Les pèlerins d’Argentan
1460
par
Jean de LA VARENDE
À l’âme de ma bonne mère.
I
La fin de la Grand’Guerre est venue, cette guerre où la Normandie saigna cent ans, vive écorchée, saigna de toutes ses veines et veinules... Fallait-il que la belle province fût puissante ! oui, qu’elle fût riche, pour retrouver, en si peu de jours, sa force dans sa fraîcheur : ses châteaux, ses labours, ses herbages et ses pommes. Il ne restait de la bataille que pans de murs plus neufs ; des armes rouillées aussi, que les charrues poussaient hors de la terre.
Ce ne furent point les marchands qui recommencèrent à hanter les routes, car les trafiquants craignirent les mauvaises rencontres, mais des pèlerins. La guerre les avait chargés d’assez de crimes et de bienfaits pour qu’ils allassent, de tous les coins du monde, quérir des absolutions ou rendre grâces. Argentan fut à l’angle des deux grands courants, des flots dévotieux ; là se rencontraient ceux qui, de Saint-Jacques d’Espagne, tendaient vers le mont Saint-Michel : saint Michel guérissait les crimes de sang, alors que saint Jacques rachetait les attentats de l’esprit et de l’amour.
L’Archange, par ses voix et la geste de la Pucelle, avait affirmé sa puissance, comme sa volonté d’aider les royaumes dans les justes causes ; des foules marchaient vers sa demeure de Normandie, sa haute maison, singulière et magnifique. La ville d’Argentan accueillait donc d’étranges hôtes, dont certains semblaient ne pouvoir arrêter leur pérégrination, tournaient sur les places, s’engouffraient dans les églises... ; d’autres, au contraire, n’entraient dans la cité que pour tomber recrus, à bout de forces, et traînaient, sous les ormeaux, des prostrations mortelles.
Des bandes de routiers infestaient encore le nord-ouest, vers les limites bretonnes, et les pèlerins attendaient d’être en troupe pour partir vers le Mont-du-Péril, où saint Michel avait fixé ses complaisances. Ces Messieurs d’Argentan leur fournissaient quelques trabans d’escorte, afin de les acheminer plus sûrement vers la belle route d’ouest, claire de sa lumière et noire de ses forêts. Ces Messieurs, certes, étaient, par dévotion, attentifs aux pèlerins, mais ils demeuraient fort intéressés au bon renom de leur grosse ville et à sa fortune. Leur association, Securitas Itinerariorum Pagi Argentani, protégeait les errants.
Cependant, il leur fallait aussi veiller à la tranquillité urbaine : l’habit ne fait ni le moine ni le pèlerin, dit-on, et, sous les coquilles et la corde, malfaisance et trahison se pouvaient bien musser : le bourdon des saints vagabonds, à nuit close, se changeait parfois en épieu... « Sortez donc à cent » disaient les échevins, « si ne logerez qu’en petit groupe ; gratis, bien sûr ! mais séparés et surveillés. »
On les nourrissait, sans peine ni avarice ; la ville regorgeait et les victuailles débordaient les auvents. Les pèlerins, malgré eux, s’arrêtaient d’admiration quand ils passaient devant si gras étaux, car il y avait eu disette en France, et ne parlons pas d’Espagne, où la misère française serait la goinfrerie castillane. Le souvenir de leurs jeûnes involontaires troublait ces pauvres corps... mais, par contre, leurs cœurs s’exaltaient avec toute la ville, pour les fières églises, Saint-Germain et Saint-Martin, vastes dans leurs plans, opulentes dans leurs ciselures, qui s’édifiaient dans un grand concours de gens d’œuvre.
Ainsi, la forte place d’Argentan offrait-elle substance à la chair et à l’âme, comme une riche et pieuse ménagère.
La saison inclinait vers l’automne ; on s’en allait vers la fin de septembre, qui posait déjà sur les prés ses glaçures matinales, et dénouait, doucement, les fils de la Vierge. Les gelées étaient venues bien vite, dans un admirable ciel, découvert à l’infini. Déjà voletaient les feuilles mortes, les feuilles dont les cortèges descendraient bientôt des hautes forêts d’Andaine et d’Écouves pour assaillir la ville close. Déjà, au bord des douves et des glacis, jaunissaient les bruissantes folioles ; sur les eaux noires, elles faisaient et défaisaient des brocarts et des damasquines.
Avec les feuilles, dans le même vent, se hâtaient aussi les voyageurs et les pèlerins, anxieux des hivernages et pressés par la fête de saint Michel. Le vent entraînait les bures et tordait les grands chapeaux. Les errants, penchés en arrière, paraissaient poussés aux épaules par les vastes brises, et hâlés par les feuilles folles, qui, devant eux, couraient, vite, vite, vite...
La nuit s’annonçait quand, à la porte d’Alençon qui avait vue longue, il vint encore deux pèlerins, distants de cinq cents pas : un très grand, à barbe grise, le premier ; l’autre, qu’on attendit pour ouvrir, était petit et vieux, tout de suite bavard ; les gardiens les plaisantèrent :
« Vous ne désirez point compagnie ? »
Le grand ne répondit pas, et seulement sourit ; mais le second :
« Que si ! dit-il, et que de trop ! Mais je poursuis ce grand décroché-là depuis une heure, et j’ai eu beau hucher, il ne sut ni entendre, ni attendre... Je ne suis point le Péché, mon camarade, ni la Peste, la Peste qui vint sur un âne d’Alexandrie ! Tu aimes donc bien la solitude, frère ?
– C’est elle qui m’aime, frère...
– Pour traverser les forêts, prévint le chef du poste, bonnes gens, il vous faudra cheminer en nombre ; tel est l’ordre de ces Messieurs.
– Bien ! – l’homme baissa gravement la tête, – puisque c’est l’ordre... Pourrai-je aller dormir aux Grandes Halles, comme accoutumé ?
– Oui, et il y a paillée nouvelle ; aussi dix pèlerins qui vous tiendront chaud, car la nuit sera froide : les oies passent déjà et les canes, dans le ciel. »
Les deux pèlerins prirent la rue d’Alençon :
« Tu es donc du pays, frère, que tu connais si bien le gîte ? demanda le petit.
– Je suis de Rouen, mais ma mère est native de Sarceaux, à moins d’une lieue d’ici.
– Je sais ; alors, tu viens de Sarceaux ? Le détour n’est point grand. Tu as vu ta bonne mère ? Elle t’a fait joie ?
– Non... »
Le vieux pèlerin regarda l’autre qui marchait devant, tout en modérant ses pas ; une barbe grisonne lui joignait l’oreille ; peut-être que sa mère n’était plus ?
« Je te demande pardon. Qui parle beaucoup risque de blesser le cœur sans ne le connaître que trop tardivement. À nos âges, mon compagnon, c’est bien souvent là-haut qu’elles nous attendent, nos bonnes mères...
– Elle est toujours en santé, Dieu ayde ! Je le sais par un tâcheron qui la vit au bois, hier au matin.
– Et tu n’as pas dérouté pour la voir ? »
L’homme ne répondit pas, le bavard continua :
« Mais le bien qu’on fait aux parents est béni de Dieu. Songe au crève-cœur de ta bonne mère, si elle apprend que tu es passé ; si l’homme que tu as dit le lui rapporte !
– Il ne parlera pas.
– Se donner plaisir de famille n’est point offenser le Seigneur, quelle que soit la sainte route. M’est avis que Jésus lui-même, alors qu’il prêchait, devait s’allonger d’un petit tour et crocheter son chemin, au voisinage de Madame Marie...
– Les Livres ne le disent point, ne le disent jamais, répliqua l’homme, non sans tristesse ; il n’y a plus un seul mot dans les Livres, pour la Sainte Mère, dès que le Fils a pris sa mission. On ne retrouve la Sainte Vierge qu’aux heures de mouroir et d’agonie. » Il s’arrêta pensivement : « Notre mère ouvre et ferme la vie ; elle est là pour la mort comme pour la naissance : les plus mauvais garçons l’appellent quand ils meurent ; même quand leur mère, elle aussi, n’est déjà plus... – il se signa – Dieu m’accorde tels bras, au départir...
– Mais qu’elle est bien vieille, donc ! ta bonne mère ?
– Non, à peine si elle a vu Abraham [cinquante ans].
– Hein ! fit le pèlerin, mais... »
En trois petits pas de course, il dépassa son compagnon et ses yeux le dévisagèrent : des traits tellement fatigués, usés ! un amas de rides et de peaux plissées ; une barbe appauvrie et des orbites si creuses...
« Hé ! mais, quel âge, peux-tu donc avoir ? »
Le grand détourna la tête.
« Quel âge as-tu ? Je t’en supplie..., insista le curieux.
– J’ai trente-trois ans, fit l’homme ; l’âge du Seigneur... Mais tais-toi... »
Et il prit de l’avance sans que le petit vieux, un instant immobilisé de stupeur, tentât de le rejoindre. Le grand avançait et l’autre, demi-courant, cessait de l’accompagner pour le suivre.
II
Il y avait onze pèlerins dans les halles. La plus grande partie du marché couvert n’était qu’une haute toiture sur piliers, un vaste capuchon soutenu par des charpentes à ogives de bois. Mais les quatre dernières travées, garnies d’un grossier hourdage, formaient resserre close. Là gîtaient les errants du Seigneur.
Comme le vantail manquait, les voyageurs avaient accroché devant la porte quelques pèlerines pour préserver du froid. La resserre n’était point plafonnée : une vague lueur descendait des voussures, avec quelques rayons de lune qui filtraient par les tuiles manquantes, et tombaient, rectilignes, angulaires, bleuâtres, comme des pinceaux de givre. Cependant, saisis par la nuit, le grand et le petit pèlerin hésitaient.
« Qui est là ? demanda-t-on de l’intérieur.
– Compagnons de saint Jacques et saint Michel », fit le vieux.
La bure se souleva :
« Entrez... donnez-moi vos mains que je vous guide, car nous sommes beaucoup ; venez, car nous sommes onze.
– Et nous voici donc treize, répliqua une voix de l’ombre ; sans le mauvais Apôtre, j’espère bien ! Mais le nombre est malencontreux : le plus jeune devrait coucher dehors.
– Non, dit une voix autoritaire, car le plus jeune, ici, ne l’est plus ; pas de sottises ni de superstitions ! Si Judas était parmi nous, aurait-il si honte ? Qui de nous n’a jamais souillé la divine hostie ? Couchez-vous. D’où venez-vous, les autres ?
– J’arrive du mont Gargan, annonça le vieil homme ; j’y ai baisé le tumbel où, l’an 390, monseigneur saint Michel a posé ses pieds d’ivoire ; j’y ai vu, à Sant’Angélo, dans la grotte, la tunique scarlatine... bien miraculeuse, mes frères !... puisque saint Aubert en fit prendre un morceau (cette relique que nous verrons au mont Saint-Michel, dans quelques jours), et que la tunique de la Pouille s’est réparée d’elle-même, laissant un long fil d’or tout autour de l’accroc.
– D’où vient l’autre pèlerin ? »
On ne répondit pas.
« Dis-nous d’où tu viens, mon frère, pria une bonne voix ; entre pèlerins, le secret des buts ne se garde point, et, vois-tu, la nuit d’automne commence d’être si longue...
– Ne puis-je donc me taire ? demanda l’homme.
– Non ! Toutes gens qui pèlerinent doivent annoncer vers quels sanctuaires et de quels sanctuaires... Nos âmes s’épanouissent dans les grands efforts. »
Une voix parla dans la nuit :
« D’autres ont leur richesse, leur maison et leur champ ; nous, nous ne possédons que les routes et les églises. Parle. »
Le silence de tous attendait : le vieillard qui avait accompagné le nouveau pèlerin à travers la ville souffla :
« C’est un homme singulier... pas comme les autres... Peut-être conviendrait-il...
– Il ne convient, protesta la voix autoritaire. Voyageur, parle ! et dis-nous ! »
On entendit un soupir, puis l’homme se résigna :
« Je viens, mes frères... excusez-moi..., je viens – il baissa le ton, de sorte que les saintes syllabes s’entendirent sourdement dans leur succession un peu haletante, leur prodige, leur incommensurable éloignement –, je viens de... JÉ-RU-SA-LEM... »
C’était donc un grand pèlerin ! Il y eut autour de lui un silence si complet, si profond, que la nuit en parut vide, – un long silence, qui ne fut interrompu que par des sanglots étouffés : un homme pleurait et, dans ses larmes retenues, murmurait :
« Jérusalem..., Jérusalem... Oh ! Jérusalem... »
Plusieurs voix reprirent alors, mais toutes par leur accent, témoignaient leur respect :
« As-tu vu le Saint-Sépulcre ?
– Qui a payé pour toi les doublons d’entrée en la ville ?
– As-tu été au Jardin des Oliviers ?
– J’ai été au Saint-Sépulcre ; oui, j’ai vu l’étroite mortaise où la Croix fut dressée sur le Golgotha... Et j’ai passé toute une nuit, qu’on m’a permise, à Gethsémani, dans l’enceinte des arbres...
– Parle-nous de Jérusalem !
– Je ne sais point parler de long, mes frères ; demandez ce que vous voudriez que je dise.
– D’abord comment as-tu été ? questionna la voix impérieuse.
– Pour aller, je me suis embarqué à Valence, en revenant de Compostelle, et un navire m’a déposé à Joppé, après une escale à Tunis, où est mort notre roi saint Louis.
– Et par où es-tu revenu ?
– Je suis remonté par la grand’route d’Europe, à pied, en ayant franchi le Taurus, en Cappadoce, et par Trébizonde...
– Trébizonde... Trébizonde... »
Ils chuchotèrent le nom...
« J’ai vu les bords de cette mer qu’on nomme Noire, pour tant de nos frères qui y défunctèrent ; l’endroit où trépassa de fatigue notre grand duc Robert, car il n’est point mort à Nicée, non ! J’ai vu le seuil de bronze que les Gentils ont enfoncé en cette place. Moi, j’y ai, tout auprès, enterré mon chapelet de buis, la seule chose que j’avais encore en venant de Rouen..., et je pense que l’âme de notre Duc en sera contente. Les Gentils assurent qu’il revient... Le soir, aux derniers rayons, l’on voit, disent-ils, une immense couronne d’or dont les fleurons commencent de dépasser la colline : le soleil en tire des feux ; elle monte... Mais quand finissent par s’apercevoir le cercle et ses joyaux, le reste n’est qu’ombre et vapeurs... C’est le duc Robert qui regarde vers son pays... »
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Récitons un dizain pour l’âme de notre Duc. » Ils prièrent, puis :
« Par où, encore, es-tu passé ?
– J’ai passé par le grand chemin du monde, le Danube.
– Le Danube... le Danube !...
– Il est large comme un étang, et vif comme un ruisseau ; il passe dans un couloir dont il creuse les bords en rugissant ; on nomme ce couloir les Portes de Fer...
– Vis-tu ces portes ?
– Je ne les vis point. –
Et après ? –
À Buda, j’ai vu la couronne de saint Étienne, et, à Vienne, j’ai vu l’Empereur, l’Empereur aux poings dorés... Il marche sous un dôme d’or que soutiennent vingt-deux gentilshommes vêtus de robes d’or, ainsi que des femmes, mais armés, comme des bourreaux, avec des sabres nus. Et, le jour des Cendres, l’Empereur m’a lavé les pieds, à moi et à dix-neuf pauvres.
– Tremblais-tu, alors ?
– Oui, j’ai tremblé.
– Et par où es-tu rentré en France ?
– Par Nur’mberg, qui a trois enceintes et qui est presque aussi belle que Rouen.
– Combien de temps as-tu mis pour rentrer ? »
L’homme ne parla pas tout de suite ; peut-être cherchait-il à se bien souvenir des durées ; peut- être aussi les fatigues retombaient-elles sur lui, de les évoquer, si lourdes et si lentes :
« J’ai mis quatre années et six mois, dit-il enfin.
– As-tu reçu des grâces ? »
L’homme ne répondit point.
« As-tu reçu ton pardon ? demanda encore la voix sévère.
– ... rien ne me l’a révélé. »
III
Fut malaisé, toute la nuit, leur sommeil... : ces esprits ne quittaient point les routes ; de leur torpeur, comme une plainte de fatigue, émanaient des noms prononcés à voix haute ; certains avec une intonation désespérée, tels ces noms des villages que l’on voudrait atteindre avant le soir ; vers lesquels on marche avec des pieds sanglants, mais que la pluie, la tempête, vent debout, reculent à une distance qui terrifie, – alors c’étaient leurs corps qui se souvenaient. Mais d’autres noms étaient murmurés dans l’extase, dans un ravissement presque musical, et leurs âmes s’enchantaient des étapes bénies, délivraient les grandes amours et les confiances divines.
Aussi, des pèlerins, même âgés, prononçaient des noms de femmes : quelque fille plus généreuse encore et meilleure d’un péché secourable, qui leur avait donné la grâce d’une tendresse sans lendemain. D’autres appelaient leurs enfants, et ceux-là semblaient atteints d’un mal inguérissable.
Leurs accablements et leurs espoirs restaient dans leurs moelles, et c’était leur tréfonds qui s’agitait. Cependant, l’homme qui venait de Jérusalem et qui avait marché quatre années, celui-ci seulement restait calme. Quand le rayon de lune le rejoignit, on vit que le Hiérosolymite dormait mains jointes et sur le dos, comme un gisant d’église, et qu’il avait, sur ses traits usés et sur sa barbe bleuâtre, le sourire ineffable que prennent les morts.
Au lendemain, avec le réveil et le soleil vif, les pèlerins retrouvèrent leur joie : les matins de pèlerinage sont bénédiction, la journée contient tout le bonheur. L’espoir arrive avec l’odeur du vent et des jardins frais. Quel que sera le temps du jour, l’aurore étire le nuage et le transperce de ses rais brillants.
Ils cherchèrent vainement le grand pèlerin :
« Oui, mais où est le Hiérosolymite ?
– Reparti pour Vienne, fit un railleur.
– Non ! protesta l’homme qui semblait le chef reconnu tacitement ; c’est peut-être un grand criminel, mais, à l’assurée, celui-ci ne ment point : la vérité sort de son récit comme la fraîcheur de la source. Hélas ! Jérusalem..., je suis trop vieux pour jamais voir ta Porte dorée et le Cédron.
– Et la vallée de Josaphat, fit le vieux, où nous serons tous les douze, peut-être, sur la même tige d’hysope, pour le Dernier Jugement.
– L’on saura tout de nous, et les crimes cachés seront confondus !
– Les fautes seront égales devant la splendeur visible, comme, sur la fraîche neige, l’hermine elle-même est sombre. Nous serons tous tremblants, tels que des sacrilèges et des parricides... Oh ! Josaphat !
– On saura ce que j’ai fait... on saura... Quelle délivrance ! »
Le petit vieillard reprit :
« L’homme de Jérusalem est sans doute un grand criminel pour être allé si loin chercher un pardon, et pour tenir à telles mortifications, que je sais... Oh ! que je voudrais connaître !
– Je n’ai point dit cela, vieux homme parleur. D’ailleurs, voici la belle gaieté du matin que nul ne doit gâter. Viens, mon aîné, il y en aura pour deux ; les Argentanais sont à grand cœur ; viens, vieille ragasse ! et, tous, ne négligeons pas notre corps à qui nous demandons le salut de notre âme.
Ils s’en allèrent en quête ; le vieux s’agitait :
« Pourtant, de toi-même, tu as prononcé ces mots de crime et tu en as, une seconde, chargé le grand pèlerin. Comme il est grave et austère ! Serait-ce point un des bourreaux de Jeanne du Lys, à Rouen ? ou l’évêque Cauchon qui la condamna ? Mais non, l’évêque doit depuis longtemps gésir sous lame, dans Beauvais ; non : dans Lisieux dont il porta la mitre... Cet homme qui fait si vieux, sais-tu, chef, qu’il n’a que trente et trois ans ! Le temps ne compte plus pour lui, fixé dans l’âge de son crime comme pour Ahasvère... Ô chef, si c’était Isaac Laquédem ! de courir ainsi les routes de la terre, à l’âge du Christ mort ?
– Non, car il a dormi dans une paix inerte, radieuse, complète, comme un enfant de lait : je l’ai vu.
– Mais tu crois qu’il dissimule, tu le crois, seigneur !
– Ne m’appelle pas seigneur, et calme-toi. Tous nous cachons quelque chose ; cet homme peut n’avoir pas même rêvé le mal, ou bien être coupable d’un forfait si grand qu’il se sent complètement, uniquement, dans la main de Dieu. Tout espoir humain serait renoncé pour lui. Tu comprends ? Celui qui a tout perdu peut avoir de ces tranquillités horribles. Ainsi, peut-être, ai-je pensé, hier, en le regardant dormir. Mais j’eus tort.
– Laisse-moi donc l’interroger, ou bien, Chef, questionne-le toi-même ; tu es sur la voie, bien sûr !
– Homme, assez ! Arrête ton bavardage et que le secret de ce voyageur soit respecté. D’ailleurs ne pense plus qu’à toi-même ; avance, voici la rôtisserie. »
Dans la boutique où ils entrèrent, les poulets tournaient et se doraient devant les hautes flammes ; l’hôte souleva son bonnet :
« Honneur et joie aux pèlerins du Seigneur, dit-il, respectueusement ; mettez-vous à table, saintes gens, et que votre faim soit bénie...
– Ainsi que ta charité », firent ensemble les deux hommes.
Ils mangèrent de bons mets normands, prodigues de beurre frais et de crème ; en mangeant ils se souriaient, et l’hôte, de temps en temps, leur faisait de petits signes amicaux :
« Belle province, pleine de sucs, aussi riche que ma Bourgogne natale, mais moins orgueilleuse ; chez nous l’Espagnol a tout perdu. Ici l’on ne gaspille rien et cependant l’on donne beaucoup. »
Le petit vieux répondit par le proverbe :
« Qui voit Argentan
Voit son bon temps. »
Et il se versa un pleins-bords de cidre, du cidre « d’année » qui venait de bouillir aux fûts ; du cidre de « Français », comme plaisantaient les Normands ; il n’a pas encore acquis cette sapidité qui désaltère, si chargé de fruit qu’il est plus aliment que boisson, friandise que liquide.
« C’est à ne pas regretter le vin, fit le chef, quoique ce breuvage fasse plus froid au ventre... Malgré tout, saint Michel aurait dû voir les Côtes d’or... »
Ils mangèrent deux heures, et plus ; non qu’ils mangeassent immodérément, mais ils apportaient à leur repas la lenteur, la gravité de ceux qui y prennent leur plus sûr repos ; puis, quand ils eurent terminé, ils s’assirent tous deux sous le manteau de cheminée et commencèrent les histoires, ayant sous la main le pichet pour se clarifier la gorge : qu’ils en savaient d’histoires, de tant avoir vu, entendu, risqué ! et tout le monde, dans l’auberge pleine, les écoutait. Les enfants étaient assis autour d’eux, bien droit, sur des billots ; les servantes passaient les plats, sur la pointe des pieds, aux chalands qui commandaient à voix basse. L’hôtellerie avait bon renom et les saints hommes conteurs ajoutaient encore à ses agréments. Les voyageurs étaient nombreux, car on arrivait à ce moment de l’automne, où, les moissons finies, on n’a pas encore commencé les labours ; les pommes sont vendues, et les gens profitent de leur loisir pour aller voir marchands ou famille.
Quand ils eurent bien raconté, ils dormirent un petit peu et, vers none, à trois heures de relevée, après avoir béni les enfants et donné une coquille à l’aîné, ils s’en allèrent à pas lents, dans la jolie ville.
Le soleil colorait la cité ; dans le ciel s’amorçaient quelques nuages, mais distendus, et les pignons brillaient encore, quand le fond des ruelles commençait à bleuir. Toute la ville résonnait des marteaux : les ouvriers travaillaient aux deux églises. Les pierres neuves, les hautes ogives claires, se renvoyaient des lueurs, réfléchissant de larges lumières et paraissaient créer, au détour des rues, des arcades d’éblouissements, tisser, de reflets réciproques, l’air des hauteurs.
Toutes les voies ramenaient aux parvis. Les échafaudages, pourtant brunis par les autans, prenaient sous le soleil une couleur précieuse de vermeil usé ; dans leurs entrelacs, remuait la foule des tâcherons, en blouse blanche aussi, de sorte que son mouvement semblait une prolifération du calcaire. Au dernier échafaud, au sommet, un grand gruau à échelon hissait une pierre, qui, au bout de son fil, avait l’ascension lente, interne, des araignées.
Les pèlerins s’arrêtèrent sur la place Saint-Germain, où ils trouvèrent un grand concours de peuple ; les yeux des badauds suivaient des ouvriers qui s’agitaient au sommet inachevé de la tour, et tentaient de fixer une bâche sur leur travail du jour ; la nuit allait connaître le gel et il fallait éviter sa glaçure sur le mortier frais. Cela ne semblait point si facile : quand tout était calme en bas, là-haut un vent vif devait fouetter, car la lourde couverte se gonflait et résistait.
Les ouvriers des hauts, surtout des flèches, où une longue muraille ne préserve plus du vertige, étaient tous des volontaires ; on les considérait comme des sanctifiés, de travailler ainsi en péril et si près du ciel. Eux-mêmes ne s’y risquaient qu’en état de grâce ; on en voyait parfois réclamer d’un chapelain une rapide absolution, qu’ils recevaient à genoux derrière quelque meulière, dans les éclats tombés, avant de prendre l’échelle : alors pouvaient-ils œuvrer dans l’allégresse du cœur et l’insouciance de mourir.
Le vent devenait plus fort et plus habile que les audacieux, si bien que la grande bâche, rugueuse sans doute, et malaisée à saisir, leur échappa, voleta lourdement, et vint se plaquer sur la plus haute écoperche, l’écoperche à poulie qui dominait de trente pieds le dernier lit des parpaings. Là, maintenue et collée par la brise, reployée, elle fut comme un grand étendard glauque qui battait.
Les ouvriers hésitèrent ; mais, vite, un homme monta ; les badauds sentirent cogner leur cœur ; le grimpeur portait autour du cou un foulard jaune, et le chef pèlerin le reconnut :
« C’est notre homme de Jérusalem, frère, notre homme... oh !
– Ah !... quel malheur que je ne puisse assez bien voir ! Hélas ! que je regrette de ne plus même bien voir ! Réussit-il ? »
Il réussissait ; après s’être hissé au long du mât, il avait saisi la couverture des deux mains, en se maintenant avec les genoux, et la faisant glisser avec lui, il la tirait doucement jusqu’en bas où les hommes l’empoignèrent.
La foule cria : « Noël, Noël, au grand-pèlerin ! » car dans une petite ville tout se sait vite.
« Ce serait quelque ancien matelot, dit le petit vieux, qui peut monter aux espars, mais qui expie, sans doute, un affreux naufrage, une baraterie noire !
– Un fameux compagnon ! » grommela le chef.
Quand descendirent les « gracieux », alors que sonnaient Complies, les gens les entourèrent ; mais le pèlerin s’était dérobé.
Le Hiérosolymite était rentré avant les autres ; sur le petit fond, presque sur le pavé nu, il semblait dormir. Le chef attendit que tous fussent là, et dans la nuit il parla soudain ; à sa manière, qui restait rude et forte, et paraissait indiquer qu’il avait dû, avant son errance, commander en quelque seigneurie d’héritage :
« Frère qui es venu de Jérusalem, je veux te rendre raison et justice : hier, entraîné par un reste de méchanceté qu’en moi je ne puis vaincre, je t’ai parlé sans douceur et tout juste, Grands Saints ! si je ne t’ai pas renié et dénié ! J’en fais contrition, et surtout quand j’ai vu, ô pèlerin, ce que j’ai pu voir en cette soirante ; tandis que tous ici nous courions les écuelles, désireux du saoulas, celui-ci a fait œuvre de vrai pèlerin : il travaillait aux églises et n’y marchandait sa peau, sur la haute tour. »
Il y eut un grand mouvement de paille : les voyageurs tentaient de percer l’obscurité pour voir l’homme. Le petit vieillard hochait la tête et se parlait à lui-même. Or, l’homme ne répondit pas plus que s’il avait été sourd – et ce fut une déception.
« Dormons donc, fit le chef, sous la garde de saint Jacques, et de saint Michel.
– Attendez... intervint le grand-pèlerin, attendez, avant de dormir... je dois... Ne prenez pas de moi cette idée si belle, mes frères... J’ai peut-être eu cette volonté que vous avez louée avec trop d’indulgence et de générosité, mais... pour gagner la haute tour du porche et la dernière plate-forme, le service de Dieu ne comptait guère... Je n’ai point tant de mérite... Ce pays-ci est mon pays d’enfance et, plus je montais sur les échafauds, plus je retrouvais les lieux qui m’étaient familiers. Alors je désirai le sommet de l’édifice, et j’ai aidé les « gracieux » dans mon indignité, pour mieux voir et plus loin. C’est tout. » Et après un silence, il reprit : « Dieu a eu pitié cependant, car il m’a donné une grande joie.
– Dieu soit béni dans sa joie ou sa peine », firent les pèlerins ; et ils se préparèrent à dormir avec édification, sauf le vieillard qui ne pouvait trouver le calme. Il se tournait et retournait ; bientôt il n’y put tenir et, à quatre pattes, s’en alla vers le grand-pèlerin dans son angle ; les autres, ensommeillés, avaient des respirations lentes. Le vieux toucha de sa main le bras de l’homme :
« Ô frère, je ne sais pas m’interdire les questions, pardonne ! mais nulle contrainte ne peut vaincre mon désir : oh ! dis-moi l’étrange bonheur que tu as connu là-haut ? »
L’autre se pencha vers son oreille :
« J’ai vu Sarceaux et son clocher, fit-il ; j’ai vu notre manoir et...
– Ah ! à cette distance d’espace, tu ne vis pourtant point ta bonne mère ?
– Non, mais écoute... je suis sûr maintenant que tout va bien chez nous...
– Comment le peux-tu connaître ?
– J’ai vu, oui, dit-il, j’ai vu qu’on avait recouvert, en tuiles neuves, toute notre grange. »
IV
Le lendemain fut jour de grande joie pour les pérégrinants : on leur annonça leur départ vers Saint-Michel. Il leur serait accordé une garde pour traverser les forêts, et ceux de Mortain viendraient les attendre pour les mener en leur ville.
Au moment du départ, deux pèlerins encore se joignirent à eux, et les voyageurs en furent contents pour la plupart, car ils étaient quinze et délivrés ainsi du mauvais nombre.
Les nouveaux déclarèrent tous deux qu’ils ne venaient que de Conches-en-Ouche où l’on vénère sainte Foy, comme à Conques, au-delà de Guyenne, Conques au trésor magnifique, qui a donné son nom à la ville normande. Est-ce parce qu’ils avaient fait si modeste chemin qu’ils restaient gras et d’aspect florissant ? Les pèlerins furent sans considération pour ces promeneurs... Le chef des errants leur parla avec sécheresse. Ils saluaient tout le monde en s’excusant.
On partit donc, nanti de quatre trabans à cheval qui tentèrent de ne point trop jurer devant ces saints hommes, et modérèrent leurs grasses chansons. La troupe s’enfonça dans la campagne.
Les grandes forêts les effrayèrent ; ils les voyaient venir de si loin, devant eux, qu’ils pensaient ne jamais pouvoir franchir ces monts assombris. Quand le traban de tête eut dit : « Voici le seuil d’Écouves... », beaucoup tremblèrent et se serrèrent. À l’entrée des arbres, les soldats marchèrent l’épée nue ; seuls deux hommes semblaient dégagés de soucis : le chef pèlerin, dardant sur les fourrés des regards vifs et fiers, et l’homme de Jérusalem qui se mit à chanter les litanies de l’Archange. Sa voix se répercutait sous les futaies comme en cavernes sombres, mais elle ne portait pas loin, s’étouffait vite :
Saint Michel, Roi des grèves,
Soutiens-nous !
Saint Michel, Épée de Dieu,
Combats avec nous !
Saint Michel, Rayon du ciel,
Éclaire-nous !
« Ne chante plus, geignit le vieux, cela nous fait peur : ta voix mesure la profondeur du hallier... Quoique l’épée du Ciel ne serait de trop, ni sa lueur, ô Dieu, dans ces antres... Ceci est une route de sang ! »
Il disait vrai, car, tout au long du chemin, on voyait se dresser des croix, dont beaucoup tombaient en pourriture, pour certaines – nombreuses aussi –, qui apparaissaient neuves et solides : c’étaient des croix de prières ; elles rappelaient des morts d’hommes tués par les bandits, les loups, ou perdus de faim et de froid. Écouves restait la forêt la plus redoutable ; la plus vaste, encore inexplorée, une forêt de Caïn.
Sur ces hauteurs, les arbres semblaient se mélanger à la brume, à la grisaille un peu étouffante qui avait succédé au beau jour, dès l’approche des bois. Cela serrait le cœur ; le petit troupeau noirâtre montait et descendait, comme aplati, collé au chemin, par la grandeur des arbres.
On parvint enfin au « Coupe-Gorge », l’endroit redouté : pour descendre une combe profonde, la route prenait une pente effrayante, une pente de toit. En bas, foisonnaient des croix aussi pressées qu’en terre d’église ; la plupart portaient une coquille en leur centre : une compagnie de pèlerins avait été massacrée là, quatre ans passés, sans qu’on sût jamais rien d’autre que leur trépas. Le seul qui en était sorti, fut ramené la langue coupée, et, ne sachant pas écrire, ne put rien faire connaître hors son affreuse épouvante, quand on l’interrogea.
Après un De profundis, ils remontèrent la côte en se hâtant, mais ils virent que le grand-pèlerin priait encore devant les croix, à genoux. Le traban dut le héler ; il revint sans hâte apparente, et cependant il gagnait sur la troupe peureuse, à cause de son pas allongé de court-le-monde.
Le petit vieillard lui fit des reproches :
« Ce n’est pas là que je mourrai, répondit l’homme, mais bientôt ; je le sais, et j’espère... mourir à l’âge du Christ...
– Tu entends des voix ? demanda le vieux, les entends-tu ? Ce ne serait point une grâce, sais-tu, et les gens d’Église le redoutent.
– Pas des voix... des murmures, des avertissements... Voici que je perçois, chaque soir, les cloches de mon village, et qu’elles sonnent en pitié, comme elles tintent pour les morts et mourants. C’est un signe, fit-il dans une exaltation étrange ; je remercie le monde de Dieu de se montrer si beau à moi, pour mon départir... As-tu remarqué, frère aîné, qu’il n’a pas plu depuis vingt jours et que jamais nous n’eûmes plus clair automne ?
– Ouais !... mais crois-tu atteindre SaintMichel ? Car si tu t’en allais avant, cela voudrait dire du mauvais et du grave aussi pour tes compagnons.
– Oh ! je crois que je verrai Saint-Michel, je le crois... Mon désir est si fort, si puissant. Songe, frère, que je le porte en moi depuis l’Arménie et que, depuis quatre années, chaque soir je m’endors en esprit dans les saintes murailles. Frère, au travers du monde, j’ai rencontré dix-sept monts Saint-Michel qui tous disaient la gloire du seul, du mont de Normandie. Je crois que je verrai celui-ci. Plaise à l’Archange que j’arrive, je voudrais travailler sous sa domination ; et peut-être que les moines m’accepteraient comme tâcheron pour finir la Merveille... la Merveille !... tu entends, mon frère ?
– Mais, comment n’as-tu pas connu déjà Saint-Michel, puisque tu fus élevé dans Sarceaux ?
– J’étais mauvais, dans ma jeunesse... Je n’ai entendu mon âme que bien plus tard ; après avoir descendu jusqu’en Espagne avec les Grand’Compagnies.
– Alors... tu vas à Saint-Michel pour ton péché ? pour le faire absoudre ? »
Point de réponse. Le vieux continua :
« Oh ! connaître les secrets ! Maintenant, à mon âge, les secrets seuls m’agitent encore. Quelle détresse peux-tu cacher, homme intrépide ? Et quelle force tu tires de ce que tu caches ! Si, moi, je te disais mon secret à moi ?
– Non ; songe que souvent, dans l’aveu d’un grand crime, il y a orgueil, délectation. Il donne à celui qui l’a commis l’apparence d’être plus qu’un homme, pour avoir su ainsi enfreindre les lois ; et dans un milieu saint comme le nôtre, celui qui avoue sent monter autour de lui, avec l’effroi, une telle tendresse de commisération, qu’il a encore gagné à dire. Voilà pourquoi les pèlerins ne doivent point avouer la cause de leur mortification, hors confesse.
– Pour être allé à Saint-Jacques, à Jérusalem et jusqu’ici, sans voir ta maison, de quel éclat est donc ta faute ? As-tu tué une créature de Dieu, un évêque ?
– Ne cherche pas ; tout est tiédeur et pauvreté en moi, mais dire serait vanité. Ne parle plus ainsi, ou, par devant, j’irai d’un tel pas que tu ne me joindras plus, sauf au Mont... Qu’y a-t-il ? »
L’escorte avait atteint la limite de protection ; ceux de Mortain n’arrivaient pas encore, mais on les trouverait sans doute plus bas. Au moment du départ, le sergent revint vers le chef : le rude soudard avait été ému par ces hommes et il parla, comme malgré lui :
« Seigneur, fit-il...
– Ne m’appelle point seigneur...
– Chef, je ne puis vous laisser ainsi avec une tromperie derrière moi ; je ne devais rien dire, mais tant pis ! Les deux hommes qui vont devant ne sont point comme vous autres : ce sont marchands riches et cossus qui profitent de votre sainte compagnie, sans mal faire, d’ailleurs, sauf mensonge. Adieu ! »
Cela arrivait parfois, car les pèlerins à l’ordinaire étaient dédaignés par les bandits. Le chef fut très mécontent ; un instant il eut envie de démasquer ces hommes fourbes qui patenôtraient avec les siens ; mais, si près du but, il sentit que toutes les âmes vivaient en Saint-Michel et qu’il les aurait troublées, laidement. Il haussa les épaules et recommença de marcher, mais avec le souci de l’or qui ternissait la prière. Il fut presque heureux, quand, ayant reçu des nouvelles inquiétantes, il put apercevoir les mines consternées des marchands.
Oui, une bande avait coupé la route et ceci expliquait le retard des gens de Mortain. Aller plus avant sur le grand chemin exposait à tomber dans l’embuscade. Après avoir tenu conseil et demandé l’avis du grand-pèlerin, le chef décida de continuer la route : on était au 27 septembre ; il restait seize lieues à faire : c’eût été un crèvecœur pour les errants de ne parvenir à Saint-Michel qu’au lendemain de la fête. D’ailleurs, bientôt ils allaient rencontrer des foules, et un homme du pays leur proposerait de les guider. En quittant la grand’route, il les mènerait par les bois jusqu’à la chapelle Sainte-Barbe, haut-lieu garni d’hommes, où l’on trouverait aide et abri ; il ajouta : « De là, en plus, si le temps se lève, vous pourrez voir le Mont. »
« Partons donc, fit le chef, nous sommes dans les doigts de Dieu. »
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Tout le second jour, donc, ils marchèrent au travers des bruyères et des branches et par les bas taillis roux, sous un ciel doux et gris comme ventre de grèbe ; le soir tombait quand ils aperçurent la chapelle sur son sommet brumeux. Ils se sentirent allègres pour cette dernière montée ; mais, comme ils débouchaient sur une allée droite bordée de châtaigniers, ils virent quatre hommes au centre de l’avenue, avec des épées au clair, et un cinquième, qui, arquebuse sur le croc et mèche pétillante, visait le groupe.
« Rançon ! crièrent les malfaisants.
– Pèlerins de Saint-Michel, prononça le chef en avançant.
– Pas tous ! fit un bandit ; ose donc mentir et nier ! Livre-nous tes riches hommes ! »
Il y eut indécision parmi les pèlerins, mais le chef, rajeuni de humer la guerre, cria : « Aux bourdons ! » et lui-même, de sa haute canne ferrée et de son poids, atteignit le brigand en plein mésentère, le tomba roide ! Il cognait déjà sur les autres, et les pèlerins, moulinant comme pour les loups, le suivaient, engaillardis... L’arquebusier, faisant virer sa fourche, tira... Le chef avait été visé, mais le grand-pèlerin s’était jeté devant lui et reçut le coup ; les malfaisants s’égaillèrent, laissant la fourche d’arquebuse ; les pèlerins entourèrent le blessé.
« Qu’on aille chercher la garnison de Sainte-Barbe, commanda le chef, et ramenez une civière.
– Montez-moi là-haut, fit le dolent qui ne se soutenait plus ; oh ! montez-moi, mes frères, je voudrais voir Saint-Michel. »
L’émissaire revint en courant. Personne, à la chapelle, mais Mortain était tout près.
« Montez-moi là-haut, supplia l’homme.
– Faisons. »
À grand’peine et soin et peur de souffrance, ils le portèrent près de la petite église. Des traces de campement se remarquaient, mais les soldats l’avaient quitté. Hélas ! l’homme allait donc mourir ! Ils le virent bien quand le jour de la haute montagne tomba sur ses traits, au sortir des châtaigniers.
« Il a connu l’intersigne... il sait, murmura le petit vieux. N’allons pas plus loin, je le soignerai ; il est mon ami...
– Et le mien, donc ! » gronda le chef.
Ils l’avaient couché sur des pèlerines, contre le mur jaune de la chapelle qui était close. Ils dominaient un immense paysage, des distances et des distances de champs, de bois, de collines pauvres ; mais le gris du jour matelassait l’horizon. Le blessé tendait le cou, avidement, se redressait presque :
« Ah ! fit-il avec l’accent de la douleur, on ne voit point Saint-Michel... Ah ! pourrais-je attendre jusqu’à l’aurore ? »
En dessous d’eux, à droite, la belle ville de Mortain fermait sa ceinture de tours et courtines ; les clochers pointaient de ses toits roux ; deux grands moulins à vent, aux ailes brunes, tournaient lentement sur le rempart, et, derrière la cité, on distinguait un gibet à deux étages, avec des pendus.
Les ponts étaient levés : la place devait être en défense.
« Cependant j’irai, et te ramènerai un mire, dit le chef.
– Descendez tous, fit le blessé, et mettez-vous en l’abri ; sauvez les riches hommes... Moi... j’ai fini.
– Oui ! je m’en vas les guider et remonter vite. »
Le chef ordonna : « Toi, baigne-lui seulement la bouche, mais ne le fais pas boire, car cela tue le blessé. Que l’on coure, en descendant ! Vous, les marchands, si vous avez des épées cachées, dormez-m’en une. En route ! »
Malgré la hauteur, il y avait, comme dans ce pays étrange, une source vive tout près qui tombait en cascades ; le vieux en mouilla des linges dont il bassina le visage du blessé ; il s’activait, coupait des fougères fauves pour lui faire un oreiller. Le pèlerin de Jérusalem haletait et, de le voir soulevant toute sa poitrine dans un terrible effort, le vieillard hochait tristement la tête...
« Aperçoit-on, enfin... Saint-Michel ?
– Pas encore, mon cher ami ; mais je prie pour que l’Archange te le montre.
– Surveille le noroît... surveille... frère aîné... »
Le vaste cirque s’étendait mollement ; les métairies blanches et bien closes en occupaient les hauteurs, et partout sinuaient des chemins pâles dans la verdure. Ce devait être l’heure des repas car toutes les maisons de la ville exhalèrent bientôt des fumées ; et, même au loin, on voyait fermes et manoirs se sommer d’une brume, plus bleue que la brume des airs.
« Oh !... voir Saint-Michel, Saint-Michel... Hélas ! c’est peut-être seulement un dire... Des lieues, des lieues, nous séparent... Et il est pourtant là.
– Ce ne sont encore que brouillards et vapeurs de crépuscule, reprit le vieux, mais, vaillant homme, l’Archange, lui, te voit ! sois-en assuré. Je prie et je veille ; tâche de reposer en attendant le mire. Ne bouge point, car cela est mauvais pour le sang, et ne parle... »
Ils restèrent longtemps silencieux. Cependant le blessé demanda très bas :
« Ne sens-tu pas comme l’incendie, frère ?
– Oui, mais ne ce sont que les cheminées de la ville et des cuisines, à Mortain, allumées... de belles cuisines brillantes... – il eut un triste retour sur lui-même –, et ici, sont deux pauvres hommes, dans le gris du soir, sur une hauteur à corneilles... Le vent a tourné, frère, et c’est le nordai qui monte. La nuit sera froide ; il gèlera. Hélas ! que ce mire est long à venir ! »
Le vieillard coupa de nouveau des fougères desséchées et les entassa sur le corps de l’homme qu’elles réchauffèrent. Le blessé sembla dormir, et le vieux homme, que l’émotion et la fatigue de la route avaient recru, se sentait lui aussi gagné par l’assoupissement. Pour lutter, il se mit à genoux sur des pierres pointues, mais, ainsi même, le sommeil le courbait. Sa tête finissait par porter sur les fougères qui couvraient le moribond. Le gardien se réveillait alors dans un sursaut et regardait craintivement...
L’homme vivait toujours, inerte comme un mort, mais sa grosse pomme d’Adam montait et descendait par intervalles.
Il y eut des cris d’oiseaux et des résonances dans l’air, qui réveillèrent le vieux, définitivement. Il se rejeta en arrière : une large lueur rose les entourait, baignait de clarté le mur jaune de la chapelle, et, sur ce fond, le visage du mourant rutilait comme d’or fondu...
Le gardien se retourna et vit le rayonnement du couchant ruisseler sur le bocage... Le soleil descendu avait fini par percer les brunes, et, par des trouées nuageuses, il dardait des rayons puissants et splendides. Le vieillard poussa un cri : là-bas, étincelait un merveilleux phénomène d’eau et de lumière. Le soleil révélait la mer jusqu’alors invisible, s’y réfractait, la transformait, elle et les sables humides, en bande de feu allongée, fulminante, au centre de quoi, opposée aux rayons et tranchant en noir, montait, montait une île qui se hérissait de bâtisses et de flèches, de découpures : une pyramide d’ombre, qui se précisait à chaque seconde... et grandissait encore.
« Le Mont ! Le Mont ! Éveille-toi ! hurla le vieil homme hors de lui-même, secouant le moribond ; le Mont ! le voilà ! »
Le pèlerin eut une sorte de râle de bonheur. Il fit un effort de tout l’être, tenta, tendit les bras, les mains. L’autre l’aidait. Il se dressa et il vit... Il vit !
Même des yeux épuisés ne pouvaient point ne pas voir, tellement l’éclat de la mer et sa coruscation enflammaient les lointains et les rapprochaient ; tout s’estompait devant cette frange de feu où régnait la noire pyramide.
« Soutiens-moi encore... Que je meure ainsi... Je suis venu de Jérusalem pour Saint-Michel... qui a exaucé... Soutiens-moi...
Je tâche ! Je tâche... – le vieillard se ruait sur l’homme –, mais tu es si lourd, mon ami...
– Assieds-moi ! Appuie-moi contre le mur...
– Je tâche... Attends un peu... Tu es un géant... J’arrive ainsi ; je m’assois aussi et te tiens à bras-le-corps... Est-ce bien ?
– Oui...
– C’est un miracle !... Je te tiens... Tu vas guérir... C’est un miracle ! »
Ils restèrent figés vers l’horizon qui scintillait.
Le disque rouge trancha les nues et s’offrit à gauche du mont, révélant, grâce à son obliquité, des pans de murailles qu’il gaufrait d’un liséré d’or. On vit des avancées et des redans, et des toits qui luisaient, et des vitres comme des paillettes ; des murailles rouges et des ombres qui augmentaient.
Le disque descendit encore et s’approchant des vapeurs basses, se dilua dans un vaste halo... Alors, insensiblement, remonta la fumeuse grisaille du monde. Puis tout blêmit, anémie bleuâtre et morte perle... Puis, il n’y eut plus rien, que l’immensité vide.
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L’agonisant gardait une expression émerveillée et de surnaturel bonheur ; il se laissa aller doucement sur le côté ; il sourit à son vieux compagnon.
« Tu as été si bon... Veux-tu, frère, que je te donne mon secret ? Il n’est pas grand, mais tu avais un tel désir...
– Je ne veux pas ! je ne veux plus... criait le vieillard, – je me repens... Garde-le !
– ... si peu de chose... Le veux-tu, mon secret ?
– Non !... pourtant... si cela est peu de chose... alors, dis-le ! Mais non ! mais non... Je t’ai vu vivre : tu es un saint ! Non ! moi aussi, je veux mériter... Ne dis rien !...
– ... tu as raison... fit l’homme qui lui sourit encore. Adieu !... »
Jean de LA VARENDE, Heureux les humbles, 1951.