La chanson de nuit du voyageur
par
Julie LAVERGNE
À M. RENÉ MONIN
I
LE REVERMONT
ON appelle ainsi la contrée qui s’étend sur les dernières pentes du Jura. C’est un pays fertile, arrosé de sources innombrables, et où de riches villages, ornés de fontaines jaillissantes et de châteaux en ruine, dominent d’un côté les plaines bressanes, souvent voilées de brouillards ; de l’autre, commandent les chemins qui mènent aux montagnes. Une riche végétation couvre les pentes du Revermont. Les bois de sapins et de chênes y touchent les avenues de noyers et les vignes soigneusement cultivées. Sur les murgers de pierres sèches qui soutiennent les terrains inclinés, l’églantier rose et blanc étend ses longues guirlandes, et, partout où une parcelle de terre a pu s’arrêter dans l’interstice des pierres, s’enracine la pariétaire aux tiges noires et déliées, le sedum doré, la stellaire, l’argentine, l’ancolie et le petit œillet d’un rouge de velours. Les aspects variés de la montagne, tantôt rocheuse, tantôt arrondie et verdoyante, l’horizon plat de la Bresse, qui rappelle par certains temps brumeux celui de la mer, le murmure éternel des fontaines et des sources que l’on rencontre à chaque pas, donnent à ce doux pays un charme irrésistible. Ce n’est ni la grande poésie des bords de l’Océan, ni celle des hautes montagnes et de leurs abîmes ; c’est une douce et riante nature, une terre où l’on voudrait vivre et mourir, les yeux fixés vers les plaines célestes, sans autres soins que de cultiver son champ et d’obéir au signal de la cloche, qui, retentissant dans l’air calme et réveillant matin et soir tous les échos, nous dit : Louez Dieu.
Dans l’automne de 1854, un jeune peintre de paysage, nommé Henri Rosen, parcourait ce pays. Il voyageait à pied, accompagné d’un grand épagneul ; il ne savait jamais le matin où il coucherait le soir, ne demandait jamais son chemin, mais se laissait guider par son goût, les accidents du terrain et les jeux de la lumière, s’arrêtait aux endroits qui lui plaisaient, dessinait, peignait, et, grâce à sa bonne mine, son humeur joyeuse et une bourse bien garnie, trouvait toujours des hôtes complaisants.
Il avait coutume de passer ainsi la belle saison, tantôt dans une contrée, tantôt dans l’autre. L’hiver, il travaillait dans son atelier, à Paris, et vendait ses tableaux à un habile marchand qui les lui payait à peu près le quart de ce qu’il les revendait ensuite. Mais Rosen ne s’en inquiétait pas. Passionné pour son art, sans famille, bien décidé à rester garçon, il n’avait d’autre ambition que de pouvoir voyager, et ses tableaux lui donnaient si peu de peine, il était si persuadé de leur infériorité en les comparant avec ses souvenirs, qu’il les appelait dédaigneusement des feuilles sèches, et leur préférait de beaucoup ses croquis. Quant à ceux-là, il ne les eût cédés pour rien au monde, et, quand il voulait se donner quelques heures de repos et de plaisir véritable, il faisait venir un musicien de ses amis, l’installait au piano, fermait tout chez lui, allumait sa lampe, et se faisait jouer tantôt Haydn, tantôt Mozart ou Beethoven, en regardant certains croquis de paysage où son œil retrouvait toutes les beautés du modèle.
« Regardez, avait-il dit un jour à son ami Géraldy, regardez cette étude d’un buisson d’aubépine au bord d’une source et ce petit enfant à tête blonde qui fait flotter sur l’eau une coquille de noix. Entendez-vous chanter cela ?
– Oh ! dit Géraldy, c’est une source de Normandie. L’eau dort dans ces pays-là. Si vous voyiez les sources de mon pays, c’est bien autre chose ! L’eau court, saute et bondit sur les pierres brunes ; les buissons ont des formes vigoureuses et bizarres ; les petits enfants aux cheveux bruns, aux jarrets d’acier, ressemblent à des chevreaux, et se perchent comme eux sur les rochers. Vous devriez bien laisser la Touraine et la Normandie pour des contrées plus pittoresques, et venir dans mon pays.
– Je le ferais volontiers. Le château de votre mère est-il dans un beau site ?
– Non pas précisément, dit Géraldy en rougissant, mais il fait exception. Je n’ose vous engager à y venir. Ma mère vit fort retirée, et je n’irai pas cette année à Saint-Amour. Je compte aller en Allemagne et en Italie. »
Rosen parla d’autre chose, et proposa à son ami de faire un peu de musique ; mais Géraldy se souvint qu’il avait promis ce soir là d’aller chez la princesse de Serbie, et prit congé d’un air un peu embarrassé. L’hiver s’acheva sans qu’il revint une seule fois chez Rosen.
Celui-ci ne s’en émut point. Géraldy n’était pour lui qu’un ami de passage tel qu’il en rencontrait vingt par jour dans le tourbillon parisien. Ses relations étaient nombreuses et indifférentes. Il allait souvent dans le monde par habitude plutôt que par goût, et se disait souvent en rentrant le soir et en regardant du haut de son atelier du quai Malaquais la Seine et les monuments éclairés par la lune : « Fou que je suis d’aller m’ennuyer à la clarté des bougies quand le clair de lune est si beau ! »
Dès que les violettes de mars parurent, il se hâta de vendre quelques toiles à son juif, rassembla son léger bagage, et décrocha le sac de voyage suspendu dans l’atelier. L’épagneul dormait près du poêle.
« Phanor, dit Rosen, regarde donc ! »
Le chien s’approcha en bâillant et en se détirant les pattes ; mais il n’eut pas plus tôt flairé le sac, qu’il se mit à bondir, et l’atelier retentit de ses joyeux aboiements.
« Oui, Phanor, dit Rosen, nous allons partir, mon vieux ; nous allons courir les champs, voir le lever du soleil, entendre le rossignol et l’alouette. »
Et, prenant son cor de chasse, l’artiste se mit à sonner une fanfare capable d’éveiller les Sept Dormants. Phanor, rempli d’une noble émulation, donna de la voix, et le voisin d’en dessous, M. Lendore, apparut bientôt, furieux, en robe de chambre et bonnet de coton, et signifia à Rosen qu’il lui ferait donner congé par le propriétaire.
Rosen se confondit en excuses, assura qu’il allait partir pour six mois, et le jour même quitta Paris sans dire adieu à personne.
Il parcourut l’Auvergne et le Charolais, et, au temps où commencent les vendanges, il se trouva tout près de Saint-Amour et y entra un beau soir.
II
LA VEILLEUSE
Il n’était pas encore dix heures, mais tout le monde dormait. Le murmure des fontaines et le chant du grillon rompaient seuls le silence de la nuit. Rosen vit deux auberges, toutes deux fermées et sans lumière, et, continuant à s’avancer à travers la ville, arriva sous les tilleuls voisins de l’église. Là il s’assit sur un banc de pierre et se demanda ce qu’il allait faire. Il avait bien soupé, le temps était splendide, et il pensa qu’il ferait peut-être bien de continuer sa route et d’aller voir si les habitants de Coligny étaient aussi endormis que ceux de Saint-Amour.
Pendant qu’il délibérait ainsi avec lui-même, il aperçut à la fenêtre d’une petite maison basse, située sur la place, une lumière faible et douce comme est la lueur d’une veilleuse.
« Il y a là quelqu’un qui souffre », se dit-il.
L’ombre déliée d’une jeune fille passa sur le rideau blanc.
« Il n’est pas seul, du moins », ajouta-t-il.
Et pour la première fois le sentiment de son isolement serra le cœur du jeune artiste. Il pensa au temps où, lorsqu’il était malade, sa mère et ses sœurs veillaient près de lui ; au temps, plus lointain encore, où son père, le croyant endormi, disait à voix basse : « Vois, mère, comme il est beau ! »
Ses parents n’étaient plus. L’une de ses sœurs, mariée, avait suivi son mari en Amérique. L’autre était au Carmel. La maison paternelle, fermée à jamais pour lui, appartenait maintenant à des étrangers. Il était libre, jeune, plein d’avenir, de talent, d’enthousiasme, mais seul, et errant par le monde.
Une des plus belles mélodies de Schubert, la Chanson de nuit du voyageur, lui revint à la pensée. Presque sans le vouloir il se mit à chanter, et sa voix sonore retentit dans le calme de la nuit. Il dit la première strophe :
Au vallon descend la fraîcheur ;
Le vent soupire,
En passant sur chaque fleur ;
Le cœur désire,
Et semble dire :
Revenez, revenez, hélas ! jours de bonheur !
À peine l’eut-il commencée, qu’il entendit une fenêtre s’ouvrir avec précaution ; l’ombre qu’il avait remarquée parut encore, et dès qu’il eut fini, la porte de la maison s’ouvrit, et une femme âgée, vêtue de noir, s’approcha de Rosen timidement.
« Monsieur, lui dit-elle, ne vous appelez-vous pas Henri Rosen ? N’êtes-vous pas l’ami de Léopold Géraldy ?
– Certainement oui, Madame, dit-il étonné. Comment me connaissez-vous ?
– Léopold a reconnu votre voix, dit la vieille dame.
– Géraldy est ici ! s’écria Rosen. Je le croyais en Allemagne.
– Il est à la maison, et bien malade, Monsieur. Je vous en prie, venez le voir.
– Oh ! Madame, dit le jeune homme, je n’oserais me présenter chez vous à une heure pareille. Je vais aller à l’auberge, et demain j’aurai l’honneur de vous faire une visite.
– Venez chez nous, dit la dame. Hélas ! il n’y a plus de nuit pour moi. Depuis longtemps mon fils ne dort plus. Il veut vous voir. La moindre contrariété lui donne des crises affreuses. De grâce, venez tout de suite. »
La pauvre mère introduisit Rosen dans sa maison. En gravissant l’escalier de bois, Rosen ne put s’empêcher de sourire en songeant aux récits de Léopold quand il parlait à ses amis de Paris du château de sa mère.
Ils entrèrent. Le malade, assis sur son lit, le visage pourpre, les yeux brillants du feu de la fièvre, ses longs cheveux en désordre, s’écria en apercevant Rosen :
« Je le disais bien, c’est lui ! Ô mon cher Rosen ! venez, parlez-moi de Paris. J’y retournerai dans quinze jours. Mon opéra est reçu ; je vais arriver à la gloire, à la fortune ! Votre voix m’a rappelé ces fêtes, ces concerts de l’hiver dernier. Que je suis content de vous voir ! Je meurs d’ennui. Ma mère ne veut pas me donner de journaux. Vous me raconterez tout ce qui s’est passé dans le monde depuis que je suis cloué ici. – Ma sœur, prépare un bon souper, un bon lit pour Rosen. Je veux qu’il reste ici. – Rosen, dites-moi donc des nouvelles !
– Je sais qu’il a fait un temps admirable tout l’été, dit Rosen, et depuis cinq mois je n’ai pas ouvert un journal, Dieu merci ! J’aime bien mieux contempler et peindre les merveilles que le bon Dieu a faites que de m’inquiéter de la sottise des hommes. Si j’avais comme vous un nid tout fait dans un beau pays, une mère, une petite sœur comme celle que je vois là, je n’irais jamais à Paris.
– Pourtant, dit Géraldy, on ne peut vivre que là. J’y retournerai, j’y veux être avant l’hiver. Vous m’attendrez, Rosen, nous partirons ensemble.
– Pour cela, dit la petite sœur, il faut être sage, mon frère. Tu parles trop, ta fièvre va redoubler. »
Elle le couvrit et l’embrassa comme un enfant.
« Venez, monsieur Rosen, je vais vous donner à souper. »
Et, l’emmenant dans une pièce voisine, elle lui servit quelques rafraîchissements avec une grâce si candide, que le jeune peintre songea à ces anges que Fra Angelico a représentés apportant du pain aux religieux de Saint-Dominique. Henriette Géraldy avait seize ans ; mais sa petite taille, ses cheveux courts et frisés, lui donnaient l’apparence d’une enfant de douze ans, et Rosen lui parla avec une familiarité paternelle.
« J’ai déjà soupé, ma petite demoiselle, lui dit-il ; ne vous donnez pas tant de peine pour moi.
– Oh ! Monsieur, dit Henriette, je vous en prie, acceptez au moins un verre de sirop ; c’est maman qui l’a fait, il est bien bon. Si vous saviez combien nous sommes heureuses de voir le plaisir que votre arrivée fait à mon frère. »
Rosen prit le verre, et la jeune fille donna à Phanor un gros morceau de gâteau.
Mme Géraldy les rejoignit bientôt.
« Il paraît s’assoupir un peu, dit-elle. Oh ! Monsieur, quelle douleur de voir les illusions de ce pauvre enfant !
– Elles sont de bon augure, dit Rosen ; vous verrez qu’il guérira.
– Que Dieu vous entende ! dit la pauvre mère ; mais, Monsieur, je vous en supplie, qu’une discrétion exagérée vous fasse pas refuser l’invitation de mon fils. Restez avec nous le plus que vous pourrez, ce sera une bonne œuvre. Vous nous aiderez à distraire ce pauvre enfant, et nos environs sont si beaux, que vous y trouverez amplement de quoi exercer vos pinceaux. Léopold vous aime tant ! souvent il nous parlait de vous, des bonnes heures qu’il passait dans votre atelier. N’est-ce pas que vous resterez ? »
III
NOUVELLES DE PARIS
Rosen ne pouvait refuser l’offre de cette mère affligée ; il s’installa donc chez elle et se mit à l’aider à soigner le malade avec sa dextérité d’artiste et une bonne humeur, une gaieté qui ravissaient Léopold. Celui-ci, exigeant comme le sont souvent les malades, ne supportait pas l’idée que son ami le quittât. Il fallait que Rosen fût toujours prêt à lui chanter les airs qu’il aimait, à lui parler de Paris, à le transporter d’une chambre à l’autre, afin qu’il se réchauffât aux rayons du soleil. Rien n’était bon, rien n’était à son gré, que ce qui lui était donné par Rosen. La mère et la sœur de Léopold eussent été facilement jalouses d’une affection si exagérée, s’il y avait eu place dans ces cœurs dévoués pour un sentiment personnel ; mais, heureuses de voir le malade aller mieux, elles ne songeaient qu’à témoigner à Rosen leur reconnaissance.
Rosen, prévoyant que son séjour à Saint-Amour durerait encore quelque temps, écrivit à Paris pour se faire envoyer des effets dont il avait besoin. Il pria la personne qui devait lui faire l’envoi d’y joindre une boîte de friandises pour le malade, et quand on lui apporta la caisse, il vint l’ouvrir près du lit de Géraldy.
Celui-ci, avec une joie d’enfant, se mit à goûter aux bonbons et aux gâteaux parisiens, tout en les déballant lui-même. Mais il eut l’adresse de s’emparer d’un journal qui enveloppait une boîte de fruits confits, et de le cacher sous son oreiller. Un peu après il dit qu’il voulait dormir, et pria qu’on le laissât seul. Sa mère, sa sœur et Rosen passèrent dans le salon, et se mirent à ranger les différents objets qui venaient d’être apportés. Tout d’un coup un cri perçant, parti de la chambre du malade, les fit tressaillir. Ils coururent à lui, et le trouvèrent évanoui. Il fut plus d’une heure à reprendre connaissance, et le délire succéda à son évanouissement.
Tout en le secouant, Rosen, avait pris et soustrait à la vue de Mme Géraldy le papier que le malade tenait à la main.
Le docteur vint, et dit en particulier à Rosen, qui le reconduisait :
« Cette crise sera la dernière probablement. Prévenez la famille. Il faudrait faire confesser ce malheureux jeune homme. »
Cette tâche effrayait Rosen. Il n’eut pas le courage de parler tout de suite à la mère, et alla s’asseoir au fond du jardin. Les feuilles étaient presque toutes tombées, et quelques roses pâles brillaient seules sur les buissons à demi dépouillés. La petite maison, tapissée de vigne vierge d’un pourpre éclatant, souriait encore au soleil.
« Que de douleurs sous ce toit ! se dit Rosen. Pourquoi Léopold l’a-t-il quitté ? Mais que lui a donc appris ce fatal papier ? »
Il ouvrit ce lambeau de journal, et, à un endroit froissé et déchiré, il lut ces deux entrefilets qui se suivaient :
Par ordre supérieur, l’Académie royale de musique vient de recevoir et de mettre à l’étude un grand opéra du prince Muratori. Cela ajourne indéfiniment l’exécution de l’opéra de Géraldy, la Princesse de Sicile, reçu cependant depuis trois mois. On assure, du reste, que Géraldy se meurt de la poitrine à Pise.
Et plus loin :
Une foule élégante se pressait hier dans l’église de la Madeleine, et les plus hautes notabilités de la finance s’y rencontraient avec maintes célébrités artistiques. La belle cantatrice que tout Paris applaudit depuis trois ans, Mlle Estrella Diaz, épousait le riche banquier M. Dupré, veuf en premières noces de Mlle de Parthenay. Les témoins étaient M... etc.
« C’est le glas de la mort, cela, se dit Rosen consterné. Il faut que je parle à cette pauvre mère. »
Il s’achemina vers la maison. Mme Géraldy venait à sa rencontre. Elle était très pâle, et lui dit :
« Je ne me savais pas encore si malheureuse, Monsieur. Je savais bien que mon fils s’était ruiné, je savais qu’il allait mourir, mais j’ignorais qu’il n’était plus chrétien. Je viens de l’entendre blasphémer. C’est la pire des douleurs ! Oh ! Monsieur, qui donc voyait-il là-bas ?
– Allons vers lui, dit Rosen, je lui parlerai. »
Ils entrèrent. Henriette pleurait à genoux près du lit de son frère, et le malade, en les voyant entrer, s’écria :
« Tout est brisé, tout ! ô Rosen ! plus de gloire, plus d’espérance, ils me disent mourant. Dieu est sans pitié. Et on veut que je le prie ! Jamais !...
– Eh bien ! dit Rosen, nous prierons pour vous, et Dieu vous fera grâce. Malheureux ! rappelez-vous comment vous avez vécu ! Qui, si ce n’est vous, a creusé l’abîme sous vos pas ?
– Laissez-moi, dit Géraldy, vos paroles sont cruelles. Sortez tous, je veux mourir seul. »
Ils obéirent, effrayés, et se tinrent hors de la vue du malade ; mais sa sœur, s’approchant doucement, l’enlaça de ses bras et lui dit :
« Me chasses-tu aussi ? »
Il l’embrassa et fondit en larmes.
Elle le veilla seule cette nuit-là, et il refusa de revoir sa mère et Rosen.
« N’insistez pas, dit le docteur, d’ici à peu de jours il vous redemandera. Il peut vivre encore quelques semaines, mais il faut lui épargner toute émotion. »
Trois jours se passèrent ainsi. Rosen dit à Mme Géraldy :
« Je ne suis bon à rien ici. Si vous me le permettez, je vais aller voir à Ars ce curé dont on parle tant, et je lui demanderai la guérison de Léopold.
– J’irai avec vous, cher Monsieur, dit la mère. Il y a bien longtemps que je souhaitais de faire ce pèlerinage.
– Partons tout de suite, dit le jeune homme ; il sera facile à Mlle Henriette de cacher notre absence au malade. »
Ils partirent la nuit même, et le lendemain matin ils étaient à Ars. Comme toujours, une foule nombreuse attendait le saint, dans l’église. Il entra, plus semblable à une apparition qu’à un être vivant. Ses vêtements flottaient comme ceux d’une ombre, et ses yeux lumineux et profonds illuminaient son pâle et transparent visage d’un reflet surnaturel. Après avoir prié devant l’autel, il se tourna et jeta un long regard sur les assistants. Il y avait là en abrégé toutes les misères humaines : infirmes, malades, cœurs torturés par de secrètes douleurs. Le saint curé alla droit à Rosen :
« Suivez-moi », dit-il.
Et il l’emmena dans la sacristie. Au bout de quelques instants le jeune homme en sortit très ému, et dit à Mme Géraldy :
« Le saint vous demande. »
Elle se leva, tremblante, et marcha vers la sacristie. Quand elle en sortit, Rosen crut voir le Stabat Mater incarné. Ils entendirent la messe du curé, communièrent tous deux, et ne tardèrent pas à remonter en voiture. Rosen n’osa faire aucune question ; lui-même attendait avec anxiété l’heure du retour.
Ils arrivèrent le soir. Rien n’était changé dans l’aspect extérieur de la maison. La vieille servante, Josette, attendait sur le seuil. Elle accourut au-devant d’eux.
« Réjouissez-vous, Madame, M. Léopold a demandé un prêtre. Ce matin, à neuf heures, j’ai été chercher M. l’abbé Albert ; votre fils s’est confessé ; il a reçu le bon Dieu avec une piété d’ange. Il est bien tranquille maintenant, vous verrez qu’il guérira. »
La mère leva vers le ciel ses yeux fatigués de larmes, et, sans pouvoir dire un mot, elle entra.
Le frère et la sœur priaient ensemble. En apercevant sa mère, Léopold lui tendit les bras. Rosen resta sur le seuil.
« Ma mère, dit le malade, que vous a dit le saint curé ? Guérirai-je ?
– Mon fils, dit-elle, entre la vie passagère et le bonheur éternel que faut-il choisir ?
– J’accepte la mort, dit Léopold. J’offre à Dieu le sacrifice de ma vie ; puisse-t-il effacer mes péchés !
– Léopold, dit Rosen en pleurant, pardonnez-moi mes cruelles paroles de l’autre jour.
– Je vous en remercie, dit le malade, elles ont réveillé mon âme d’un sommeil de mort. »
Peu de temps après, Léopold s’éteignit doucement. Il avait prié son ami de le laisser seul quelques instants avec sa mère et sa sœur, et d’aller chanter sur la place la chanson du voyageur. Rosen céda à ce caprice de malade. Il chanta dans le silence de la nuit comme il avait chanté la première fois où Léopold l’avait entendu :
Tout repose en paix au hameau :
Profond silence !
Que le ciel est pur et beau !
Vers lui d’avance
Mon cœur s’élance.
Mais pour moi, mais pour moi, la paix c’est le tombeau.
Quand il rentra, Léopold lui dit merci, et il ne vit pas reparaître le jour.
Après avoir rendu les derniers devoirs à son ami, Rosen prit congé des dames Géraldy.
« Que Dieu vous récompense, monsieur Rosen ! lui dit la mère. Qu’il vous rende le bien que vous avez fait à mon fils ! Adieu, cher, bien cher ami de mon pauvre enfant.
– Si vous me dites adieu, je ne partirai pas, dit-il en pâlissant. Dites-moi au revoir, ou je reste.
– Au revoir, cher Rosen, dit la mère.
– Au revoir », dit Henriette en pleurant ; et il partit.
ÉPILOGUE
Un an après, au jour anniversaire de son pèlerinage d’Ars, Mme Géraldy voulut y retourner avec sa fille. Elle entra à son rang dans le confessionnal du curé. Il la reconnut et lui parla longtemps. À sa voix, la paix du ciel semblait descendre dans le cœur de la pauvre mère. Au moment où elle allait sortir du confessionnal, le curé lui dit :
« Allez me chercher votre fils, il est dans l’église.
– Hélas ! dit-elle, pensant que le saint curé perdait la mémoire, je n’ai plus de fils.
– Allez le chercher tout de suite, dit le curé, votre fils est là. »
La mère se leva, tout en larmes, et vit de loin Rosen qui entrait dans l’église.
Elle comprit alors, et, deux mois après, Henriette quitta le deuil pour revêtir la blanche parure des mariées.
Julie LAVERGNE, L’Arc-en-ciel.