Un saint
par
Jean de LA VARENDE
À la haute mémoire de Georges de B.,
respectueusement.
I
C’ÉTAIT un grand garçon blond d’une émouvante beauté, puissant et fin, un type absolument pur de Normand aristocrate. Il portait la cuirasse et le casque à aigrette rouge avec la prestance d’un chevalier de jadis : les cuirassiers n’étaient-ils pas les derniers gentilshommes en armure ? On l’appelait le plus bel officier de France depuis que le président Carnot l’avait remarqué à une revue du 14 juillet. D’ailleurs, vraiment, tout en lui tenait à la perfection, et ses traits réguliers eussent été statuaires sans un nez aquilin qui l’affinait encore plus, en fait, en le caractérisant. Un nez de nervosité et d’audace, sous lequel, suivant la mode de l’époque, s’effilait une longue et souple moustache claire.
Il appartenait à une très ancienne famille du pays d’Ouche, une de ses plus fidèles, sans grandes illustrations, mais remarquable d’avoir gardé sa vigueur et son goût du risque, en acquérant une intellectualité rare de grands dignitaires de l’Église, des héros de la chouannerie, des conseillers à la Cour de cassation, des polytechniciens. Lui, sorti des premiers de Saint-Cyr, emportait, disait-on, ses feuilles de chêne dans sa sabretache. Cependant, il était bien loin de vivre dans cette bamboche dont les cavaliers se faisaient alors un point d’honneur. Il semblait ne penser qu’à l’armée, qu’à cette fonction qu’il avait acceptée comme un sacerdoce. Le premier et le dernier au quartier, et ayant demandé à servir en Afrique. Tellement différent des autres qu’on l’eût raillé si sa valeur n’avait été indiscutable. Il fut un des camarades du Père de Foucauld, mais nullement son ami, car, à ce moment, l’autre saint préludait à sa vie érémitique par une licence que ne pouvait admettre le mystérieux homme d’armes. On ne savait rien de sa vie intime parce que sa camaraderie restait froide, distante et sans l’ombre de familiarité, tout en se prodiguant quand il en était besoin. Les nouveaux venus se demandaient si cet éloignement venait de la morgue ou de la timidité. Ni l’une ni l’autre, simplement de la réserve et de la tenue. « Puis, ajoutait l’un de ses seuls amis un peu plus renseigné, c’est un parpaillot, malgré son fameux oncle ! » Oui, des bizarreries de famille, suite de mariages mixtes, avaient fait un protestant de ce neveu d’un cardinal.
À cette époque, le service demandé aux officiers était beaucoup moins assujettissant qu’aujourd’hui. Les permissions duraient, s’allongeaient et le beau lieutenant aurait pu rejoindre la Normandie bien plus souvent pour y chasser, se livrer aux seules passions qu’on lui connût, mais le métier l’absorbait trop. Ce fut un petit évènement quand, après une permission de quatre jours, il en demanda une autre moins de trois semaines après... Il en revint animé, si brillant, que ses camarades ne purent pas ne point le remarquer et le plaisantèrent un peu, avec cette pointe de circonspection, toutefois, que demandait son maniement. Il accepta leurs picoteries et en rit franchement. On avait l’impression que quelque chose s’était dénoué. À son ami, et sous le sceau du secret, il révéla qu’il était fiancé, sans nommer celle qui lui donnait un tel bonheur.
– Tu vas donc être infidèle à l’armée, lui dit l’autre, à ta religion ?...
Il secoua la tête, montrant ses magnifiques dents blanches qu’il conserva jusqu’à la fin, et repartit vers le terrain de manœuvre, plus strict, plus intrépide encore, mais gardant cette illumination qui l’avait transformé.
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Il lui advint alors quelque chose de fort singulier. Cette nouvelle exubérance, ce contentement éclatant se trouvèrent freinés, combattus par une fatigue qui l’accablait et des troubles physiques qui, d’un seul coup, l’émacièrent, dit-on. Il gardait son exactitude, mais soudain son ardeur semblait fléchir ; il se plaignait d’étourdissements si forts qu’il ne pouvait les cacher malgré son énergie. Sur ce mâle et beau visage, passaient des pâleurs et des contractions ; il se décomposait soudain comme un homme qui va choir. À une manœuvre matinale, il vida les arçons, et on le ramassa évanoui, trempé de sueurs atroces. Il n’allait plus jamais se relever, jamais plus se remettre debout. Il fut victime d’une maladie encore mal connue, à l’ordinaire réservée au jeune âge, qui le laissa paralysé des bras et des jambes. Ce garçon splendide devenait un homme-tronc qu’il fallait nourrir comme un enfant.
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Au bout de six mois d’inertie, de fixation dans cette cangue invisible mais qui l’étreignait comme un cercueil de verre, il fit venir l’ami, le confident. Personne n’avait été autorisé à le voir. Il ne recevait plus de lettres parce qu’il ne pouvait répondre et que cela augmentait son malheur. Les quelques mots qu’il dicta à son camarade les firent pleurer tous les deux. C’était fini ; il se savait incurable ou tellement atteint qu’il ne pouvait plus imposer sa vie à qui que ce fût. Un infirme doit débarrasser les autres de sa présence douloureuse ; il n’avait plus rien à réclamer, à attendre de l’amour. La jeune femme ne put jamais le revoir. Il lui rendait définitivement sa liberté. Le lendemain, il quittait l’hôpital pour se réfugier, par la route, dans la propriété de sa famille où il vivrait au secret, tant qu’il plairait à Dieu de lui faire attendre le repos final.
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Il vécut, en effet, absolument à l’écart. On savait qu’il ne réclamait rien d’autre que la solitude. Dressés par lui, ses parents, qui l’avaient accompagné à la campagne, répondaient à peine aux demandes de nouvelles : « Il va mieux ; c’est lent, mais l’amélioration se poursuit. » Ils gardaient une réticence telle, qu’il devint d’usage de ne plus s’informer de lui, au point même que ces gens, qui jouissaient d’une grande situation mondaine, se virent un peu délaissés. D’ailleurs, eux-mêmes acceptant, rendant des visites, ne recevaient plus dans cette maison où jadis il y avait toujours des hôtes à demeure.
Monté sur un trop grand pied pour déchoir, le château gardait son luxe et ses perfections domestiques, mais l’aile gauche était interdite et tranchait violemment sur le raffinement du reste, sur sa tenue, son étincellement. Le martyr y vivait avec son infirmier et son masseur suédois ; on avait pour lui consulté toute l’Europe, et de temps à autre venait un professeur chargé de contrôler les soins. Un salon du rez-de-chaussée avait été transformé en chambre pour qu’on pût sortir le malade de plain-pied, et sur un lit roulant d’où sa belle tête émergeait seule.
Vaste et effrayante cellule, réduite aux murailles dont il avait tout enlevé, n’y gardant que des photographies de chevaux et de camarades, et, au centre, sa cuirasse et le casque. Trois ouvertures dont une porte-fenêtre ; le lit face au jour, et sur le mur de refend perpendiculaire, l’armure soigneusement polie qui luisait au-dessus de la civière. Au crépuscule, sur les murs encore tendus de damas aubergine, seule la carapace de fer sortait de l’ombre sous des yeux las d’avoir épié les jeux de la lumière dans le jardin français. Pas un fauteuil, rien que des appareils compliqués qui devaient peut-être, un jour, ramener dans les pauvres membres quelques facultés d’action. Instruments de torture pour le malheureux qui s’y abandonnait, qui s’y soumettait, voulant peut-être leurrer son entourage, ses soigneurs, lui-même. Les tentures de soie portaient encore les traces plus sombres des tableaux retirés, et cela marquait comme une déchéance ; le parquet n’était plus ciré, le malade ne pouvant supporter les odeurs de térébenthine, et les roues de la voiture le salissaient. Les appareils et leurs gros ais noirs assombrissaient, encombraient encore la chambre lugubrement. La porte-fenêtre restait ouverte tout l’été, sauf pendant les séances où il fallait étouffer les plaintes du malade.
Personne ne passait par là, sauf les chiens qui entraient et venaient dormir. Au-dehors, c’était la campagne de l’Ouche, où le ciel a plus de valeur que la terre, et dont les nuages s’allongeaient lentement sur la plaine.
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Au bout de trois années, il y eut une amélioration sensible. Le malheureux retrouva peu à peu l’usage de ses bras, de ses mains, mais il lui fallut tout rapprendre de ses gestes ; il avait les maladresses d’un enfant dont les doigts ne sont pas exercés. Cependant, il pouvait serrer une main, saisir un objet. Il fut un an avant de retrouver son écriture.
Il sortit alors de ce tombeau dans lequel il s’était lui-même inhumé ; au lit roulant qui ne quittait guère la terrasse, succéda un fauteuil à trois roues qu’il guidait et qui l’emmena dehors, en pleine nature. Il restait caché, toutefois, ne recevait aucun visiteur et se dérobait même aux grands chemins pour ne pas être rencontré par les voitures. Il s’en allait dans la campagne, à travers les bois, par les chemins de champs ou les layons de forêt. On l’entrevoyait au bout des sentes, poussé par deux hommes, dans l’étincellement des nickels de la petite voiture, arrêté à quelque coin d’herbage ou perdu sous la futaie. Il aimait les bois, et autour de sa maison restaient des arbres admirables qui n’avaient pas été touchés depuis trois cents ans. Un seul de leurs énormes troncs suffisait à le dissimuler. Il emportait des livres qu’il n’ouvrait guère, mais sa pauvre joie était de pouvoir les soutenir, de les feuilleter maintenant. Il contemplait plus qu’il ne lisait, et parler, ses interlocuteurs, quelque braves qu’ils fussent, ne pouvaient plus beaucoup le distraire. On devinait qu’avant tout, il fuyait la maison où il avait tant souffert de son immobilité complète, et qu’il ne pouvait plus s’y supporter.
On avait installé un tendelet étanche au-dessus de la voiture et un tablier hermétique lui enveloppait les jambes ; même sous l’averse, il sortait avec ses infirmiers dans une nécessité que rien ne pouvait contraindre. Et ainsi, couvert de lainages, de chandails, de gilets, roulé par ces deux hommes, en peau de bique ou imperméables, il restait dehors, au cœur des terres.
Il ne rencontrait que des paysans, il ne s’arrêtait que pour eux ; pour les autres, il feignait de dormir quand on le croisait. Il ne supportait que les rustres qui n’avaient pas pour lui la compassion, la compassion aveuglante que montraient les gens de son monde. Le paysan admet vite, et les ruraux, par manque d’imagination, par sentiment aussi de leurs difficultés personnelles, de leurs fatigues, trouvaient moins misérable cet infirme qui avait du bien, à qui ne manquait peut-être que la santé. Puis, l’ancien officier qui, avant de préparer les grandes Écoles, avait été élevé près d’eux, les aimait, les appréciait. Cette froideur, cette réserve que ses pairs pouvaient lui reprocher, elle n’existait pas en présence du campagnard. Ici, il quittait, il dépouillait son horrible personnalité nouvelle ; c’était lui qui s’enquérait, qui plaignait, car il y avait trop souvent à plaindre. Il connut toutes les fermes, toutes les maisons paysannes, dans un périmètre d’une bonne lieue. Cela dura encore trois ans, trois années de vie végétale, pourrait-on dire, passées dehors avec des retours le plus brefs possible, et d’une rentrée nocturne.
II
Le régisseur de la propriété mourut subitement ; un homme que toute la contrée estimait, châtelains comme paysans. À ce moment, l’infirme était seul au château, ses parents, le sentant mieux, venaient de se permettre un voyage dans l’extrême Midi, et ne pouvaient rentrer pour l’enterrement. Alors, ne voulant pas que le serviteur s’en fût sans aucune présence familiale, le paralytique – il approchait de la quarantaine – décida d’accompagner le convoi et d’assister... À la tête de trois cents personnes, dans sa petite voiture, il suivit le corbillard. Il était défendu par la cérémonie et la gravité nécessaire, mais il accentuait encore son absorption. Littéralement, il ne voyait rien ni personne, et sans doute, pour lui, cette présence était-elle une épreuve redoutable à laquelle, cependant, il avait cru impossible de se dérober. Sa chaise roulante resta dans le fond de l’église. Son infirmier fut sollicité pour porter le cierge d’honneur ; c’était un peu de lui-même qu’on mettait ainsi en avant.
Il avait grossi et beaucoup vieilli, certes ; ses cheveux s’étaient éclaircis, son cou s’était enflé. Ses yeux surprenaient ; ils avaient perdu de leur tranquillité, de leur assurance. Le regard ne se posait plus, il se dérobait. Pourtant, l’accueil qu’on lui réserva fut dans son souvenir un des jours émouvants de sa vie. À la porte du cimetière, il prit sa place aussitôt après le fils du défunt, et c’est là qu’il commença de comprendre la sympathie qu’il suscitait ; dans chaque poignée de main, dans chaque inclinaison, dans les quelques mots qui venaient. Les châtelains lui souriaient, passaient, mais attendaient au lieu de regagner tout de suite leurs voitures. Les ruraux se cramponnaient à sa main, dans leur silence, mais avec des yeux qui parlaient. Et quand tous eurent défilé, ils l’entourèrent dans une joie vivante et démonstrative qui le touchait si profondément qu’il en restait un peu inerte, un peu gêné. Était-il possible ? Allait-il enfin sortir de son exil volontaire, reprendre un peu sa vie ? Non, il ne le pourrait pas ; il n’en avait pas la force, et il tentait de se dérober, se retournant, se surveillant, saisi par l’amabilité de ses anciens amis, confus, craignant sans doute de les décevoir, de ne pas leur témoigner assez de reconnaissance pour tant de gentillesse. Ses oreilles n’étaient plus habituées à démêler, dans le brouhaha d’une conversation générale, ce qui s’adressait à lui, et il se penchait, la main en cornet. La fatigue le prenait à l’étourdir. En revenant, à bout de forces, il pleurait un peu.
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Ce fut par les enterrements qu’il commença, en fait, de ressortir publiquement, et que s’étendit son influence. Il avait tout refusé des invitations qu’on lui prodiguait, mais, là, après la cérémonie, il retrouvait les gens de son milieu et leur parlait, surtout il donnait ses consultations aux paysans venus parfois de très loin, et souvent parvenait, tout de suite, en mettant les uns et les autres en rapports, à apaiser les querelles, à dénouer la difficulté. Bientôt, il réalisa une étrange voiture basse traînée par deux chevaux qui portait à l’arrière son fauteuil roulant et ses infirmiers, lui était à l’avant, près du cocher. Ainsi put-il aller très loin, relativement, et paraître parfois à deux cérémonies ; avec son attelage, il commença aussi de revenir aux chefs-lieux de canton, pour rejoindre les notaires, les huissiers, les fonctionnaires qu’il fallait atteindre. Il n’entrait pas dans les officines ; on venait lui parler au bord de la voiture. Il fut long à s’habituer à la curiosité urbaine. Durant plusieurs années, il n’y parut qu’en hiver, à la tombée du jour. Puis, bientôt, que lui importa ?...
Un soir qu’il rentrait de Bernay, on lui annonça que plusieurs paysans l’attendaient depuis le début de l’après-midi. Il se fit vite transporter dans sa chaise et les reçut. C’étaient cinq des maires les plus importants du canton et qui, devant lui, dans cette chambre sombre, perdaient un peu contenance : un seul la connaissait. Il trinqua avec eux, pour les mettre à l’aise, et le plus qualifié prit la parole : ils venaient lui demander de se porter aux prochaines élections comme conseiller général !... Il eut un haut-le-corps :
– Pourquoi ? reprit le paysan, pourquoi refuseriez-vous, « monsieur Jacques », puisque maintenant vous circulez comme tout le monde ; vous connaissez tout le monde ; tout le monde vous connaît ; avec votre position, vous pouvez toucher tous les « gros » ; nos intérêts seraient en bonnes mains.
L’infirme protesta presque avec rudesse. Peut-être voyait-il l’astreinte que cela lui imposait ; la fatigue, cette fatigue contre laquelle il luttait vainement, et qui le ramenait épuisé après ces courses sur les routes... Mais le rustre s’était attendu à cette résistance et il arrivait muni de bons arguments éprouvés : l’ancien dévouement de la famille, celui du grand-père, dont beaucoup se rappelaient l’activité ; celui de l’arrière-grand-père, qui avait tellement bien défendu la contrée. On ne disait rien de son père, car celui-ci avait eu trop de goût pour la facilité parisienne. Et déjà tout ce que « M. Jacques » avait fait, toutes ses générosités, tous ses secours intervenaient ; c’était la terrible suite de la bonté ; on sent tout à coup qu’elle a donné des droits à ceux qui souffrent, qu’ils ont mis leur espoir en vous... Le blessé écoutait, plus calme : mais brusquement, envahi par son image, par la vue imaginative de ce vieillard avant l’âge qu’on hisserait sur l’estrade dans sa petite voiture, la voiture honnie ; crut-il entendre les sarcasmes, voir les sourires de pitié méprisante :
– Mais je serais grotesque ! s’exclama-t-il, et Ricou aurait beau jeu contre moi s’il y a des réunions contradictoires.
– Grotesque, répliqua l’autre avec sa lourdeur solide, le contraire !... Quand vous arriverez dans votre petite bagnole, Ricou (c’était le candidat des gauches), mais s’il osait blaguer, on lui casserait la gueule avant qu’il ait le temps de l’ouvrir... CE SERA LE CONTRAIRE, « monsieur Jacques », vous les aurez tous...
Le contraire... Oui, c’était la pitié qu’évoquait le vaillant rustre, la pitié contre quoi le bel homme de jadis s’était tellement débattu, qu’il avait voulu chasser, de laquelle il souffrait tant. Son acceptation fut l’entrée de ce héros dans l’abnégation définitive. Il se vit dans sa condition épouvantable, et comprit que justement son malheur lui donnait une force contre laquelle rien ne pouvait prévaloir. Il devenait invulnérable, dans ce pathétique que ses grossiers et pratiques amis voulaient monnayer. Lui aussi allait tirer parti de sa souffrance. Il offrait à la cause paysanne son humiliation abominable. Il devenait le cabotin de son martyre. Les délégués, malgré leur épaisseur, comprirent que quelque chose de cet ordre avait dû l’agiter, le décider, et ils étaient très émus en s’en allant, avec son acceptation.
Ce fut une campagne épique où vraiment entrèrent en jeu des sentiments, des sensations, des engouements, des sensibilités éperdues, rénovées, des plus hautes époques. D’abord, « M. Jacques », on le vit partout, partout ! Cette moitié d’être vivant, ce court bourrelet noir, battit les chemins dès l’aurore, jusqu’à la fin du crépuscule. Méthodiquement, il visita le canton. La grande charrette le mettait à pied d’œuvre, et il fallait rejoindre l’électeur dans sa maison, dans son champ. Les deux hommes poussaient le fauteuil aux trois roues, et ils passaient partout car ils étaient très forts et que parfois ils emportaient le tout à bras. Ils le désembourbaient des fondrières, et derrière, en travers, ils s’étaient munis de longues planches pour faire parquet dans les trop mauvais coins. L’infirme allait jusqu’à franchir les sillons à même la plaine. Il était rare que le paysan n’abandonnât pas tout de suite sa charrue et l’attelée pour courir au chemin de terre à la rencontre mais cela arrivait avec les adversaires qui faisaient exprès de ne rien voir. Alors, sur le côté non charrué encore, la tragique petite voiture sautelait, menée par les deux serviteurs impassibles, fermés, puissants, tandis que l’autre, l’homme-tronc penché de côté, entreprenait le laboureur, avec cette douceur qu’il savait prendre pour le peuple, pour SON peuple. C’était en automne, en automne précoce, la sinistre voiturette était vue de partout dans l’immensité de la campagne, se découpant sur les nuées bouffies, les nuées de fer, gonflées de vent et d’averses ; sous elle se levaient les feuilles mortes comme des compagnies fantômes de perdreaux. Pris dans les torchées de pluie, les trois hommes allaient quand même ; « M. Jacques », la face enveloppée d’un châle noir très fin, un châle de soie, baissait la tête pour respirer malgré le souffle énorme du plateau qui, arrachant le tendelet, risquait de les faire basculer, de les chavirer. Alors en présence de ce courage que rien n’effrayait, les plus mornes se sentaient touchés, émus. D’autant que l’infirme parlait bien, sans sourire, comme il convient, imbu de gravité, et connaissant toute la détresse qu’il tenait de soulager. L’époque était très dure pour la paysannerie ; le gouvernement la sacrifiait aux libre-échangistes, aux faveurs douanières. On a dit que la soie de Lyon et l’article de Paris ont tué l’agriculture française et il y a quelque chose de vrai. « M. Jacques », depuis qu’il n’avait plus que des paysans comme amis, savait toutes les peines paysannes, les souffrances rurales, et ses longues insomnies l’avaient préparé à la fonction qu’il briguait. Les hommes sentaient que ce rôle allait devenir sa vie sans que rien intervînt pour en affaiblir l’emprise ; qu’ici il ne s’agissait plus de vanité mais d’apostolat.
La seule réunion contradictoire fut une apothéose... Il arriva devant la tribune, avec deux serviteurs de renfort, deux colosses eux aussi, et juste devant l’estrade, tandis que toute la salle attendait, les quatre gars empoignèrent le fauteuil roulant, l’élevèrent comme au bout de leurs bras, le déposèrent sur la scène en le faisant tourner, de sorte que l’infirme fut face au public d’un seul coup. Il était encore mouillé de pluie, les gouttes d’eau luisaient sous les lampes électriques... Il ouvrit les mains, il allait commencer. La salle rugit, éclata en applaudissements, explosa en ferveur immédiate. Cela ne s’arrêtait pas, repartait, reprenait toujours ; le concurrent n’existait plus, et il souriait courageusement, comme si déjà tout était dit, qu’il était éliminé.
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* *
Élu avec une majorité écrasante, le nouveau conseiller général fut plus complètement encore l’homme du paysan, son serviteur bien plus que son maître. Tout ce qui intéressait le rustre devint son affaire personnelle, au point même qu’il renoua quelques relations, d’ailleurs très rares, mais qui pouvaient lui servir, et plus à Paris que dans la province. Il eut toutes les audaces ; le premier, il utilisa la voiture automobile ; une camionnette dont il occupait le siège quand sa voiture de promenade était portée à l’arrière. Avec cette forte machine, il avait le don d’ubiquité. La cérémonie du matin ne l’empêchait pas d’être le soir à l’autre bout du canton. La voiture cependant s’arrêtait toujours à quelque distance de l’agglomération qu’il allait visiter, et dans un endroit couvert, car sa dernière susceptibilité concernait l’installation du fauteuil roulant. Il ne consentait pas à ce que l’on vît le gros torse noir d’où pendaient les jambes atrophiées entre les bras des infirmiers – mannequin lourd qu’on asseyait, qu’on enveloppait, qu’on dissimulait.
Ainsi, il gagnait Paris par la route, allant voir députés, ministres, usant de toute son autorité, de celle de sa famille, pour obtenir gain de cause et servir ses hommes du pays d’Ouche. Déjà licencié en droit, il s’était plié à la pratique, et il démêlait les causes difficiles intervenant pour sauver le paysan des recors et des hommes d’affaires dont le rustre était la proie. Au conseil général, il s’était réservé la partie financière, et sa mémoire était un répertoire infaillible où tenaient toutes les circulaires. Quand sa voiture le ramenait de Paris ou d’Évreux, elle était remplie d’objets ; il avait fait toutes les commissions dont chacun le chargeait ; il devenait un factotum de la population rurale, un intermédiaire, et il semblait remercier quand on lui demandait quelque chose de difficile.
III
Mais il n’avait renoué que les plus proches relations, les plus anciennes, celles qu’on ne pouvait abandonner sans paraître insultant. En fait, il restait uniquement l’homme de sa mission, le chargé d’affaires. Pour tout autre que le rustre, il se montrait froid, cérémonieux ; cérémonieux, cela suffit pour paralyser les sympathies mondaines, surtout dans cette caste où tous se connaissaient depuis si longtemps et dont la spontanéité faisait la grâce. Il donnait d’impression de la politesse appliquée ; on avait toujours la sensation qu’on le dérangeait ; qu’il vous accordait une audience avec toute son attention : mais ce n’était pas cela que lui demandaient les gens du monde.
Il ne retrouvait quelque liberté, quelque verve qu’aux instants où la conversation mettait en cause les problèmes présents, les lois, les arrêtés. Alors, il semblait oublier que vous aviez été importun... On en arrivait à penser que la double influence de cette vie retirée et des simples qu’il fréquentait l’avait durci, alourdi, qu’il était devenu lui-même un rural, et qu’après tout, cette vie d’obligations incessantes le satisfaisait, le comblait, avec cette popularité qui l’accompagnait partout. On ne le plaignait presque plus, on ne s’apercevait plus que de son héroïsme. Il était redevenu habituel. Certaines gens souriaient en l’évoquant : une sorte de maniaque satisfait.
Quand son père mourut, il ne manifesta qu’une affliction de commande, courtoise et convenable. Il tint à une grande cérémonie campagnarde, comme pour compter ses fidèles, eût-on dit, et il vécut avec sa mère qui, pour lui, avait abandonné ses habitudes citadines et empêchait la maison de déchoir en y maintenant sa surveillance et sa délicatesse.
Mais la vieille dame fut emportée elle aussi, par une mort affreusement subite. Souffrante la veille, elle demanda le docteur au matin ; c’était un homme de talent, mais quand il vint, à dix heures, il ne put conclure qu’à une légère indisposition ; à cinq heures du soir elle était morte.
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* *
Ceci parut néanmoins trop douloureux à l’un de leurs jeunes voisins. Il crut devoir rompre la réserve qu’on s’imposait et s’en fut le lendemain rendre visite au solitaire, à celui qui allait connaître l’horreur des maisons silencieuses et complètement vides.
Il le trouva à cinq heures, au jour baissant, installé au coin du feu sur un grand fauteuil. La fameuse chambre s’obscurcissait. L’infirme était tout entouré de couvertures et de lainages sombres comme s’il ne parvenait point à s’échauffer. Il accueillit son voisin avec l’aisance d’un homme dégagé de toute douleur ; oui, sans l’ombre de chagrin apparent. Il parla de sa mère, de cette fin terrible, avec la précision d’un médecin, d’un observateur, d’un étranger ; il commenta les causes probables et comment le malaise avait dégénéré en accidents graves, puis en agonie. Par chance, il était rentré juste à temps.
Le visiteur, les yeux fixés sur la tête maintenant épaisse, sur les yeux saillants, et parfois attiré par des rayons de jour, des luisances, sur la semi-calvitie, ne pouvait retrouver un complet sang-froid. Il s’indignait presque. Fallait-il donc estimer que l’égoïsme des malades avait aussi transformé cet homme, et qu’il était devenu indifférent à tout sauf à lui-même et à cette partie de lui-même qu’étaient ses fonctions, ses services ? Plus rien n’existait en dehors ; la pauvre vieille femme dévouée jusqu’à l’âme n’était pas plus regrettée qu’une gouvernante intègre. Inutile de prolonger cela ; c’était trop dur. L’infirme ne pouvait évidemment le reconduire, il appela, se démena un peu, et quelque chose tomba de sa couverture.
L’autre releva l’objet. C’était une Imitation de Jésus-Christ reliée en chagrin souple, mais extraordinairement éculée, brisée. On devinait qu’elle avait dû être d’usage quotidien, permanent. La reliure broyée, les pages froissées, indiquaient qu’on l’avait ouverte en hâte, appelée au secours. C’était elle que l’infirme lisait quand la visite l’avait surpris, et comme le voisin prenait le livre tombé, il sentit que les pages qu’il touchait étaient humides, sans doute trempées de larmes. L’infirme eut une montée de rougeur, puis s’inclina en recevant le petit livre. Ce protestant avait besoin, pour avoir la force de vivre, du livre le plus ému de la religion catholique, et dans sa détresse présente, c’est de lui qu’il espérait le courage. Mais c’était plus fort que lui, il fallait paraître supérieur au chagrin, à la souffrance, à tout ce qui était faiblesse. Et comme le visiteur s’attardait autour du domaine, il vit passer la camionnette à toute vitesse avec « M. Jacques » qui continuait ses courses.
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Il y eut une autre révélation, bien cruelle. Pour permettre au fauteuil roulant d’entrer sans heurt dans la chambre, on avait édifié une sorte de pont de planches qui franchissait les cinquante centimètres de surélévation. Au moment où descendait la petite voiture, au moment où tout le poids portait sur la roue d’avant, celle-ci rompit et l’infirme fut projeté sur le sol, la face à terre. Ses mains n’arrivèrent pas à temps pour préserver son visage. Le nez écrasé, la bouche édentée, il hurlait de douleur, malheureux paquet noir glissé et gisant.
On le releva, la figure en sang, bleuie, iodée... Il criait, il criait, lui, si stoïque ; cette fois, il ne pouvait plus se contenir, ah ! c’était trop ! on l’avait trop mis en croix ; il n’arrivait plus... il ne parvenait plus... Et, atterrés, ses serviteurs entendaient enfin une plainte, et une telle plainte, une protestation si véhémente qu’ils ne pouvaient en croire ni leurs oreilles ni leur esprit. D’un seul coup, ce maître si paisible, qui semblait si résigné, révélait tout l’effort de son calme, de son courage, gardés depuis vingt-cinq ans ! Et les lamentations ne cessaient pas, emplissaient la maison... Ne sachant que faire, comment intervenir, les serviteurs coururent prévenir une très vieille dame, qui l’avait vu enfant, qui le tutoyait, une femme presque centenaire, qui tout de suite se mit en route.
Elle le gronda ; oui, ses quatre-vingt-dix-huit ans se penchèrent sur la triste couche où le visage bandé gémissait... Elle le gronda comme lorsqu’il avait dix ans... avec ses gentilles et ses petites mines de femme d’un autre âge, mais qui avait eu de la vie des conceptions si hautes qu’elle en avait pris une dignité inaltérable. Elle lui représenta qu’il n’avait pas le droit d’ainsi se plaindre, d’une manière si avouée, scandaleuse. Et il répondait : « Laissez-moi, je n’en puis plus : c’est trop injuste, injuste... » Elle lui rétorquait qu’il avait toujours été un exemple et qu’il ne devait pas renier tout un passé de courage, de résignation ; qu’il trahissait lui-même sa cause. « Allez-vous-en, gémissait-il, abandonnez-moi ! » Et sous cette blessure physique, il retrouvait toutes ses blessures morales, ses diminutions, ses contraintes, ses solitudes... « Non, Jacques, je ne m’en irai pas avant que tu aies retrouvé ta raison. – Laissez-moi, laissez-moi ! »
Cela ne cessait pas ; elle pleurait elle aussi. Elle s’assit près de lui, ayant fait tout fermer pour que ces plaintes ne parvinssent pas jusqu’aux quémandeurs. C’était le vendredi, jour de consultations et d’aumônes, les habitués affluaient. Elle voulut les congédier elle-même et leur distribuer des secours. Quand elle les vit anxieux, les yeux agrandis par l’angoisse, elle eut une inspiration venue de son vieux grand cœur. Elle commanda aux deux infirmiers de rouvrir les portes du malade ; tous allaient entrer. « Jacques, fit-elle, les pauvres ne pouvaient attendre plus longtemps... » Et ils entrèrent tous.
Dès sept heures, le lendemain, la tête tout enveloppée de bandelettes, il repartit.
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On avait su les fiançailles d’autrefois. La jeune fille s’était mariée avec une brute qui l’avait torturée et, maintenant veuve, elle végétait. La centenaire, dans un sentiment nouveau de la détresse secrète que cachait l’infirme, prit sur elle de tenter quelque rapprochement. Ces deux êtres, séparés par la souffrance, pouvaient achever de vieillir ensemble ; elle qui vivait seule ne pouvait rester insensible au désespoir de celui qui l’avait tant chérie jadis. Elle eût apporté son attention, sa présence douce ; elle eût sauvé la maison. La vieille dame pressentit l’ancienne amie et, quand elle eut son acquiescement, elle s’en fut trouver le solitaire.
S’en ouvrit à demi-mot. Elle le vit pâlir, joindre les mains, et elle crut à la victoire. Mais, quand il put parler, il lui demanda simplement un délai de trois jours.
Il refusa par lettre, comme s’il n’avait pas la force de supporter la discussion : sa vie était faite, maintenant, et il l’admettrait jusqu’à la fin. Ce serait trop dur pour celle qui voulait bien se souvenir. Il ne pouvait plus appartenir qu’à ceux dont il avait pris les intérêts. Sa mission devenait d’autant plus astreignante qu’il se sentait plus las et plus affaibli ; il ne pouvait pas se partager sans manquer au devoir qu’il s’était assigné.
La vieille dame ne put le rencontrer chez lui. Il fuyait encore. Elle finit par l’arrêter un jour qu’il passait dans sa voiture, et ce fut elle, malgré son âge, qui descendit de la sienne pour l’interpeller. Mais il n’écarta point ses hommes, comme à l’accoutumée. Il resta fermé, autoritaire, hâtif. Tout était dit.
Malgré ses fourrures, ses chandails, ses châles, ses écharpes, il mourut d’une congestion pulmonaire après un voyage par la glace où sa voiture, glissée au fossé, le laissa quatre heures sur le plateau, dans la bise accourue de la mer du Nord, sous le ciel noir. Il se débattit beaucoup, ainsi qu’un homme qui a tant de choses à faire ; puis, prévenu, il tendit la main...
On l’exposa sur sa petite voiture à trois roues. Autour de son visage infiniment calme, nous voyions les lauriers éternels.
Jean de LA VARENDE,
Seigneur, tu m’as vaincu...,
Fayard, 1961.