opposé à celui qu’il en espérait. À la vue de cet homme qui semblait les poursuivre, les fugitifs furent saisis d’une véritable panique et la peur leur rendit des jambes. Barbare eut beau presser le pas, gesticuler, crier ; il ne put arrêter le vieillard et sa jolie compagne. Il les vit s’approcher de la petite maison isolée et disparaître derrière la porte, qui se referma avec fracas.

Le jeune homme se sentit des larmes dans les yeux. Il s’approcha de la porte qu’il essaya de pousser, dans l’espoir sans doute que les fugitifs, en la jetant avec violence, l’auraient laissée entrouverte. Mais elle résista à tous ses efforts. Il se colla l’oeil contre la serrure et n’aperçut qu’un corridor sombre. Il chercha le cordon de la sonnette ou le marteau de la porte. Rien ! Il frappa contre les planches sonores et prêta l’oreille. Pas le moindre bruit ! Il recula de quelques pas, pour voir toute la façade de la maison. Peut-être découvrirait-il une figure curieuse, une main derrière un rideau ? Hélas ! le soleil lui-même ne visitait plus cette triste demeure. Et les fenêtres ; ces yeux de la maison, s’étaient voilées sous leurs contrevents, comme l’oeil sous la paupière.

Barbare éprouva un affreux serrement de coeur. Il eût donné sa vie, en cet instant, pour revoir ce frais visage, cette charmante apparition dont il était encore ébloui. Elle était là, pourtant, à deux pas de lui, derrière cette muraille !... Comme la mère qui rôde, le soir, devant la prison où gémit son enfant, et qui se demande si quelque barreau de fer ne lui livrera pas un passage, le jeune homme ne pouvait se décider à partir et s’en remettait au hasard, cette dernière consolation des désespérés ! Il attendit longtemps encore. Mais la patience l’abandonna. Se sentant jeune et fort, il se révolta à la pensée que quelques planches, à peine jointes, lui opposaient un obstacle. Il s’élança vers la porte, bien déterminé à l’ébranler sous un dernier effort. Mais il recula bientôt en rougissant.

– Qu’allais-je faire ? pensa-t-il. Ce seuil est inviolable ! Il n’y a là ni barreaux, ni soldats pour le défendre. Et je ne dois y entrer que par la volonté de celle que j’aime !

Alors il tira de son sein la petite croix, ornée de diamants, la baisa avec respect et, l’agitant au-dessus de sa tête :

– C’est votre croix ! dit-il, votre croix que je vous rapporte !

Deux fois il fit le même geste et poussa le même cri. Mais la maison ne sortit pas de son sommeil. Le jeune homme, après avoir caché la petite croix sur son coeur, reprit tristement le chemin de la ville.

Lorsqu’il entra dans le faubourg, on allumait déjà les réverbères, dont les lanternes huileuses se balançaient, avec un grincement sinistre, et faisaient, en quelque sorte, danser le jour et la nuit entre les noires façades des maisons. Les bruits de la fête avaient cessé. Tout était rentré dans le silence. On n’entendait guère que le pas sonore du promeneur attardé qui regagnait son foyer, ou le sourd grognement de l’ivrogne qui luttait avec une borne, dans un coin obscur. Tout ce qu’il y avait de paisible ou de craintif s’était prudemment renfermé derrière une porte bien close, et la vie politique ne battait plus qu’au coeur même de la cité, dans une des salles basses de l’ancien évêché. C’était là que se donnaient rendez-vous les plus purs et les plus ardents patriotes de la ville.

Barbare n’avait pas oublié la recommandation que lui avait faite le président de la Société populaire. Pour rien au monde, il n’aurait voulu manquer à l’engagement qu’il avait pris. D’ailleurs, il ne se sentait pas dans une disposition d’esprit à rechercher la solitude. Dans les temps de révolution, l’amour, – ce sentiment raffiné qui trouve tant de charmes à se replier sur lui-même et qui met tant de complaisance à caresser même la pensée d’un revers, – l’amour semble se ressentir de la fièvre des passions politiques. Il fuit la rêverie, il marche, il court vers le but et, s’il éprouve un échec, il demande à la vie publique un instant d’oubli et de distraction. Aussi Barbare se dirigea-t-il en toute hâte vers l’ancien évêché.

Son entrée dans la salle du club fut un vrai triomphe.

– Vive Barbare ! cria la foule.

– Ah ! fit le jeune homme en promenant autour de lui un regard ironique, il paraît qu’on n’a plus envie de me hisser à la lanterne. Le moment serait pourtant mieux choisi que tantôt. Car vous êtes bien mal éclairés !

Un éclat de rire général accueillit cette saillie, et chacun montra en plaisantant à son voisin les deux chandelles qui fumaient tristement au pied de l’estrade où montaient les orateurs.

– Citoyen Barbare, répondit une voix énergique, si la République n’a pas le moyen de se payer des flambeaux, elle compte sur la bonne volonté des patriotes. Nos fils, qui sont à la frontière, n’ont pas de souliers pour marcher à l’ennemi ; nous n’avons pas le droit d’être difficiles, et nous saurons défendre les intérêts de la patrie avec les seules lumières de notre raison.

– Bien répondu ! dit la foule.

Le jeune homme tressaillit ; car il venait de reconnaître la voix de l’homme auquel il devait la vie. Il fendit les rangs serrés des auditeurs et s’approcha respectueusement du magistrat populaire.

– Citoyen président, dit-il, je n’ai pas eu l’intention d’offenser la majesté de la République. J’ai déjà versé mon sang pour elle et je suis prêt à lui donner une nouvelle preuve de mon dévouement. Je demande la parole.

– Je te l’accorde, répondit le président d’un ton bref.

D’un bond puissant, Barbare escalada la tribune, comme s’il eût monté à l’assaut. Du haut de ces misérables tréteaux, où l’éloquence populaire agitait tant de questions sérieuses ou plaisantes, grotesques ou sublimes, le jeune homme contempla un instant toutes ces têtes qui se balançaient au-dessous de lui, dans un demi-jour. C’était un tableau digne des maîtres flamands. Au premier plan, des ouvriers encore armés de leurs instruments de travail, des femmes, des enfants, des mendiants avec leurs besaces, des rôdeurs de nuit, chaos étrange, mer de haillons dont chaque flot s’éclairait d’un rouge reflet ou retombait dans les ténèbres, suivant que le caprice du vent ravivait ou menaçait d’éteindre la flamme des chandelles ; et plus loin, au fond de la salle, un pâle rayon de la lune, glissant à travers les vitraux d’une fenêtre et venant entourer d’une douce lumière les cheveux blancs des frères de la Société populaire.

Une rumeur sourde s’éleva de tous les coins de la salle, lorsqu’on vit le jeune homme escalader les degrés de l’estrade. Mais, peu à peu le bruit cessa pour faire place au silence de l’attente. Barbare se pencha sur le bord de la balustrade, et, s’adressant à la foule :

– Citoyens, dit-il d’une voix ferme, vous avez déjà deviné sans doute le sujet de ma motion. Je demande que la municipalité tienne une récompense toute prête pour celui qui aura le courage de monter aux tours de la cathédrale et d’en enlever les croix.

– Bravo ! bravo ! vive Barbare ! cria la foule.

Barbare descendit précipitamment au milieu des acclamations, et se dirigea vers la porte de la salle basse. Au moment où il allait en franchir le seuil, la voix d’un nouvel orateur lui causa une telle surprise qu’il s’arrêta sur-le-champ et se retourna pour voir si ses sens ne l’avaient pas trompé. Il regarda du côté de la tribune et reconnut l’homme du peuple qu’il avait terrassé le matin.

– Citoyens, disait cet homme, on conspire dans la ville contre la République.

– Qui ça ? demanda la foule avec des cris furieux.

– Je ne sais. Mais je puis affirmer qu’il y a des aristocrates...

– Où donc ? reprit encore la foule, dont la colère augmentait en raison de son impatience.

– À la sortie de la ville, dans une petite maison isolée, à peu de distance de la rivière.

Barbare sentit un frisson passer dans tous ses membres.

– Dans la Vallée aux Prés ? demanda la foule.

– Oui, répondit l’orateur. Les contrevents de la maison sont fermés nuit et jour. Aucun bruit ! jamais de lumière ! apparences suspectes. À coup sûr, ce sont des royalistes ; et l’on devrait charger un citoyen, bien connu pour son patriotisme, de s’introduire dans l’intérieur de cette maison.

– Mort aux aristocrates ! s’écrièrent les plus ardents des patriotes.

– Hélas ! pensa Barbare, cette jeune fille et son père sont perdus, si je n’interviens !

Il entra dans la salle. Mais ses jambes tremblaient et le sang lui affluait au coeur.

– Allons ! Pas de faiblesse ! se dit-il en essayant de vaincre son émotion. Du courage ! de l’audace ! je la sauverai encore une fois !

Puis, l’oeil étincelant et l’air résolu, il passa de nouveau à travers la foule et s’approcha de la tribune.

– Citoyen, dit-il à l’orateur, en le regardant en face, es-tu sûr de ce que tu avances ?

– Moi ?... Moi ? balbutia l’homme du peuple, que l’air menaçant de son interlocuteur troubla profondément... Je n’ai que des soupçons... et, d’ailleurs, je n’habite pas le quartier où se trouve la maison suspecte.

– Eh bien ! moi, je suis aux premières places pour surveiller les gens que tu accuses si légèrement. Je m’engage à pénétrer dans l’intérieur de la maison, et, dans deux jours, au plus tard, je dirai à tous les bons patriotes qui m’entourent s’il y a vraiment lieu de s’inquiéter.

– Vive Barbare ! cria l’assemblée.

– Comptez sur moi, dit le jeune homme en remerciant du geste tous les auditeurs. Je me montrerai digne de votre confiance.

À ces mots, il se pencha vers le président de la Société populaire, qui lui tendait la main, et sortit du club au milieu des applaudissements. À peine arrivé dans la rue, il tira de son sein la petite croix de Marguerite et la baisa avec amour, en s’écriant par deux fois :

– Je la sauverai !... Je la sauverai !...

 

 

 

III

 

LE PROSCRIT

 

Le lendemain, vers neuf heures du soir, un homme, enveloppé dans un long manteau, se promenait devant la façade intérieure de la maison qu’on avait signalée la veille à la défiance du club. À la manière dont cet homme marchait dans les allées du jardin, tantôt s’avançant d’un pas rapide, tantôt s’arrêtant et levant la tête pour contempler le ciel, il eût été facile de se former une opinion vraisemblable sur ses habitudes et sur son caractère. Cela ne pouvait être qu’un amant, qu’un fou ou un poète. Lorsqu’il regardait le ciel, son oeil semblait se baigner avec délices dans cette mer étoilée.

La soirée était belle d’ailleurs et invitait à la rêverie. Les fleurs, avant de s’endormir, avaient laissé dans l’air de douces émanations. Un vent frais courait à travers les peupliers d’Italie qui sortaient, comme de grands fantômes, du milieu de la haie qui séparait le jardin des prairies voisines. Ces géants de verdure frissonnaient sous le souffle aérien et ressemblaient, avec leurs branches rapprochées du tronc, à un homme qui s’enveloppe dans les plis de son manteau pour se préserver de l’air malsain du soir.

Le promeneur s’arrêta au milieu d’une allée.

– Mon Dieu ! dit-il en laissant tomber ses bras avec découragement, la nature ne semble-t-elle pas rire de nos passions ? Quel calme ! Pas un nuage ! Des étoiles, des mondes en feu ; rien de changé au ciel, tandis que des hommes, nés pour s’aimer, s’égorgent comme des bêtes sauvages ! Moi-même, moi, ministre d’une religion de paix et d’amour, je dois me cacher, et ma tête est mise à prix ! Des milliers d’hommes sont proscrits ou persécutés, et Dieu ne parle pas ! Il ne commande pas aux éléments d’annoncer sa vengeance, pour nous prouver au moins qu’il ne voit pas sans colère le spectacle de tant d’iniquités. La maison garde encore quelques traces des hôtes qui ont vécu sous son toit ; et la terre ne s’inquiète pas de l’homme qui l’habite ! Et la nature ne prendrait pas le deuil, quand l’humanité souffre et pleure ! La Providence ne serait-elle qu’un mot ?

Le proscrit s’était remis machinalement en marche, et le hasard de la promenade l’avait conduit dans une petite allée qu’un mur, de peu d’élévation et qui tombait en ruine, séparait de la grand-route. Tout à coup le prêtre recula de plusieurs pas et poussa un cri de terreur.

Un homme, qui venait d’escalader le mur, tomba presque à ses pieds, au milieu de l’allée. Le visiteur nocturne ne fut guère moins effrayé que celui dont il avait interrompu si brusquement la rêverie.

– Rassurez-vous, citoyen, dit-il à voix basse au jeune prêtre, et gardez-vous bien de jeter l’alarme dans le voisinage. Je n’en veux ni à votre bourse, ni à votre vie.

– Vous avez pourtant, monsieur, une manière de vous présenter...

– Qui peut donner de moi la plus fâcheuse idée, reprit le voleur présumé en achevant la pensée de son interlocuteur. Les apparences sont contre moi, je le sais ; et cependant je ne me suis introduit chez vous que dans l’intention de vous être utile.

– Je vous en suis reconnaissant ! répliqua le proscrit avec une froide ironie.

– On m’avait chargé de vous espionner...

– Vous faites-là un joli métier, monsieur ! interrompit le prêtre, en ramenant avec soin autour de lui les plis de son manteau.

– Croyez bien que c’est par patriotisme...

– Vous ne me l’auriez pas dit que je l’eusse deviné ! interrompit encore le prêtre.

– Vous avez tort de me persifler, citoyen, répliqua l’homme du peuple avec un accent ferme et digne, qui parut impressionner son interlocuteur, car il l’écouta cette fois avec un religieux silence. Je vous rends un vrai service, et si la Société populaire eût confié à tout autre que moi la mission que je remplis en ce moment, vous n’auriez peut-être pas eu lieu de vous en réjouir.

– Mais, enfin, que veut-on ? demanda le prêtre.

– On vous soupçonne d’avoir des relations avec Pitt.

– On nous fait trop d’honneur, dit le proscrit en souriant.

À ce moment la lune sortit d’un nuage et éclaira vivement le visage du prêtre. Barbare – le lecteur l’a déjà reconnu – ne put se défendre d’un étrange sentiment d’inquiétude.

– Ah ! citoyen, dit-il d’une voix émue, vous êtes jeune !

– Oui, répondit le prêtre. Mais qu’y a-t-il là d’étonnant ?

– C’est que, pour être persécuté à votre âge...

– La République s’est bien défiée des enfants ! dit le proscrit avec mélancolie.

– Vous êtes donc obligé de vous cacher ? demanda Barbare.

– Voilà mon interrogatoire qui commence ! dit le prêtre avec amertume. Tenez, monsieur, si la République a besoin d’une nouvelle victime, je ferai volontiers le sacrifice de ma vie. Mais, au nom du ciel, sauvez les personnes qui habitent cette maison ! Elles me sont chères, et c’est une prière que je vous fais du fond du coeur ! Vous parliez de ma jeunesse ? Eh bien ! vous êtes aussi à cet âge généreux où le pardon est doux et le dévouement facile. Épargnez mes amis. Sauvez-les, et, s’il vous faut du sang enfin, prenez ma vie ! Je me livre à vous !

Barbare devint horriblement pâle.

La jalousie s’empara de tout son être, et un frisson lui glaça le coeur.

– Vous aimez donc bien ce vieillard et cette jeune fille ? dit-il d’une voix étranglée.

– De toute mon âme !

– Ah ! fit l’homme du peuple en jetant un regard étincelant sur celui qu’il regardait déjà comme un rival, vous les aimez ?

– Comme on aime son père et sa soeur.

– Pas autrement ? demanda encore le patriote.

Le proscrit parut surpris de cette question ; et, pour la première fois, il osa regarder en face l’homme du peuple qui ne put supporter, sans se troubler, ce coup d’oeil pénétrant.

– Vous préparez votre réponse ? dit Barbare, qui s’impatientait de ce long silence et de ce pénible examen. Vous ne voulez pas m’avouer que vous êtes l’amant de cette jeune fille ?

– Oh ! fit le prêtre avec un vif sentiment d’indignation, je vous jure !...

– Que me fait votre serment ? dit Barbare en haussant les épaules.

– C’est juste, reprit le proscrit. Rien ne vous force à ajouter foi à mes paroles. Il vous faudrait une preuve matérielle ?

– Oui ! dit Barbare avec explosion.

Il y eut, dans la manière dont il accentua ce simple mot, tant de haine, d’inquiétude et de jalousie, que sa figure même sembla s’éclairer du feu intérieur qui le consumait. Le prêtre put lire dans son coeur et juger de l’état de son âme, comme on voit un ciel d’orage à la lueur d’un éclair.

Le proscrit mesura aussitôt toute l’étendue du danger qui menaçait le marquis et sa fille. Mais il était déjà prêt au sacrifice.

– Écoutez ! dit-il à l’homme du peuple. Je ne peux pas être l’amant de cette jeune fille... Il y a entre elle et moi un obstacle insurmontable.

– Lequel ? demanda vivement Barbare.

– Les devoirs de mon ministère, répondit le proscrit.

En même temps il entrouvrit son manteau et laissa voir les plis de sa soutane.

– Un prêtre ! s’écria Barbare avec joie.

– Vous le voyez ! dit simplement le ministre de Dieu. Je vous ai fait le maître de ma vie. Doutez-vous encore de ma parole ?

– Non, certes ! dit Barbare.

Cependant il baissa la tête et ses traits s’assombrirent.

– Eh bien ! demanda le proscrit, vous n’êtes pas encore convaincu ?

– Aux termes de la Constitution, dit Barbare, les prêtres ont le droit de se marier.

– Pauvre insensé ! dit le jeune prêtre en souriant avec tristesse, si j’avais reconnu l’autorité de cette loi, est-ce que je serais obligé de me cacher ?

– C’est vrai ! je suis fou ! s’écria joyeusement Barbare. Vous êtes un noble coeur, citoyen ! et personne, tant que je vivrai, n’osera troubler votre solitude et menacer votre vie. Permettez-moi de vous regarder comme un ami !

– Volontiers, dit le prêtre en serrant avec effusion la main que le jeune homme lui tendait.

Après cette étreinte cordiale, Barbare se disposa à escalader le mur.

– Ne vous exposez pas de nouveau, lui dit le prêtre avec bonté, et suivez-moi.

En même temps, il le conduisit vers le fond du jardin, et ouvrit une petite porte qui donnait sur la campagne.

 

 

 

IV

 

UNE CRISE DOMESTIQUE

 

Lorsque le patriote fut sorti, le proscrit ferma la porte à double tour et s’arrêta quelques instants comme un homme accablé sous le poids de pénibles pensées.

Puis il doubla le pas, traversa rapidement le jardin, entra dans la cour, monta l’escalier et frappa à la porte de M. de Louvigny.

– Entrez, dit une voix de jeune fille.

– Ah ! pensa l’abbé avec douleur, mademoiselle Marguerite est avec son père.

Néanmoins il entra chez le marquis. M. de Louvigny tenait sa fille sur ses genoux. Tout en écoutant l’innocent bavardage de Marguerite, il jonglait avec les boucles soyeuses de ses cheveux, qu’il se plaisait à faire sauter dans sa main.

– Eh bien ! cher abbé, dit le marquis avec son aimable sourire, est-ce qu’il faut tant de précautions pour entrer chez ses amis ?

– Je vous croyais au travail et je craignais de vous déranger, répondit le jeune prêtre en faisant de grands efforts pour cacher son émotion.

– Il est neuf heures du soir, observa M. de Louvigny, et vous n’ignorez pas que c’est à partir de ce moment que je consens à perdre mon temps.

– C’est joli ce que vous dites-là, mon père ! s’écria Marguerite en quittant les genoux du marquis.

– J’ai dit une sottise ? demanda M. de Louvigny en remarquant la petite mine boudeuse que faisait Marguerite.

– Je vous en fais juge, monsieur l’abbé, dit Marguerite. Tenir sa fille dans ses bras, l’embrasser, l’écouter causer, est-ce là perdre son temps ?

– Expliquons-nous, Marguerite, reprit le marquis.

– Non. Je ne veux rien entendre, je ne veux pas être complice de votre paresse !

– Allons, viens ici.

– Non ! je vous laisse travailler.

– Je t’en prie ! dit M. de Louvigny d’une voix caressante.

– Ne me tentez pas ! reprit la jeune fille, qui ne demandait qu’à répondre aux instances paternelles.

– Je te tiens cette fois ! s’écria joyeusement le vieillard en saisissant la jeune fille par le bas de sa robe. Viens m’embrasser.

– Vous n’obtiendrez rien par la violence, dit Marguerite en détournant la tête.

– Je te rends la liberté, répliqua le marquis en lâchant le bas de la robe et en ouvrant les bras.

– Et voilà l’usage que j’en fais, dit Marguerite en sautant au cou de son père. Je tiens ma vengeance, et je vais vous faire perdre toute votre soirée !

Le prêtre avait contemplé cette scène avec tristesse. Il pleurait sur cette joie qu’il savait devoir se changer en deuil, sur cette étroite communion de deux âmes qu’on allait séparer.

– Eh bien ! l’abbé, vous ne parlez pas ? dit M. de Louvigny. Approchez donc. Vous avez l’air de nous bouder !

L’abbé s’avança vers le marquis et serra avec émotion la main qu’il lui présentait.

– Vous n’êtes pas déplacé dans cette chambre, ajouta le marquis. Celui qui a assisté mon fils à ses derniers moments est, à mes yeux, comme son remplaçant dans la famille. Si j’avais encore ma fortune et mes dignités, vous seriez de toutes nos fêtes. Il ne me reste plus que ma fille. Elle est tout mon trésor, tous mes honneurs, toute ma joie ! Partagez la seule richesse qu’on m’ait laissée, en vous mêlant à nos entretiens et en voyant comme nous nous aimons !... Quoi ! vous pleurez ?

– Pour cela non, monsieur le marquis, répondit le jeune homme.

– Ne vous en défendez pas, poursuivit M. de Louvigny. Ce que je vous dis là n’est pas gai d’ailleurs.

– Ce n’est pas là ce qui fait pleurer monsieur l’abbé, interrompit Marguerite, qui depuis un instant observait les efforts que faisait le prêtre pour retenir ses sanglots. Monsieur l’abbé nous cache quelque malheur !...

– Mademoiselle Marguerite se trompe ! dit le prêtre en se troublant de plus en plus.

– Ma fille a raison, au contraire, répliqua le marquis en faisant lever Marguerite.

Il se leva à son tour et saisit vivement la main de l’abbé.

– Votre émotion m’effraie, lui dit-il à voix basse.

– Je vous assure, dit le prêtre en se défendant...

– Votre main est glacée ! continua le vieillard en se penchant à l’oreille de l’abbé... Je comprends ! vous n’osez pas parler devant ma fille.

Marguerite n’avait rien perdu de cette pantomime inquiétante. Lorsque son père se retourna de son côté, ce ne fut pas sans un vif étonnement qu’elle aperçut le gai sourire qui s’épanouissait sur les lèvres du vieillard.

– L’abbé est un poltron, ma chère Marguerite, dit M. de Louvigny. Rassure-toi. Ce n’est rien... Quelques affaires d’intérêts... une nouvelle pauvreté qui vient se greffer sur l’ancienne ! Nous allons avoir quelques comptes à régler... Tu serais bien aimable d’aller demander à Dominique le registre où il note ses dépenses.

– J’y vais, mon père, dit Marguerite.

Avant de sortir, elle se retourna vers le marquis, mit un doigt sur sa bouche et fit un signe de tête que le vieillard n’eut pas de peine à traduire ainsi :

– J’obéis, mais je n’ignore pas qu’on me trompe !

Le marquis ferma lui-même la porte de la chambre. Lorsqu’il se trouva seul en face de l’abbé, tout son calme sembla l’abandonner.

– Parlez maintenant ! dit-il d’une voix émue. Qu’y a-t-il ?

– On s’est introduit ce soir dans le jardin.

– Un maraudeur ?

– Un espion envoyé par le Club.

– Nous sommes donc découverts ?

– Pas encore. Mais on croit que nous sommes des agents de Pitt.

– Si ce n’est que cela, dit le marquis en souriant, rassurez-vous, cher abbé ; nous en serons quittes pour la peur. Je me charge de rassurer ces messieurs de la Société populaire.

– C’est toujours un danger de paraître devant eux.

– Sans doute. Toutefois, personne ne nous connaît ici. Nous n’avons rien à craindre.

– Pardon.

– Qui donc ?

– L’homme du peuple que le Club a envoyé, ce soir, en éclaireur.

– Il nous en veut donc beaucoup ?

– Au contraire.

– Il est bien disposé pour nous ?

– Trop bien.

– Ma foi ! dit le marquis en badinant, voilà le premier républicain qui nous ait montré de la bienveillance !

– Et ce sera peut-être celui qui vous aura fait le plus de mal ! dit l’abbé d’un air sombre.

Le marquis devint sérieux.

– Expliquez-vous, dit-il avec gravité. Il y a dans vos propos une incohérence qui ne peut se concevoir. Si cet homme n’a pas de motif de haine contre moi, pourquoi songerait-il à me nuire ?

– Il vous nuira sans le savoir, répondit l’abbé. Car il faut tout craindre des amoureux ; et cet homme aime mademoiselle Marguerite.

– Ma fille ! s’écria le marquis avec une expression de surprise et de colère, que le pinceau serait seul capable de rendre et de fixer.

– Oui, reprit l’abbé, cet homme aime sérieusement votre fille.

– Mais, dit le marquis, Marguerite ne sort jamais ; elle ne se montre jamais aux fenêtres. Comment cet homme a-t-il pu la voir ?

– Je ne sais. Mais je vous affirme que je ne vous dis que l’exacte vérité.

– Il vous a donc ouvert son coeur ?

– À peu près. Je peux même vous assurer qu’il est jaloux.

– Alors il faut fuir ! dit le marquis avec éclat. Il faut passer en Angleterre.

Puis, se promenant avec agitation dans la chambre :

– Moi, dit-il, qui me croyais si bien en sûreté dans cette petite ville !

À cet instant la porte s’ouvrit. Marguerite entra avec le vieux domestique, qui tenait sous son bras le grand livre de dépense.

– Mes amis, dit le marquis aux nouveaux venus, nous allons partir cette nuit même. Que chacun prépare ses malles. Demain nous faisons voile pour l’Angleterre.

– Ah ! fit Marguerite en sautant au cou de son père, je savais bien que vous me cachiez la vérité. Un danger vous menace ?

– Il faut bien te l’avouer, répondit M. de Louvigny : nous sommes dénoncés.

Et, s’adressant au vieux domestique qui paraissait atterré :

– Voyons ! Dominique, ajouta-t-il, il doit te rester encore quelque argent ?

– Hélas ! dit le vieux serviteur, nous avons tout dépensé le jour de la fête de mademoiselle. Monsieur le marquis peut vérifier les comptes. Voici le registre.

– C’est inutile, répondit M. de Louvigny en repoussant le livre que lui présentait le domestique. Je m’en rapporte bien à toi. C’est un espoir de moins... Voilà tout !

Sans une parole de reproches, sans un geste d’impatience, sans un mouvement de dépit, le marquis s’approcha avec calme de son secrétaire, dont il ouvrit les tiroirs les uns après les autres.

L’abbé, Marguerite et le domestique l’observaient en silence.

Le marquis fouillait scrupuleusement dans tous les coins de chaque tiroir et comptait son argent au fur et à mesure. Lorsqu’il fut au bout de son travail, il laissa tomber sa tête dans ses mains et demeura immobile. Marguerite courut auprès de lui et écarta doucement ses mains, qu’il tenait serrées contre son visage.

– Quoi ! dit-elle avec un cri douloureux, vous pleurez, mon père ?

Le marquis ne répondit rien. Il compta de nouveau son argent, le réunit en pile, et, le montrant à l’abbé et au vieux domestique :

– Mes amis, dit-il d’une voix émue, voici toute notre fortune... Quarante écus !

– C’est assez pour vous sauver ! lui dit Marguerite en l’enlaçant dans ses bras.

– Et toi, mon enfant ? dit le vieillard en fondant en larmes.

– Moi ? fit Marguerite. Je ne peux pas porter ombrage à la République. Je resterai avec le bon Dominique.

– Non ! c’est à toi de partir, reprit le marquis. Nous sommes habitués au danger, nous autres hommes.

Et se tournant, les mains jointes, vers les deux témoins de cette scène :

– N’est-ce pas, l’abbé ? dit-il ; n’est-ce pas, Dominique ?

– Oui, nous resterons avec vous, répondirent le jeune prêtre et Dominique.

– Et moi aussi ! dit Marguerite avec fermeté ; car je ne me séparerai jamais de mon père.

À ces mots, la noble fille se jeta dans les bras du marquis, et il se fit dans la chambre un si grand silence qu’on n’entendait guère que le bruit des sanglots que chacun cherchait à étouffer.

Tout à coup le vieux Dominique sortit de son immobilité. Il s’essuya les yeux du revers de la main et s’approcha respectueusement du fauteuil du marquis. Son front avait quelque chose d’inspiré, et sa physionomie vulgaire avait le rayonnement qu’on admire dans une tête de génie.

Chacun, en effet, peut avoir ici-bas ses jours de triomphe. Quelquefois les esprits les moins délicats trouvent l’occasion de s’élever, sur les ailes du dévouement, jusqu’à ces hauteurs sublimes où planent les intelligences supérieures. S’il y a une couronne sur le front des poètes, il y a une auréole sur celui des hommes simples, dont le sacrifice est sans éclat et la mort sans gloire.

– Monsieur le marquis ?... dit timidement le vieux domestique.

– Que me veux-tu, mon bon Dominique ?

– Monsieur le marquis me permettra-t-il de le sauver ?

– Toi ?... Nous sauver ?... Et comment ? s’écria M. de Louvigny, qui pensa un instant que son domestique n’avait plus sa raison.

– Ne m’interrogez pas, monsieur le marquis ! répondit Dominique. Donnez-moi liberté pleine et entière, et je vous sauverai peut-être !

– Tu ne courras aucun danger ? se hâta de demander M. de Louvigny.

– Ne m’interrogez pas ! dit encore le vieillard, mais à voix basse et de manière à n’être entendu que de son maître.

– Je comprends ! répondit le marquis. Je serais seul, que je ne t’accorderais pas l’autorisation que tu me demandes ; car tu vas peut-être exposer ta vie.

– Ainsi, dit Dominique avec joie, vous me permettez ?...

– Oui ! reprit le marquis en serrant la main de son domestique avec énergie. Va ! que Dieu t’accompagne ! et, si je ne puis te récompenser, le Ciel est là !

– Oh ! merci, monsieur le marquis, dit le vieux domestique en baisant la main de son maître ; merci !

Il se dirigea vers la porte de la chambre.

– Je sauverai donc mademoiselle Marguerite ! se disait-il en tournant la clef dans la serrure.

Et il sortit précipitamment, pour ne pas laisser voir les larmes qui tombaient de ses yeux.

 

 

 

V

 

DÉSESPOIR DE DOMINIQUE

 

Le vieux Dominique était allé s’enfermer dans sa mansarde, où il attendait impatiemment le retour du soleil. Il était en proie à une agitation cruelle.

Enfin, le jour parut. Dominique sauta à bas du lit et traversa les corridors avec précaution, afin de ne réveiller personne. Quand il se trouva dans le chemin, il hâta le pas pour gagner le centre de la ville.

Huit heures sonnaient au beffroi de la cathédrale, lorsqu’il arriva sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Il s’approcha d’un mur où l’on placardait les affiches, et toute son attention parut se concentrer sur elles.

– C’est bon ! dit-il en se frottant les mains : l’affiche y est encore ! C’est que personne ne s’est présenté... J’arrive à temps !

Il entra dans l’Hôtel-de-Ville et se dirigea vers la salle des délibérations des membres du District. Comme la porte en était fermée, il descendit chez le concierge, où il apprit que la séance ne serait ouverte qu’à onze heures du matin. Il lui fallut donc, bon gré mal gré, mettre un frein à son impatience, et il s’assit dans l’embrasure d’une fenêtre en attendant l’arrivée des patriotes qui avaient la direction des affaires de la cité.

À cette époque de lutte, il n’était pas rare que la salle des délibérations fût envahie par les frères de la Société populaire, qui venaient y proposer des motions et prononcer des harangues. Souvent la foule se glissait à leur suite. C’est ainsi que le domestique réussit à s’introduire dans le lieu où se discutaient les intérêts de la ville.

Lorsque le citoyen président et les membres du District se furent assis devant une table en demi-cercle, Dominique pensa qu’il était temps d’agir. Il se fit une trouée à travers les assistants. Jusque-là, sa fermeté ne l’avait pas abandonné. Mais quand il se trouva dans l’espace qui restait vide entre l’auditoire et le Conseil, il perdit toute assurance. Il eût mieux aimé affronter le feu d’un peloton que ces milliers de regards, dont l’éclat lui causait une sorte de vertige.

– Que veut cet homme ? demanda le citoyen président à l’huissier.

– Parle, dit l’huissier en s’approchant du vieillard.

– Monsieur le président, balbutia Dominique sans oser lever les yeux...

Un rire moqueur courut dans les rangs de la foule. L’huissier se sentit pris de pitié pour ce pauvre homme qui frissonnait et lui souffla tout bas à l’oreille :

– Dis donc : Citoyen président !

– Citoyen président, reprit Dominique en acceptant la correction qu’on lui indiquait, j’ai une proposition à vous faire.

– À te faire, imbécile ! souffla encore l’huissier.

Mais déjà toute la salle riait aux éclats. Le vieux domestique était horriblement pâle, et de grosses gouttes de sueur roulaient sur ses tempes.

– Laisse-moi l’interroger, dit le président à l’huissier.

Et, s’adressant directement au vieillard :

– Voyons ! que demandes-tu, mon brave homme ?

– Je demande à gagner la récompense, répondit Dominique.

– La récompense ? fit le président avec surprise.

– Oui ! reprit le vieux domestique : la récompense que la municipalité promet à celui qui enlèvera les croix de la cathédrale.

– Tu aurais la prétention de monter aux tours du temple de la Raison ? dit le président en riant.

– Oui, répondit simplement Dominique.

À la vue de ce petit vieillard, maigre, efflanqué, qu’un souffle aurait jeté à terre, et qui voulait tenter une ascension devant laquelle les plus audacieux avaient reculé, les assistants ne gardèrent plus de mesure dans leur hilarité, et ce furent des cris et des huées à couvrir la voix même du tonnerre.

Sur un signe du président, l’huissier s’approcha de Dominique et l’invita à sortir. Mais le vieillard opposa une vive résistance.

– Tu persistes encore dans ton projet ? lui demanda le président.

– Oui ! répondit Dominique avec assurance.

– Tu es bien maître de ta raison ?

– Oui.

– Mais, reprit l’officier de l’état civil, as-tu réfléchi sérieusement à cette entreprise ? Tu peux te tuer ?

– Je le sais ! répondit le vieillard avec un admirable sang-froid.

Sa voix était ferme, son front rayonnait, son oeil était étincelant.

Personne ne songea plus à rire. Le vieux domestique avait tiré ce mot-là du fond de son coeur ; et la foule n’est jamais insensible à la véritable éloquence. Cependant si Dominique avait captivé l’attention du président et des membres du District, la position nouvelle qu’il venait de se faire n’était pas sans danger. On voulut savoir le motif de sa détermination ; et son interrogatoire commença. À toutes les questions qui lui furent posées, il ne sut répondre que ces seuls mots :

– Je veux sauver mon maître !

Le président s’impatienta.

– Tonnerre ! s’écria-t-il en frappant du poing sur la table, la République ne connaît pas de maîtres ! Cet homme est fou... Qu’on le fasse sortir !

Aussitôt deux huissiers s’approchèrent du vieillard. Ils le prirent chacun par un bras, et, malgré ses cris, malgré sa résistance, ils le poussèrent à la porte au milieu des vociférations et des huées de la foule.

– Je suis fou !... Ils ont dit que je suis fou ! répétait le domestique en descendant les marches du grand escalier de l’Hôtel-de-Ville.

Il traversa la place presque en courant, et se jeta au hasard dans la première rue qui se trouva devant lui. En ce moment, le pauvre homme semblait donner raison à ceux qui l’avaient jugé si défavorablement. Il allait en trébuchant le long des maisons, comme un homme ivre, et s’arrêtait de temps à autre pour s’écrier, en battant l’air de ses bras :

– Plus d’espoir ! Mes maîtres sont perdus !... Que faire ? Comment me représenter devant eux ?

Alors il se mit à courir.

Il se trouva tout à coup dans la campagne ; et ce fut alors qu’il songea à regarder autour de lui. L’habitude a sur nos actions une telle puissance que, sans préméditation aucune et comme par instinct, il était arrivé sur la route qui conduisait à la maison du marquis. Des massifs d’arbres verts la lui cachaient en partie, mais il en apercevait encore le toit, dont les ardoises brillaient comme un miroir au soleil. Une légère fumée montait en serpentant au-dessus de la cheminée, comme pour lui rappeler qu’il était temps de rentrer, afin de couvrir le feu et de ménager le bois de ses maîtres.

Le vieillard laissa tomber sa tête dans ses mains, et, pour la première fois depuis sa sortie de l’Hôtel-de-Ville, il pleura amèrement.

– Non ! dit-il en s’armant d’une résolution soudaine, non ! je ne rentrerai pas dans cette maison, d’où je suis sorti avec des paroles d’espérance et où je ne rapporterais que des nouvelles de mort !

Et se frappant le front, comme pour y réveiller la mémoire :

– Monsieur le marquis n’a-t-il pas dit qu’il lui restait encore quarante écus ?... Oui ! je me le rappelle maintenant... Eh bien ! avec cela ils peuvent se sauver tous les trois... et qui sait ce que prépare l’avenir ? Si je retournais à la maison, M. le marquis voudrait me garder auprès de lui... Il ne faut pas de bouche inutile... Je ne rentrerai pas !

À ces mots, l’héroïque serviteur s’enfonça dans un petit chemin ombragé qui conduisait aux prairies voisines. À mesure qu’il avançait, il entendait plus distinctement le bruit de la rivière qui tombait avec fracas du haut d’un déversoir. Au bout de quelques minutes, il arriva au bord de l’eau.

Le courant était rapide et charriait des flots d’écume.

Le vieillard suivit le bord de la rivière et s’éloigna de cette scène tumultueuse, comme s’il eût voulu chercher des eaux plus calmes. Lorsqu’il se crut à une assez grande distance de la ville, il s’arrêta dans un site sauvage et s’agenouilla près d’un saule, au pied duquel la rivière s’était creusé un bassin paisible et profond. Il pria longtemps avec ferveur, se redressa lentement, et, levant les yeux au ciel :

– Mon Dieu, dit-il, pardonnez-moi !

Il s’élança.

Au même instant, deux bras vigoureux l’enveloppèrent comme dans un cercle de fer.

Le vieillard poussa un cri et tomba sans connaissance sur le gazon. Lorsqu’il revint à lui, il aperçut, à genoux à ses côtés, un jeune homme qui lui jetait de l’eau sur le visage.

– Ah ! monsieur, s’écria Dominique avec douleur, pourquoi m’avez-vous arrêté ? Je n’aurai peut-être pas une seconde fois le courage d’en finir avec la vie !

– Il ne faut plus songer à mourir, dit le jeune homme en aidant au vieux domestique à se relever.

– Mais je suis abandonné de tout le monde ! s’écria Dominique d’un air désespéré.

– Vous voyez bien qu’il vous reste encore des amis, puisque je vous ai empêché de vous noyer.

– Je ne vous connais pas ! fit naïvement Dominique.

– Pardon. Si vous avez oublié mes traits, vous reconnaîtrez du moins cet objet.

Le jeune homme mit une petite croix sous les yeux du domestique.

– La croix de Marguerite ! s’écria le vieillard avec joie.

– Oui, la croix de votre fille que vous alliez follement laisser sans protecteur.

– Ma fille ? répéta Dominique comme s’il sortait d’un rêve... Ah ! je me rappelle tout maintenant... C’est vous qui nous avez protégés contre la fureur du peuple ? vous qui nous avez prudemment conseillé de prendre la fuite ?

– C’est cela même, répondit Barbare.

– Soyez béni, monsieur ! s’écria le domestique avec une profonde émotion.

Puis il ajouta tristement :

– Vous m’avez sauvé deux fois la vie. Je voudrais pouvoir vous récompenser comme vous le méritez ; mais, hélas ! je suis sans ressources.

– Les dettes du coeur se payent avec le coeur, dit Barbare avec fierté.

– Vous nous aimez donc bien ? demanda Dominique.

– Moi ! s’écria le jeune homme avec enthousiasme... Je n’ai vu mademoiselle Marguerite qu’une seule fois, et, ce jour-là, j’ai risqué ma vie pour elle... Eh bien ! si le plaisir de la revoir devait m’exposer au même péril, je n’hésiterais pas à braver de nouveau la mort.

– Oh ! pensa Dominique, le jeune homme est amoureux de ma petite maîtresse !

Enchanté de sa pénétration, le bon domestique résolut d’employer le dévouement de Barbare au service de ses maîtres. Pour y arriver, il lui sembla prudent de l’entretenir dans son erreur et de se faire passer à ses yeux pour le père de Marguerite.

– Ma fille et moi nous sommes réduits à la plus profonde misère, dit-il en baissant la tête.

– Je l’avais déjà deviné, reprit Barbare. J’assistais à la séance du Conseil et j’ai tout compris : votre détresse et votre admirable dévouement... Allez embrasser et rassurer votre fille. Dans quelques jours je vous porterai l’argent dont vous avez besoin.

– Est-ce que vraiment vous pourriez nous prêter ?...

– Que la foudre me frappe ! interrompit Barbare, si, dans quatre jours, je ne vous apporte pas cinq cents livres.

Dominique s’attendait si peu à une telle réussite qu’il ne trouva pas une seule parole de remerciement à adresser au jeune homme. Il se mit à pleurer comme un enfant.

– Je ne sais quoi vous dire, s’écria-t-il... mais laissez-moi vous embrasser !

Et il sauta au cou du jeune homme.

Quelques instants après, Dominique reprenait, en s’appuyant sur le bras de son sauveur, le chemin qu’il avait suivi pour courir à la mort ; et ses idées alors étaient gaies comme les fauvettes qui sautaient en chantant dans les branches.

Lorsqu’on fut arrivé sur la grande route, Barbare prit congé du vieux domestique.

– Dans quatre jours, dit-il, trouvez-vous à huit heures du soir à la porte de votre jardin, et je vous remettrai la somme que je vous ai promise.

– Oui, répondit Dominique. Que Dieu vous bénisse, comme je vous bénis moi-même !

À ces mots, ils se séparèrent.

 

 

 

VI

 

LE PONT DE CORDES

 

Lorsque Barbare eut perdu de vue l’homme auquel il avait sauvé deux fois la vie, il se mit à courir à toutes jambes. Il traversa rapidement une partie de la ville, et, comme le courrier qui vint annoncer aux Athéniens la victoire de Marathon, il entra, tout pâle et tout couvert de sueur, dans la salle des délibérations du Conseil.

On allait lever la séance.

Mais, à l’arrivée de Barbare, la foule se rangea respectueusement devant lui, et le jeune homme put se présenter assez à temps pour qu’on lui donnât audience.

– Citoyens, dit-il, en s’adressant aux conseillers, voilà trois jours que vous avez promis une récompense à celui qui enlèverait les croix qui dominent les tours du temple de la Raison, et personne, si ce n’est un vieillard infirme, personne n’a répondu à votre appel ! C’est une honte pour votre ville, et je demande pour moi le périlleux honneur d’arracher ces emblèmes de réprobation.

Les applaudissements éclatèrent de tous les points de la salle, et la proposition de Barbare fut accueillie avec enthousiasme.

Le jeune homme fit alors ses conditions. Il fut convenu que la ville lui fournirait tous les instruments nécessaires pour mener à bonne fin son entreprise, et qu’on lui donnerait cinq cents livres pour chaque expédition.

L’enlèvement de la croix, qui couronnait la tour centrale de l’église, ne présentait pas de grandes difficultés ; Barbare l’accomplit dès le lendemain sans encombre. Il n’en était pas de même des deux tours qui se dressaient, en pyramides gigantesques, des deux côtés du portail principal de la cathédrale. L’une d’elles était alors inaccessible, et celle qui regarde le Nord était à peine suffisamment garnie de crampons de fer pour en permettre impunément l’escalade. Mais Barbare était doué d’une agilité merveilleuse et d’un sang-froid à toute épreuve. D’ailleurs son amour lui faisait voir au-delà du danger. Il porta des planches, une à une, jusqu’au sommet de la tour septentrionale et les attacha solidement entre elles au pied de la croix. Ce travail vertigineux lui demanda deux jours, et l’on devine aisément avec quelle avidité la foule suivait, d’en bas, les moindres mouvements de cet étrange aéronaute.

Le lendemain, de grand matin, la nouvelle se répandit dans la ville que Barbare allait opérer son ascension définitive. Quoique la fureur des paris ne fût pas encore importée d’Angleterre, grand nombre de gens avaient engagé de gros enjeux pour ou contre le succès de cette audacieuse entreprise. Les uns avaient pleine confiance dans la souplesse étonnante dont Barbare avait déjà fait preuve ; les autres calculaient toutes les chances qu’ils avaient de le voir tomber du haut des tours.

Tandis que ces honnêtes industriels posaient mentalement leurs chiffres et faisaient leur charitable problème, des rues voisines, la foule se répandait à flots tumultueux sur la place où se dresse le portail de la cathédrale. On ne savait pas au juste à quelle heure la représentation devait commencer. Mais l’important était de ne pas manquer de place ; et chacun s’était muni de tout ce qu’il faut pour tromper les ennuis de l’attente ou satisfaire l’aiguillon de la faim.

Tout à coup une grande rumeur se fit dans la multitude. Toutes les têtes se dressèrent, et chacun se haussa sur la pointe des pieds pour voir le héros de la fête. Mais la curiosité publique fut trompée. Au lieu de l’audacieux gymnaste qu’on attendait, on n’aperçut qu’un petit vieillard qui se débattait entre deux soldats.

– Je veux lui parler ! disait-il avec des larmes dans les yeux. Au nom du ciel, laissez-moi lui parler !

– Il n’est plus temps ! répondit l’un des soldats.

– Lâchez-moi ! disait le vieillard en essayant de prendre la fuite. Il me reconnaîtra bien moi... il ne refusera pas de me voir !

Malgré ses prières, les deux soldats l’entraînèrent, le conduisirent contre une des maisons de la place et l’y gardèrent à vue.

– C’est horrible cela ! s’écriait le vieillard en pleurant de rage... Il va se tuer !... Je ne permettrai pas qu’il monte aux tours !

Il y eut des murmures dans les groupes voisins.

– Le pauvre homme ! disait-on.

– Le connaissez-vous ?

– Non.

– C’est le père, sans doute.

– Je le plains de tout mon coeur !

– Songez donc... si son fils allait se tuer !

– Cela fait frémir, rien que d’y penser !

– Je voudrais bien n’être pas venu !

– Ah ! tenez !... tenez !

– Le voilà !... le voilà !

Une immense clameur fit résonner les fenêtres des maisons et les vitraux du portail. La foule respira bruyamment, comme un monstre gigantesque. Puis un silence de mort plana au-dessus de toutes les têtes, et l’on n’entendit plus que les sanglots et les hoquets du petit vieillard.

Barbare venait de paraître.

Il était sorti en rampant de la trappe qui s’ouvrait, à une hauteur de cent pieds environ, dans la tour septentrionale. Des cordes de toute dimension s’enroulaient autour de son cou, comme les anneaux d’un serpent. Il saisit un crampon de fer à la base de la pyramide, et, sûr de son point d’appui, il se décida à sortir tout entier de la trappe. Alors il monta légèrement d’un crampon à l’autre, sans plus d’effort apparent que s’il eût posé les pieds sur une échelle ordinaire. Dix minutes après, il était installé sur son échafaudage, au pied de la croix, et chantait un refrain de la Marseillaise.

Des applaudissements partirent d’en bas, et la foule reprit en choeur l’hymne patriotique.

– Allons ! se dit Barbare en sentant trembler les planches sous ses pieds, il est temps de se hâter. Voilà le vent qui fraîchit. Dans une heure peut-être, la place ne sera plus tenable.

Il déroula les cordes qu’il avait apportées et attacha, à chacune de leurs extrémités, une grosse balle de plomb.

Le peuple suivait ses moindres mouvements avec anxiété. Comme la manoeuvre de Barbare durait longtemps, et que d’ailleurs il leur était impossible d’en juger les progrès, ni même d’en deviner l’utilité, les spectateurs s’impatientèrent.

– Il hésite ! disaient les uns.

– Il a peur ! ajoutaient les autres.

Les murmures grandirent, s’élevèrent et montèrent jusqu’à l’audacieux gymnaste.

– Ah ! dit Barbare, en regardant avec un sourire toutes ces têtes qui brillaient en bas comme des têtes d’épingles sur une pelote, il paraît que je me fais attendre !

Cependant son travail touchait à sa fin. D’une main il retint l’extrémité d’une des cordes ; de l’autre, il saisit une des balles de plomb qu’il lança devant lui avec une adresse si merveilleuse qu’elle fit plusieurs fois le tour de la croix qui couronnait la pyramide méridionale. Barbare roidit la corde, pour s’assurer qu’elle était solidement enroulée au sommet de la tour qu’il avait en face de lui.

Les dix mille spectateurs qu’il avait sous les pieds retenaient leur respiration. Personne ne songeait à murmurer.

– Ils se taisent maintenant ! se dit Barbare... Ils ont donc compris !

Alors il lança une nouvelle balle de plomb. Quand il en eut envoyé ainsi une trentaine, il tressa les cordes et les attacha fortement au bas de la croix qui soutenait son échafaudage.

Avant de s’engager sur son pont aérien, il jeta un regard plein de mélancolie sur les riches campagnes qui s’étendaient à perte de vue autour de lui, et des larmes s’échappèrent de ses yeux ; car la nature ne se montre jamais avec plus d’attraits que lorsqu’on est exposé à mourir.

 

 

 

*   *   *   *   *

 

Cependant le jeune homme chassa bien vite ces tristes pensées. D’ailleurs, la foule murmurait de nouveau.

Barbare leva les yeux au ciel. Après avoir contemplé cette voûte d’azur qui s’arrondissait à l’infini au-dessus et autour de lui :

– Ma mère, dit-il, respectait ce signe que je vais arracher... Mais ne sert-il pas de ralliement aux ennemis de la Révolution ?

Tout en parlant de la sorte, il tira de son sein la petite croix de Marguerite. Il la tint longtemps, avec amour, sur ses lèvres ; puis il la remit religieusement sur son coeur.

Quelques minutes après, Barbare était suspendu par les mains, à deux cents pieds au-dessus du sol.

Un cri d’effroi s’échappa de toutes les poitrines. Les femmes se couvrirent les yeux.

Barbare avançait toujours, en s’aidant des pieds et des mains. Il était déjà arrivé au milieu de sa course, lorsqu’il sentit la corde fléchir insensiblement sous son poids. Il lui sembla même que la tour méridionale se penchait et s’avançait rapidement sur lui ; et ce n’était pas l’effet de la peur, car le sommet de la pyramide s’écroulait !

Barbare aperçut les pierres qui se détachaient. Il les entendit se heurter, en roulant le long de la tour. Il se raidit, serra convulsivement la corde et s’écria par deux fois, en se sentant lancé dans le vide :

– Marguerite ! Marguerite !

Tous les spectateurs avaient instinctivement détourné la tête ou fermé les yeux.

Lorsque les plus intrépides, ou les plus curieux, osèrent regarder, un cri de surprise et d’admiration sortit de toutes les bouches.

Barbare, toujours cramponné à sa corde, se balançait dans l’air, comme la boule d’un pendule immense. Doué d’une énergie merveilleuse et d’un sang-froid sans borne, le jeune homme avait eu la présence d’esprit de tourner les pieds dans la direction de la tour septentrionale, contre laquelle, sans cette précaution, il eût été infailliblement écrasé. Le premier choc fut terrible, et Barbare fut renvoyé violemment en arrière. Mais, peu à peu, les oscillations de la corde s’apaisèrent, et elle s’arrêta contre les parois de la pyramide1.

Barbare était encore suspendu par les mains. Il demeura ainsi quelque temps pour reprendre haleine ; puis on le vit remonter le long de la corde, gagner son échafaudage et s’y reposer un instant. Il se releva, et, saluant les spectateurs de la main :

– Barbare n’est pas mort ! s’écria-t-il. Vive la République !

Alors il redescendit à l’aide des crampons de fer et disparut par la trappe, d’où il était sorti deux heures auparavant.

La foule avait suivi avec trop d’intérêt toutes les péripéties de ce drame pour s’occuper du petit vieillard, dont l’arrestation avait été en quelque sorte le prologue du spectacle. Mais, lorsque le danger fut passé, les groupes les plus rapprochés commencèrent à reporter sur lui toute leur attention.

– Il ne bouge pas plus qu’une statue !

– On croirait même qu’il est mort !

– Le pauvre homme !

– Si c’est le père, ça se comprend !

On s’approcha du vieillard, et les deux soldats, qui avaient eu le temps de l’oublier pendant l’expédition de Barbare, songèrent à le conduire en lieu sûr.

– Allons ! réveillez-vous, bonhomme, lui dirent-ils. Il faut nous suivre.

Mais le prisonnier ne donnait pas signe de vie.

Un des assistants s’approcha de lui et lui cria à l’oreille :

– Consolez-vous, brave homme. Votre fils est sauvé !

– Il est sauvé ! s’écria le vieillard, en sortant de sa stupeur.

Il se releva en répétant plusieurs fois ce mot qui l’avait ranimé, et il demanda à être conduit près de Barbare. Les soldats lui répondirent par un refus et voulurent l’entraîner au poste voisin. Mais la foule prit fait et cause pour lui. Elle repoussa ses deux gardes et lui fit une escorte jusqu’à l’entrée de l’église.

Au même instant, Barbare essayait, en s’échappant par une des portes latérales, de se dérober aux acclamations de la multitude. Mais il fut reconnu, et son nom retentit de tous côtés, au milieu des applaudissements.

Le vieillard l’aperçut et s’avança à sa rencontre.

À la vue de Dominique, le jeune homme poussa un cri de surprise et fendit les flots serrés des spectateurs, pour se rapprocher de celui qu’il regardait comme le père de Marguerite.

– C’est le Ciel qui vous envoie ! dit-il au vieillard en se jetant dans ses bras.

Les deux hommes s’embrassèrent avec effusion.

– C’est son père ! s’écrièrent plusieurs assistants.

À ces mots, la foule se recula discrètement, attendant, pour le porter en triomphe, que son héros eût d’abord obéi aux élans naturels de son coeur.

– Quoi ! demanda Barbare, lorsqu’il eut retrouvé la parole, vous avez tout vu ?

– Tout ! répondit Dominique d’une voix tremblante, et j’en frémis encore !... S’il vous était arrivé malheur, je ne m’en serais jamais consolé... car je venais vous prier de ne pas risquer votre vie, et je ne me suis pas assez hâté...

– Est-ce que ?...

– Ne me questionnez pas ! dit le vieux domestique. Puisque vous avez échappé au danger, ma conscience est en repos. Ne me demandez rien de plus... Il faut que je vous quitte. Prenez cette lettre, et jurez-moi de ne l’ouvrir que dans deux heures.

– Je le jure ! dit Barbare en saisissant le billet... Mais, je ne vous le cacherai pas, ce que vous faites-là me trouble profondément. Je suis plus ému qu’au moment où je me suis senti rouler dans le vide !... Ne me cachez-vous point quelque malheur ?

– Ne me questionnez pas, répéta Dominique en détournant la tête, et laissez-moi partir.

Il serra une dernière fois la main du jeune homme, et il se perdit dans la foule sans oser regarder derrière lui.

– Sa main était couverte d’une sueur froide ! se dit Barbare en le suivant des yeux. Mon Dieu ! que s’est-il donc passé ?

Cependant la foule ne le laissa pas longtemps aux prises avec cette cruelle incertitude. Le triomphe était prêt !

Lorsque Barbare put échapper à ses admirateurs, il se hâta de sortir de la ville et se dirigea, en attendant que le délai fatal fût expiré, vers la maison isolée qui renfermait toutes ses espérances. Tout à coup il s’arrêta au milieu de la route. Quatre heures venaient de sonner au beffroi du temple de la Raison. C’était le signal !

Barbare brisa fiévreusement le cachet de la lettre.

Et il lut ce qui suit :

"Monsieur,

"Mon bon Dominique, un serviteur dans lequel j’ai la plus grande confiance, m’a dit ce que vous vouliez faire pour nous. Je ne trouve pas de mots pour vous exprimer ma reconnaissance. Secourir des proscrits, par cette seule raison qu’on les sait malheureux, voilà une pensée admirable, un dévouement qui ne peut partir que d’un grand coeur ! Pardonnez-moi, si je viens vous supplier aujourd’hui de ne rien tenter pour nous. Grâce à Dieu ! nous avons reçu un secours inespéré ! Un des amis de mon père lui a envoyé la somme dont nous avions besoin pour passer à l’étranger. Je sais qu’il n’est pas de plus grand supplice, pour une âme généreuse, que de perdre une occasion de se dévouer. Aussi je vous prie encore de me pardonner ! S’il est possible de trouver une compensation au mal que je vais vous faire, gardez la petite croix que vous avez ramassée à mes pieds. Un orfèvre en ferait peu de cas peut-être ; mais, à mes yeux, elle a une valeur inestimable, car elle me fut donnée par mon frère.

"MARGUERITE DE LOUVIGNY."

 

Barbare lut cette lettre tout d’un trait, comme un homme décidé à mourir boit avidement le poison qui doit abréger ses tourments. Il porta instinctivement la main à son coeur, poussa un cri et leva les yeux au ciel, comme pour se plaindre à lui de ses angoisses.

Cependant le jeune homme eut encore une lueur d’espérance. Il courut vers la maison où demeurait Marguerite. Il écouta à la porte. Comme il n’entendait aucun bruit, il s’approcha du mur du jardin qu’il franchit sans peine, sauta par-dessus les plates-bandes, entra dans la cour, monta l’escalier et parcourut toutes les chambres, dont on avait laissé les portes toutes grandes ouvertes.

– Ah ! fit-il en tombant sur un fauteuil, j’étais fou d’espérer encore !... Ils sont partis !... Je ne reverrai plus Marguerite !

Alors il laissa tomber sa tête dans ses mains et pleura jusqu’au soir.

 

 

 

*   *   *   *   *

 

Huit mois plus tard, pendant cette merveilleuse campagne qui permit à quatre armées de la République de se donner la main depuis Bâle jusqu’à la mer, en suivant la ligne du Rhin, et qui se termina par la conquête inespérée de la Hollande, l’armée de la Moselle, attaquée à l’improviste par les Prussiens, perdit quatre mille hommes près du village de Kayserslautern.

Le soir de ce combat désastreux, lorsque les soldats républicains se mirent en devoir d’enterrer leurs morts, deux d’entre eux furent très étonnés, en dépouillant un de leurs frères d’armes, de trouver sur sa poitrine une petite croix en or.

Il leur parut si étrange qu’un soldat de la République gardât sur lui un pareil signe, qu’ils en firent part à leurs chefs. Une enquête fut ouverte, et, toute vérification faite, il fut constaté que le mort s’appelait Fournier, mais qu’il était plus connu dans son régiment sous le nom de guerre de Barbare.

 

 

Gaston LAVALLEY, Légendes normandes, 1867.

 

 

1. Tous les détails de l’ascension de Barbare sont historiques. Je les tiens de la bouche même d’un contemporain, qui fut témoin de cette héroïque imprudence. (Note de l’auteur.)

 

 

 

 

 

Accueil Index général Narrations Méditations Études
Auteurs Livres Pensées et extraits Thèmes