L’hôpital de Bruges

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Julie LAVERGNE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À CLAUDIUS L.

 

 

 

« Dianzi, nel’alba che precede al giorno,

Quando l’anima tua dentro dormia

Sopra li fiori onde largiù è adorno,

Venne una donna, e disse : i, son Lucia ;

Lasciatemi pigliar costui che dorme,

Si l’agevoloro per la sua via. »

 

« Tout à l’heure, pendant l’aube qui précède

le jour, lorsque ton âme dormait en toi sur

les fleurs dont la vallée est couverte, une

femme vint et dit : Je suis Lucie, laissez-moi

prendre celui qui dort, je l’aiderai ainsi dans

son chemin. »

 

DANTE, Purg., ch. IX.

 

 

 

 

I

 

 

Sept heures du soir venaient de sonner à l’horloge du beffroi de Bruges, et les carillons des clochers de la ville répétaient en chœur leurs sonneries. Le crépuscule d’un soir de printemps commençait à envelopper de ses ombres la riche et paisible cité. Les boutiques se fermaient, et les bourgeois qui s’étaient attardés à causer en se promenant sur les remparts se hâtaient de regagner leur logis où les cheminées fumantes signalaient les apprêts du souper. La prière du soir venait d’être dite à la cathédrale et les dames de Bruges en sortaient en foule, enveloppées de ces mantes noires à capuchon qu’elles portent encore aujourd’hui. Toutes rentraient chez elles avant le couvre-feu, car, en ce vieux temps de 1477, personne ne s’avisait de faire de la nuit le jour.

À l’hôpital Saint-Jean on allait servir le souper, et la sœur tourière s’apprêtait à fermer les verrous de la porte d’entrée, lorsque le marteau soulevé retomba bruyamment, annonçant l’arrivée d’un étranger.

« Jésus ! » dit la sœur, « qui peut venir si tard ? »

Elle ouvrit le guichet et demanda : « Qui est là ? »

Un visage pâle lui apparut, et une voix d’homme, faible et tremblante, lui dit : « Ouvrez, pour l’amour de Dieu. Je suis un pauvre soldat bien malade. »

« Ne pourriez-vous attendre à demain », dit la sœur, « notre règle est de ne recevoir personne après le coucher du soleil. »

L’homme ne répondit que par un gémissement, et tomba. Effrayée, la sœur courut chercher la supérieure, et celle-ci, ayant fait appeler, par mesure de prudence, les deux vieux infirmiers, vint elle-même à la porte, un flambeau à la main, et donna l’ordre d’ouvrir.

« Prenez garde, ma mère », dit la sœur ; « c’est peut-être un méchant homme ou un fou ! »

« Nous le verrons bien ! » dit la supérieure, « ouvrez vite ! »

La sœur ouvrit en tremblant, mais du premier coup d’œil elle vit qu’il n’y avait rien à craindre. Le soldat, étendu sur le seuil, ressemblait plus à un mort qu’à un vivant. Sa longue barbe en désordre, ses traits amaigris, le bandeau de linge qui entourait sa tête, ses vêtements en lambeaux, inspiraient la pitié. La supérieure, s’agenouillant, lui tâta le pouls.

« Il n’est pas mort », dit-elle, « mais un retard de quelques instants pouvait le tuer. Vite, portez-le dans la salle Saint-Jacques. »

Les infirmiers le soulevèrent avec précaution et le mirent au lit. Les soins intelligents des sœurs ranimèrent le pauvre soldat, mais une fièvre violente le saisit, et plus de quinze jours se passèrent sans que le médecin de l’hôpital, malgré tout son savoir, pût donner quelque espérance à la bonne supérieure. Elle s’était attachée à ce malade inconnu et disait souvent : « Au moins, s’il meurt, ce ne sera pas de notre faute. Mais si, par malheur, j’avais tardé à faire ouvrir la porte, s’il se fut évanoui avant d’y frapper, pensez donc, mes filles ! quel remords et quel chagrin nous aurions eus ! »

Enfin la connaissance revint au malade. Il dit à la supérieure qu’il était né aux environs de Bruges, que très-jeune encore il avait suivi un peintre en Italie, en qualité d’apprenti, puis, après beaucoup d’aventures et de voyages, s’était enrôlé dans les troupes du duc de Bourgogne. Enfin, après avoir été blessé à la bataille de Nancy, malade, sans ressources, mais désirant revoir son pays, il était revenu péniblement à Bruges, et, trouvant déserte la maison du seul ami qu’il espérait y revoir encore, il était venu frapper à la porte de l’hôpital Saint-Jean.

« C’est votre bon ange qui vous y a conduit », dit la supérieure. « Vous n’y êtes pas aussi inconnu que vous croyez l’être, mon pauvre Hans Hemling ! »

Une profonde surprise se peignit sur le visage du malade.

« Qui vous a dit mon nom, ma mère ? » s’écria-t-il.

« Vous l’avez prononcé vous-même dans votre délire », dit la religieuse. « Seule j’ai entendu votre nom. Il m’a rappelé les jours heureux de ma jeunesse. Votre mère était ma compagne et je l’aimais comme une sœur. Lorsque j’entrai au couvent, elle supplia ses parents de lui permettre de me suivre. C’était sa vocation, mais ni père ni mère ne voulurent la donner à Dieu, et ils la marièrent presque de force. Pauvre Ursule ! que de fois elle vint pleurer ici et me confier ses chagrins ! Elle en eut de bien cruels et mourut jeune, ne regrettant que de vous laisser orphelin. Votre père se remaria et quitta le pays. Jamais personne ne m’avait donné de vos nouvelles. Ayez bon courage, mon enfant. La Providence ne vous a pas en vain conduit ici. Je serai votre mère. J’ai des parents et des amis puissants, et qui vous aideront à faire votre chemin dans le monde. Ne me remerciez pas, ne parlez pas, Hans, si vous voulez guérir. Quand vous serez assez fort pour vous lever, nous causerons de vos projets d’avenir. Priez et prenez patience. Le docteur van Osten dit que vous en avez encore pour longtemps. »

La bonne supérieure se leva et s’éloigna, après avoir fait baiser au malade la croix de son chapelet.

« Pour longtemps ! » dit-il avec un soupir ; « c’est dur ! et pourtant je suis bien tranquille ici, bien soigné, et pour la première fois depuis de longues années, un regard affectueux s’est arrêté sur moi. C’est égal, je voudrais bien que ce docteur van Osten ne me gardât pas trop longtemps prisonnier. À quelle heure vient le médecin ? » demanda-t-il à son voisin de lit.

« Maître van Osten est venu ce matin », répondit le voisin ; « il a fait sa visite pendant que vous dormiez, et a défendu que l’on vous éveillât. Demain, à neuf heures, il reviendra, mais aujourd’hui nous aurons mieux que sa visite. C’est le jour où viennent à l’hôpital dame van Osten et sa fille Marthe, la plus belle demoiselle de Bruges. Elles sont toujours accompagnées par plusieurs nobles dames qui nous apportent des confitures, et nous égaient de leurs gracieux propos. Leur présence est une fête pour nous. Elles doivent aujourd’hui m’apporter la viole qu’elles m’ont promise. Vous entendrez de belle musique, je vous en réponds. »

Et le pauvre musicien, s’asseyant sur son lit et rajustant son bonnet et ses couvertures d’une main mal assurée, se mit à fredonner un air joyeux.

« Silence, Otto ! » fit la sœur Aldegonde en lui présentant une tasse de tisane ; « buvez ceci, et attendez pour chanter que vous ne crachiez plus le sang. Contentez-vous d’écouter les petits oiseaux. Ils chantent sans se faire de mal, ceux-là ! Je vais ouvrir la fenêtre afin que vous les entendiez mieux. »

Elle souleva et assujettit le lourd châssis garni de vitres plombées à losanges, et un rayon de soleil, entrant dans la salle avec l’odeur des violettes, annonça le printemps aux pauvres alités. Les merles sifflaient, les pigeons roucoulaient sur les toits, les coqs se répondaient au loin, et l’incessant babil des passereaux retentissait dans le jardin de l’hôpital.

« Merci, ma sœur », dit le musicien, « si je guéris je vous ferai une belle chanson, et si je meurs la musique du paradis elle-même ne me fera pas oublier vos bontés. »

Sœur Aldegonde ne l’écoutait plus, elle s’était hâtée d’aller recevoir à la porte de la salle la compagnie qui arrivait.

 

Dame van Osten, belle matrone âgée d’environ quarante ans, entra, vêtue d’une longue robe brune et d’un surcot de velours noir. Plusieurs dames et demoiselles nobles la suivaient, lui cédant le pas, à cause de sa dignité de prieure d’une association pieuse ayant pour but la visite des malades.

Ces dames portaient dans de petites corbeilles des friandises, des fleurs, du linge et des images qu’elles se mirent à distribuer aux malades. La plus jeune de toutes, la blonde Marthe van Osten, s’approcha du musicien et lui dit : « Je ne vous ai point oublié, Otto ! » et elle sortit de dessous sa mante une viole d’ébène incrusté de nacre.

Les yeux du malade brillèrent de joie. Il tendit les mains, et, saisissant l’archet, se mit à accorder l’instrument. Puis il en tira des sons si doux que les dames dispersées dans la salle se rapprochèrent pour l’écouter, et restèrent immobiles et muettes.

Il joua alors l’air d’une ballade populaire et Marthe se mit à chanter. Au refrain, quelques voix se joignirent à la sienne, les malades eux-mêmes voulurent chanter, et pour un moment la salle Saint-Jacques sembla transformée en un lieu de fête. Mais le chant fini, la viole s’échappa des mains d’Otto, et il retomba sur son lit en disant : « Merci, merci, bonnes et chères dames ; encore une fois ce chant et je serai guéri. Vous reviendrez, n’est-ce pas ? »

Elles le promirent toutes et prirent congé des malades, mais avant de s’éloigner, dame van Osten et sa fille s’étaient arrêtées près du lit de Hans Hemling et Marthe lui avait dit : « Et vous, messire soldat, que pourrais-je vous apporter qui vous fit plaisir ? »

Hans fixa son regard charmé sur le doux visage de Marthe, et lui dit : « Des crayons, Mademoiselle, une feuille de vélin, quelques couleurs et des pinceaux. Hélas ! c’est peut-être beaucoup trop demander ? »

« Certes non ! » dit Marthe, « rien ne m’est plus aisé que de vous satisfaire. J’ai de tout cela en abondance à la maison. Je m’amuse souvent à peindre des fleurs. »

Et elle rejoignit ses compagnes. Quand le bruit des pas légers et des robes de soie se fut éloigné, Hemling s’écria : « C’est une vision du ciel ! »

« Oh oui ! » dit Otto. « Je suis vieux, j’ai parcouru l’Allemagne, la France, l’Italie, et jamais je n’ai rencontré pareil soprano. »

« Ni moi pareil regard », dit Hans, « si ce n’est celui de ma mère, morte à vingt ans. »

Et, fermant les yeux, il fit semblant de dormir afin de jouir en silence du tableau qu’il avait entrevu.

 

 

 

II

 

 

Le samedi suivant les dames revinrent, mais le musicien n’avait plus la force de tenir l’archet, ni même de parler. La jeune comtesse d’Hennin prit la viole, et tandis qu’elle berçait le mourant en lui jouant des airs de cantiques, Marthe, fermant le rideau du lit d’Otto, s’approcha de celui de Hans, et, ouvrant une boîte, en sortit tous les objets qu’il avait souhaités. Dame van Osten appela sœur Aldegonde et la pria de mettre à la disposition du convalescent un verre d’eau, un œuf, une petite table, et ajouta : « Le docteur a dit que la peinture ne fatiguera pas Hans. Laissez-le peindre tant qu’il voudra. »

« À la bonne heure », dit sœur Aldegonde, « je m’en rapporte à maître van Osten encore pour cette fois, mais la musique n’a guère réussi à Otto. Ce pauvre homme s’en va grand train depuis qu’il a sa viole. »

« Hélas ! » dit madame van Osten, « il s’en va content, du moins. Vous savez bien qu’il ne pouvait guérir. Regardez-le, voyez comme il est heureux ! »

Elle souleva le rideau. Otto, les mains jointes, écoutait d’un air de béatitude la belle musicienne. Celle-ci était vêtue d’un surcot bleu bordé d’hermine. Son long voile blanc, rejeté en arrière, ressemblait aux ailes repliées d’un ange. Les yeux levés vers le ciel, elle promenait doucement l’archet sur les cordes sonores, et Marthe, s’approchant d’elle, voulut encore chanter.

« Assez, assez ! » s’écria la sœur, « voyez comme le pauvre homme pâlit. M’est avis que c’est notre chapelain qu’il lui faut, et non pas des chansons. »

Les dames effrayées s’éloignèrent, et le prêtre, appelé à la hâte, eut à peine le temps de donner une dernière absolution au pauvre Otto.

 

Huit jours après le lit d’Otto n’était pas encore occupé, et Hans, assis près du sien, dessinait sur une petite table.

Les dames vinrent, et, s’approchant curieusement, furent fort désappointées. La feuille de vélin placée devant lui ne présentait que des lignes confuses et incohérentes.

Sœur Aldegonde, en passant, toujours affairée, remarqua leur déconvenue, et s’écria : « Hé ! messire Hans, montrez donc à ces dames la belle image que vous avez finie ce matin. »

Hans n’osa refuser, et découvrant une miniature sur fond d’or qu’il avait cachée, la présenta à la comtesse d’Hennin.

Elle y jeta les yeux, rougit, et s’écria : « Mais c’est un chef-d’œuvre ! Voyez cela, Mesdames ! »

Toutes partagèrent son admiration. Hans avait représenté Otto mourant, écoutant Marthe et la jeune comtesse. Celles-ci, ressemblantes toutes les deux, étaient cependant transformées en anges, et rien n’était plus gracieux et plus expressif que ce groupe.

« Je connais un prince qui couvrirait cette feuille de florins d’or », dit une dame.

« À qui donnerez-vous cette jolie image ? » demanda sœur Aldegonde.

« À madame la supérieure », dit Hans, « c’est à elle, après Dieu, que je dois de vivre encore. Si elle le permet, je lui laisserai en partant ce souvenir de mon passage. »

Toutes les dames louèrent Hans de sa générosité, et plusieurs d’entre elles lui promirent de lui faire avoir de belles commandes de miniatures. Elles espéraient qu’il serait bientôt guéri et pourrait se livrer au travail, mais sa maladie se prolongea, et il ne voulut, tant qu’il fut à l’hôpital Saint-Jean, travailler pour personne autre que la supérieure et le docteur.

À mesure que ses forces revenaient, il demandait des panneaux de chêne qu’il couvrait de compositions admirables, et il peignit enfin cette merveilleuse châsse de sainte Ursule, qui fait encore l’orgueil de l’hôpital de Bruges, et la source intarissable de son revenu.

Trois ans après son entrée à l’hôpital, Hans était occupé un matin à finir le dernier sujet de la châsse. La bonne supérieure entra dans l’atelier, suivie de sœur Aldegonde. Le peintre les salua et voulut quitter son ouvrage.

« Continuez à peindre, mon fils », dit la supérieure. « Nous aimons à vous regarder travailler. C’est une petite récréation que j’ai voulu donner à ma sœur Aldegonde et à moi. Ne faites pas attention à nous. »

Elles prirent des sièges, et Hans continua sa besogne.

« Regardez donc, ma mère », dit sœur Aldegonde, « comme sainte Ursule est belle ! Ne trouvez-vous pas qu’elle est tout le portrait de la fille du docteur, la bonne petite Marthe ? »

« Elle ressemble à son corps glorieux », dit la supérieure, « mais assurément Marthe n’est pas la moitié aussi belle que cela. »

« M’est avis », dit la sœur, « que si maître Hans voulait vendre ses ouvrages au lieu d’en faire don à notre hôpital, il deviendrait promptement riche et pourrait posséder pignon sur rue en cette bonne ville de Bruges. »

« Cela n’est pas douteux », dit la mère, « et je compte bien que cette châsse une fois terminée, maître Hans songera un peu à lui-même. Il a mille et mille fois payé sa dette à notre hôpital ; et je voudrais le voir en sortir, et vivre libre et heureux. »

Hans posa son pinceau, et, se tournant vers la supérieure, lui dit avec un triste sourire : « Où irais-je, ma mère ? Je n’ai ni amis ni famille. Je n’ai rencontré dans le monde qu’ingratitude et trahison. J’ai vu de près ses fêtes, ses grandeurs, et j’ai senti leur néant. Ici, seulement, j’ai trouvé la paix à l’ombre de votre aile maternelle. Laissez-moi vivre et mourir près de vous. Libre de soucis matériels, à l’abri de l’envie et de la malice des hommes, je peindrai les anges et les saints en attendant le jour bienheureux qui me réunira à leur céleste compagnie. – Êtes-vous fatiguée de moi ? »

« Non, mon fils », dit la supérieure, « mais je n’ai plus longtemps à vivre. Qui sait, si, après moi, vous seriez assuré de rester ici. »

« Écoutez », dit sœur Aldegonde, « je vais vous dire le fin mot avec la permission de madame la supérieure. Il faut vous marier, maître Hans, vous vendrez vos belles images, vous deviendrez très-riche ; vous ferez souche d’honnêtes gens comme les Van Eyck et Quintin Messis, et la femme qu’il vous faut, c’est Marthe van Osten ! »

Hans resta muet, et la supérieure s’écria : « Vous parlez trop librement pour une religieuse, sœur Aldegonde ! baisez la terre, vite, et retournez près de vos malades. »

Sœur Aldegonde obéit, et s’éloigna sans répliquer.

Hans joignit les mains, et, sans oser lever les yeux, dit à la supérieure : « Sœur Aldegonde a deviné, ma mère, ce qui seul pourrait me rattacher au monde. Je n’aurais jamais osé vous le dire. – Les égarements de ma vie passée me rendent indigne de mademoiselle van Osten, mais si vous pensiez que Dieu, qui m’a pardonné, puisse me permettre d’espérer ; si l’affection la plus dévouée, le respect le plus profond, pouvaient assurer le bonheur de cette sainte et charmante fille, dites, ma mère, dites un mot. »

La supérieure pleurait. Elle se leva et dit à Hans : « Suivez-moi. »

Ils traversèrent le cloître, et, ouvrant une petite porte latérale de la chapelle, la supérieure dit à voix basse à Hans :

« Je veux vous montrer ce qu’est Marthe. Vous déciderez alors de ce que vous devez faire, Silence ! »

Ils entrèrent ensuite dans la sombre chapelle, et un spectacle digne des regards des anges s’offrit à leurs yeux.

La chapelle était presque déserte. Deux personnes seulement étaient restées après la dernière messe. C’étaient Marthe et sa vieille gouvernante. Celle-ci dormait dans son banc garni de coussins, Marthe, à genoux devant l’autel, priait, la tête levée, les bras en croix. Ses longs cheveux tombaient en flots d’or sur ses épaules, ses mains blanches, ses bras tendus semblaient avoir la rigidité du marbre, tandis que son visage resplendissait du feu de l’extase. Hans, immobile, ne pouvait regarder qu’elle, et la prière expirait sur ses lèvres. Il lui semblait que Marthe allait prendre l’essor et quitter la terre, et que ses longs vêtements, déjà, ne touchaient plus le sol.

La supérieure s’approcha doucement : « Marthe », dit-elle, « au nom de la sainte obéissance, parlez-moi ! Que veut le Seigneur ? »

« Il veut que je prenne le voile le jour de l’Annonciation, ma mère », dit l’extatique sans tourner la tête. « Dites-le à mes parents. Ils ne résisteront plus qu’un jour. Alleluia ! »

« Venez, Hans », dit la supérieure. « Ne parlez à personne de cette vision. Elle n’est pas nouvelle pour moi. Marthe est la fiancée de Dieu. Vous ne devez pas songer à la lui disputer. »

 

 

 

III

 

 

La veille de l’Annonciation Marthe prit congé de ses parents et amis et partit pour le noviciat d’Ypres accompagnée de son père et de sa mère. Au moment où leur litière passait sur le pont-levis, un homme s’approcha très-près de la voiture. Il était vêtu en pèlerin, et Marthe, pensant qu’il demandait l’aumône, se pencha à la portière pour lui donner un escalin.

« Adieu, Mademoiselle », lui dit le pèlerin, « je vais à Cologne et je prierai sainte Ursule et ses compagnes pour vous. Je vous supplie de ne pas m’oublier. »

« Maître Hans ! » s’écria Marthe, « vous reviendrez à Bruges, n’est-ce pas ? »

Il ne répondit rien, et resta immobile. La voiture continua à aller bon train et le pèlerin fut bientôt hors de vue.

« Ce peintre est aux trois quarts fou », dit le docteur, « croiriez-vous qu’il n’a rien voulu accepter, en quittant l’hôpital, qu’un habit de pèlerin et dix florins. S’il veut revenir, il pourra faire fortune ; il a un talent merveilleux, mais c’est une tête fêlée. – Marthe, si vous voulez voir encore le beffroi de Bruges, regardez vite, la route va tourner. »

« Au revoir, cher beffroi ! » dit Marthe gaiement. « Je ne dis adieu à rien de ce que j’ai aimé. Mon noviciat fini, je reviendrai entendre les carillons de Bruges. Je passerai ma vie dans notre cher hôpital Saint-Jean. Je vous y verrai tous les jours, cher père, chère maman ; ne pleurez donc plus ! »

Elle les embrassa tous deux et envoya un dernier baiser à sa ville natale.

 

Dix ans après, un voyageur bien vêtu, bien monté, et suivi d’un domestique italien, vint descendre à Bruges dans l’hôtellerie des Armes de Brabant. Il recommanda que l’on eût le plus grand soin de ses chevaux, défendit à son valet de quitter l’auberge avant son retour, et se rendit seul à la chapelle du Saint-Sang. Après y avoir fait une courte prière, il s’achemina vers l’hôpital, et frappa à la porte.

Une sœur ouvrit le guichet.

« Je désire voir la révérende mère Mahault de Rupelmonde, supérieure de cette maison », dit-il.

« Nous l’avons perdue depuis cinq ans, messire », dit la religieuse, « la supérieure actuelle est madame Gertrude de Horn. »

« Le docteur van Osten vit-il encore ? »

« Il est mort l’an dernier », dit la sœur.

« Et..... sa fille ? » demanda le voyageur en hésitant.

« Elle est maîtresse des novices à Ypres, messire, depuis bientôt trois ans. »

« Ma sœur », reprit le voyageur, « ne pourrais-je voir la chapelle ? »

« Tant qu’il vous plaira », dit la sœur, « mais si vous voulez voir les peintures de défunt maître Hemling, cela vous coûtera quatre escalins. »

« Je les donnerai volontiers », dit le voyageur.

La sœur ouvrit et lui dit : « Je ne puis quitter ma porte, mais je vais sonner ma sœur Aldegonde. »

Celle-ci ne tarda pas à arriver, marchant aussi vite que son âge et ses béquilles le lui permettaient.

 

« C’est donc vous, ma sœur, qui montrez les peintures aux étrangers », dit le voyageur, « cela doit bien vous fatiguer ? »

« Non pas ! » dit la sœur, « tous nos tableaux sont au rez-de-chaussée, et comme j’ai aidé à les faire, il est bien juste que j’aie le plaisir de les montrer. »

« Vous aidiez Hemling, ma sœur ? »

« Certainement, messire », fit la religieuse, « ce pauvre cher homme était souffrant et pouvait à peine se remuer. Je lui donnais tout ce dont il avait besoin, de l’eau bien pure, des jaunes d’œufs bien frais, pour délayer ses couleurs, du vieux linge pour essuyer ses pinceaux, et quand il était si occupé qu’il n’entendait pas sonner la cloche du réfectoire, sans rien dire, je mettais son dîner de côté, et je le tenais chaud. Et n’est-ce pas ce qui s’appelle aider les gens ? »

L’étranger en convint sans la moindre difficulté. Tout en causant ils étaient arrivés dans la salle du chapitre, belle pièce voûtée, où plusieurs triptyques et tableaux, disposés avec soin sur des chevalets recouverts d’étoffes sombres, attiraient les regards par leur merveilleux coloris.

L’étranger les regarda avec un sourire mélancolique. Son silence ne tarda pas à impatienter sœur Aldegonde.

« Hé ! messire ! qu’en dites-vous ? » fit-elle d’un air de défi.

« Ce n’est pas mal », dit le voyageur.

« Pas mal ? Mon brave homme, vous ne vous y connaissez guère. Ce sont des chefs-d’œuvre qui ont émerveillé bien des princes, des princesses, des évêques, des archevêques et des cardinaux. Vous êtes le premier qui n’en soyez pas charmé. »

« C’est peut-être parce que je suis peintre », dit l’étranger en souriant.

« C’est cela ! » dit la sœur, « jalousie de métier. Je voudrais bien savoir si vous en feriez autant, messire peintre ? »

« Oh certainement non, maintenant », dit le peintre en soupirant. « Où est la châsse de sainte Ursule ? »

« Elle est dans la chapelle, au bout du cloître, à main droite ; vous trouverez aisément le chemin. »

Et la bonne sœur, branlant la tête d’un air mécontent, fit signe à son interlocuteur de marcher devant elle.

Quelques personnes priaient dans la chapelle et un grand nombre de cierges étaient allumés autour de la châsse. À leurs clartés les célestes figures de sainte Ursule et de ses compagnes resplendissaient.

Le voyageur s’agenouilla et resta les yeux fixés sur la châsse. Sœur Aldegonde le regarda et vit l’admiration se peindre sur son visage.

« Décidément », se dit-elle, « ce n’est pas un sot comme je le pensais. »

 

Une femme, en grand deuil de veuve, entra et se mit à genoux près de la sœur. Elle sanglotait tout haut, comme une personne hors d’elle-même.

« Jésus ! » lui dit la sœur à voix basse, « ayez donc du courage, ma bonne dame van Osten. Vos pleurs ne vous rendront pas votre mari ! »

« Ma sœur ! » dit la veuve, « une nouvelle croix m’est envoyée : ma fille est morte hier ! »

Et, fondant en larmes, elle s’avança vers l’autel en chancelant.

L’étranger et la sœur se hâtèrent de la soutenir. Elle tendit les bras vers les peintures radieuses et s’écria : « Là, seulement, en ce monde, je reverrai ton visage angélique, ô mon enfant ! Hans Hemling, que n’es-tu ici pour recevoir la bénédiction de la mère de Marthe, toi, le peintre divin, qui m’as conservé son image ! »

Un sanglot lui répondit. Hans était agenouillé près d’elle. « Bénissez-moi », dit-il, « je vais m’éloigner pour toujours. Il me sera doux de penser que vous priez pour moi celle à qui mon nom devra l’immortalité, et mon âme le repos des saints dans le paradis. »

 

Une heure après Hans Hemling franchissait pour la dernière fois les portes de Bruges, et nul ne sait quelle contrée abrita sa vieillesse et garde son tombeau.

 

 

Julie LAVERGNE, Les neiges d’antan, 1877.

 

 

 

 

 

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