Le sorcier vert Jean Chuintain

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean de LA VARENDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PRÉFACE

 

Le Sorcier Vert n’a jamais quitté le pays d’Ouche ; il y mourut dans les années qui suivirent la guerre. Pour dire qui fut ce personnage, il serait donc possible d’aller aux sources verbales encore vives ; mais ce ne serait point aisé... ni sans risques.

Toutefois, dans l’essai de Jean de La Varende, qui prend l’aspect d’une véritable nouvelle, on devine une présence plus active que ne le serait la seule tradition verbale. Il y a là une inspiration plus directe que ce qui se pourrait recueillir aux enquêtes rustiques. En effet, l’auteur a connu le sorcier, dans un rapprochement bizarre, qu’on ne peut dire une intimité, mais qui en avait certains privilèges. Le récit, qui est aussi une étude, se développe avec une émotion soutenue tout au long des pages, et, grâce à l’art de l’écrivain, se communique mystérieusement au lecteur. Cet appel au sensible, joint à l’infaillibilité évidente de la documentation, fait du livre un témoignage sûr et compréhensif, à la fois pour les démonologues, les psychologues et les simples curieux des méandres insolites de l’âme humaine – de l’âme terrienne.

J. B.

 

Ce récit cruel devait primitivement paraître dans Pays d’Ouche ; un sentiment de réserve l’en fit détacher. Il a fallu l’insistance de Jean de Boschère, l’admiration et l’affection que l’auteur lui porte, pour en décider autrement, et le publier.

 

L. V.

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

CHUINTAIN

 

 

 

I

 

 

Jacques de Galart, penché sur son bureau, considérait, l’œil vague, les menus objets – d’admirable tabletterie – dont le voisinage favorisait sourdement son travail. Il y prenait le goût de l’effort et une émulation artisanale. Certains demeuraient, en plus, de précieux souvenirs d’âme, comme ce petit étui à chapelet, ancien... Sa remington attendait, qu’il ne pouvait se décider à faire retentir : aujourd’hui, revenait un de ces anniversaires respectés par le hobereau ; dont il jalonnait sa solitude comme une stèle, dans la plaine : une croix.

Chuintain... remembrante douloureuse... inquiétude. Divulgation et mystère de toute une vie secrète, une vie aussi mystérieuse, pour l’homme des villes, qu’une existence de Canaque ou de Fuégien : la vie intime du paysan. Les paysans sont des inconnus presque complets. On les voit agir ; on les suit dans leurs travaux : en reçoit-on une notion plus développée que de ces chevaux ou de ces bœufs qui les accompagnent ? Quelles peuvent être les pensées de cet homme qui, après avoir marché dix heures dans une glèbe où nous souffrons, nous les reposés, de traîner dix minutes seulement nos semelles de chasse, sifflote encore au dernier sillon ? De quelle patience sont-ils armés ? de quels accords profonds avec le sol ? eux, qui n’agissent que sur prémonition.

Comment les connaître ? Nous qui, douze mois par an, restons près d’eux ; qui possédons des amis sûrs parmi leurs hommes ; qui avons chéri leurs filles et vécu dans leur intimité, comprenons-nous un peu ? Nous savons beaucoup de choses, mais fragmentairement. Des fiches paysannes ? nous pourrions les établir, mais nous nous immobiliserions devant ce fichier comme un chartiste inquiet : en position seulement analytique. L’ensemble se dérobe à notre reconstruction sensible. Nous arrivons, oui ! à la certitude qu’il s’agit d’une autre race, aussi différente de la nôtre que les races jaunes ou rouges.

 

*

*     *

 

Ceux qui se rendraient compte ne sont eux-mêmes que des demi-paysans, donc dédaigneux de toute expression successive ; ils réagissent en muettes sensations. Les écrivains, enflammés du prurit littéraire, ont procédé par enquête, et rien n’est plus dangereux. L’enquête, pour les mœurs, d’une part ne vous livre que l’exceptionnel ; de l’autre, elle incite à des généralisations hâtives, de ce seul fait qu’elle est menée ; on vous citera l’acte étonnant, l’accident : vous en construirez un cohérent système.

Et qui renseignera ? L’agent-voyer, le commis-voyageur bavard, le cafetier ; tous des transfuges de la paysannerie : des traîtres ! Et ils en rajouteront, désireux d’émouvoir l’écrivailleur, le journaliste (quel lustre en province !) Un Gaston Chérau tire ses histoires des récits de chasseurs, et ce ne sont point seulement leurs coups d’adresse que les nemrods amplifient ; un Bazin voit la campagne du haut de sa pureté : de trop haut ; un Pesquidoux, avec la grâce de sa gentilhommerie et de son éducation ; c’est lui le plus juste, car, sensible au mystère paysan, sans le définir, le laisse-t-il percevoir, flamme vague et sombre, au centre d’un décor minutieux, subtilement présenté.

Quand un paysan écrit, il sort quelque pauvre chose, insipide ou crue ; tapée, dit-il avec vanité ; secrète, songe-t-il avec orgueil : si vaine, en fait, et pour laquelle, vraiment, il faut des prix littéraires.

Est-ce donc impossible ? Probablement... déjà approfondissons-nous nos proches, nos indéchiffrables enfants, nous-mêmes ? Et ceci ne sera qu’un calque de plus, aux traits nets, mais qui cernera l’inconnu sans le révéler ; notation graphique, apportant quelques indications sur le réel, faiblement : comme la carte la plus travaillée, qui, de toute la richesse campagnarde, ne donne que signes de convention, et gribouillis noirs.

 

*

*     *

 

Et que serait-ce alors, songeait Jacques de Galart, si l’on tentait d’aborder la mentalité paysanne suraiguë : celle du sorcier. En lui, se sublimisent toutes les particularités de la race, ses instincts, ses appétits obscurs, ses certitudes intuitives ; ses puissances mêmes, car le sorcier pousse à la limite les savoirs ruraux ; de plus, il règne intellectuellement sur le paysan : il ne peut donc y réussir sans la connaissance complète de ces ressorts qui déterminent le rustre.

L’homme des villes reste sceptique sur le rôle de la sorcellerie en campagne ; il considère ceux qui tentent de l’y intéresser comme des feuilletonistes en mal de copie, des « fumistes » de lettres. S’il va jusqu’à leur accorder quelque créance, elle est amusée et volontaire : cela ajoute du pittoresque à ses notions de villégiature, donne du « caractère » à l’angoisse qui l’a saisi, parfois, en présence de telles étendues mornes, de certaines chaumières perdues, îlots tristes, dans la platitude océane des glèbes... Qu’ils se trompent, les urbains ! dans un pays aussi raisonnable, aussi syllogistique que la Normandie, dans cette province la plus cartésienne de France, une fantaisie trouble, un éréthisme intellectuel, des croyances aux forces secrètes, agitent violemment les âmes, et, décidant des consciences, altèrent l’existant.

Qu’ils demandent au médecin de campagne 1 et aux prêtres ! Le médecin se trouve au premier rang pour bien voir. Il est sans illusion ; il sait qu’on vient à lui seulement quand on a perdu tout espoir dans les remèdes du sorcier. L’autre source serait encore plus abondante, mais les secrets confessionnels interviennent et la crainte des monitoires épiscopaux. L’ordre de l’évêché est de tenir sous le silence les manifestations supranaturelles. Et ceci demeure profondément intelligent : la contagion du merveilleux, l’excitation, l’adhésion par contact sont telles, qu’elles détermineraient très vite des folies collectives. Certaine commune du Bas-Perche fut ainsi victime d’un trouble généralisé, dont elle s’enfiévra presque tout entière.

Une des meilleures préparations à saisir le paysan et le sorcier serait de se mettre résolument dans un anachronisme de trois cents années. Les phénomènes de Loudun, qui agitèrent mortellement la ville et la cour en 1632, ne détermineraient, en 1932, que la salacité curieuse, divertie, des citadins, mais retrouveraient toute leur audience ancienne chez les paysans. Le même anachronisme expliquerait aussi la patience paysanne, ses hautes qualités : fidélité, solidité, respect du chef, dévouement facile : ce que des écrivains infâmes et géniaux, n’ont voulu ou su exprimer.

« Approcher du sorcier, aussi », pensait mélancoliquement Jacques de Galart ; cependant cette étude, qu’il avait tentée jadis, ne lui laissait que des notions plus sentimentales que précisément intellectuelles, avec, grâce aux circonstances tragiques qui l’accompagnèrent, un souvenir cruel – et une mauvaise douceur.

 

 

 

II

 

 

– Remarquez bien, – disait le mécanicien du petit village, – que je n’y crois pas : je suis libre-penseur ; je mets les curés et les sorciers dans le même sac, la même tirelire : des mômeries pour gagner de la galette. Mais j’aurais plus confiance au sorcier, parce que celui-là doit connaître des trucs, des remèdes de bonnes femmes, dont, plus tard, les médecins tireront leurs drogues de pharmacie... J’ai recours aux sorciers : Dubreuil fut épatant pour mes chevaux, deux fois : il les a guéris, en un tournemain, de rhumatismes gonflants... le temps de lui laisser chipoter ses singeries dans l’écurie, et le paturon redevenait sec comme mon poignet. Mais le plus fort d’eux tous, c’est Chuintain, le Jean-Vert, comme on dit... Seulement, celui-là, on sait ce qu’il coûte !

Sa femme intervint :

– N’en dis pas de mal ! Il a fait quand même durer mon frère six ans, que les médecins avaient condamné.

– Oui ! mais, quelle séance, hein !

– Ah ! là... on voudrait l’oublier qu’on ne pourrait.

Depuis près de dix ans ! et tous deux s’en arrachaient la parole ! Tout de suite en rentrant chez lui, Galart essaya de transcrire, de garder le mouvement de leurs émois, leurs termes... Ces gens, épaissement matériels, vibraient d’inquiétude métaphysique. Le sentiment en était bien étrange, de les écouter, devant cette campagne sans autre limite que la brume de chaleur, qui décomposait les lointains, sous le soleil plombé ; le cri des coqs et des poules... cette odeur millénaire du fumier, et l’autre odeur, l’odeur moderne de l’essence.

– Mon beau-frère souffrait depuis trois ans d’une tumeur au foie. Cela lui sortait du corps comme une tête d’enfant, sous la côte, la fausse côte. Il était foutu, quoi ! mais crochait à la vie comme une punaise !

« Il se voyait bien mourir et ne voulut partir comme ça, avec une note de potard et des consultations de médecin : il me dit d’aller chercher le Jean-Vert, et de lui faire confiance. Il ne voulait plus rien savoir de Dubreuil, l’homme aux chevaux.

« Je fus quérir l’autre : « Je n’veux point », qu’il fit tout d’abord, « votre frère s’est perdu avec des mescients, qui ont troublé le cours de ce qu’on doit.

« Je lui dis qu’il fallait tenter quand même ; que le malade le voulait, à tout prix, que je dis, comme un c... – À tout prix, qu’il me répliqua, savez-vous combien ? – Non. – C’est cinq cents francs ! » Oui, Monsieur cinq cents francs ! et pas du papier dans ce temps-là : de beaux jaunets brillants et tintants !

« C’était conséquent ; je revins trouver mon beau-frère pour son avis. Il me répondit : « J’serai bien avancé d’emporter cinquante pistoles de plus, là où je vais. Donne-lui en vingt-cinq, et promets le reste au bout de l’an, si je vis toujours. Débats cela ainsi. » Chuintain voulut bien, et on eut la séance. Mon beau-frère demeurait dans la Thiboudière, que nous avons louée aux Rollebeeke, les Belges. On avait descendu Louis au rez-de-chaussée, dans sa salle, car il ne pouvait plus monter d’escalier... Ah ! il était au mouroir !

« Chuintain vint en fin d’après-midi : il m’avait fait dire d’écarter tout le monde ; même les animaux devaient être rentrés. J’allai l’attendre sur le chemin Perré, pour lui montrer la place et lui faire honneur – fallait pas le brusquer, c’gâs-là ! Chuintain s’était mis en dimanche ; n’avait plus sa blouse verte, la sacrée blouse verte, mais une biaude d’enterrement, en lustrine noire : un pasteur tout craché ! C’est peut-être pour ça que je ne le remis pas tout de suite, quand je le vis venir de loin sur la neige – il faisait encore grand jour – et puis aussi, p’t’être, parce qu’il marchait courbé, lui qui était grand, comme un type qui se cacherait. Oh ! évidemment, il avait un drôle d’air, mais je ne m’y laissais pas prendre : je ne suis pas un bec-jaune. Je voulus lui parler : il me fit « Chut ! », tandis qu’il lançait ses regards partout.

« Quand il entra dans la maison, il s’arrêta au seuil, et passa longuement ses mains sur les chambranles 2, comme s’il eût voulu les suiver de sa sueur. Il suait déjà. Puis, sans plus, il se dirigea droit vers la salle. Il ’tait chez lui... quoi ! Il entre ; il salue mon frère du seuil, sans lui dire pipe ; il commence à regarder autour de lui.

« Il me désigne sur la cheminée les statues de la Sainte Vierge et de l’Enfant Jésus : « Enlève-les, qu’il me dit, enlève le Caniche 3 et la Haute-Dame... faut pas que j’y touche ! » Ma femme n’aimait pas cela – ni son frère ! – comme je le regardai, je vis bien à son coup d’œil qu’il s’y résignait quand même. J’enlevai donc les deux statues. Je les posai dans le petit cabinet où nous étions ma femme et moi, parce que, aussitôt arrivé, le Jean avait demandé à être seul, mais mon beau-frère s’était plaint : « Ça me fait peur ! » disait le pauvre homme ; il dit encore : « Je voudrais bien que ma famille restât pas loin. » – « On ne bougera pas du cabinet » que je lui dis. Nous, peur ? on ne l’avait guère ; pas assez : ma femme partit de rire quand Chuintain se mit à renifler comme un chien ; à allonger le cou, pour que l’air passât mieux. Vous le connaissez Chuintain ? »

Galart dit oui – il ne connaissait pas le sorcier, mais on ne doit jamais donner à un paysan la possibilité d’une incidente. Le mécanicien reprit :

« Son grand blair se recourbait encore ; il se passait la langue sur les lèvres ; il frônait de l’œil ; il marmonnait ; il allait d’une place à l’autre, en quêtant partout, avec sa langue, qui lui tournait aux babines : un chien qui fourgonne, je vous dis, où passa une chienne en chasse ; qui la ressent... (le mécanicien – semi-paysan, semi-citadin, gâté, immoral et bavard, possédait une sorte de génie comique, brillant, indéniable ; il a fait faillite et est devenu cafetier, où sa pitrerie triomphe). Puis, enfin, Chuintain s’arrêta, et se mit à regarder mon beau-frère.

– Ah ! geignit la femme (bien meilleure que l’homme : une travailleuse admirable qui fit tout marcher à elle seule pendant la guerre) fallait le voir ! Il le regardait avec une manière dure et mauvaise, comme s’il eût voulu plus le battre que le guérir. Le pauvre Louis tenait ses yeux sur les siens, en battant de la paupière. Chuintain ne le lâchait pas. Le petit cabinet se trouvait juste par le milieu du lit ; le jour entrait de face, droit sur mon frère. Le Jean était contre le jour, mais il ne faisait pas beaucoup d’ombre.

– Alors, c’est là que commencèrent les grandes giries, reprit le mécano qui tenait à garder la parole. – Il empoigna d’une main le drap, de l’autre la chemise de Louis, et, rran ! recula le drap, releva la chemise, et le mal de Louis apparut, tout jaunâtre : un p’tit melon. Louis prit peur et fit un cri : « Tais-toi ! » que fit Chuintain, en le reluquant à le toucher.

« Puis il se recula et se mit à genoux dans le fond de la chambre – il avait quitté sa biaude – il se mit comme en boule, dans le coin, sous les fenêtres ; il était à croupetons, presque à cul-terre, et de là, il vint sur mon beau-frère en soufflant et jurant comme un chat. Il sautillait ; on aurait dit qu’il n’avait plus de jambes ; qu’il était d’caoutchouc... Houp ! houp !... J’vous garantis qu’alors, on ne pensait plus à rigoler ! Il était rouge, à éclater ! et c’était le pauvre Louis, à c’t’heure, qui le devenait, vert ! qui louchait là-dessus, avec l’envie d’avoir fini sans même avoir commencé. Ma femme ne me prenait-elle pas la main ? et me serrait de tous ses ongles...

– Ah ! Monsieur ! interrompit la femme, tout agitée encore du souvenir, c’était vraiment terrible ! Je n’oublierai jamais ! Ça faisait une énorme pelote noire, avec des yeux vairons qui perçaient de là... et son crâne luisant... Plus de bonhomme : un crapaud à tête, avec la bouche ouverte, en lippes retournées ; l’intérieur des lèvres luisait comme des limaces ! Amédée dit que j’avais peur, mais, lui, je le sentais trembler contre moi... Et on n’avait encore rien vu !

– Oui ! qu’est-ce qu’on allait prendre ! Il alla en boule, ainsi, dans chaque coin, où il récita des prières avec des croix à l’envers. Puis il revint au lit de Louis ; se dépouilla complètement, sauf sa culotte ; alors je vis comme il était fort : des muscles, Monsieur. comme un cheval de course ! pas ça de graisse ! Et il se mit, avec tous ses muscles à frictionner mon beau-frère... Dès la première minute, Louis se prit à geindre, et bientôt à gueuler, le pauv’ vieux, car, le Jean, il y allait à plein pétrin ! « Tais-toi ! » qu’il lui disait... Louis recommença : « Tais-toi », qu’il commanda, d’une voix à sauter les vitres ; puis, plus doucement : « Tais-toi » – et encore : « Tais-toi », en s’approchant... et, comme je vous l’assure ! le pauvre Louis, il finit par la fermer... Il faisait seulement un petit chantonnement, bouche close : « Eûm’, eûm’, eûm’... »

« Le Jean avait sorti de sa culotte une bouteille jaune. Il la répandit sur le ventre et l’estomac du Louis, et c’était comme une huile épaisse, car la peau se mit à briller, toute vernie : d’où que nous étions, on voyait se réfléter les fenêtres, en courbe, sur son flanc. Chuintain se pencha sur le malade et, en partant du haut, recommença de le frotter ; il arriva bientôt autour de la tumeur, qu’il finit, Monsieur ! par soulever dans sa peau comme une floppée d’argile ; à tirer, comme la pâte à berlingots : tout venait ! Il était monté sur le lit, et genou de ci, genou de là, à cheval sur mon frère, quoi ! il le charassait à toutes forces. On n’aurait jamais cru que la peau puisse s’allonger à ce point ! Il lui soulevait la fressure à un demi-pied de la viande ! À croire qu’il allait l’écorcher vif !

« Le pauv’ Louis, il était bien bas ! il avait tout lâché sous lui, et, avec cette odeur-là, le fumet de la drogue et des bonshommes, ça sentait pas bon, je vous le garantis ! Mais, le plus drôle ! puisqu’il faut tout dire, cet homme au mouroir, qui ne pensait guère à la rigolade, il...

– Non ! intervint la femme, – tais-toi !

– ...le furieux tripotait toujours... et de frotter, et de tirailler c’te peau, brillante comme soie de verre... lui-même, il coulait de sueurs, à ruisseaux. Quand le soleil couchant se mit de la partie, le soleil sur la neige, et qu’il envoya là-dessus, par les fenêtres, ses rayons rouges... Ah ! fallait voir ! Ma femme ne put le supporter... je crus qu’elle s’évanouissait... « J’sors, qu’elle me dit, aide-moi ».

– Je vous l’accertaine, murmura la femme encore pâlissante ; – on ne pouvait plus durer ! Le cauchemar m’en revient encore, des nuits ; je suis obligée de me lever et d’aller prendre un cordial.

– La séance reprit, Monsieur. J’eus à voir le pire, tout seul... Et je dois avouer, qu’à la fin, j’aurais bien fait comme ma femme.

« Quand il eut lâché mon beau-frère, qu’avait l’air mort, il me fit : « Donne-moi un coup de main : faut mettre son lit au milieu de la chambre. » Je lui aidai. Louis rouvrit les yeux, et je vis, à son regard, qu’il se trouvait moins mal ; j’en repris force. On portit le lit bien au centre de la carrée : « Ta femme est partie, grogna Chuintain, boucle la porte, qu’elle ne rentre ! » Et il quitta son grimpant, le sauvage. Il était brun, sans un manque, comme un homme qui aurait vécu tout nu ! Alors, il commença de marcher en cercle autour du lit sur ses chaussettes qu’il avait gardées ; puis il y alla plus fort ; il marmottait des choses à mi-voix, des bredouillages, quoi : toujours ses mômeries ! Puis ça devint encore plus vif ; il courait presque, toujours tournant, avec des voix plus hautes. La chambre n’est point trop grande, alors, il courait penché, comme si une ficelle l’eût lié au crochet de suspension. Il cavalait, toujours plus vite, en parlant plus fort ; bientôt il était à fond de train... en gueulant, le salaud ! Il était partout à la fois ! j’en voyais trente-six chandelles ! La maison, elle tremblait sous ses cris. Cela me devenait impossible de le regarder... Je me mis le nez au mur, me demandant si, moi aussi, j’allais pas choir dans les pommes !

« J’sais pas combien la chose a pu durer, mais après un coup de sifflet, comme d’express, n’entendant plus rien, je risquai l’œil... Je ne le vis plus... J’avançai : il gisait couché à plat sur le carreau, comme mort, mais dans une telle suée, je vous en donne ma parole, que, une fois debout, sa décalcomanie restait en rouge sombre sur la brique !

« Or, mon beau-frère vit diminuer sa tumeur, et, entendez bien ! il n’est pas mort de cela, mais d’une fluxion de poitrine, six ans après. Ses jours de lit lui avaient gâté le sang.

« Je pense bien que toutes ces giries ne servaient qu’à impressionner le monde – je suis libre-penseur – mais je suis sûr que ce gâs-là connaissait des secrets. »

 

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Telle fut la première image que Jacques de Galart reçut de Jean Chuintain.

 

 

 

III

 

 

Ce nom n’était pas tout à fait son nom : l’homme est mort ; cependant il eût été au moins désagréable, à Jacques, d’ainsi le dénoncer. Chuintain lui avait inspiré un sentiment très complexe, dont encore il ne pouvait dégager le principal. Faut-il ajouter aussi qu’on a beau considérer les choses avec une force personnelle, beau s’arracher énergiquement aux contagions, on échappe mal à cette loi des pénétrations multiples, aux échanges secrets. Est-ce l’influence du terroir ? son effet insensible ? sa pigmentation ? Quand Galart interrogeait son esprit, la sorcellerie n’existait pas ; en était-il sûr, s’il écoutait la confusion de ses échos intérieurs ?

Jean Chuintain, dit le Sorcier Vert... d’imperceptibles glissements du sens littéral vers l’euphonie avaient dû se produire et déterminer le succès du surnom : c’est le mot choisi par le poète, « non sans quelque méprise », qui ajoute l’inconscient de sa sonorité à la conscience de sa précision descriptive. Une sorte de calembour actif. Voulut-on pas, même, exprimer : « le sorcier sévère ? » Son emphase sombre, cette gravité que Chuintain gardait surtout pour le peuple, l’auraient autorisé. A-t-on facilement accolé au mot sorcier cette épithète de vert donnée aussi au diable – dans un tout autre sens – puisqu’il s’agissait d’abord du château de Vauvert, près de Gentilly, où se produisirent des apparitions qui furent célèbres : les diables de Vauvert ; les diables Vauvert ; les diables verts... spécialement redoutables... ? et voici, pour le public, le démon revêtu d’un smaragdin indélébile, qui accompagne bien son fiel. Vert garde aussi la signification de jeune et vigoureux. Plus subtilement encore, vert et ver se contractent et s’enlacent, dans une image auditive qui devient visuelle. Dans ver il y a l’idée de serpent, représentation primitive du diable. En allant plus loin encore, et touchant à la physique des tonalités : le vert est la couleur complémentaire du rouge : elle naît de l’enfer, de sa vision : quand un enfant colore les diables, s’ils ne sont point écarlates, il les peint en vert

 

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Mais d’autres faits intervenaient, plus précis, et d’ordre normal, dont la composition ne manquait pas d’habileté. Ce Chuintain, vêtu à l’ancienne mode paysanne, de la blouse ou blaude ou biaude, avait utilisé, pour son vêtement flottant, une de ces bâches que l’on voit recouvrir les voitures chargées, toile épaisse, rugueuse ; et verte de ce vert anormal, semblable à rien, si ce n’est peut-être à l’absinthe pure. À condition de n’en point être écorché (il garnissait les poignets de coton blanc) – l’usage en avait des commodités : il réalisait ainsi, sans grand frais, un imperméable absolument étanche, dans un pays où les pluies sont aussi fortes, aussi fréquentes, aussi soudaines qu’en Écosse. Il pouvait tomber des triques là-dessus ; dessous, pris dans son gilet de laine noire, à double rangée de boutons, Chuintain restait au chaud et au sec.

Il en tirait aussi une réclame : de partout l’on voyait scintiller cette biaude éclatante : qu’on se rappelle la vibration insolite des bâches à voitures, dans les plaines blondes. Et si l’homme avait commencé par jeu, gaminerie, il continuait quand ce vêtement eut contribué à sa renommée de bizarrerie : il continua par cabotinage, cabotinage utilitaire.

 

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Pourtant il y avait autre chose encore, dont la singularité agitait Galart : Chuintain demeurait un des derniers du pays à employer le mot vère pour dire oui : cette corruption de l’adverbe latin d’acquiescement, que Barbey d’Aurevilly prête à ses bergers-sorciers, et qui, par sa répétition gutturale, arrive à donner à certaines pages de l’Ensorcelée un accent si fortement dramatique. Cependant Chuintain, qui ne devait pas dépasser cinquante ans en 1918, n’était pas assez vieux pour avoir reçu directement, naturellement, cette survivance du patois. Alors, ne frôlait-on pas un point bien attractif : l’influence littéraire, le mimétisme dû à la lecture ? Ne pouvait-on supposer que le livre fameux lui fût tombé entre les mains ? Barbey, qui commence de devenir un écrivain national, était surtout, il y a trente-cinq ans, un écrivain normand. On le trouvait chez tous les instituteurs. On peut imaginer, sans hypothèse insolente, qu’un soir où Chuintain, qui lisait très bien, très vite, soit venu quérir un livre pour se distraire (il passait déjà pour sorcier), le magister lui aurait tendu l’Ensorcelée, par gaieté, par bravade : « Tiens, mon gars, voilà qui va te régaler : tu seras en pays de connaissance. »

Plus tard, interrogé précautionneusement à ce sujet, Chuintain nia. Mais, si Galart approchait du réel, il est bien probable que l’homme, se sentant deviné en partie, et malgré l’étrange qualité de leurs rapports, eût tenté de défendre ses secrets, ses spécialités.

 

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Par contre il avouait ses relations anciennes avec les bergers ; tout ce qu’il savait, en venait. Ce mot vère en sortait-il ? Barbey l’a surtout relevé chez les bergers du Cotentin ; les bergers de l’Eure s’affiliaient-ils à cette confrérie, qui aurait eu ses signes, ses mots, ses tics professionnels ? On voit comme s’agrandit le problème.

 

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Chuintain s’enorgueillissait d’avoir été dressé par un berger des environs de Thevray ; des plus célèbres, des plus renommés parmi les guérisseurs, qui lui aurait légué ses livres.

Écrivant en 1932, Galart se désolait de ne pouvoir retrouver le nom de ce mire sauvage dont, cependant, il avait eu les oreilles rebattues jadis. Une personne de sa famille avait été guérie par lui, en des circonstances spécialement indiscutables.

La marquise de Mauduit-Sémerville, née Duquesne, de Boulogne, descendante, disait-on, de l’illustre marin, passait l’été dans sa propriété près de Thevray. Elle était fort riche et prenait pour sa santé, les égards, forcément complaisants et inquisiteurs, des gens qui peuvent faire venir un spécialiste au moindre bobo. Or, un automne, vers 1897-98, elle commença de souffrir du genou, assez grièvement pour interrompre toutes ses réceptions. Cela fit sensation dans ce pays assez triste, à qui ses fêtes apportaient la principale joie. Après une sorte d’œdème généralisé, son genou présenta une grosseur, qui devint une forte boule bleuâtre très douloureuse. Impossible même de se tenir debout : la marquise dut rester couchée. Les chirurgiens, appelés de Paris, diagnostiquèrent la nécessité d’une intervention, assez délicate. Elle en fut troublée profondément. Il fallait cependant prendre un parti. Son normand de mari lui parla du berger, de ce gaillard étonnant qui remplissait le pays de ses guérisons. Le bonhomme Mauduit faisait l’esprit fort, mais restait de sa race : il accordait créance à ces folies-là – avec révolte – évidemment, mais foncièrement.

Elle, femme du Nord, très froide – frigide même, dit-on – accepta, avec le fameux commentaire : « Cela ne peut faire de mal »... Le berger vint : on lui découvrit l’illustre rotule... Galart songeait avec amusement à la scène ; à la mise en présence... cette grande femme dure... le berger papelard... Le moment dut être de contrariété et dominé par le sens de l’absurde... ! En tout cas, le berger pria le marquis de bien vouloir se musser au fond de la pièce, et tournant le dos à la malade pour lui dissimuler son geste, il se pencha sur ce gros genou rond, ce genou de veau... « toucha le mal », dit Mme de Mauduit... et s’en fut.

Le fait est là, imprescriptible : le soir, la souffrance diminuait et, dans un délai dont Galart ne se souvenait plus précisément mais qui fut étrangement bref, tout était revenu en excellent état... Plus rien. Les chirurgiens, reconvoqués, durent convenir qu’il n’y avait qu’à attendre... mais la grosseur ne reparut jamais. Ce fut un émerveillement général ; l’homme devint un personnage. La contrepartie s’en montra terrible : quelques années plus tard, la malheureuse femme, souffrant du cancer qui devait la tuer, et prévenue de sa fin, s’imposa une violence épouvantable afin de revenir en Normandie retrouver le berger. Celui-ci n’habitait plus dans la région ; était disparu, peut-être mort : on le chercha dans toute la province ; à coups d’argent, elle envoyait des émissaires et des émissaires : elle attendait l’homme comme Louis XI attendit François de Paule... On lui en ramena de faux... Non ! elle l’eût reconnu... pas celui-là ! d’ailleurs il lui avait révélé un secret. On lui fit regagner Paris, mais ses gens cherchaient sans relâche : elle mourut en l’attendant.

Le secret, elle nous l’a transmis ; il guérit toujours.

 

 

 

IV

 

 

Jacques de Galart entreprit d’aller voir tout au moins la maison du sorcier, si ce n’est Chuintain lui-même. Il la repéra sur la carte d’état-major et se réjouit de la longue promenade ; elle se trouvait en bordure du canton limitrophe ; on pouvait s’y rendre par les chemins de terre. Il partit après le déjeuner, dans un long et calme jour, au début de septembre, par cette magnifique langueur terrestre qui suit les moissons faites... la terre semble se reposer de son accouchement, anéantie, heureuse... C’est, dans ce pays, une des rares périodes de repos atmosphérique : le ciel ne peut jamais être très pur, mais il promène des nuées blanches qui en exagèrent l’outremer, le solidifie : le zénith est d’émail bleu. Déroutes de perdreaux encore inhabiles : pouillards d’étoupe, d’amadou, que les parents rappellent, anxieusement... cercle magique et blanc des champignons, dans les prés... envol des alouettes, qui semble une chute vers la hauteur ; elles paraissent lutter contre l’ascension plutôt que la tenter. L’air et les rayons agissent comme les trombes qui vident de grenouilles les étangs : un nuage passera-t-il, plus lumineux encore, qui entraînera toutes les alouettes du monde... ?

 

*

*     *

 

Vers quatre heures il arrivait, sans trop de peine ; le repère était sûr : « la propriété » Chuintain se trouvait triangulée par un embranchement de chemin où, en 1840 (date de la carte), devait s’élever un calvaire dont Galart trouva le socle. On ne pouvait ainsi confondre la maison avec le reste du hameau. En avançant, Jacques vit d’ailleurs qu’il n’y avait plus de hameau : les petits rectangles noirs, bactéties humaines de la carte, devenaient des signes vains. Les chaumières, dans les cours, ne formaient plus que des amas jaunâtres où régnait l’ortie, l’ortie rudérale, triomphal couronnement des abandons. La désertion des campagnes, ce vidage incroyable ! la moitié de la population, en quatre-vingts ans, et la maison de bauge, non entretenue, vit juste l’âge d’un homme. Il ne reste debout, stèle funèbre des foyers, que la haute cheminée de briques. Bientôt, sous les coups de vent d’hiver, elle se couchera, en tuant un veau, en cassant des pommiers. Elle ne tuera pas d’enfants, parce qu’on n’en fait plus.

La maison Chuintain, au contraire, tout en marquant sa vieillesse, indiquait l’ordre et le soin vigilant. Elle se trouvait exactement au sommet des pentes et s’entourait de grands frênes, ce bel arbre aux feuilles de soie, dont les jeunes pousses faisaient les lances, et qui semble en conserver toujours une sveltesse guerrière : le frêne, pur sang des arbres.

La chaumière était rembranesque... Attention ! c’est plus que la décrire, mais bien l’évoquer ; toutefois, pour ceux qui connaissent le maître lui-même et non ses reproductions. Rembrandt est faussé par la photographie, car usant d’une gamme dorée, il se voit absolument modifié par la plaque, qui violente et charge ses contrastes. Il n’est pas le peintre des ombres tragiques, mais des brumes, des lumières soyeuses, des silences prémonitoires : de l’attente. Et cette petite demeure attendait... parmi les arbres à boules du Maître, ses roseaux, ses fouillis... à la fois nid et liteau... Elle dévisageait le paysage de ses yeux clignotants, sous les taies légères de ses rideaux.

Devant, la plaine s’abaissait ; devenait déclive ; un horizon noble : une colline, une belle église lointaine. Dans le fond de la vallée insensible, un cours d’eau : la Risle avec ses mégalithes, et ses barrages qui ronronnaient.

Jacques traversa le petit jardin soigné ; frappa... Personne. Un joli chat blanc, angora, une chatte, s’approcha, câline, la queue haute, avec des miaulements tendres. Elle aurait bien voulu entrer... « ma pauv’ fille, tu feras comme moi »...

Il regarda encore une fois tout l’ensemble : « C’est dommage !... » Il partait à regret. Cette douceur-ci lui touchait l’âme, avec cette simplicité.

 

*

*     *

 

Une fois de plus, dans un attrait curieusement désespéré, il intégrait, en ces chaumines, une possibilité de bonheur. Lui qui souffrait hautainement d’une maison lourde, il lui paraissait que cette modestie d’un moyen-âge sans grands besoins, aurait offert des tranquillités languides, des dispersions de soi dans la nature : une demeure de bois, de terre, de paille, presque végétale ! loin des routes. Il comprit les joies fraîches du renoncement ; la déprise de tout : n’être qu’un organisme qui regarde ; qui jouit des heures... et... qui remercie.

Rester le dernier des hommes, dans la mort, l’abandon universels : la seule prière qui monte vers Dieu. Son dernier correspondant, sur la terre campagnarde.

 

*

*     *

 

Le petit jardin bien ordonné évoquait un promenoir claustral ; des poiriers en quenouilles ; des pommiers en cordons ; des reines-marguerites ; des gueules-de-loup ; du thym qui embaumait. Un grand cerisier. Un cormier touffu ; ces cormiers qu’on ne plante plus : qui a jamais mangé des cormes ? les cormes douceâtres et acides ; le cormier au bois admirable, rose comme poires au vin, et ductible comme un métal tendre.

Et comme il atteignait la barrière de bois déteint – pas trace de fer, ici, ou à peine – en se retournant, il fut violemment frappé, ébahi du contraste : çà ! une maison de sorcier, qui l’émouvait par son aspect pur, sa sérénité évangélique ? Un sorcier noir ramassant, demandant toutes ces coquilles Saint-Jacques blanches qui encerclaient les parterres ! Et cette belle chatte candide... ? Où se cachait le ténébreux Baalzébuth de Sabbat, le matou famélique aux côtes saillantes, amaigri d’avoir tant absorbé – car il les arrête, – les sortilèges...

S’imaginer que, là, demeurait le sauvage aux incantations obscènes et éperdues, ce fanatique bondissant, dont le souvenir faisait encore trembler une matrone ! mais l’esprit s’y refusait complètement, niait de toute une sensibilité en révolte... Oui, Jacques savait maintenant ce qu’éveillait en lui la chaumière ; quel souvenir poétisait le présent : la demeure du satanique lui rappelait, par son blotissement, son affinement vétustes, les maisons délicates des béguines.

 

 

 

V

 

 

Galart reprenait sa course dans les plaines, quand il le vit, qui rentrait. Aucun doute ! Le soleil couchant attaquait de biais la fameuse blouse, la glaçait d’or ; à l’ombre, la biaude faisait bleu indigo.

L’homme avançait à grands pas flasques, sans hâte, la tête basse et comme rêvant, sans rien de cette incessante sollicitude du paysan pour la terre, le ciel et les bêtes. Il montait la sente que Jacques descendait : leur rencontre aurait lieu près du pommier mort, du poirier mort, dont le tronc s’ouvrait comme une colonne décapitée. Il était très grand et très maigre. Un long nez, en bout de serpe, des traits creux qui devaient être beaux. Le pas de Jacques ne faisait guère de bruit, mais Chuintain leva la tête – et le regarda.

Galart comprit tout de suite, renseigné. Oui, beau : de très larges yeux pâles, qui fixaient sûrement, avec intensité, intelligence ; qui s’avivaient, interrogeaient, voulaient savoir : savaient. Sans hardiesse, ni sévérité, ni menace : des regards, qu’on passe le terme, supérieurs. Il se sentit coté, jaugé, et d’ailleurs, reconnu.

Les yeux se détournèrent vite, par courtoisie paysanne, certes, mais aussi – Galard le sentit bien – parce qu’ils avaient terminé leur enquête. Jacques guetta le retour du regard, et, quand il le reçut de nouveau, il sourit, avec un signe de tête. Il avait bien préparé une entrée en matière, une demande de conseil ; pourquoi eut-il soudain l’avertissement qu’il ne devait point en user ; que sa modeste supercherie serait vaine et indigne de lui comme de l’autre ?

Il indiqua par son ralentissement l’intention d’aborder l’homme, qui s’y plia, diminua encore son allure, et salua.

– J’étais venu vous voir, – fit Galart : – l’usage aurait voulu que je pusse dissimuler mon intérêt de vous rencontrer : il me semble que c’eût été nous faire injure ; – Jacques s’en tirait toujours par la franchise ; s’il ne réussissait pas, au moins n’avait-il pas de reproches à se faire, ni à s’humilier d’une ruse basse : – Vous savez qui je suis, – ajouta-t-il, – ni un gendarme, ni un médecin : un homme qui aime beaucoup son pays et tous ceux qui y demeurent ; – il allait ajouter : « et qui y font du bien » mais à l’instant de la prononcer, l’incongruité de sa phrase le choqua : ce démoniaque ! et il termina : – tous ceux qui aident aux gens à s’y maintenir.

Est-ce qu’il allait subir lui aussi l’étrange engouement ?

L’homme eut un minuscule sourire et répondit, d’un ton aisé, aimable :

– Vous venez sans doute de ma maison, Monsieur ? voulez-vous vous y reposer avant de reprendre votre route, car il vous reste un beau ruban à défiler.

À ce moment, quand tous deux remontèrent la sente, Jacques connut un peu de gêne ; mais il sentit, presque à la même minute, que sa simplicité avait étonné et flatté Chuintain. Galart, se connaissant bien, professait pour lui-même le plus justifié des mépris, sans assez faire la part de ce qu’il pouvait inspirer, extérieurement, aux autres. Ici, la seule position sociale de sa famille, son lustre ancien, si le présent était bien modeste, lui donnaient de la valeur, plus que lui-même n’en représentait. Se jugeant peu digne d’être aimé, il faisait d’autant plus d’efforts pour être aimable.

Dans les paroles du sorcier, il crut percevoir une singulière confiance : une sorte d’égalité ; l’homme s’exprimait facilement : le fameux vère ne s’était point encore fait entendre quand ils franchirent la barrière. Chuintain parlait en termes plus choisis, sur un mode spécial : à mi-voix... avait-il trouvé un interlocuteur enfin digne de lui ? quelqu’un avec qui causer, en somme ?

À la porte de la maison, il s’effaça pour laisser passer Galart ; celui-ci, au premier regard, fut stupéfait : la demeure du sorcier vert était pleine d’images pieuses !

 

*

*     *

 

La béguine de tout à l’heure n’eût pas rêvé un décor plus imprégné de sa dévotion – ni même de sa gentillesse. Une grande statue coloriée de Sainte Thérèse de Lisieux tenait la place d’honneur, sur une commode de bois fruitier : autour de la cheminée, deux énormes chromolithographies : le Christ et la Vierge, écartant leurs vêtements, livraient des cœurs écarlates ; les images de saint Jean-Baptiste et du petit Jésus, ah oui ! canichement frisés, tous les deux. Des diplômes de catéchisme et de Première communion. L’impression de féminité s’amplifiait : partout de petits tapis brodés, des napperons à volants ; un grand fauteuil Voltaire portant une têtière de filet ; on voyait bien, au-dessus de l’âtre, deux fusils, dont un brillant hammerless cruel, mais entre eux s’était glissé un rameau de buis bénit.

Jacques se tourna vers Chuintain avec une telle expression d’étonnement, des yeux si ronds, sans doute, que le paysan, malgré sa réserve ne put s’empêcher de sourire un brin, en baissant vers la terre son grand nez. La douce moumoute blanche avait été une indication, mais insuffisante. Galart ne comptait pas trouver rien qui évoquât les nécromants des vieux âges, ni hiboux, ni squelette pendu – il connaissait bien trop la Normandie ! – mais enfin il imaginait quelque peu une tanière, pour cet homme dont les Gerville racontaient les actes frénétiques : un antre, et non un bercail ! Et il le dit ; que ne peut-on dire, en y mettant de la courtoisie.

Chuintain le regardait de ses yeux de médecin, qui perdaient un peu de leur implacabilité ; qui diminuèrent : il indiqua une porte, à droite, y dirigea son hôte, ouvrit le vantail avec précaution, et offrit aux regards de Jacques une chambre de jeune fille, entièrement blanche, où tout parlait de candeur, de virginité, d’enfance : une cellule de colombe ; et il expliqua la maison, dans un sourire qui s’allongeait, s’attendrissait : « Ma fillette, fit-il en refermant la porte ; – elle est pensionnaire aux Dames de la Miséricorde, à Lisieux. Monsieur, prenez le fauteuil ; je vous en prie. »

 

 

 

VI

 

 

Ce ne fut pas tout de suite, ni facilement, que Galart put connaître quelque chose de cette existence singulière, connaître des notions banales, celles qui architecturent une vie d’homme. Chuintain avait l’art de disparaître derrière sa réputation ; on pensait à ces personnages des contes, invisibles aux yeux, mais dont la projection solaire marque cependant le passage : le sorcier vert ne laissait voir, de lui, que son ombre... Le retrouver mélangé au réel surprenait toujours ; il semblait déjà entré dans la légende, qui ne rend pas aisément ses personnages à la sensation grossière : nous imaginons difficilement les héros dans les actes humbles, ni Roland le nez au mur et jambes écartées... Cependant les avatars de Chuintain parvinrent, peu à peu, aux oreilles de Galart, parce que son attention surexcitée retenait au passage les notions errantes, les poursuivait alors, et les groupait.

L’histoire amoureuse de Chuintain, celle de son mariage, dont était née cette fillette qu’il paraissait si éperdument chérir, présentait une succession logique de faits, cependant fort singulière, justement par cet enchaînement lui-même et sa rigueur.

Il avait rencontré la jeune fille qu’il épouserait, dans une famille nombreuse, où il venait d’opérer une guérison ; on lui gardait de la reconnaissance ; on le recevait avec honneur. La fiancée était beaucoup plus jeune que lui, et, paraît-il, d’une beauté émouvante. La famille, d’origine wallonne, montrait beaucoup de piété : le sorcier semblait bien calme ; peut-être, dans sa médicamentation, n’avait-il pas agi autrement qu’en rebouteux. On le jugeait riche. On l’agréa.

Chuintain aurait éprouvé une passion violente pour sa femme, au point de la vouloir embourgeoisée, de la désirer inactive et parée. Il était prêt à tout lui passer sauf une seule chose : la pratique de sa religion. Cela atteignit le scandale. Un des curés du voisinage, à qui Galart parlait du sorcier non sans gaieté, ironie bienveillante, était, du coup, monté sur ses grands chevaux. Jacques y mesura étrangement la mauvaise réputation de l’homme. Le prêtre âgé n’avait pas la sévérité d’un séminariste, et cependant, la seule évocation du Jean-Vert le jeta dans une transe imprécatoire : « Chuintain ? le Péché même ; pour lui le vieux mot : un suppôt du Démon. »

– Et sa fillette ? Monsieur le Curé ? Sa fillette aux images de piété...

Le curé leva les bras en l’air :

– Attendons...

À ses paroles explicatives, Galart put saisir une partie du phénomène ; d’autres investigations, plus profanes, trop, peut-être, aidèrent à sa connaissance. Phénomènes complexes. Chuintain, amoureux fou de bel être, aurait subi une jalousie de Dieu ; d’autant que la jeune fille avait été fort pratiquante : « une enfant de Marie, des plus zélées... » Ça tombait bien ! Il lutta passionnément pour détourner sa femme de l’église. La confession possible l’affolait ; que sa femme, sa chair, existant hors de lui, mais sa chair à lui, s’en fût narrer à un être vivant, à un homme, leurs secrets sensuels, leurs abus... Chuintain voyait rouge, à cette imagination-là ! Qu’elle priât, qu’elle rendît hommage, le sorcier ne voulait le souffrir : sa femme pactisait avec Celui que Chuintain reniait : elle avait des intelligences avec l’Ami Éternel, son Ennemi à lui : elle trahissait.

Alors il semble que le fanatique l’ait volontairement pervertie, l’entraînant dans une débauche outrancière, dépassant terriblement les facilités conjugales ; lui communiquant sa folie érotique et son goût de l’alcool ; quand, de cette honnête fille aux émois catholiques, il eut fait une bacchante empourprée, riant du rire de gorge des femmes saoules, et venant quémander le plaisir, il prit peut-être le sentiment qu’il la possédait mieux ; penché sur elle, qui se vautrait, il crut l’avoir recréée pour lui, seulement pour lui ! dans son goût de perversité.

Galart pensait à l’homme calme qu’il venait de voir.

– Il la rendit sacrilège, Monsieur. Il ne faut même pas nommer les choses qu’il lui imposa. Prévenus par leurs Doyens, les desservants reçurent l’ordre de lui refuser la communion si elle se présentait à la Sainte Table.

 

*

*     *

 

Il paraît que, dans ses débordements, la beauté de cette fille s’accrut encore. Un Rubens vermillonné animé de feux. Chuintain se croyait bien capable de la maintenir – sans doute aussi rendait-il un instinctif hommage à cette pureté, cette chasteté primitives qu’il avait connues en elle – mais sa beauté devenait sans défenses, les perdaient toutes : un officier de marine en congé la débaucha : elle abandonna Chuintain. Elle laissait une petite fille, que le sorcier confia à sa belle-famille, pour courir après sa femme dans une violence sans hésitations.

Il la retrouva dans un bouge à matelots, à Cherbourg ; il usa, pour la reprendre, de cette force magnétique qu’il possédait sans conteste ; et elle revint, mais alors, complètement salie, fangeuse, contagieuse. À son tour, pour Chuintain, de s’effrayer. Il eut bien voulu lui faire reprendre un peu de la manière ancienne, la freiner, n’importe comment. Va lanlaire ! La grande fille blonde, devenue une goule, un vampire, incendia tout le pays, déjà si brûlant. Dès la sortie de Chuintain, elle appelait, à la rescousse, les hommes, et même les traînées vagabondes de la forêt, et d’effarantes bacchanales animaient la maison. Quand l’homme revenait, il trouvait sa femme ivre-morte sur un parquet souillé.

Une fois il rentra trop tôt, disait un tâcheron à Jacques de Galart ; il tomba en pleine frénésie... une scène sans nom ! Les forts hommes des abatis et des coupes l’empoignèrent, à six, en détournant la tête, pour ne pas rencontrer ses regards, le ligotèrent sur une chaise, lui tournèrent le nez au mur, et continuèrent toute la nuit une orgie de sorciers et de sorcières, en sabots... Ils mirent devant le mari « une glace-miroir où le pouvoir de ses yeux cessait 4 » pour qu’il ne perdît rien...

 

*

*     *

 

Qu’on note bien ! ici, ces truands n’étaient point des paysans de culture, mais des irréguliers, cette population trouble qui hante les forêts, dont beaucoup sont étrangers comme ce bûcheron, mort l’année dernière, qui venait de Chadov, en Lithuanie... par quelles errances ? Ils emmenèrent la femme. Elle ne reparut pas. Le narrateur ajoutait que presque tous ces hommes moururent de mort violente... Négligeable. Si cela fut, leurs rixes, leurs dangereux métiers, suffiraient sans intervention directe ; ce ne sont sans doute que racontages et goût dévié d’une morale compensatrice.

On rattache à cette histoire, un accident peu ordinaire, très typique de la déformation des récits. L’homme qui en périt aurait fait partie de la bande. Galart ne le croyait pas, mais reprit l’enquête. On connaît le diable, cette machine à transporter les gros arbres : deux énormes roues réunies par un essieu de fer gros comme une jambe ; on les amène au-dessus du tronc qu’on lie à l’essieu par des chaînes. Un grand levier rétrécit ces chaînes et soulève l’arbre qu’on emmène en équilibre.

Or, la chaîne cassa quand le charrieur se trouvait encore sur l’essieu ; le levier, rappelé par un poids de cinq tonnes, fit bras de catapulte, tua l’homme, et le lança mort dans un arbre. Les chevaux furent retrouvés à la nuit, mais l’homme, seulement six jours après, dans son hêtre. Cette victime du diable (diable-voiture) – devint après deux ans de récits une victime du démon.

Chuintain vécut donc seul. Il ne reprit son enfant que vers sa septième année ; elle lui revint déjà pieuse et, quand, le premier soir, elle joignit ses petites mains pour sa prière, le sorcier n’eut pas un instant de révolte. Il l’aimait avec la tendresse accrue des solitaires ; et très vite, au contraire, il favorisa sa ferveur. Il sentit qu’elle préservait sa fille. De quelle expérience sortait-il ! La laïcisation de sa femme lui servait de leçon, redoutablement ; et tant de choses entrent dans une tendresse paternelle, si différente d’un amour marital. Il s’était cru capable de dominer toujours sa femme : ici, tout le mystère des âmes l’assaillait ; le faisait trembler ? Combien de débauchés deviennent rigidement purs, pour leur enfant.

Dans sa grande tendresse, il voulut mettre le connu et l’inconnu en faveur de sa fillette. Lui aussi prononça, sceptiquement : « ça ne peut pas faire de mal, et... » Et elle fut la première au catéchisme.

C’est alors que les images entrèrent dans la maison jadis infernale. Elles vinrent d’abord près de l’enfant, dans ses livres et ses cahiers, avec ses souvenirs et ses bons points ; puis elles grandirent ; sortirent des feuillets ; atteignirent les murs et s’y fixèrent, toujours plus amples, plus rutilantes. La pieuse belle-famille y vit une sorte d’assurance contre les méchants destins, et ce fut elle qui, pour les dix ans de la petite, envoya cette grande statue peinte de la commode. Les mains sombres de Chuintain la sortirent de la caisse ; la déposèrent sur son autel vestimentaire : Mariette n’avait confiance qu’en lui pour toucher un si bel objet.

 

 

 

VII

 

 

Galart parla de son étonnement à M. Haudet, le régisseur du domaine de Chambrais, le régisseur du duc. M. Haudet offrait une personnalité vigoureuse, physiquement et moralement. Taillé en force dure, sans nulle mollesse corporelle, il semblait, pour toujours, fixé dans cette période charnelle où l’homme reste le plus solide, devenu tout fer et cuir, alerte encore. Une tête puissante, chargée de cheveux – un gâteau de cire brune – malgré les quarante-huit ans. Des yeux aussi clairs que Chuintain.

Haudet était morvandiau mais, depuis sa jeunesse, il surveillait la Normandie et la connaissait, son peuple comme ses grandes familles, chez qui il comptait de véritables amis. Précieux pour Galart, par tout ce qu’il savait et racontait avec une verve un peu formidable... il penchait alors vers la droite une face lourdement ridée, sa grosse tête, dans un mouvement de taurillon prêt à jouer des cornes ; il vous tenait sous les feux glacés de ses miroirs, soudain étonnamment tristes.

Haudet ne connaissait pas Chuintain, même de nom. Mais il s’y intéressa tout de suite ! Trop vite... Galart craignit d’avoir inconsidérément découvert son singulier ami.

– C’est toujours la même chose ; la Normandie ne garde nullement le monopole de ces gens-là. Qui dit paysans dit sorciers. Mais ne cherchons pas ailleurs : pour eux, il y a collusion avec ce « qu’ils appellent le diable ». Acte de volonté nettement opposé à la religion chrétienne. J’ai une histoire bien curieuse à vous raconter ; dans le même ordre que vos images pieuses, et, impossible à nier ! tout étonnante qu’elle soit... c’est arrivé à ma mère : soixante ans après, elle s’en indignait encore ! Dans le Morvan, nous avions comme voisin, voisin éloigné, un sorcier, un rebouteux : un vieux gâs qui vivait avec sa bonne femme de mère.

– Un sorcier ? Le vrai sorcier ?

– Ah ! absolument. Comme ici : des pratiques ; des prières inversées, des grimoires : le Petit Albert et le Grand ; les Secrets Magnifiques, des bouquins idiots mais qui servaient peut-être (c’est là que la finesse de M. Haudet sortait de sa force, et que ses yeux devenaient extraordinairement pâles et pensifs) servaient peut-être à exalter le bonhomme ; à le mettre dans cet état spécial, hors de son épaisseur paysanne ; à lui conférer une griserie personnelle, intime : leur maladie, quoi !

« Un petit bonhomme, oui, me disait ma mère ; déjà blanchissant, propret... sans rien qui marquât sa profession. Pas de blouse verte, lui ! Très doux avec les enfants, poli, ricanant ; grêle...

– Est-ce qu’on savait pourquoi ? comment, il avait acquis sa... enfin, sa science ?

– Non... Peut-être qu’il était malheureux : un fils unique, de veuve, si ce n’est un bâtard ; un peu gringalet dans un pays d’hercules... Des dédains de filles... Pas marié, à la campagne avec la cinquantaine ? cela suppose une nature hors de l’ordinaire, susceptible...

– Alors, pour vous aussi, le point de départ serait de souffrance ?

– C’est trop dire : un gâs vigoureux, aux gros contentements, mangera, boira, travaillera...et ne se vrillera pas les méninges. On disait encore qu’il était meneu de loups ; nous avons ça chez nous ; des gens qui, paraît-il, savent se faire obéir des loups, accompagner par les loups, comme par des chiens ; qu’on entr’apercevait, dans les soirs, suités par de grandes formes grisâtres, ce gris du loup – j’en ai vu ! – qui est couleur de hérisson, de brindilles sèches. Rien ne se confond comme un loup avec le hallier d’hiver : l’hiver, au moment où le bois dépouillé pourrait le trahir.

« Les meneux de loups dirigeaient leurs bêtes contre les troupeaux ennemis ; même contre les hommes. »

M. Haudet rêva :

« Pour moi, – reprit-il, – ce devait être des associations de braconniers ; ils arrivaient à se donner de la tranquillité par la crainte qu’ils inspiraient ainsi. D’ailleurs, on a dressé des loups. Et, d’autre part, cette croyance aux intelligences avec le loup est universellement répandue. Voyez Kipling et Mowgli.

– Mais, votre histoire ?

– C’est vrai ! Sa mère semblait plus dévote que les gens ordinaires, quoique, dans ce temps-là, on trouvait beaucoup de foi chez le paysan, une foi ardente. Enfin, comme votre chaumine, la sienne montrait grand nombre d’images pieuses sur ses murailles : des images, genre Épinal, et des chromos, qui commençaient à pénétrer. Le fils n’en disait rien, mais il faut connaître la suite.

« Un Vendredi-Saint, tandis que ma mère à moi passait devant la maison, – il n’y avait pas d’école ce jour-là – le sorcier lui fit signe. Ma mère devait avoir, à ce moment, une dizaine d’années, douze peut-être ; je vous ai dit que le vieux gâs ne passait pas pour méchant ; cependant la fillette – prudence ! – ne tenait guère à entrer là-dedans.

« Il insista :

– Je te donnerai une belle image, et... tu verras quelque chose !

« Ma mère n’était pas craintive ; elle connaissait le bonhomme, et, un jour d’office, la route de l’église ne restait point déserte. Ma mère a toujours été curieuse.

– Viens donc ! Tu verras quelque chose ! et de beau ! et je laisserai la porte ouverte si t’as peur.

« Il désignait l’intérieur ; la fille risqua un œil. Elle distingua de l’anormal : la table à manger brillait comme couverte de peintures. Elle s’arrêta sur le seuil :

– Madame Colette n’est donc point là ? demanda-t-elle (Colette, la vieille mère).

– Elle est à manger la Messe ; je ne veux point te faire du mal ; un’ comédie !...

« Elle entra : toutes les images du mur avaient été enlevées ; certaines, dans leurs cadres, ne demandaient qu’à être décrochées, mais pour d’autres, clouées, la dépose devait être moins facile. En tout cas, il ne demeurait rien aux murailles : les saints, les saintes, les crucifix, les bonnes Vierges, reposaient à plat dos sur les ais énormes, bien rangés, et ils cachaient le plateau de chêne.

« Ma mère s’approcha pour admirer cette riche collection, les contempler de près, en si belle ordonnance ; mais, alors, sur tous et toutes, déposé sur la figure, en équilibre, ou sur l’estomac, elle remarqua un petit morceau de matière blanchâtre : on aurait dit un petit cube de savon bien paré :

– Qu’est-ce que c’est que cela ?

– Regad’ ben ! – fit le sorcier avec de la joie sur la figure...

« Elle toucha... se rendit compte immédiatement :

– Ah ! fit-elle, suffoquée – mais... mais c’est du lard !

« Et voilà l’autre qui part de rire, mais de rire !... à marcher de long en large, en se tapant sur les cuisses de plaisir, en pleurant de rire, et criant entre ses éclats :

– Oué ! du lard, et du bieau lard ! sans brin de maigre, que leur donne à bouffer... du bieau lard ben épais ! du pur cochon, du dos blanc... Teu l’diras chez té !

« Ma mère prit peur.

« T’en vas donc point ! Regad’ leu dîner, aux bondieux et bondieuses !

« Ma mère s’enfuyait : le vieux fou, sur sa porte, la poursuivait de ses cris :

– Ah ! ah ! du bieau lard blanc, ma fine, du chouette gras blanc, pour el’ Venderdi Saint !

« Ma grand’mère, à qui ma mère rapporta la chose, fut indignée ; elle y vit une intention de sacrilège – qui devait exister d’ailleurs. Elle s’en fut droit chez le bonhomme, car c’était une maîtresse femme, pour lui tirer les oreilles. Quand elle entra, tout avait été remis en place...

– ...sont contents ; i’ n’ont plus faim... fit le vieux, sans même la regarder.

« Presque le plus bizarre, à mon sens, c’est que cet enragé eût tenu à exhiber, à faire voir son attentat ; qu’il voulût un témoin, et un témoin pur.

« La mère du sorcier fut prévenue par les miens. Elle prit l’air triste et soucieux ; elle dit : “C’est en partie ma faute : je l’ai trop poussé pour qu’il fût prêtre.”

« Cela se passait vers 1860. »

 

*

*     *

 

La seconde fois que Jacques vit Chuintain, la rencontre fut absolument fortuite, quoique, en abordant les lieux habités par le sorcier, l’idée lui vint qu’il pourrait le trouver sur sa route.

Galart était allé, vers la fin de novembre, admirer les grandes eaux de la Risle. Cette vallée est spécialement désertique : on y ressent, avec force, une sorte d’abandon 5... de vide, dû sans doute à d’anciennes présences, à des ruines. Le paysage s’ennoblit de gravité : de petites chapelles chaulées, pathétiques, sur quelques hauteurs plus précises ; des églises importantes... une exhortation pieuse bien plus apparente que la vie humaine qui s’efface... Et puis, il y a cette perte, la forte et vive rivière qui disparaît, pour ne plus devenir qu’un ruisseau, quand, une demi-lieue plus loin, des sources puissantes la raniment et la doublent ; ces sources sont groupées comme un forage, dans un très étroit périmètre. Lorsqu’arrivent les eaux d’hiver, la Risle devient un fleuve qui, ayant tout envahi, roule au plein des collines... et disparaît aussi.

Cette année, la crue avait été particulièrement forte. Jacques arrivait un peu tard, et déjà l’eau diminuait, mais on voyait, aux laissées boueuses, jusqu’où elle était montée. Un frémissement curieux emplissait l’air, de toutes ces cascatelles, ces plis liquides, au lieu des grandes voix sourdes des barrages alors noyés. Quand on marchait dans les prés, la terre spongieuse crissait... Autour de chaque pas se distendait une zone bruissante, des pépiements aquatiques. Chuintain, avec deux hommes, dégageait d’anciens canaux, pour libérer plus vite ses herbages. Il laissa les autres travailler – il semblait plein de dédain pour toute occupation manuelle et guida Jacques vers le dolmen qu’il réclamait.

Un monument informe, d’ailleurs, mais humain, nettement, sans équivoque ; l’eau fuyait autour. Chuintain désigna plus loin une sorte de quadrilatère vaguement appareillé : des libages grossiers que les affouillements aqueux avaient découverts et lustraient : des fondations incertaines :

– Des bains pour les lépreux, – dit-il ; – dans les temps anciens tout ce pays, depuis Rouen jusqu’en Bretagne, soignait la lèpre. Il y a cent ans, mon grand’père en connaissait encore toute une famille, de lépreux, près de Darnetal. Les gens ne savent plus. Nos églises ont souvent des porches abrités : on les appelle : des porches à ladres... Ils assurent que c’est pour pas payer leurs deux sous que les miteux, les radins, les ladres, quoi ! y venaient entendre les offices... J’vous dis ; ils ne savent plus ! les ladres ? c’tait les lépreux, qui ne pouvaient pénétrer aux églises. Les ma-ladreries qu’on trouve partout en lieux-dits, ça signifiait hôpital de lépreux. Entendez-vous pourquoi dans nos contrées on tend le petit doigt aux amis, tout seul, au lieu de toute la main ? eh bien ! c’est par ancien signage de bonne santé : la lèpre commence par vous raidir le petit doigt ; il est tout raide, ou bien croche, replié sur la paume.

Ils remontaient le coteau ; le magnifique miroir de l’inondation luisait, s’aplanissait entre les collines :

» Une bonne place pour le soin. La lèpre cède à l’eau et à l’humide. Ah ! Monsieur... c’est par mille et mille que ces lépreux-là guerlottaient au long des vallées... certains voulaient bien travailler au défrichage... Leurs outils étaient peints en bleu vif, pour que personne les touche, après eux. La couleur en est restée de mode pour nos charrettes de campagne, quand on a oublié.

» Bonne place aussi pour le remède. Tout ici est plante à guérir. À guérir !... – reprit-il avec un ricanement – à guérir de toutes façons... – il désigna la colline d’un tour de doigt : – rien que dans ce petit solage-là où nous sommes, on trouverait de quoi tuer quat’ villes comme Évreux ! Vère ! et encore quat’z’autres ! Là et là, tout au long du fossé ; à l’orée du boqueteau, et sur l’autre bord, les bois en sont pleins, sur le versant Sud.

Son gros index, qui montrait, s’abaissait vers la terre. Jacques ne vit rien que des graminées déjà roussies par le gel de Toussaint.

» T’nez ! – et Chuintain arracha une touffe : – l’herbefière ! – il la soulevait avec ostentation, – la grand’herbe de nos anciens !

Une tige ligneuse avec quelques grains noirâtres plissés, demi-écrasés.

» Vot’ belladone ; ça veut dire beau don ou belle femme, et la raison est pour les deux. Pas de plus employée, dans les temps, pour le bien et pour le pire. Elle diminue le chaud de la lèpre et le fouet des maux sacrés... Pour le plaisir, elle est là aussi. Qu’une fille en suce une graine : rien ne l’arrête : le sang lui chante aux oreilles ; ses yeux lui brillent en lanternes ; de toute la nuit, elle ne cessera de danser, et le reste... ! Qu’elle en suce deux ? alors, ell’ dormira, toute vipérée qu’elle fût... Qu’elle en gobe trois... ell’ s’réveillera pus jamais ! Pus de chagrin à cause de son fruit, la pauv’ garçaille... Pus jamais ! Vère !

Quand Chuintain commençait de s’exciter, le patois lui venait à la bouche. Sa sauvagerie s’en accentuait ; jusqu’à cet instant, le bonhomme paraissait artificiel – et peut-être l’était-il en effet, dans la vanité d’une certaine pédanterie. Mais qu’il savait de choses ! et par tradition orale, évidemment, par racontars, venus de si loin. Ce grand paysan au sommet de la colline, se détachant sur un fond de nuages, et brandissant ses plantes mortelles, sa touffée empoisonneuse, l’image frappait...

Cependant il reprit sa cautèle dès qu’il perçut le regard assombri de son voisin : sans doute aimait-il étonner mais pas inquiéter ; il laissa tomber la belladone, et saisit deux autres plantes :

» Voilà ses fillettes : les deux punaises (qui sentent mauvais), la rue et la pue... l’une qui sent le crottin et l’autre la charogne ; utiles ! seulement plus feignantes... la pue, c’est vot’ jusquiame. Ell’ poisse.

Il les jeta ; en cueillit une quatrième : une petite herbacée aux feuilles dentelées de fougère :

» C’est toujours ainsi, – fit-il avec une pointe de dégoût ; – le plantain pousse près de l’ortie, le cont’pouéson près de celles-ci : la sauve-vie qu’on l’appelle ; un bouillon de ça, bien à temps, et toutes les herbes-fières ne servent à rin.

Ils revinrent vers la route, silencieux. Jacques songeait : l’herbe fière : fallait-il pas écrire l’herbe fiere, sans accent grave, de férir, qui frappe, et non de fierté ? que ce bonhomme gardait d’obscure science ! de suites expérimentales ; que d’« accidents », pour qu’il eût remarqué ces effets dont il paraissait si sûr...

 

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Ils traversaient de maigres champs pierreux, rendus plus misérables par la glaçure que les pluies avaient lissée sur eux, qui les maigrissait encore. L’instant atmosphérique était désagréable, incertain, traversé de tiédeurs : le vent halait Sud ; l’air gluait. Plus de lointains ; d’un seul coup cela change : les orées qui cernaient la plaine, s’approchent grandissantes ; noires d’un velours d’eau-forte ; la forêt qui marche, de Macbeth.

« Qu’ c’est pauvre ! – disait Chuintain, secouant la tête de mépris ; – que c’est pauvre ! avec des ségalas, i veulent faire des terres à blé ! On dit que le paysan a du bien... n’a que misère, par ici. Faut y élever le fils, pour qu’il reste sur le lopin du père... Dans un centenaire, tout le pays sera nettoyé ; la forêt reprendra ; l’ouvrier des champs se sent maudit quand i pense à celui de la ville... Ici, rien de rien ! point de plaisir ni de gaietés. On n’a que son corps pour se distraire. – Vère ben ! Monsieur, rien d’autre que son corps...

 

*

*     *

 

Quelques semaines après, Jacques rencontra le régisseur de Chambrois. M. Haudet l’aborda gaiement :

– Eh bien, votre Jean-Vert, j’en ai appris ! Il paraît qu’il s’y entend pour mener la vie... Et braconnier par-dessus le marché ! Un truqueur ! et qui boit de l’alcool au fausset ! Permettez que je vous rapporte ce que dit le garde de la Ruette : « I reboute encore mieux les filles que les gâs » Faudra que je le regarde de près, ce particulier-là...

Galart fut soudain repris du même sentiment, mais en beaucoup plus fort ; celui de la trahison.

– Ne vous en occupez pas, je vous en prie... j’ai eu tort de dramatiser... Admettons que ce soit un pochard...

M. Haudet le menaça avec gentillesse :

– Monsieur... ! en fait de démon, serait-ce pas celui de la littérature, qui vous taquine ? Ce n’est qu’un sale individu, votre Chuintain... Si vous voulez que je m’en occupe, moi et le docteur on le cisaillerait ! Il en a sur le dos !

Dans la seconde, Jacques vit le choc entre ces deux êtres : M. Haudet, lumineux, sûr du réel, de sa puissance, de sa légalité – et l’autre... certain dans son incertitude, contracté dans l’opaque. Et il s’aperçut qu’il prenait violemment parti ; qu’il défendrait et couvrirait le sorcier ; qu’il appartenait à ce côté-là. Peut-être, qu’en assaillant ce mystère, cette tradition, même néfaste, même criminelle, on attaquait encore son sol, son vieux patrimoine héréditaire ?... Ne ruinait-on pas un monument – même sauvage – mais le plus ancien de sa race ? La basse causalité sapant l’intuition ? L’esprit moderne ?

Son mouvement haineux le stupéfia. Il sut le contraindre car l’homme qui l’avait fait naître, son franc interlocuteur, méritait l’affection, l’estime. Il arriva à sourire, posa sa main, qui lénifiait, sur le bras vif :

– Mon cher Monsieur Haudet, laissez-moi mon sorcier... Vraiment, et un homme comme vous comprendra, je me reprocherais beaucoup, alors, mes radotages. Je me les pardonnerais mal s’ils devaient nuire au Jean-Vert. Tout ce monde-là disparaîtra bien vite, allez, avec l’école obligatoire et la conscription... Constituons un parc national. Pour moi, ne faites rien... !

Haudet rit, approuva et s’en allant, courant. Mais Galart revint, soucieux, tâchant de démêler pourquoi lui, qui essayait d’être bon ; qui essayait, en tout cas, il se trouvait tout à coup en pleine révolte... Vraiment, de ce bord-là...

 

 

 

VIII

 

 

Chuintain ne fut pas un simulateur ; il semble bien qu’il crut profondément à sa science, à son don – et ceci reste le plus émouvant, le plus singulier – pas un hypocrite à rebours, quelque rusé paillard tirant bénéfice de la crédulité des autres ; non ; s’il exploitait sa grâce, d’abord, il la révérait.

Galart prit conscience de cette sensation en s’approchant du sorcier, car il le revit encore. L’ayant trouvé en plein marché, il lui demanda de l’attendre chez lui, le lendemain. Il en aurait eu trop long à dire. Il désirait le mettre en garde, le modérer pour qu’il ne donnât pas prise aux attaques que lui-même, Galart, avait peut-être favorisées... Mais d’autres sentiments confus, brumes de l’esprit, l’attiraient vers l’énigmatique paysan.

Pour lui, ce mire campagnard, ce « truqueur », représentait la permanence des gens de Sabbat, qui couraient au travers du Moyen Âge, animant cette demi-nuit, où il semble si difficile d’intégrer de belles journées claires et des joies d’hommes libres. La nuit des temps... image usée, fripée, comme insignifiante, mais qui, si on la considère profondément, garde une telle préhension : le passé infructueux ! cette masse écrasée d’heures sans expressions ; nocturnes, car l’histoire humaine n’en retient rien, ou si peu ! pas plus qu’au sortir du sommeil, les lambeaux du rêve. Les évènements se dégagent de la nue collante ; les gestes semblent épaissis de l’obscur, amollis de haillons crépusculaires.

L’oppression monte avec la latitude, alors que la recherche s’égare sur nos régions et sur le Nord, dans ses humidités forestières et lacustres, ses buées d’orages glacés. Parfois l’on y aperçoit une grande bataille, un sacre, un fait éclatant : il fulgure, frappé de lumières, strié d’ombres portées, d’une crudité sinistre sur le fond de suie ; et vite, l’opacité reprend, ré-enveloppe, ré-absorbe ; les mouvements humains regagnent l’indistinct, le fuligineux. La durée solaire semble abrégée par la nonchalance des actes ; l’énergie hiberne ; elle gît sous le firmament de la nuit et sous la neige. Les croyants pleurent, prient, souffrent en attendant qu’ils meurent : morts incomptables, dont le sédiment doublerait la circonférence du monde ! Ils s’allongent dans la ténèbre de leur mélancolie, dans l’inanition de joie.

 

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Alors, les seuls démoniaques redressent le front, luttent, crachent des étincelles, et galopent, sulfureux, et bondissent, électriques ! Chevaucheurs d’escouvettes, rôtisseurs de balais, et jusque sur le fagot, catapultant des injures vers le dôme indolemment sévère, ils rigolent à la face firmamentale, aux yeux de lumières qui se multiplient et clignent, pour mieux voir ces fourmis en révolte...

D’une lande nue, ils font un tremplin de délices, d’une clairière un palais charnel ; ils s’en donnent plein la tripe ; s’empiffrent entre deux rots célestes ; s’unissent, entre deux haut-le-corps rageurs ; ils se bousculent, s’entrelacent, se lèchent, se pelotent, les doigts ravis des épidermes, les mains arrondies, les bouches comblées ; ils jouissent à crever de ce qu’ils tiennent !

Ce sont des viveurs parmi des fantômes, des chairs au milieu d’ombres ; ils empoignent l’heure qui passe comme un gigot ; la minute, comme un os à moelle, qu’ils font craquer sous leurs dents : ils se gonflent d’exister, bavent et chantent : « Je jouis donc je suis ! » Leur verbe est à l’indicatif, quand la longue, la craintive mélopée des fidèles égrène sa complainte vers les incertains et les futurs.

L’idée de l’enfer flagelle et convulse les gais forcenés ; les fait sauter comme du feu sous les semelles ; d’autres s’étarquent sur le néant dans la joie indicible de ne devoir plus être...

 

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Ils convainquent ; ils élargissent leurs rondes ; sont les maîtres des mouvements grégaires ; ils déclenchent les grandes hystéries aux stridulations de leurs sistres : ils sont les seigneurs du Mal, qui est le souverain Bon-Dieu-de-la-Chair. Ils préparent les grandes virées des années 2000 et Son règne. Ils aspirent les malchanceux ; leur frénésie vainc la stupeur ; ils guérissent avec des compresses de rage, des vésicatoires de haine, promettent des indemnités 100 % pour la vie, à toucher de suite : « Toi qui viens d’avoir trop de malheur, d’un malheur hideusement continu ; qui croupis dans tes larmes, abandonne la cause appauvrie. Mets tes pauvres mains usées dans la main noire et brillante, aux griffes d’onyx ; va vers cet Ennemi, le seul qui ne paye point en monnaie du Pape ! Et puis, l’homme ! si tu n’as plus rien, alors tu connaîtras l’enivrement par excellence ; pour l’être, son meurtre le plus absolu : la destruction spirituelle. » Incendier son temple intime, Érostrate de son âme, et que le cataclysme, une seule fois au moins, vous en révèle la splendeur.

 

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« Non, ce n’est pas le démon de la littérature qui m’assaille, quoiqu’en dise Haudet, – pensait Jacques : – je la hais, avec sa triste masturbation. Moi, je suis un homme qui veut savoir, se renseigner sur soi et sur les autres ; sur soi, surtout ; l’inquiétude de mon vrai moi, m’agite et me remue ; lugubrement, d’ailleurs, et ces images exaltées sont mon effort pour transformer en art (?) ma hantise ; l’oublier en l’exprimant.

Il regardait les espaces monotones qui s’étalaient immensément : « N’est-ce pas, aussi, le contraste de cette immobilité déserte qui doue de violence mon imagination, ma recherche ? L’esprit lutterait contre les insensibilités, les immutabilités ambiantes ? Nous bourrons-nous le crâne, réactivement ? L’homme aspire-t-il à un certain degré d’activité mentale que la ville remuante lui fait tout de suite atteindre, en lui proposant des curiosités, des échanges... Ici, la campagne nue ; le plateau nu : rien... Alors, l’esprit bout à gros bouillons – tout de suite – comme l’eau dans vide.

« Il faudrait charmer, s’épuiser comme le font les normaux, ceux qui restent raisonnables, les cultivateurs. Une semi-inaction, en campagne, engendrerait-elle la frénésie ? Les mœurs provinciales passent pour plus actives, plus concentrées ; les mœurs campagnardes, encore plus que les provinciales. La ville resterait ainsi au centre d’une haute prolifération passionnelle, d’un entonnoir aux parois sombres... »

Il sortit dans l’air glacé pour aller voir Chuintain.

 

*

*     *

 

Quand il arriva, après sa longue marche, le sang lui battait dans les veines, et pourtant sa mauvaise mélancolie ne se dissipait pas. L’homme l’attendait ; le salua, et rit en désignant la jambe gauche du piéton : « Vous avez mis votre bas à l’envers, Monsieur, vous n’avez donc rien à redouter des sorciers »... Jacques connaissait le dicton... « Par mégarde, Chuintain... ! » – « Bien sûr... pas d’effet autrement ! Je vous ait fait du flip à l’ancienne, Monsieur ; ça qui vous fera du bon chaud. »

 

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La lumière diminuait vite, et les petits carreaux de la chaumière la restreignaient encore, de sorte que le grand feu de fagots illuminait la pièce. La violente boisson, mi-partie eau-de-vie, mi-partie cidre pur, avec des baies de genévrier, donnait imaginativement l’impression d’apporter au corps un rayonnement général interne, comme ce brasier dans la chambre.

Chuintain, après son aimable accueil, paraissait assez défait, moins bavard ?

Jacques l’interrogea ; avec un mouvement de tête :

– Ça ne va pas ?

– Moi, si ; c’est Mariette, ma fille ; elle est encore grippée.

Il avait reçu une lettre du pensionnat. Il irait peut-être jeudi. Il ne demanda pas à Jacques pourquoi il était venu. Son souci lui suffisait. Galart crut comprendre que ce qu’il pourrait dire le laisserait bien froid, à côté de sa préoccupation. Il s’expliqua cependant.

Chuintain fit un geste d’indifférence :

– ...on ne peut guère m’atteindre, – fit-il – tout ceci est au nom de Mariette. Et leur « contrainte par corps », comme ils disent, cela me reposerait... Mais, vaut mieux, en effet, ne pas trop parler sur moi, Monsieur, – ajouta-t-il avec une réelle douceur, – quoique je sais bien que c’est plutôt bon vouloir de vot’ part, bien sûr, que mauvais.

– Exactement, répondit Jacques – Je me tairai. D’ailleurs si mon bavardage avait pu vous nuire, croyez que je marcherais à fond pour venir à votre aide... Et j’ai encore, malgré tout, des amis.

– Oui, Monsieur, – dit Chuintain avec une sorte d’émotion.

Ils restèrent à regarder la splendeur des flammes : la fouée montait avec une légèreté, une allégresse vivantes. La complication, la richesse des langues de feu, leur désordre, leur puissance, semblaient un phénomène d’art plastique sans égal, qui se recomposait, se nouait et se dénouait comme pour un instant exceptionnel ; symbole d’amour et d’ardeur aussi, dans cette consomption génératrice de lumière et de réchauffement. Sur le linteau de la cheminée, la lueur frisante creusait une date gravée dans la pierre : 1525 : Pavie.

– Oh ! la maison est cor’ plus vieille que ça, Monsieur. Elle a des caves voûtées, et faudrait faire bien des hameaux pour en trouver de semblables...

Ils parlèrent un peu des constructions anciennes – toujours la bizarre érudition –, mais Jacques ne pouvait s’y attacher qu’à demi. Chuintain lui-même n’y mettait plus sa verve. La chatte blanche s’était installée sur les genoux de Galart et filait son rouet.

Jacques traversait une mauvaise passe ; toujours vaincu, toujours brimé, il lui fallait appeler à l’aide toute sa morale traditionnelle pour ne pas se révolter. Faible secours en face de l’attaque ! Lui, Galart, ce descendant, il avait reçu les vêtements des ancêtres, leurs armures, et il s’en couvrait sans vouloir discerner leur désuétude, leur inconfort – et leur inefficacité ! Que de choses se refusait-il pour garder son déguisement pompeux, son rôle : son rôle social : le même mot pour désigner la partie du bouffon et celle du gentilhomme ! Ce manant-là, à côté de lui, ne montrait-il pas plus d’énergie, de courage – et après tout, plus d’intelligence, – qui n’acceptait pas, qui se redressait ?

Chuintain avait dû, lui aussi, connaître très vite la souffrance, et très vite, prendre son parti de révolte.

 

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Peu à peu, lentement, malaisément, Jacques parla, dans ce sens, laissant filtrer son trouble, sa lassitude. De temps à autres, le paysan le regardait, comme soucieux de cette tristesse qu’il devinait ; il secouait approbativement la tête, en revenant au feu ; semblait vouloir dire : « Je m’attendais bien à ces choses-là », mais avec de la commisération. La mélancolie est confidentielle ; ils parlaient à mi-voix, entre de longs silences où s’entendait le vent du Nord ; le vent poussait des nuées grises, au jour défaillant, sur les bois qui devenaient charbonneux, sur les éteules livides. Dehors, à trois mètres de cette flammes qui baissait, le froid guettait ; des traînées de neige oubliées : les cicatrices du froid. Ces deux hommes étaient perdus au fond de la détresse campagnarde, dans un monde qui mourait... Et il y avait quelque part des villes chaudes et brillantes !

 

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– ... et vous, Chuintain ? quand est-ce... comment avez-vous commencé ? Malheureux, aussi ?

Le sorcier le considéra avec souci, timidité ; puis, hochant la tête, regarda le feu : il se dérobait. Jacques renouvela sa demande ; Chuintain, la tête détournée, répondit à regret, sourdement :

– Je ne puis dire... C’est trop de choses... Je suis né le cinquième garçon, sans une naissance de fille entre nous. Alors les bergers m’ont dit que j’aurais du pouvoir... si je le voulais... le voulais d’une certaine manière...

– ... de quelle manière ?... Je vous en prie !

– ... je ne puis dire : des choses que, vous-même, Monsieur, ne voudriez me passer... D’ailleurs... – il désigna d’un tour de pouce, sans lever la tête, les murs sanctifiés d’images, et se tut.

Jacques osa :

– ... est-ce qu’il y eut, de votre part, renoncement à... ? – il refit le geste du paysan.

Chuintain écarta ses deux mains, une seconde ; puis les laissa retomber sur ses cuisses.

 

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Tous deux suivaient leurs pensées. Chuintain avait distraitement remis du bois ; le feu de nouveau embrasait la pièce ; la porte de la chambrette laissée ouverte pour y combattre l’humidité, montrait des cuivres qui brillaient, des mousselines qui rosissaient. Jacques reporta les yeux sur Chuintain. Que l’heure était étrange ! Lui, Galart, fils des anciens seigneurs de tout ce pays, il revenait près de son magicien, comme peut-être son aïeul du XIIIe, du XIVe siècle ; il arrivait tentant de savoir, tentant de se guérir, d’une lèpre aussi... d’une croisade vaincue...

Jacques reprit :

– ... et, vous aviez souffert, avant... avant cela ?

– ... non. J’avais quatorze ans.

– ... les bergers, alors, qui vous poussaient ?

– ... oui, pour une part... Et d’autre chose...

Chuintain se leva ; alla fermer la porte de la petite chambre. Il revint lentement, évitant le regard de son hôte ; quand il fut à sa chaise, il ne se rassit pas, les yeux tournés vers la gauche :

» ... et le désir des femmes... – murmura-t-il.

Il s’assit enfin ; se pencha sur le foyer ; s’y chauffa de plus près, comme saisi de froid. Une ligne de feu dessinait son profil : un grand profil aquilin, sévère, où une ride en U, en étrier, lui caveçonnait le menton d’un trait noir. Les femmes ! Le goût de la femme, la volupté, cette boisson d’eau-forte qui corrode les joies douces et torréfie le cœur. Jacques, au courant des facilités paysannes, considéra cet homme, si vigoureux encore, avec un sentiment de jalousie, sourde mais sûre, qui l’humilia. Comme s’il eût perçu cette poussée impulsive, Chuintain, sans lâcher le feu du regard, leva la main, dans un geste d’excuse :

» J’ai eu ma part de malheur, – fit-il, assez haut – mais mon pouvoir a commencé par là. J’ai pu obtenir... si je n’ai pas su garder... La première... elle s’est échappée aussi – complètement... J’ai descendu l’escalier aux regrets.

– Quoi ? que...

– Vère !...

Du pouce, l’homme désigna la fenêtre, et, par derrière, l’indistinct brouillard violâtre où se dissolvait le jour :

» Oui ! Au barrage du Ternant, qu’on voit d’ici, sous le clocher de Fors...

– Qu’on voit d’ici ?

Galart s’approcha de la croisée et souleva les mousselines... Rien qu’un glissement monochrome, où l’argile et la nue finissaient par se confondre, s’épousaient en brumes ocreuses. La déclivité du val se marquait surtout par une augmentation de la surface enfumée du ciel ; une lumière brillait au centre de cette longue gorge... Chuintain regardait aussi, le nez à toucher le carreau. Soudain, il empoigna l’espagnolette et ouvrit la croisée. L’air cruel leur sauta à la figure, au masque ; la blouse verte eut des gondolements de tôle ; et le grondement du barrage retentit...

– Au barrage du Ternant, – reprit Chuintain ; – ouée ! Écoutez-le qui r’clame !

Le bruit s’augmentait, comblait la chambre ; des lames de vent coupaient, vous attaquaient la peau, les membres ; semblaient l’agression de ce bruit qui montait à chaque souffle, qui diminuait, qui se ravivait. La vaste et lointaine clameur sortait d’un noir devenu intense, car, derrière les hommes, le feu, fouaillé par la tempête, éclatait à pleine cheminée. Les oreilles s’emplissaient intolérablement de cette vibration sonore, l’amplifiaient... l’esprit allait suivre :

– Fermez la fenêtre ! – ordonna Jacques, dans un égarement où il restait encore un peu d’autorité.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Chuintain referma très doucement. Il garda les yeux fixés sur la pente ténébreuse :

... elle aurait pas loin pour reveni’... continua-t-il sombrement : – mais, sont morts, les morts ! C’est des boniments, les retours... –il maintenait une accentuation ferme et basse, étouffée et précise : – je l’sais mieux que quiconque, mouée ! On meurt comme çà !

Il avait saisi dans un pot de fleurs près de la fenêtre, une petite motte de terreau, qui s’effrita brusquement, explosa, sous la pression de se doigts durs. Il regarda ses mains, si lourdes... puis, s’étant reculé, les étendit presque jusqu’aux vitres ; il parla sans élever la voix, mais avec passion :

« Les doigts écartés, ainsi, c’est notre puissance qui sort ; notre puissance à nous. J’ai senti ma force faire ployer d’aut’ forces : toute la force de mon corps à mouée... Mais j’ai jamais rien pu su les refroidis... Doigts joints et mains bassottes – ainsi – comme çà – c’est le geste au Vôtre... P’t’êt’ben qui réussit, lui, mais mouée, n’z’autres, on ne peut point...

Galart aurait dû continuer, attendre ; sa nervosité ne put en supporter davantage : il réagit contre ce mouvement hypnotique, cet acquiescement où l’entraînait le sorcier. Il se retourna, lui fit complètement face :

– Mais... le Vôtre, à vous, alors... ? Vous le nommeriez donc ? commença-t-il avec éclat ! puis il baissa la voix, dominé par une anxiété qui s’aggravait :

« Ce serait, alors ? ce serait... ?

Chuintain regarda vers la gauche, vers le mur de cheminée. Jacques reprit précautionneusement :

« Ce serait... SATAN !

Et, contracté tout entier, pâlissant, il attendit quelque coup de tonnerre : il avait prononcé le nom informulable, autour duquel se caille le silence, nom dont les sectateurs eux-mêmes craignent la sonorité, autant que, jadis, les Juifs, pour Iaveh...

Chuintain revira lentement ; fixa sur Galart ses énormes prunelles, fades soudain du reflet blêmi des fenêtres. Sa grande bouche s’ouvrit tristement :

– Moi-même, je sais pas... – se plaignit-il ; et, restant les yeux sur le jeune homme, il secoua la tête sans paraître le voir : – je ne sais pas...

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

MARIETTE

 

 

 

I

 

 

Galart s’était rendu au Carmel de Lisieux : la grande basilique n’existait pas encore : la sainte restait dans la chapelle du couvent, prise sous cette vitrine où les ornements de vermeil et de pierres précieuses s’entassent. Certains délicats se montrent choqués de cette richesse ; d’autres, d’une différente délicatesse, se réjouissent d’une telle prodigalité, d’une telle débauche de matières.

« Une somptuosité de confiseur » dit quelqu’un près de Jacques ; oui, vraiment ; cependant l’âme du peuple en est atteinte ; cette profusion l’oriente vers le respect ; l’attire, en tout cas. Une foule, plus curieuse peut-être qu’adorante, se pressait dans la nef ; une mauvaise heure d’après-midi où les copieux déjeuners de pèlerinage appesantissent corps et âmes. Que de figures enluminées, quand celle de la sainte blanche et cireuse, semblait une sublimation de la chair humaine ! Ainsi le Moyen Âge devait-il se figurer les corps bénis, dont émanait l’odeur de sainteté.

Quand Jacques redescendit, il remarqua quelques rangs plus loin une enfant ravissante, une petite jeune fille qui s’extasiait, ses grands yeux clairs tournés vers la chapelle de la sainte. Une fillette blonde, mince, dont les deux nattes tombaient jusqu’à la taille, devant sa poitrine... Treize ans ? Non, quatorze, quinze, malgré le stupide bonnet de marin qui n’arrivait pas à l’enlaidir... Quelque uniforme. Déjà élancée, on eût fait une figurine de manuscrit angélique, en la vêtant d’une robe traînante ; une petite princesse Astrid ou Sigrid, en supprimant le béret ridicule (Dreadnought, par dessus le marché, comme si nous n’avions pas en France de navires glorieux !) L’enfant, ses mains jointes et gantées de fil gris, ne voyait rien d’autre que la Sainte dont elle n’arrivait pas à se rapprocher. Au milieu de la foule sale et noire, de ces chiffonniers qui grouillaient, elle réconfortait le regard. Elle tendait en avant, mais prise dans sa dévotion, et douce, elle ne poussait point, ni ne rusait : de robustes Bretonnes la bousculaient. Elle reculait, et, lentement attirée, revenait, se balançant dans le courant noir comme un clair lys d’eau ; sans avancer ; agitée seulement.

Le jour venant de la chapelle tombait en plein sur sa face pure, dont le menton allongé et un peu saillant terminait immatériellement le modelé. Elle ne se dégageait pas des remous. Jacques, qui traînait pour le plaisir subit de la regarder, se décida : élargissant son énorme carrure de ses bras contractés, se faisant plus lourd encore, il arrêta la ruée des commères ; pointa du coude en plein corsages tétonniers, du derrière sur des ventres à vertugadins, et, parvenant à l’enfant, s’arc-bouta, lui laissant le chemin. Elle passa ; le remercia, aussi gravement qu’une femme, et s’agenouilla enfin sur la marche d’onyx.

 

*

*     *

 

Dehors régnait la beauté du printemps et sa douceur. Venue de Lorient à Saint-Malo, sans oublier de vider Penmarch de ses Bigoudens, la Bretagne encombrait la rue courbe. Régnait cette gaieté des pèlerinages qui scandalise les profanes et qui n’est pourtant qu’une joie simple et belle, une libération. Les recteurs, noirs dans leurs robes, semblaient les seules femmes maigres. Les solides petits gâs râblés du Léonois offraient des frimousses de poupards. Galart regardait distraitement, écoutait, heureux de ces Bretons qu’il aimait tant, des coiffes et des syllabes gaëliques qui lui rappelaient son exil d’enfance.

Son œil fut attiré par une forme, anormalement haute ; au milieu de ces bidets, un grand carcan sombre, de corbillard, demi-voûté, mais si haut encore, et enseveli sous un chapeau mou immense, en feutre noir : un chapeau de rapin de proportions inconnues même à Montparnasse : pas un chapeau : un coltin ! Mais une main atteignait la coiffure... la gondolait, la soulevait : Jacques reconnut Chuintain ! Plus rien de son sorcier vert ; ni biaude ni casquette de soie ; Chuintain s’était mis en grande tenue de ville, dans une semi-redingote, semi-jaquette, sanglée, à la maître d’armes... Ah ! ce chapeau !

Ils se serrèrent la main. La joie du bonhomme était bizarre. Galart crut que, lui aussi, il venait de faire honneur à la Vallée d’Auge et à son gros bère. Qu’il devenait inoffensif de paraître ridicule ! Et que pouvait bien combiner le malfaisant, ainsi hilare, près de cette demeure des grâces ? Et dans cet endimanchement saugrenu ?

– Je suis venu chercher Mariette ! – dit enfin Chuintain, comme si pareille joie, pareil honneur, ne se pouvaient céler. – Elle est là-dedans, et je la guette pour l’emmener. On prendra le train de quatre heures sept.

– Mais, – dit Jacques, je puis vous porter ; j’ai trois places dans ma voiture.

L’autre accepta, se réjouissant du plaisir qu’aurait la petite d’aller en auto.

Les pèlerins sortaient, émus, excités ou pensifs, dans une variété laide de traits qui finissait par prêter au rire. Galart et Chuintain surveillaient machinalement la porte...

Entre deux femmes de viande, soudain, l’enfant immatérielle parut ; elle sourit vers Jacques :

– La voilà, Mariette ! dit Chuintain.

 

*

*     *

 

Le sorcier était venu chercher sa fille pour les vacances de Pâques, et la ramener à la Trémolière. S’il avait arboré cette toilette, c’est qu’il ne voulait pas taire sourire les compagnes de la petite qu’ils auraient rencontrées. Il avait ainsi une touche de mauvais prêtre, de défroqué, mais selon sa conception, un aspect bourgeois.

Galart fit monter l’enfant près de lui ; elle s’installa avec grâce, simplicité sûre. À son côté, il sentait cette petite présence de délicatesse et de douceur. Le jubilant Chuintain se recourbait sur le coussin du fond, se rapprochant à chaque minute pour parler à sa fille, lui nommer les châteaux, les bourgs et les rivières. Son grand bras, lié à la barre qui suivait les dossiers de l’avant, l’attirait, serpentiforme. L’homme regardait sa fille de coin : il contentait une faim de tendresse, une boulimie, insatisfaites depuis tant de mois !

Amolli par la tiédeur générale, la grâce du moment printanier, Jacques ralentissait encore son tacot. D’ailleurs, ce sentiment de langueur paraissait avoir saisi tous les ambulants de la route : les voitures se traînaient. Malgré sa faible allure, Jacques n’était pas dépassé. On voyait devant soi une file de carapaces lentes, de hannetons d’acier qui ne se pressaient pas, qui se déhalaient dans la douce lumière.

Une fois de plus, la terre promettait – et l’homme se laissait prendre.

La fillette, que Galart, ayant sournoisement déplacé le rétroviseur, pouvait admirer furtivement, la fillette portait sur sa face le reflet des blancheurs traversées, comme si l’on eût roulé dans la neige ; mais c’était les avrils normands, blancs et roses, qui l’éclairaient. La saison avait été précoce ; de chaudes bouffées avaient chassé l’hiver et ses haillons : la clarté du sol luttait avec le ciel.

Mariette, ses gants gris enlevés et ses mains l’une sur l’autre, regardait droit devant elle, érigée, sans s’appuyer aux coussins. Les deux nattes tombaient, lourdes comme des tresses de métal. Quand elle se retournait un peu pour sourire à son père, marquer son attention, la natte de gauche se lovait contre le bras de Jacques.

Elle avait retiré le vilain petit béret, et sa pure figure amandine apparaissait mieux, plus complète, parachevée par cette séparation des cheveux, qui, partant du front, gagnait la nuque, axe parfait d’une ineffable symétrie.

Oui, la mère avait été jadis, chaste, et très belle ; il fallait s’en souvenir pour ne pas éprouver trop d’étonnement ; pour admettre. En avançant dans cette splendeur des fleurs et des prés, ce paysage d’émaux verts et de paillons d’argent, ce décor de manuscrit à miniature, le jeune homme, sottement livresque, s’émouvait : il emportait une petite âme de la Légende Dorée ; Jacques de Galart devenait Jacques de Voragine, qui crut aux anges d’avoir tant aimé, peut-être, la candeur des vierges. Derrière eux, attentif à ce lent rapt, dominé, se repliait le Démon : le noir et verdâtre Chuintain, dompté par un frémissement de la petite bouche ; vaincu d’avance par un arc un peu courbé de ces sourcils si fins, par un pli qui pourrait assombrir ce front.

 

*

*     *

 

On sut, grâce à la connaissance parfaite de Chuintain, se débrouiller dans le labyrinthe des chemins ruraux, et arrêter la voiture à quelque cents mètres de la petite maison. Galart devait accepter de s’y venir rafraîchir, s’il respectait la politesse rurale. Il l’espérait bien.

La chatte blanche accourut, dans cette joie animale si troublante, cet amour battant... L’enfant la prit dans ses bras avec une tendresse grave.

La maison attendait toujours ; cette fois, elle ne serait pas déçue ; dès la porte ouverte et Mariette entrée, l’intérieur prit son sens, retrouva son identité expressive : c’était sa maison. Comment admettre qu’une autre puisse s’y mouvoir à l’aise. Les conversations de l’hiver, que Jacques avait partagées, au coin de l’âtre et près de cette fenêtre, semblaient des cauchemars. Tout devenait simple, aisé, avec cette petite présence. Elle était revenue, couverte d’un long tablier de nuance tendre, et elle ouvrait les placards avec certitude, retrouvant, après trois mois, un ordre sans doute établi par elle. Quand elle coupa le gros pain, elle fit un signe de croix du bout du couteau, sur le dos plat de la miche ; et ce fut singulier, charmant : elle semblait, le soutenant à plein bras, jouer de quelque instrument de musique, énorme ; d’un psaltérion fauve.

Jacques prit bientôt congé ; le père, la fille et la chatte l’accompagnèrent jusqu’à la voiture qui, bien laide, défigurait le beau paysage de vallée déclive. Quand il partit il cueillit une dernière fois une impression étrange, savoureuse – pittoresque, à coup sûr, mais aussi anormale : le grand bonhomme en redingote de pion, qui agitait son coltin ; la fillette suave dont chaque regard semblait une confidence ; ses cheveux venaient à l’épaule de Chuintain ; et tout au bas du triangle, la chatte. Le soleil descendait derrière eux, et, en se retournant, Jacques ne vit que leurs trois silhouettes noires, sans pouvoir discerner s’ils le regardaient encore, où s’ils se dirigeaient vers la maison.

Arrivé à Champnoir, il s’aperçut que l’enfant avait oublié un de ses gants gris. Il en fut content ; il irait le reporter ; il retrouverait cette réunion si particulière, attachante et pénible à la fois.

 

*

*     *

 

– Ah ! Monsieur, ce fut une chose bien extraordinaire, disait le curé à Jacques. – Je le sais par le récit de l’homme que Chuintain emploie. Figurez-vous qu’il y a failli avoir un drame à la Trémolière !

Galart s’émut.

« Oui, Monsieur, le retour de la femme Chuintain ! Dans quelle manière ! Elle a fait fortune, de la façon que vous devinez. Elle se prélassait en auto, une auto à elle, avec un chauffeur tout en blanc ; une voiture comme on n’en voit jamais sur nos routes et dans nos chemins. Je l’ai remarquée, la voiture. Elle a fait marche arrière, à gauche du presbytère ; la femme s’était trompée de direction. J’ai pu distinguer la propriétaire mais je l’ai pas reconnue. Maigre et tirée, mais toute peinte ; plus blonde qu’elle ne le fut jamais. Elle avait un chien : une boule de poils avec un museau fin : un vrai renard.

Dronais binait le jardin devant la Trémolière, pour les plates-bandes de l’enfant, quand la machine s’est arrêtée au bord de la route de Preux, et qu’il a vu la femme descendre. Il a appelé Chuintain qui taillait sa plante (haie) avec des forces (grands ciseaux). La petite Mariette tricotait devant la porte.

Il paraît que Chuintain n’a pas pipé une seconde, lui ! il a reconnu du coup la malheureuse – car ce fut jadis une bonne créature, Monsieur. – Il a foncé droit sur elle. Dronais a pensé que c’était du grave, alors ; avant, il croyait que la femme venait consulter – il en vient de partout, et du plus beau monde. – Quand la femme a vu arriver Chuintain, forces hautes, prêt à cogner, elle s’est piquée au milieu du chemin de terre... elle était aussi court vêtue qu’une vachère en rosée, avec des souliers de bal, pointus. Il courait presque, Chuintain. Alors la femme appela son chauffeur : « Marcel ! », qui vint à la rescousse ; se mit devant, barrant la route... Et la petite, qui regardait la scène, s’était levée, droite... « Arrêtez-le, Marcel » qu’elle disait, la femme, en sautant de côté pour aller vers la Trémolière. Le chauffeur pouvait bien être costaud, mais, avec Chuintain qui retournerait un taureau d’herbage, il ne fit pas long feu : Chuintain le balança comme un mouton. Le chauffeur, du sang sur la figure, sortit un pistolet ; pour faire peur, sans doute. Ouatt ! Chuintain le lui prenait du poing et le fichait dans la mare, et reboulait le bonhomme... sur le flanc... La femme courait, et elle appelait « Mariette, Mariette » ! qu’elle faisait : c’était sa fille, qu’elle voulait voir, emmener peut-être... « Ne bouge pas, criait Chuintain... Mariette, va-t’en ! » et il poursuivait sa femme... Mais il avait des sabots, et elle de fins souliers. Quand il allait la joindre, elle faisait un faux, comme les enfants qui jouent aux barres – et il la ratait... Il criait tout le temps, pour couvrir sa voix, mais il ne pouvait empêcher que les cris « Mariette ! Mariette » ne s’entendissent... Et elle, la pauvre enfant ! elle avançait quand même, approchait, comme afflûtée par les cris de sa mère.

Chuintain finit par saisir sa femme. Dronais crut qu’il allait la briser... elle était chue... Il lui mit la main à la bouche... Elle criait encore. Alors, ce failli, il empoigna une poignée de terre : un haillon qu’il lui enfonça dans les dents, à l’étouffer ; il lui bourra la bouche de terre... Elle étouffa ; il la jeta dans la voiture, poussa le chauffeur qui se tenait le côté... « Foutez le camp, qui criait, paraît-il ; foutez-le camp ! » Et, quand il revint près de l’enfant en larmes, à ce pauvre agneau, toute bonté, toute pureté, honnête, elle ! qui lui demandait... ce bandit-là cracha : « C’t’une catin ! »

De sa mère... comme je vous le dis, Monsieur, en m’excusant. »

 

*

*     *

 

Jacques arrêta sa voiture, où sans doute, l’avant-veille, la femme avait arrêté la sienne. Il avança vers la maison. Le printemps s’était établi ; la sève agitait toute la nature végétale : les brumes, au lointain, semblaient des buées sorties de cette transpiration universelle. Les parfums voyageaient. Une grande plaque de colza, jaune vif, d’une intensité telle qu’elle paraissait bourdonner, bouillir, emplissait l’air d’une odeur grasse.

Mariette, assise près de la porte, le regardait venir. Elle tenait sa chatte sur ses genoux. Quand il se dirigea nettement sur la Trémolière, la jeune fille posa à terre la moumoute et vint à sa rencontre. Lui, malgré le malaise où le récit venait de le mettre, se sentit gracieusement heureux de la revoir : les jolis êtres lui remplaçaient les tableaux, les statues, qu’il avait tant aimés avant de revenir à la campagne ; et le respect des âmes fines, l’amour, dont il s’était sali.

L’enfant apparaissait encore bien plus touchante... Elle était exhaussée par ses sabots de bois, sabots vernis mais d’une lourdeur ancienne, de forme ancienne ; sa gracilité s’en augmentait, irrésistiblement suggestive... on l’alourdissait à dessein, pour qu’elle ne s’envolât pas, dans les trames brillantes des rayons, au souffle des graminées : on la liait au sol pour qu’elle pût résister au départ. Et, de fait, tandis qu’immobile et souriante devant Jacques, elle hanchait, donnant à son corps délicat une ligne concave, on prenait le sentiment qu’elle s’incurvait, semi-entraînée déjà dans le mouvement atmosphérique.

– Papa n’est pas là, Monsieur ; comme il va regretter !

– C’est pour votre gant, Mariette... Voici la quatrième petite main...

Elle remercia gentiment ; s’excusa de l’avoir dérangé pour une chose si infime. Puis, en paysanne bien élevée, elle lui proposa d’entrer dans la maison : il y a discourtoisie de ne pas faire asseoir l’hôte. Elle voulut s’effacer pour le laisser passer le premier dans l’allée du jardin, où ils ne pouvaient marcher de front ; mais Jacques, s’inclinant, lui rendit sa place de femme. Elle le précéda, tenant le gant par le bouton ; la brise emplissait la menotte de fil gris, et la fausse main reprenait l’existence, s’agitait comme dans une palpitation inquiète. L’abondance de ses cheveux étonnait : ils se séparaient sur la nuque pour rejoindre les nattes ; et cette raie rappelait, par sa profondeur, sa rectitude, un sillon de champ, en belle terre claire.

– Voulez-vous que nous nous asseyions sur le banc, au dehors ? – demanda Jacques : – il fait si beau !

Mariette sourit ; d’un geste vif, de son tablier, elle essuya la pièce de bois, et attendit pour s’asseoir que son hôte l’eût fait.... mais elle se releva vite : « Vous devez bien avoir soif ? Je vais chercher du cidre... » dit-elle, non sans une pointe d’embarras.

– Cela me ferait un rude plaisir, – fit Jacques avec simplicité.

Elle revint, exquise, en soutenant son plateau et deux verres. Ils mirent le plateau entre eux, et se sentirent amis.

– Vous êtes toute seule ? – demanda Jacques.

– Oh non ! La vieille Nânon est dans le champ à côté, qui sarcle, et Dronais fait des fagots. Papa ne veut pas que je reste seule. D’ailleurs il ne s’absente jamais longtemps, ces vacances-ci.

Galart pensa à la mère ; à cette scène effroyable. Il eut la conviction que Mariette y songeait aussi. Elle reprit :

» C’est la première année où j’ai un peu peur... Autrefois, j’étais si contente de retrouver la Trémolière et tous les bons champs... Je deviens une fille de ville... – elle s’excusa d’un petit sourire assez pauvre, mélancolique – mais, l’année prochaine, je reviendrai définitivement... à moins que... Père ne veuille pas.

Elle semblait frappée profondément.

– Il vous engage à rester à Lisieux ? –

– ... Oui. Non... Monsieur... je ne sais... – elle se redressa et regarda au loin, très loin, jusqu’au clocher de Vignes, qui dressait son petit casque nordique. Jacques la voyait de côté et l’admira ; ce profil devenait, ainsi figé, d’une pureté de trait sans un défaut, d’une pureté inhumaine, inexpressive : une réalisation d’artiste inspiré, mû par le seul sens de la forme, oubliant qu’il exprimât des organes... Mais il se sentit soudain violemment chassé de son esthétisme : des larmes lentes descendaient au long de la joue...

– Mariette ! ma petite Mariette... – fit-il avec tendresse : – ne vous chagrinez pas : votre père vous aime tant ; dites-vous bien qu’il ne vit que pour vous.

– Monsieur de Galart, – demanda soudain l’enfant, en tournant vers lui sa figure où brillaient quelques pleurs – vous venez souvent voir Papa – et il en est fier... Si vous venez le voir, vous, c’est que vous l’estimez bien ; n’est-ce pas ?

– Oui, Mariette. Votre père est un homme remarquable, qui a ses côtés mystérieux, Mariette, et ses défauts... nous en avons tous ! Si vous croyez que je n’en n’ai pas, ma fillette ! Je suis colère... ! Vous ne vous doutez pas de quoi je serais capable, dans un coup de rogue... ! Votre père, avec sa dignité, possède une intelligence très rare. J’ai beaucoup de plaisir à le rencontrer.

– Mais, l’estimez-vous, Monsieur ? – redemanda-t-elle avec une si chaude rougeur qu’elle en séchait ses larmes. Elle tenait sur Jacques ses grands yeux, dans une expression véhémente, d’inquiétude et d’attention.

Il n’hésita pas une seconde ; il agit avec la vitesse qu’il retrouvait au contact du danger :

– Oui ; je l’estime, Mariette, rassurez-vous, ma petite fille. – Il lui prit les deux mains, deux menus organismes déliés qui disparaissaient dans ses grosses pattes à lui. C’était elle qui avait des mains aristocrates. – Il ne faut pas encore essayer de tout comprendre dans la vie des hommes ; des hommes des campagnes. N’oubliez pas que vous vivez au couvent ; dans un milieu où tout est réglé, où tout est délicatesse, prière. Ici, il faut être dur ; on ne peut vivre à la campagne sans un peu de brutalité.

Il parlait d’abondance, averti mystérieusement que la sonorité, l’expression qui accentuait ses paroles, apaisaient plus sûrement l’enfant nerveuse que les mots eux-mêmes. Les mots, il les choisissait anodins, banals, pour qu’elle n’en perçût que le ronron calmant.

– Je sais bien que vous avez tous les deux des positions si différentes, mais... enfin... Vous l’aimez un peu, Papa ?

Il n’eut pas à répondre, car elle reprenait :

« Il est très heureux de votre amitié ; il m’en parle si souvent que je vous connaissais déjà ; tout de suite je vous avais deviné, en sortant du Carmel, et même peut-être déjà, dans l’église. Vous lui faites du bien... – Elle lui lança un de ces coups d’œil de prière qui, dans quelques années, quand ils serviraient une autre passion, dompteraient les hommes, les attacheraient à sa forme féminine... – Il ne faut pas l’abandonner.

– Je ne l’abandonnerai pas, Mariette.

– Quoi qu’il arrive ? Monsieur.

– Quoi qu’il arrive, Mariette !

– C’est qu’il peut arriver des choses... – Elle regardait vers le chemin de l’automobile. – Comment a-t-il tant d’argent ? – s’inquiéta-t-elle à mi-voix – car nos terres ne sont pas bien grandes... Et il ne fait pas de commerce. Ma pension coûte cher... Il ne me refuse rien... Depuis hier, il veut aller avec moi sur une plage... Pauvre Papa, sur une plage ! Qu’y ferions-nous, tous deux ? Mais tout cela demande beaucoup d’argent !

– Mariette, ne vous alarmez pas... Vous savez bien que votre père est guérisseur ; rebouteux, enfin...

Jacques crut habile de parler simplement de la chose angoissante, en la minimisant.

– Est-ce que vraiment cela peut rapporter tant de sous, fit-elle avec une enfance paysanne qui avait un charme si frais.

– Mais oui !

– Est-ce que cela est bien normal, aussi ? Papa semble s’en cacher. – Il s’en cache ! – On vient à lui mystérieusement, et il est mystérieux lui-même.

– À cause des médecins. Voyons, vous êtes au courant !

– Ce serait donc malhonnête ?

– Non ! illégal. Rien de pareil. Il y a des lois naturelles... les seules que nous devions toujours respecter... qui engagent notre conscience. Et des lois, des règlements, qui n’ont rien à voir avec cette conscience. L’État voudrait nous rendre péché la transgression de ses arrêts... c’est idiot... Distribuer la médecine n’est pas plus mal que de récolter du sel, en faisant évaporer l’eau de mer... ce que les gabelous punissent sévèrement. Mariette gentille, le bon, le cher bon Samaritain de la parabole eût été arrêté, aujourd’hui, pour exercice illégal de la médecine !

Elle rit, soudain épanouie, dans une expansion délicieuse. La première fois qu’il la voyait rire ; il en fut troublé : comme le rire désarme un être : le livre !

– Mais, – reprit-elle – il soigne donc aussi des personnes ?

Elle n’avait d’abord pensé qu’à une sorte de vétérinaire... Jacques aurait-il parlé trop vite ? Non, que cette révélation – semi-complète – vînt de lui puisque l’enfant paraissait avoir confiance.

– Certainement, répondit-il avec naturel ; – il connaît beaucoup de secrets, de simples... des trucs aussi, que les citadins, eux qui ne jugent que par leur science lente et lourde.... Mais vous en savez, vous-même, Mariette ? Je vois sur votre bras écorché par quelque ronce, la trace d’une herbe à cinq coutures et de son iode. Condamnée... Mariette !

Elle ne voulait plus rire... semblait reprise par la songerie mélancolique. Elle avait saisi ses nattes à deux mains, en les croisant sous son menton : ainsi que les Gauloises qui s’étranglaient pour ne pas tomber aux mains de César, sur les chariots de guerre :

– Papa ne va jamais à la Messe... Allez-vous tous les Dimanches à la messe, Monsieur ?

– Oui. Mais nous ne sommes pas nombreux, et j’étais jadis le seul du village à communier.

– Vous ne communiez plus ?

– Non... c’est autre chose Mariette...

– Pardon ! – fit-elle avec une confusion violente. Dans son souci d’avoir été indiscrète, ou trop familière, elle s’était levée et marchait, tirant toujours ses nattes ; se faisant peut-être mal exprès...

– Au contraire ! vous avez bien raison de vous inquiéter... Pas toujours facile de vivre...

– Ah ! non ! – elle criait presque ; – mais enfin... – elle revenait sur lui, toute raide dans ses sabots, sur ses fines jambes hautes ; – pour vous, Monsieur de Galart, Papa n’est point un... sorcier ?

Il vit le péril ; l’enchaînement des constatations, des découvertes successives. Il réussit à rire avec assez de franchise :

– Mais... presque ! Mariette ; et pour les gens du crû sans doute sûrement. Pour eux, tout ce qui n’est pas officiel, diplômé, tient à la sorcellerie. Pourtant, Mariette, croyez-vous qu’un sorcier laisserait tant d’images pieuses se poser sur ses murs, et eût conduit sa toute petite fille au catéchisme ?

Elle se rasséréna ; lui envoya encore un coup d’œil profond. Jacques aurait voulu rester pour dissiper son malaise, la réconforter, mais, bien qu’elle ne fût encore qu’une enfant, lui n’était point si vieux ; il ne pouvait excéder la durée d’une halte normale : les mauvaises langues sont si actives.

» Encore un peu de cidre, Mariette... et vous me reconduirez au bout... du parc.

Elle répondit à son sourire par un autre, confiant, et ils prirent le chemin du retour, après qu’il eût bu un verre de boisson, à la bonne odeur de douvelles et de cellier.

 

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Ils suivaient l’allée : elle allait devant ; une fois elle se retourna comme décidée à parler, à demander quelque chose qui la brûlait, qu’elle n’osait pas... Ils se dirent adieu sur la barrière de bois tourné ; il eut envie de l’embrasser à la normande ; mais, trop distinguée et subitement plus jeune fille. Il s’éloigna, et, après vingt pas, se retourna pour lui faire un adieu gentil... Elle répondit de la main, avec une vivacité extraordinaire... Il repartit...

– Monsieur Monsieur de Galart !

Elle courait derrière lui ; sur la terre desséchée, ses sabots faisaient un bruit sec... Elle venait comme si elle eût été poursuivie... s’accrocha des deux mains au bras de Jacques. Elle pleurait cette fois sans contrainte, désolemment, bouche tordue... et il l’entendit...

– Dites-moi... ! je n’ai osé le demander à personne... Qu’est-ce que c’est qu’une...

La pauvre enfant dit le mot, le mot jamais entendu sauf quelques jours avant, dans la bouche de son père, appliqué à celle dont elle devinait la parenté ; mot qui la poursuivait, la hantait ; sa bouche, faite pour articuler les plus douces syllabes, proféra ces deux-là : la potée d’immondices, le coup de pied bas jeté à une femme... Elle le dit cependant d’une voix très basse, comme avertie de son horreur.

Jacques en eut le cœur fendu ; lui-même se sentit près des larmes. Il saisit la fillette sanglotante et la serra contre lui ; il trouva des termes tendres et rassurants, qui expliquaient un peu la bassesse du mot sans en révéler la complète ignominie, qu’elle n’aurait pu sans doute même concevoir.

Il insista sur ce « mot de colère », à qui la violence de l’instant enlève toute justesse. Elle se calmait un peu, mais restait terriblement secouée. Il la ramena à la maison, et, malgré l’heure qui s’avançait, décida d’attendre Chuintain pour le mettre en garde.

 

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Chuintain ne rentra que très tard et terriblement pris d’alcool. Sa force était telle qu’il semblait seulement un peu raidi ; heureusement qu’aussi son idée fixe d’ivrogne restait celle de son état ordinaire, et qu’il souriait à la fillette chérie. Jacques discernait cruellement. Elle... ?

Le mieux à faire restait de les laisser tranquilles ; de ne pas le mettre en évidence. Jacques partit, désolé.

 

*

*     *

 

Dans la nuit si belle, il pensait à la Trémolière. Il aurait dû donner à l’enfant l’idée d’un rôle maternel... l’orienter vers la pitié... Si elle finissait par avoir peur de son père ? Il la vit, blottie dans le lit blanc, appelant tous ses anges à l’aide, pour ne plus entendre les plaintes de l’homme, à côté, derrière la porte : le sorcier, haletant dans les liens mous de l’alcool.

 

 

 

II

 

 

À la fin du mois d’Août, comme Jacques se reposait, avec sa mère, sur la terrasse du château, il vit venir Chuintain. Il le reconnut de loin : la blouse verdâtre, le même pas déhanché... D’ailleurs le sorcier coupait au travers de l’herbage pour arriver plus vite ; Galart marcha au devant de lui : sa mère, toute bonne, secourable, qu’elle fût, gardait de la hauteur.

Tout de suite, Jacques fut frappé par le changement du sorcier : une maigreur brûlée dans ses lignes plus creuses ; aux yeux : une lueur inquiète.

– Qu’y a-t-il donc, Chuintain ?

– Mariette ne va pas, Monsieur. J’ai pensé que vous voudriez bien m’aider à faire venir un grand docteur. Vous avez de l’amitié pour la petite... Venez donc la voir.

– Mais le docteur Leroy ?

– Non ! – fit Chuintain avec haine : – il serait capable du contraire ! Il m’a déjà fait condamner deux fois ! C’t’un calotin fini !

– Vous m’atteignez moi-même, Chuintain, avec de pareils termes ! Peu importe, je vais appeler un de mes amis, ancien interne, un... Je téléphone. De quoi se plaint Mariette ? Il y a longtemps ?

Chuintain en parla avec un amour qui le transformait, tandis que Jacques attendait la communication ; depuis trois jours cela semblait devenir beaucoup plus net.

La consultation réglée, Galart rafla ce qu’il pouvait trouver : oranges, citrons, de belles roses, et, armant la petite voiture, ils partirent.

Jacques menait aussi rapidement que le permettait la voiturette : cela n’allait pas très vite. Il interrogea sans ombre d’ironie :

– Vous n’avez pas essayé sur elle vos remèdes personnels ?

– J’ai commencé, un peu, répondit l’autre sombrement. Mais, Monsieur de Galart, c’est chose terrible ! en présence de mon enfant, pour lui en donner le bénéfice... je doute ; je doute de mon pouvoir...

Galart eut la discrétion de ne pas le regarder ; sur les genoux du bonhomme, pliés très haut, il vit seulement trembler les fortes mains, toutes deux.

Chuintain reprit ; parmi le bruit de ferraille, on l’entendait mal :

» ... ça me semble que, d’un coup ! je ne vaille plus rien... que tout tombe de moi ; que je sois comme les autres... Peut-être que j’ai trop grande envie de la soulager... Ou bien...

– Ou bien ?

– Ou bien... parce qu’elle est trop entourée...

– ... trop entourée ?...

Galart n’interrogea plus : il crut saisir ; est-ce que cette atmosphère de piété où vivait l’enfant ne s’interposait pas entre – non la puissante réelle de Chuintain qui n’était peut-être qu’imagination de puissance – mais entre son sentiment de puissance ?

Ils ne parlèrent plus ; Jacques évoquait la fillette exquise, avec ses confiances ; sa pureté – oui, liliale... pas d’autre mot. L’impression d’angélisme qu’il en gardait... Tendresse. Respect. Vénération bizarre, rachat pour d’autres sensualités méchantes, qui épurent certains hommes.

 

*

*     *

 

La petite maison s’était vêtue de ses fleurs grimpantes ; de roses épanouies ; de clématites prêtes à bleuir. De larges feuilles d’aristoloches assombrissaient les fenêtres ; les fenêtres toutes ouvertes, sauf celle de la petite chambre de gauche.

Il entra, une vieille voisine se leva et lui sourit : aucun sentiment d’inquiétude, dans la maison. Chuintain vint à la porte de la chambrette et prévint :

– Mariette ! C’est M. de Galart.

– Quel bonheur ! – dit la petite voix musicale : une voix faite pour chanter.

Elle était couchée ; il la vit et retrouva immédiatement l’émotion complexe qu’il ressentait en présence de cette petite fille – petite fille ? – non, plus maintenant : quelques mois avaient suffi : le passage des seize ans. Sur toute cette blancheur, la tête et les mains se détachaient précieusement ; semblaient ces visages et ses mains en ivoire rosé, que les Chinois découpent et posent sur leurs éventails. Une figure encore plus belle, plus émouvante, agrandie... plus expressive d’être colorée par la fièvre et ceinte d’un épais bandeau blanc...

» Ah !... – fit-elle, avec une telle expansion contente que Jacques se pencha, durement ému, et la baisa sur le front, au-dessus du bandeau mouillé qui la rafraîchissait : – quel bonheur émit-elle encore, en fermant les yeux.

Il y avait près d’elle, dans une assiette creuse pleine d’eau, des violettes sauvages, blanches et mauves, de celles que les paysans appellent « violettes de chien », qui embaumaient ; fleurs, comme elle, de délicatesse et de simplicité... les fleurettes foisonnaient dans l’assiette. Jacques eut la sensation d’une nourriture ineffable pour l’enfant.

Il tendit ses roses à la vieille femme : « Non, je craindrais leur parfum... » – « Si, une ! » supplia Mariette. Elle se redressa un peu :

– Qu’on ouvre la fenêtre, Papa ; il doit faire si beau...

Chuintain, comme ravi de lui voir retrouver de la gaieté, avait un air tout à fait étrange : un contentement enfantin, une niaiserie étonnante... Il avançait sans faire aucun bruit. Jacques vit qu’il avait quitté ses gros souliers et qu’il marchait sur ses chaussettes blanches.

» Asseyez-vous, – fit-elle doucement.

Avec les rais du soleil, entraient de fraîches haleines de jardin ; dans le fond, des bleuâtres, mais, tout près, le scintillement des plates-bandes, où subsistait la rosée, animait la lumière. Le temps n’existait plus : cette enfant aurait pu s’appeler Aude ou Ginièvre... le bandeau rappelait ce cercle, ce diadème, dont les belles de jadis cerclaient leurs chevelures : les grosses nattes tombaient sur une chemise échancrée en rond, comme un bliaut ; leur dorure, sur toute cette candeur, devenait somptueuse ; la chair qu’elles rejoignaient prenait près d’elles, dans l’immatérialité des reflets, un éclat sans ombre. Jamais l’enfant n’avait été plus admirable.

Et toute la gracieuse discrétion paysanne agit. Il était venu pour Mariette : on les laissait seuls. Interposer une présence entre lui et la jeune fille, c’était diminuer la qualité de sa visite. Chuintain s’éclipsa ; la vieille gagna la petite cuisine. Avec eux, il n’y eut seulement que des oiseaux, qui se posaient sur le bord de la fenêtre, dans le soleil : fauvettes, mésanges bleues et jaunes, pinsons verdâtres : les oiseaux qu’elle nourrissait à l’ordinaire et qui venaient la voir, un peu offusqués d’attendre en vain, interrogeant de la tête tournée, gonflant leur petit cou, réprobativement.

– Vous avez été si bon pour moi, en Avril, dit-elle... que j’ai bien pensé à vous, et repris du courage... Tout va beaucoup mieux, maintenant. Et surtout depuis que je suis un peu malade. Papa est redevenu si doux, si tendre... Il n’a plus jamais de colère... ni rien... Il faudrait peut-être que je reste, toujours, un peu malade.

» Quelle sotte enfant j’ai fait, au printemps ! – elle sourit comme une femme qui sait... – Avez-vous dû être gêné, malheureux de mes indiscrétions... Mon Dieu ! comme vous m’avez gentiment apaisée... J’ai réfléchi, depuis.

» Vous ne savez pas ? J’en étais arrivée à penser me faire religieuse... Là-bas, à Lisieux, toutes ces dames m’aiment tant ! bien plus que je mérite... N’est-ce pas, cela n’était pas très courageux : j’abandonnais Papa. Et que deviendrait-il, tout seul, dans la pauvre Trémolière ? Je n’ai pas le droit. J’avais tort, n’est-ce pas ?

Un gros bouvreuil se percha sur le montant du lit, un gros bouvreuil avec du rose : elle lui sourit.

» Maintenant, j’ai bien d’autres projets – et raisonnables ! – Je vais travailler encore plus, et passer mes examens. Je serai institutrice libre. Je ne me marierai pas, et j’irai tous les jours faire mes classes. Il y a deux écoles libres tout près de nous, et je ne quitterai pas mon père. Et puis... Et puis ! – elle leva la main en manière de jeu, pour indiquer, souligner son grave dessein – le bouvreuil s’enfuit dans une volte brillante – Et puis je le convertirai !... Vous savez – vous aviez raison – il se croit un peu magicien.

Elle sourit, encore plus complètement. Jacques se rappela son beau rire. Elle découvrit ses dents, un peu courtes mais si régulières...

» ... C’est drôle... Papa est sorcier... Oh ! Nous le convertirons. Vous m’aiderez ?

» Vous ne répondez pas ? Cela vous ennuierait d’aider Mariette ?... de la guider... ?

Et, avec ce même sourire, comme d’amour, qui s’extasiait, elle glissa dans la grosse main du jeune homme, le bout de ses deux nattes, ainsi que deux rênes d’or vivant.

 

*

*     *

 

« Mon pauvre Jacques – dit le docteur Favre en sortant de la maison ; – ta petite protégée est perdue ! Tuberculose, toujours ! Son beau front... son cerveau lui tombera dans la bouche... Méningite... Rien à faire, rien ! »

 

*

*     *

 

Alors, Jacques ne la quitta plus.

« Mon enfant, prends garde ! lui dit sa mère – tu te fais tort. Les nôtres ne te pardonneront pas ces manières-là, si nos paysans les excusent... Et encore ! Le père est affreux... Prends garde ! »

Prends garde ! hélas... ! L’ombre de Celle qui venait, avec son cortège de bourreaux, cachait le monde vivant, le dérobait. Il ne restait plus, au jeune homme, d’autre notion que celle d’un admirable visage dont les yeux souffraient, dont la bouche criait, malgré elle ; qu’un jeune corps qui se tordait... ...d’un être de grâce et de toute pureté qui subissait un martyr sans nom... IMMÉRITÉ ! immérité, – l’esprit s’en convulsait de colère, d’incompréhension, de révolte ! – dont la seule rémission était peut-être la présence de Jacques.

Favre, lui-même, qui cachait un cœur redoutablement tendre, destructeur pour un médecin, faisait chaque jour soixante kilomètres pour tenter d’adoucir cette agonie.

Chuintain n’était bon à rien ; il inspirait l’effroi, d’ailleurs ; tournant comme un loup aux environs de la maison... dans ce mois de Septembre admirable, où s’élargissaient les râles avec le chant des batteries de blé. Murmure lointain, qui s’amplifiait, croissait, pour s’étouffer et renaître... à l’ordinaire si paisible, si rassurant, et que la mort d’une enfant transformait en lamentations immenses...

 

*

*     *

 

Elle avait des répits ; alors le ravissant visage retrouvait son rayonnement, dégagé de sa pourpre affreuse...

– Monsieur Jacques... vous n’abandonnerez pas Papa, quand Mariette sera partie...

– Oh ! Mariette... !

– Oh non ! je ne veux pas guérir, Monsieur Jacques... j’ai eu trop de mal... Je ne veux pas mourir deux fois... Priez que cela aille vite.

Le prêtre vint. Chuintain, qui semblait un dément, consentit... des rites, des gestes, qui peut-être pouvaient guérir... est-ce qu’on sait ? Avant d’entrer dans la maison, le prêtre bénit longuement la demeure. Chuintain, adossé au mur, dans le coin le plus reculé, se soutenait à peine, mais dardait sur le prêtre des yeux cruels. Elle fut communiée en viatique, et, d’elle-même, demanda l’Extrême-Onction... « Non ! » hoqueta Chuintain, qui, dans sa dernière rébellion, luttait plus contre le sentiment de la mort que contre sa haine religieuse.

» Ne vais-je pas mieux, Papa ? pria-t-elle, dans une supplication souriante qui s’épuisait.

Il consentit mais n’assista pas. Quand le curé partit, Chuintain se tenait sur le banc extérieur, le banc où Galart et la fillette avaient devisé au printemps. L’homme ne se leva pas à la sortie du prêtre : il regardait l’horizon, vers la Risle, ses coudes aux genoux, ses poings sous le menton, pétrifié dans sa violence intime.

Mariette était devenue très calme, alanguie. Comme le soir arrivait, Jacques lui dit : « À demain. »

Elle le regarda tendrement, longuement...

 

*

*     *

 

Elle n’eut pas de lendemain... Le reste est affreux... indicible... Qu’on pardonne une brièveté déjà douloureuse ; par trop. Le cercle fatal, le cercle de fer, que la pureté, la grâce chrétienne de l’enfant auraient dû, auraient pu rompre, se referma sur elle, à ses dernières heures.

Que vit-elle, mon Dieu ! aux minutes suprêmes... ?

Voici les faits dans leur horreur.

Chuintain prévenu du terme, sans doute par son sens paysan de la mort, rentra dans la maison, chassa tout le monde, s’enferma.

Au matin, on retrouva la petite morte sur le lit de son père, tiré au milieu de la chambre. La maison présentait un désordre effrayant... Toutes les images saintes avaient été lacérées, fusillées... l’arme gisait avec une cartouche percutée et non éclatée dans le tonnerre... Les statues, broyées.

Pendu au cormier, on découvrit Chuintain, entièrement nu.

 

Le Chamblac   

1918-1932-1938

 

 

Jean de LA VARENDE,

Le sorcier vert Jean Chuintain,

Fernand Sorlot, 1938.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Consulter les ouvrages du Dr Malouvier : Maux de Saints, de M. Seignolle : le Folklore du Hurepoix ; aux environs de Paris, dix fois plus de guérisseurs que de médecins (Van Gennep).

2 Le père Maurice rapporte dans un des derniers bulletins de la Société de Géographie que, pour le Bapimbvve, l’âme des ancêtres résiderait dans les montants de la porte d’entrée. Savoir si cette superstition ne serait pas beaucoup plus répandue. 1938. L. V.

3 Ceci fut raconté à Jacques de Galart vers la fin de 1918. Ce terme de Caniche le frappa beaucoup, plus encore par sa bizarrerie que par son impiété. Or, bien plus tard, il retrouva l’épithète appliqué à l’Enfant Jésus, dans un gros livre consacré à des sataniques (?) qui avaient profondément agité l’Alsace. Ne faudrait-il pas y reconnaître un terme de mépris appliqué au petit Jésus de Prague, jadis très à la mode de la dévotion, qu’on figure frisé très serré... comme un caniche.

4 Affirmation courante ; à rapprocher curieusement du mythe de Persée qui attaqua Méduse au miroir.

5 La vallée de La Risle fut un des principaux centres de la pierre taillée. L. V.

 

 

 

 

 

 

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